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En raison de sa situation particulière, à la jonction du social et du sémiotique, la littérature offre une perspective privilégiée sur les rapports entre hommes et femmes, entre masculin et féminin (ce qu’on appelle le système de sexe/genre). Portées par le mouvement politique et social de revendication de l’égalité, les premières critiques féministes ont dénoncé les stéréotypes sexistes et l’infériorisation des personnages féminins dans les textes littéraires. Paru en 1949, Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir [1] interroge de façon approfondie les textes masculins, comme le feront à partir de la fin des années 1960 Kate Millett, Xavière Gauthier, Anne-Marie Dardigna, Annie Goldmann, Judith Fetterley et bien d’autres. Se détournant des textes d’hommes, la critique au féminin a par la suite emprunté plusieurs voies, dont l’interrogation des modèles canoniques et des normes de la consécration littéraire, la redécouverte d’écrivaines oubliées du passé, l’analyse des textes de femmes d’hier et d’aujourd’hui à l’aide de nouvelles méthodes de lecture. Avec A Room of One’s Own, Virginia Woolf [2] est en quelque sorte la mère de cette tradition, à laquelle se rattachent notamment Christine Planté, Béatrice Didier, Janet Todd, Dale Spender, Elaine Showalter et Nancy K. Miller. Du côté de la littérature québécoise, on retrouve des pionnières comme Suzanne Lamy, Maïr Verthuy, Mary Jean Green et Patricia Smart. La critique au féminin s’est d’abord penchée sur l’image des femmes dans les textes des hommes, puis, dans la foulée de la révolution textuelle féministe de la deuxième moitié de la décennie 1970, elle a privilégié la lecture des textes écrits par des femmes.

En continuité avec les visées féministes, il se dessine depuis peu une nouvelle posture plus englobante. D’une part, cette posture s’inspire des avancées tant en sciences humaines qu’en sciences pures qui ont rendu trouble la détermination identitaire entre les hommes et les femmes (Anne Fausto-Sterling, Cynthia Kraus, Evelyne Peyre et Joëlle Wiels, Catherine Vidal). D’autre part, elle s’appuie sur des études qui montrent l’arbitraire des constructions culturelles du masculin et du féminin, et elle fait ainsi basculer les certitudes sur les identités bien définies et les caractéristiques supposées des textes d’hommes ou de femmes. Sous l’impulsion de ces théoriciennes [3], qui ont montré que le genre (« gender [4] ») — défini en termes de masculinité et de féminité — n’est pas un attribut naturel, mais un rôle imposé, une performance qui, avec le temps, se fige et se confond avec le réel [5], on voit se développer une lecture des textes littéraires plus attentive à ce type de questionnement [6]. Cette lecture prend en compte les significations textuelles produites par l’appareil sémiotique qu’est le genre, puissant diffuseur de significations. En effet, tout texte — qu’il soit d’un homme ou d’une femme — relaie un ou des discours sur le genre et dissémine les valeurs qui lui sont liées. En ce sens, les études qui questionnent le genre recouvrent tous les objets visés par la critique féministe depuis ses débuts, mais à la lumière de méthodes qui se sont affinées avec le temps et qui posent le genre comme une double construction (masculin/féminin) au lieu d’une contrainte imposée uniquement aux femmes.

Qu’apporte donc en propre le concept de genre ? En raison de son refus de toute équivalence univoque entre sexe et existence (« l’anatomie c’est le destin »), mais aussi en raison de la possibilité qu’il confère de « voir » toute éventuelle perturbation dans la pensée binaire postulant des identités masculine et féminine naturelles, ce concept permet de conserver les acquis féministes tout en évitant les dérives tributaires d’une certaine pensée féministe, comme par exemple l’attribution aux femmes d’une supériorité innée inversant celle des hommes dans le modèle traditionnel ; la propension à leur associer, à partir de leur biologie, certains traits de caractère ou certaines attitudes (la douceur ou le pacifisme, par exemple) ; le refus d’admettre que le masculin, comme le féminin, est socialement construit ; la défense implicite d’une norme hétérosexuelle (hétéronormativité [7]) et, plus généralement, la persistance d’une bicatégorisation systématique et rigide.

