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Le monde francophone fait partie de ces espaces idéologiques et culturels qui ne cessent d’être fréquentés, traversés de toutes parts par des réflexions aussi diverses que le phénomène lui-même, espace critiqué, démenti et revendiqué. Les travaux et prises de position sur le sujet sont si nombreux que l’on se demande de quelle manière la réflexion sur la francophonie pourrait avoir lieu sans sacrifier à l’autel des lieux communs d’une diversité devenue mot d’ordre, afin de rendre compte de productions littéraires dont l’usage de la langue française constitue souvent l’unique dénominateur commun. C’est ce défi de l’originalité, mais aussi de la complexité dans les approches, que relève l’ouvrage collectif Écrire en langue étrangère. Interférences de langues et de cultures dans le monde francophone [1].

Face à l’impressionnante édition qui réunit en plus de 500 pages les réflexions de quelque 30 chercheurs autour de la problématique des littératures francophones, l’espoir d’une réflexion cohérente sur la francophonie, qui semblait a priori trouver une balise dans le fait que l’on se limite à la littérature, semble perdu d’avance. La multitude des contributions est-elle gage d’une meilleure appréhension de la francophonie littéraire ? Qu’est-ce qui relie ces réflexions dont le propos affiché est d’illustrer l’écriture dans le monde francophone ?

Pour peu que l’on connaisse le champ d’étude et la quasi aporétique question de ses assises théoriques, on ne peut qu’abonder dans le sens des coordonnateurs de cet ouvrage collectif : la diversité des contributions offre une occasion de réfléchir à partir de différents points de vue sur ce phénomène complexe [2]. Mais au-delà de cette première impression — somme toute rassurante en ce qu’elle dénote un souci de l’exhaustivité et de la profondeur —, c’est aux cheminements particuliers autour des oeuvres travaillant la problématique de l’écriture en langue étrangère qu’il faut s’attarder une fois que l’on s’est situé sur la carte de ce monde francophone. Ainsi, on peut dire que chacun de ces cheminements théoriques et critiques, en s’attardant à un auteur ou à une approche, contribue à marquer des repères, à mettre des accents sur cette étendue francophone qui, derrière des façades de familiarité, cache des reliefs parfois déroutants.

Il est donc pertinent de revenir au titre de l’ouvrage pour relever ces repères et se montrer sensible à ces accents. Ainsi, on pourrait se dire que chacun des collaborateurs travaille sur le même intitulé — « écrire en langue étrangère » —, en accentuant différemment l’un ou l’autre de ses aspects. Il faudra d’abord insister sur le fait « d’écrire en langue étrangère », option qui permet de réfléchir sur la grande catégorie des productions issues d’un contexte où la langue française se perçoit dans une sorte d’étrangeté radicale en raison de la présence d’autres langues et de pratiques culturelles locales très différentes de celles véhiculées par le français. On peut insister en deuxième lieu sur la notion d’étrangeté même — « écrire en langue étrangère » — mise en évidence dans les productions littéraires à l’étude. Cette deuxième orientation du propos aura des conséquences d’ordre taxinomique sur la perception des écritures francophones dans le champ de la littérature en général.

