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Fruit de plusieurs années de recherche, Jardins et jardiniers laurentiens 1660-1800 souhaite rejoindre un grand public en offrant de faire le point sur les potagers et les jardiniers urbains de la vallée laurentienne. L’historien et chercheur associé au Musée canadien de l’histoire Jean-Pierre Hardy, spécialiste de la civilisation matérielle de la population bas-canadienne, a constaté le peu d’attention accordé au jardin domestique. C’est pour cette raison qu’il a décidé de faire la lumière sur cette composante essentielle de la vie quotidienne des habitants des villes aux XVIIe et XVIIIe siècles.

L’ouvrage est divisé en sept chapitres. Le premier propose un survol historique des potagers en Europe occidentale, des grands jardins de la Rome antique au « marais » de Paris à l’époque moderne, en passant par les jardins nourriciers des premières communautés monastiques de l’époque médiévale. L’auteur décrit ensuite la mise en place des corporations de jardiniers en France et en Angleterre aux XVIIe et XVIIIe siècles et termine son tour d’horizon en scrutant l’évolution de la place occupée par les fruits et les légumes dans l’alimentation européenne depuis le Moyen Âge. Au deuxième chapitre, Hardy se penche sur les changements successifs qui se produisent dans la répartition des terrains horticoles à Québec et Montréal. S’appuyant sur des données tirées des recensements, des aveux et dénombrements et des actes notariés, il s’applique à mesurer les superficies moyennes des jardins et des vergers urbains.

Les jardiniers urbains, qui ont été jusqu’à maintenant négligés par les historiens, sont l’objet du troisième chapitre de l’ouvrage. Il s’agit ici de la contribution la plus originale de ce livre à l’historiographie québécoise. L’auteur souhaite vérifier l’importance relative des jardiniers parmi les autres professions et cerner leur évolution dans le temps en analysant des données telles que leur nombre, leurs caractéristiques démographiques, leur niveau de compétence et leur richesse. Ainsi, l’auteur a recensé dans différentes sources documentaires (actes notariés, actes d’état civils, recensements, etc.) 442 jardiniers entre 1660 et 1800, essentiellement à Québec et Montréal. Ces hommes semblent avoir été dans la trentaine au moment de leur première mention dans les actes, habitant pour la plupart la ville ou les faubourgs, et bien que leur niveau de formation soit difficilement mesurable en l’absence de corporation de métier dans la colonie, il semble que la profession semble être de plus en plus reconnue dans la population au cours du XVIIIe siècle, comme le montre le nombre important de mentions de maîtres jardiniers dans les baux de location à partir de 1770. La dernière partie du chapitre est réservée à quelques portraits types de jardiniers parmi les plus actifs du groupe.

Le chapitre 4 aborde les propriétaires et les bailleurs de jardins urbains et se penche sur les conditions de travail des jardiniers à l’emploi des communautés religieuses et des particuliers. Alors que les institutions religieuses semblent avoir été les principaux employeurs de jardiniers à Québec, c’est le secteur privé qui a le plus souvent recours aux jardiniers pour mettre en valeur les terres horticoles montréalaises. Il apparaît que les conditions d’engagements ont varié fortement, que l’on soit par exemple un jardinier salarié, nourri et logé à l’année par une communauté religieuse ou encore un jardinier à contrat de longue durée, exploitant le verger ou le jardin avec femme et enfants en remettant la moitié du profit de la récolte au propriétaire.

Au cinquième chapitre, l’auteur identifie les végétaux comestibles que l’on retrouve le plus fréquemment dans les potagers urbains, et mesure leur évolution depuis leur première mention dans les sources manuscrites. Pour ce faire, Hardy s’appuie entre autres sur les récits de voyage de Samuel de Champlain et Pehr Kalm, les Relations des Jésuites, les ouvrages d’histoire naturelle de Pierre Boucher et Louis Nicolas, et sur certaines études historiques publiées depuis les vingt dernières années. On y trouve une description détaillée des légumes les plus souvent mentionnés (les fruits sont virtuellement absents de ce chapitre) ainsi que quelques tableaux comparatifs. On y apprend sans grande surprise que les légumes au sommet de la hiérarchie des cultures maraîchères sont le chou, le navet, l’oignon, la carotte et la betterave. Ce chapitre est à notre avis le point le plus faible de Jardins et jardiniers laurentiens : le lecteur avide de nouvelles connaissances sur le sujet se trouvera devant un bien maigre repas. Effectivement, l’auteur reconnaît lui-même que des études relativement récentes ont puisé dans ces informations pour savoir ce qu’on mangeait dans la colonie et ce qu’on cultivait dans les jardins des institutions religieuses et chez les membres de l’élite. C’est malheureusement là où le bât blesse : de nombreuses recherches sont parues depuis les vingt dernières années sur les cultures potagères et l’alimentation durant la période coloniale, et le travail de Hardy parvient ici difficilement à se démarquer de celui de Sylvie Dépatie (1998), Yvon Desloges (2009), Bernard Audet (2001) et Paul-Louis Martin (2009). On s’explique d’ailleurs plutôt mal l’absence, dans la bibliographie du livre, de ces deux derniers ouvrages qui auraient pourtant enrichi l’analyse de l’auteur.

Le sixième chapitre est consacré à l’entretien du jardin, aux techniques horticoles ainsi qu’à l’équipement nécessaire au jardinier pour effectuer son travail. Enfin, au dernier chapitre, Hardy s’attarde à mesurer l’importance des produits du potager dans l’alimentation en Nouvelle-France. Pour se faire, sa démarche se résume à quantifier la rentabilité des jardins des particuliers et des institutions religieuses. À l’aide d’une multitude de sources telles que les registres des institutions religieuses, les livres de compte de grands propriétaires terriens et les baux de location, Hardy évalue monétairement la part qu’occupent les potagers dans le budget alimentaire des familles à tous les niveaux socioéconomiques. Devant le peu d’information précise disponible dans les sources au sujet des potagers, on ne peut qu’admirer l’ingéniosité démontrée par l’auteur qui s’adonne à une gymnastique mathématique pour nous présenter des données sérielles.

Jardins et jardiniers laurentiens est un ouvrage de qualité qui saura plaire à un large public s’intéressant aux questions absolument contemporaines que sont l’alimentation, l’agriculture urbaine et la consommation de fruits et légumes frais. On y trouve un bon équilibre entre la théorie et les exemples. Le talent d’écriture de l’auteur et la présence de cartes et tableaux en font un ouvrage agréable à lire.