Tout texte peut donc être lu à la lumière des théories du genre, théories qui englobent autant les hommes que les femmes, le masculin que le féminin. On vise ainsi, à l’intérieur d’une perspective plus large intéressée à la politique des représentations, à mettre au jour les valeurs liées à la sexuation que véhicule une oeuvre particulière. Il va sans dire que certains écrits se prêtent davantage à cette lecture : ceux qui jouent avec le genre et offrent un éclairage inédit, une version subvertie, voire une configuration formelle inhabituelle — ou ceux qui, à l’opposé, semblent résister à toute redéfinition et reconduisent une vision figée du masculin et du féminin. De même, plusieurs approches sont possibles pour aborder ces textes : depuis l’étude des postures narratives et énonciatives jusqu’aux attributions sémantiques du masculin et du féminin, en passant par l’étude des personnages, instances sexuées s’il en est.

Par ailleurs, le genre étant un schéma conceptuel, il est susceptible de connaître des transformations. On peut repérer trois grands moments dans l’évolution des conceptions de l’identité sexuée. Longtemps, les rapports entre hommes et femmes, entre féminin et masculin, ont été pensés suivant un modèle d’inspiration aristotélicienne qui repose sur une vision binaire et hiérarchisée : le masculin est lié à des valeurs positives (esprit, raison, création) et le féminin au pôle négatif opposé (corps, folie, procréation). Ce modèle a servi à justifier un ordre social inégal et a été légitimé par des métarécits qui évacuaient ou rabaissaient le féminin. En réaction, une certaine pensée féministe a développé un modèle fondé sur la revalorisation du féminin : le but étant d’atteindre un certain équilibre entre les deux termes, la remise en cause du rapport binaire dans sa dimension systémique n’était pas envisagée. À côté de ces deux modèles se déploie depuis peu un autre, qui prend acte de cette dimension systémique et de son caractère fabriqué et propose une vision plus ouverte. Plus apte à rendre compte des changements sociaux contemporains, ce modèle brouille la frontière entre le masculin et le féminin, les détache de leur socle biologique et relativise les valeurs qui leur sont associées [8]. Derrière cette tripartition des modèles servant à penser le genre qui coexistent encore aujourd’hui (modèle traditionnel/modèle féministe/modèle « ouvert »), on aperçoit bien sûr le découpage pensée traditionnelle/pensée moderne/pensée postmoderne.

Or, ce mouvement de brouillage et de questionnement s’est intensifié depuis une quinzaine d’années, si bien qu’un examen approfondi de textes marquants selon la perspective repensée du genre s’impose. Un numéro de Voix et Images (no 64, 1996) a porté sur l’écriture au féminin et le féminisme, et un autre sur les écritures masculines (no 52, 1992). Plus récemment, un dossier de Québec Studies avait aussi pour but de relire les textes masculins à la lumière des théories du genre [9]. Les études proposées ici réunissent en quelque sorte ces deux préoccupations, sans opposition hiérarchisée, pour les faire évoluer encore au rythme de la recherche actuelle. Il est désormais possible de repenser les rapports entre masculin et féminin, créateurs et créatrices, protagonistes et rôles considérés comme propriétés inhérentes à l’un ou à l’autre sexe. Car repenser le féminin, c’est repenser le masculin et vice versa, que ce soit des hommes ou des femmes qui écrivent.

Dans les textes québécois contemporains, qu’ils soient justement d’hommes ou de femmes, quels nouveaux modèles conceptuels des identités sexuelles et des rapports de sexe qui en découlent (androgynie, exacerbation ou élimination des différences, brouillages, renversements, jeux identitaires) propose-t-on ? Quels aspects du social (maternité ou paternité, travail, amitié, couple hétérosexuel ou non, sexualité, vie politique) sont ainsi touchés ? Quelles significations produit cette reconceptualisation ? Quelles stratégies textuelles permettent de la déployer ? De façon plus générale, peut-on concevoir la différence sans hiérarchie ni dépréciation automatique ? La notion même de différence est-elle encore pertinente, et pour quelles raisons [10] ? Voilà quelques-unes des questions soulevées par le présent dossier. Déjà, le fait d’inverser les deux termes dans notre titre (« féminin/masculin » plutôt que le contraire) déplace quelque peu les enjeux. Les études de ce numéro croisent, dans la lecture, le féminin et le masculin. Elles les envisagent comme des valeurs extrinsèques, arbitraires, culturelles, voire interchangeables et relatives, et s’attardent à des textes qui en jouent.

Ainsi, l’étude de Shawn Huffman rompt avec la vision usuelle du travestisme dans le théâtre de Michel Tremblay, axée sur l’aliénation politique collective, pour plutôt interroger le corps du travesti, sa peau et ses enveloppes (maquillage, parfum, chair). Huffman conclut que dès les années 1970, Tremblay dépeint l’identité homosexuelle non pas comme un rapport au Même, mais bien comme une relation à l’Autre du même sexe, remettant en cause du coup l’hétéronormativité et les modèles identitaires dualistes.