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La première partie du volume, qui s’intitule « Les passages à d’autres langues », peut se lire comme une invitation à réfléchir sur les ruptures radicales issues de cette traversée et qui donnent lieu à des productions littéraires dans une langue « seconde ». Les contributions que l’on y retrouve vont de la problématique de l’étrangeté de la langue en lien avec le statut de l’écrivain québécois (Lise Gauvin) aux modalités de la réception des textes qui portent le sceau, plus ou moins visible selon les auteurs, du passage (Véronique Porra). Entre ces deux pôles — celui de l’écriture et celui de sa réception —, il y a l’éventail des auteurs dont les parcours biographiques et scripturaux donnent une idée de la complexité et de la variété des passages. Relevons d’abord les contextes d’écriture, que l’on peut ramener aux motivations à l’origine des passages d’une langue à l’autre. Eva Erdmann montre avec le cas d’Agota Kristof que l’apprentissage de la langue étrangère est lié à une question de survie et que son usage littéraire peut se faire avec une rigueur qui bannit toute trace de l’étrangeté (91). Ce n’est pas le cas de Nancy Huston, dont l’écriture, pour Anne-Rosine Delbart, constitue plutôt une pratique exemplaire de la polyphonie (49). On trouve dans cette analyse une notion de liberté de l’auteure face à la langue d’accueil, liberté qui est justement attribuable à ce passage. Il en découle une sorte d’optimisme qui est plus visible encore dans l’oeuvre d’Amin Maalouf, chez qui Pascale Solon décrit une pratique de la « traduction » (80-82) conférant un caractère harmonieux et pleinement assumé au passage de la langue arabe à la langue française. Cette conciliation de pratiques linguistiques et culturelles différentes donne lieu à ce que Solon appelle une « francophonie non douloureuse » (83). Quelles que soient les traces de la langue et de la culture d’origine que l’on retrouve dans les oeuvres produites dans la langue d’accueil, la notion de passage semble entraîner à sa suite une autre, celle de la traduction d’un vécu antérieur ou d’une culture dont l’écrivain deviendrait le dépositaire dans la langue d’écriture. Les travaux que nous venons de mentionner montrent bien que ce passage à une autre langue est multiforme et se complexifie dans les pratiques scripturales. Pourtant, comme le montre ensuite Véronique Porra, le mythe d’une certaine authenticité, dont le « passeur de langue » serait le garant, persiste au niveau de la réception, qui succombe à « la tentation de l’interprétation ethnographique » (147). Ce fait a pour conséquence de pousser la critique à se méprendre sur les stratégies que déploient certains écrivains dans le but d’investir des champs littéraires spécifiques, ou encore à faire fi de ses propres projections et attentes.

S’il fallait trouver un dénominateur commun aux contributions regroupées dans la deuxième partie de l’ouvrage sous le titre « Langues en transparence », ce serait bien celui de l’hybridité. Ce concept se trouve au coeur de la réflexion de Ralph Ludwig et de Hector Poullet, qui se donnent pour objectif premier de faire un travail de précision au plan terminologique. La réflexion sur la créolité qui sous-tend ce débroussaillage terminologique s’articule sur la définition de l’hétéroglossie, qui serait « contrastive » dans le cas d’un « code-switching » littéraire, et hybride ou grotesque lorsque l’on est en présence d’un « code-mixing » littéraire. Ute Fendler, quant à elle, réfléchit sur les notions de créolie-créolité-créolisation dans le contexte réunionnais et antillais. Cette contribution s’apparente bien à celle de V. Y. Hookoomsing sur la créolité et notamment sur la place qu’y occupe l’océan Indien. De ces deux dernières contributions se dégage une préoccupation commune portant à la fois sur la perception des oeuvres, qui devrait se faire au-delà d’une folklorisation due à la prépondérance du contexte culturel dans les approches, et sur les nuances et prises en compte qu’exige la configuration complexe des oeuvres et des espaces étudiés. À ces précisions s’ajouterait une autre, qui se retrouve dans la réflexion de Françoise Lionnet sur l’intertextualité telle que la pratiquent Marie-Thérèse Humbert et Maryse Condé « quand elles s’inspirent de traditions multilingues pour en réécrire une dans la langue de l’autre » (231). Au plan conceptuel, Lionnet ramène cette écriture à ce qu’elle appelle transcolonialisme, notion qui permettrait d’insister sur la continuité dans le passage (linguistique, spatial, métaphorique, etc.).

