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Michel Tremblay poursuit dans Un ange cornu avec des ailes de tôle [1] une réflexion sur les livres qui ont marqué sa jeunesse. Il en a retenu douze : L’auberge de l’Ange-Gardien de la Comtesse de Ségur, Tintin au Congo d’Hergé, Les enfants du capitaine Grant de Jules Verne, Blanche-Neige et les sept nains des frères Grimm, Un poulet pour Noël de Jo Hatcher, Worrals, Biggles, King du Captain W.E. Johns, Patira de Raoul de Navery, Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, Agamemnon d’Eschyle, Bug-Jargal de Victor Hugo, Orage sur mon corps d’André Béland, Vol de nuit d’Antoine de Saint-Exupéry. La liste s’arrête avec Vol de nuit, c’est-à-dire avec une oeuvre qui, contrairement aux autres, est dépourvue d’intrigue : « C’était la première fois que je lisais un roman qui ne racontait pas vraiment une histoire […]. » (AC, 248) Un treizième livre s’ajoute à cet ensemble. Il s’agit des Contes pour buveurs attardés que Michel Tremblay publie en 1966, et qui apparaît au terme d’Un ange cornu avec des ailes de tôle comme le produit des lectures qui ont jalonné l’enfance et l’adolescence de l’auteur. Ces Contes pour buveurs attardés, tels que Michel Tremblay les décrit lui-même, proposent « des histoires abracadabrantes aux limites du fantastique : philtres d’amour, malédictions familiales, fantômes violents ou simplement geignards, trésors fabuleux, secrets jalousement gardés et dramatiquement dévoilés, mariages consanguins avec leurs étonnantes conséquences, belles héroïnes, héros encore plus beaux et, bien sûr, fin heureuse » (AC, 257). Bref, tous les ressorts du roman fantastique ou mélodramatique sont poussés à l’extrême de leur tension dans ces contes que l’écrivain a nourris de son expérience de lecteur averti.

Michel Tremblay a compris très tôt les paradoxes de la fiction, aidé en cela par sa mère et sa grand-mère qu’il décrit dans Un ange cornu avec des ailes de tôle comme des lectrices boulimiques. Il est en effet paradoxal que tout lecteur de fiction puisse croire a priori à l’existence d’êtres de papier au point de ressentir de l’émotion (peur, joie, colère, pitié, envie) face à des personnages ou à des situations inventés de toutes pièces, au point même de vouloir raviver après coup ces émotions sur une « scène imaginaire ». Ces paradoxes, Michel Tremblay en discute au cours d’une longue conversation qu’ils ont, sa mère et lui, à propos de Patira de Raoul de Navery. Il interroge plus particulièrement sa mère sur les rapports entre le romanesque et la réalité vécue et en particulier sur la pertinence, au plan esthétique et moral, des émotions suscitées par une oeuvre d’imagination dont les situations sont à la limite du vraisemblable. Or ces questions intéressent aussi les théoriciens de l’art. Nous allons tenter de confronter les idées des « non spécialistes » que sont Michel et sa mère avec les hypothèses des « spécialistes » en ce qui concerne le « make believe » ou le « faire accroire » comme fondement de la « vérité fictionnelle ». Cette confrontation ne prendra tout son sens, cependant, que si on la conçoit à l’intérieur des modalités narratives que Michel Tremblay met en place dans Un ange cornu avec des ailes de tôle pour bâtir la vérité de sa propre fiction.

Fiction et autofiction

Les treize « chapitres » qui composent Un ange cornu avec des ailes de tôle se présentent comme autant de récits dotés d’une relative autonomie les uns par rapport aux autres, bien qu’ils se succèdent selon un ordre chronologique. Des ellipses s’intercalent d’un récit à l’autre ; la narration procède ainsi par bonds, en faisant l’impasse sur le sort de certains protagonistes ou en gommant certains événements. Cependant, chaque récit constitue une étape importante dans la formation littéraire et affective de Michel Tremblay : de ce point de vue, l’oeuvre pourrait être qualifiée de bildungsroman. Par ailleurs, Michel Tremblay est présent non seulement en tant qu’auteur-narrateur, mais aussi en tant que personnage dans ces treize récits. Dans la mesure où la mise en fiction d’éléments autobiographiques constitue le matériau essentiel de l’oeuvre, celle-ci n’est pas étrangère au genre de l’autofiction.

D’après Philippe Gasparini, le mot « récit » a pour effet d’encourager une lecture référentielle plus encore que le mot « roman [2] ». Quant à l’autofiction, elle pousse à sa limite une forme de narration romanesque que la critique anglophone assimile pour sa part au « report model », c’est-à-dire une narration conçue comme un rapport de faits attribués à un narrateur qui rend compte au lecteur de ses opinions ou de ses sentiments sur les faits racontés. Envisagée comme une oeuvre « référentielle », l’autofiction de Michel Tremblay porte sur les lectures que fait Michel (ainsi désignerons-nous désormais Michel Tremblay en tant que personnage de son autofiction) d’oeuvres (L’auberge de l’Ange-Gardien, Bug-Jargal, etc.) qui, pour leur part, sont de pures fictions et qu’on peut considérer à ce titre comme « non référentielles ». Contrairement à l’autofiction, ces oeuvres de fiction ne semblent pas relever, à première vue, du « report model » puisqu’elles sont le fruit de l’imagination de leur auteur. Néanmoins, le « report model » peut aussi s’appliquer à la fiction pure, si l’on en croit Derek Matravers [3]. On trouve en effet, dans la fiction (conte, récit ou roman) comme dans l’autofiction, un narrateur qui rapporte des faits et qui les commente avec cette différence que dans la fiction pure les opinions du narrateur apparaissent vraies dans l’univers du « make believe » ou du « faire accroire », tandis qu’elles sont fictives dans la réalité.