Lori Saint-Martin s’intéresse elle aussi au travestissement, mais au travestissement narratif, phénomène par lequel un auteur installe une instance narrative revêtant « l’autre » identité sexuelle : en l’occurrence, il s’agit d’auteurs masculins ayant mis au centre de leur récit une ou des narratrices. En plus de révéler que toute instance narrative est sexuée (ce qui n’est pas immédiatement perceptible lorsqu’il n’y a pas travestissement), cette étude s’attarde aux conséquences de ce type de posture dans la conception des identités de genre et montre qu’une telle pratique, si elle renforce parfois les stéréotypes du masculin et du féminin, peut aussi contribuer à l’effacement de la frontière entre les genres.

Effacée, cette frontière l’est souvent chez Jacques Poulin. Isabelle Boisclair propose une lecture du Vieux chagrin, qui, par la mise en scène d’un homme qui décide d’assumer des rôles que l’on dit maternels, participerait aux questionnements actuels sur la perte de pertinence des identités sexuées et la redéfinition des rôles parentaux qui en découle. Certes, la critique avait bien vu, d’une part, le devenir-parent du personnage, d’autre part, la quête de l’autre en soi, qui tourne autour des aspects de l’identité sexuelle, trop souvent réduite à l’androgynie. Ces deux problématiques fusionnées (le devenir-parent et la reconnaissance de l’autre-féminin en soi) mènent à une lecture qui fait de Jim une instance « maternante », rendant caduques quelques certitudes identitaires.

Karin Schwerdtner effectue une relecture de Copies conformes de Monique LaRue qui met à l’avant-plan la fusion qu’opère le personnage central entre les rôles de « mère au foyer » et d’« aventurière », antithétiques selon la dichotomie des genres. Cette fois, c’est à l’intérieur d’un même personnage qui concilie le masculin et le féminin que les stéréotypes du genre sont mis à mal : la protagoniste de LaRue n’est ni un monstre ni un androgyne, simplement un être humain puisant dans toutes les catégories identitaires pour s’affranchir.

Enfin, Lucie Joubert retrace les avancées conceptuelles liées au genre et s’attache à y mettre en relief des passages significatifs qui intègrent des éléments du discours féministe. S’appuyant sur Mikhaïl Bakhtine, selon qui on peut précisément percevoir dans les textes littéraires la reprise, la traduction de sensibilités ambiantes, elle jette un regard panoramique sur les manifestations de ce discours dans quelques textes, depuis 1970 à nos jours. Cette lecture souligne différentes manières « genrées » de jouer du discours féministe : parodie, incorporation critique, ludique ou approbatrice, etc.

On le voit, la problématique du genre ouvre de nombreuses pistes d’analyse. Le présent dossier donne, nous l’espérons, une bonne idée de cette diversité par l’attention accordée aux créateurs des deux sexes ; il s’intéresse aux productions toutes récentes comme aux textes canoniques, aux positionnements aussi bien traditionnels qu’actuels (en matière de renouvellement de la pensée du genre, Jacques Poulin, seul auteur à être analysé dans plus d’un article, remporte sans doute la palme). Si le roman et le récit sont les genres littéraires privilégiés, le théâtre n’est pas non plus en reste. Les diverses approches adoptées ont ceci en commun qu’elles brouillent sans cesse les frontières du genre : ainsi, on peut s’intéresser à l’intégration du masculin et du féminin au sein d’un même personnage (Schwerdtner) ou à l’aptitude d’un personnage masculin à adopter un rôle considéré comme féminin (Boisclair), ce qui a pour effet de faire vaciller ces deux catégories identitaires, à l’investissement d’une même pratique littéraire « au masculin » et « au féminin » (Joubert), ou encore à des actes de travestissement : faire parler un personnage féminin quand on est homme (Saint-Martin), mettre en scène un homme qui « joue à la femme » (Huffman). Enfin, au-delà du contenu idéologique des oeuvres, toutes les études s’attardent à la textualité : voix et structures narratives, postures rhétoriques et métaphores.

« Homme ou femme. Existe-t-il un espace viable entre ou hors ces deux catégories ? » Voilà la question que pose d’emblée Laure Murat [13]. À leur manière, les articles réunis ici participent à cette même réflexion. Brouillages, traversées de frontières, brèches : au bout du compte, à questionner le masculin et le féminin, on invite à penser l’humanité de façon plus souple et plus ouverte.