La notion d’hybridité relie aussi des contributions portant sur des corpus — de la littérature acadienne à des auteurs togolais — très différents ou abordant les textes d’un autre point de vue, notamment celui de la traduction, comme le fait Sherry Simon. Ainsi, Sylvère Mbondobari s’interroge sur un auteur gabonais, Hubert Freddy Ndong Mbeng, dont le roman Les Matitis (1992) porte la marque d’un cadre socio-culturel particulier en se faisant en même temps le réceptacle de « plusieurs types de discours » (250). Dotsé Yigbe, à partir de distinctions faites entre culture anthropologique et culture sémiotique, pose quant à lui la question du rapport entre la culture anthropologique de deux auteurs togolais et les problèmes liés à l’utilisation de la langue française pour exprimer une culture non française. Là aussi, c’est l’ancrage socio-culturel, la récurrence de certains éléments lexicaux propres à la langue locale qui illustrent des pratiques d’écriture hybrides, variables d’un écrivain à l’autre.

On peut lire la troisième partie de l’ouvrage, regroupant des textes sur la problématique des langues en alternance et du bilinguisme littéraire, dans la logique des axes observés jusqu’à présent, ou encore en déborder pour faire des recoupements entre les parties de l’ouvrage. On voit alors que la réflexion sur les écritures francophones entend — dans sa diversité — ramener son objet dans le cadre d’une considération de la littérature en général.

Dans les grands développements de la problématique du bilinguisme littéraire et de l’alternance des langues, il faudra être attentif à la convergence du travail de Michel Beniamino et de celui de Kumari R. Issur. Le premier discute la pertinence de la théorie bakhtinienne pour redéfinir un cadre conceptuel en termes d’intertextualité restreinte et étendue (326, 329) et analyse des poèmes de l’écrivain réunionnais Boris Gamaleya. Ce propos est intéressant en ce qu’il invite à nuancer la perception selon laquelle les écrivains francophones qui laissent affleurer leur langue maternelle dans le texte en français écriraient dans une sorte d’anté-langue, dans un double rapport d’ouverture et de connivence maintenue avec le public natif/national et le public francophone en général. Il faudra retenir la question de la lisibilité, que Beniamino met en rapport avec celle de l’intertextualité, et voir quel type de défi celle-ci lance au lecteur. Cette question de la lecture est abordée de manière plus directe par Kumari R. Issur, qui s’interroge sur les défis et risques d’égarements et de rencontres heureuses auxquels s’expose l’explorateur des écritures francophones. La mise en évidence chez trois auteurs — Marie-Thérèse Humbert, Ananda Devi, J.-M. Le Clézio — des « jeux intertextuels [qui] s’établissent avec des écrits de langues et de cultures différentes » (342) pose à juste titre la question de l’opacité du texte et celle du lecteur idéal.

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À la lecture de cet ouvrage, les habitués d’une certaine carte du monde francophone s’interrogeront dans un premier temps sur la pertinence de ranger des réflexions sur Camus, Cocteau ou Jean-Louis Kieffer à côté de travaux sur des auteurs créoles ou africains. C’est là que les contributions trouvent justement leur intérêt, en ce qu’elles invitent à dépasser les considérations trop particularisantes pour réfléchir de manière transversale et intégrative sur les phénomènes : il s’agit cependant de faire un peu violence aux limites du corpus et de la géographie souvent trop « tropicalisante » du monde francophone. On comprend ainsi que les contraintes auxquelles se trouve confronté par exemple Jean-Louis Kieffer, qui se bat pour la survie du francique mosellan (Lutz Götze), comportent des enjeux identitaires et une dimension idéologique similaires à ceux exprimés ailleurs dans le monde francophone. Entre les parcours d’écrivains tels l’Indien K. Madavane et le Togolais Sénouvo Agbota Zinsou [3], qui vit et produit en Allemagne, il y a également cet héritage de langues et de cultures qui se sont côtoyées très tôt dans le parcours des écrivains. Ce fait leur a permis de savoir conjuguer et faire dialoguer des mondes, en inscrivant leurs productions à la croisée des chemins, dans la rencontre avec l’autre ; cette rencontre se fait, selon les auteurs, dans des temps mythiques, dans des espaces linguistiques ou dans la traversée et l’adaptation (linguistique et culturelle) que suppose une écriture qui cherche l’autre.

L’oeuvre devient donc le lieu de formulation de tous ces enjeux liés à la culture et à la langue. Dans un tel contexte, la traduction est un volet important dont l’étude révèle des situations étranges et complexes. Manfred Schmeling introduit son propos sur l’auto-traduction et les situations d’hybridité culturelle en remettant en question les notions de « monoculturalité » et de « monolingualité » ; à la suite de George Steiner, il loge la grande littérature européenne au carrefour de rencontres et d’influences inextricables tant au plan culturel que linguistique (357). Ce point de vue permet ainsi de réfléchir sur la posture d’écrivains se tenant à la croisée des langues et d’oeuvres dont ils assurent eux-mêmes le transit vers d’autres langues et d’autres cultures (367). La réflexion de Schmeling fait écho à celle de Sherry Simon sur les enjeux de la traduction dans le contexte canadien. On notera que la traduction, considérée souvent comme gage d’authenticité, devient dans certains cas le moyen « d’exprimer une affiliation fragmentée, de construire une culture hybride » (313). Simon illustre aussi à partir de Transfiguration — ouvrage de E. D. Blodgett et de J. Brault « écrit à quatre mains » —, une dimension de l’hybridité à laquelle on aboutit dans cette traduction-création. C’est finalement toute la question de la réception et de l’identité de ce type de texte hybride, passant par la traduction ou jouant sur elle, qui est convoquée et illustrée par Louise Ladouceur avec la problématique de la dramaturgie de langue française au Canada et ses modalités de réception en traduction anglaise : perte des codes du français qui, en tant que langue d’écriture, est au coeur de préoccupations que ne partagent pas les lecteurs anglophones.

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Et si la problématique des écritures francophones trouvait son articulation dans une formule, une attitude qui serait celle de toute écriture ? Cette attitude serait celle qui ferait valoir d’abord l’étrangeté de la langue elle-même plutôt que sa nature (française, anglaise ou autre). Les travaux réunis dans cet ouvrage soulignent ces deux aspects de la problématique de manière complémentaire. Leur lecture révèle que la présence de la langue française en dehors de la France donne lieu à des réflexions accrues sur les enjeux esthétiques, idéologiques et identitaires de l’écriture. On ne peut ignorer les préoccupations communes de premier niveau qui permettent par exemple à Hélène Destrempes de jeter un regard éclairant sur le plurilinguisme et les stratégies identitaires dans la littérature autochtone francophone au Québec, qu’elle compare par moments avec la prise de parole d’Aimé Césaire. À un autre niveau, la lecture de cet ouvrage nécessite que l’on soit attentif à la poursuite de la réflexion sur les écritures francophones, qui ne se résument pas à la transmission « d’un concept social » (178), pour reprendre le mot de Ludwig et Poullet. Ce point de vue établit un lien avec l’analyse de Barbara Havercroft sur L’immense fatigue des pierres de Régine Robin, et sur un plan plus collectif, avec les réflexions de Raoul Boudreau sur la littérature acadienne, celles d’Adelheid Schumann sur la littérature beur et enfin celles de Rainer Grutman sur l’écriture francophone en Belgique. Ces regards jetés sur une oeuvre individuelle, et ceux ayant une portée plus générale font tous ressortir la quête et la définition identitaires, qui, dans le bruissement des langues et les choix des sujets de l’écriture, font la part belle au projet esthétique et à une démarche dont le dénouement est parfois ludique.

Ainsi, l’apparente difficulté première de cet ouvrage — la conciliation de plusieurs écritures renvoyant finalement à la définition des écritures francophones — peut être reçue comme une invitation à réfléchir justement sur la portée et les projets de ces écritures. Plus on s’écartera des lectures ethnographiques, mieux on saura lier les préoccupations propres aux pratiques scripturales francophones à des préoccupations plus générales touchant celles de toute écriture. L’écrivain francophone ne serait-il pas alors l’incarnation exacerbée d’une manière d’être consistant à interroger, à « problématiser sa situation langagière » dans un exil qui serait le propre de tout écrivain [4]  ?