Bien que dans l’autofiction les opinions du narrateur et les faits qu’il rapporte paraissent pour leur part fondés dans la réalité vécue par l’auteur, cela n’empêche pas la relation des faits de subir certains aménagements en fonction de l’effet que l’auteur, en tant que narrateur, cherche à produire sur son lecteur. Dans la citation que Michel Tremblay a empruntée à Dany Laferrière et qui figure en exergue d’Un ange cornu avec des ailes de tôle, il est question de retrouver dans la narration l’« émotion première » en évitant de sombrer dans la nostalgie. Cela suppose que l’auteur reconfigure les événements vécus pour plus de vérité, mais la vérité comme l’entend Michel Tremblay qui cite cette fois John Keats dans un second exergue : « Je ne suis certain de rien, sauf de la sainteté des sentiments du Coeur et de la vérité de l’Imagination. » L’autofiction ressortit bien ici aux genres de la fiction. Parallèlement, en tant que personnage principal de ses treize récits, Michel Tremblay s’efforce de nous communiquer les émotions qu’il a pu ressentir à la lecture de tel ou tel livre, en reproduisant la posture des lecteurs que nous sommes face à un ouvrage littéraire de pure invention. Il semble donc nécessaire de faire à ce stade une distinction entre les émotions auctoriales et les émotions lectoriales.

L’auteur « autobiographe » exploite ses souvenirs pour « recomposer » une émotion dans sa vérité première, en se la « re-présentant ». Par exemple, Michel Tremblay (l’auteur-narrateur) évoque la peur que Michel (le personnage) pouvait ressentir lorsque, tout petit garçon, il devait entrer dans la chambre de sa grand-mère pour y chercher un livre qu’elle avait oublié. Cette chambre plongée dans le noir lui faisait éprouver « une terreur pure, blanche, qui me donne encore des frissons quand j’y pense », dit Michel Tremblay (AC, 29). Cette peur, revécue en imagination, provoque encore chez l’auteur-narrateur un émoi somatique bien qu’elle n’ait plus, en réalité, de raison d’être. En revanche, pour nous, lecteurs, les impressions sont différentes. Nous ressentons plutôt un certain amusement face à cette peur imaginaire de l’enfant. Lorsqu’il arrive que les événements fictionnels rapportés par le narrateur suscitent chez le lecteur certaines émotions (peur, colère, etc.), on parlera en ce cas de quasi-émotions (« q-émotions [4] ») en sachant que les émotions que ressent tout lecteur vis-à-vis d’un personnage ou d’une situation sont fortement influencées par le narrateur et ne peuvent, par ailleurs, être suivies d’actions. Le lecteur, en effet, est incapable d’agir sur le cours de l’intrigue d’une oeuvre de fiction. Après sa lecture d’un livre, Michel se défoule comme il peut lorsque l’émotion est devenue trop forte. Soit il caresse le livre, soit il le mord, soit il le fracasse contre le mur.

Mais afin de savoir avec plus de précision s’il faut attribuer la source des émotions que renferme une autofiction à l’auteur réel, celui qui puise dans ses souvenirs, ou à l’auteur fictif, celui qui reconfigure les faits pour leur donner une forme de vérité fictionelle, abordons la question de l’apprentissage de la lecture telle qu’elle se pose dans Un ange cornu avec des ailes de tôle, en nous aidant encore une fois des indications fournies par le péritexte pour comprendre les intentions de l’auteur quant à son statut narratif. Nous verrons apparaître une définition de la fiction qui oscille entre le conte ou le récit oralisé, alors même que Michel Tremblay nous fait part de ses premières expériences en tant que lecteur de roman qui se plie aux exigences de la lecture solitaire.

Le rêve et la fiction

Au détour d’une phrase formulée par l’auteur-narrateur, l’on comprend que le petit Michel, sans doute au moment de s’endormir, a souvent écouté sa grand-mère lui lire des contes, avant qu’elle ne lui demande un jour de lui raconter des histoires à son tour : « Donne ta place à grand-moman, cher. Mais c’est toé qui lis, là hein, c’est pas comme quand t’étais petit. Là, c’est toé qui lis, pis c’est moé qui écoute ! […] Qui n’a jamais lu une histoire à sa grand-mère le jour de ses neuf ans ne connaît rien du bonheur ! » (AC, 74) La lecture est donc fondée d’abord sur une relation intersubjective qui aura commencé bien avant le premier récit qui ouvre Un ange cornu avec des ailes de tôle. Ce premier récit centré sur L’auberge de l’Ange-Gardien amène Michel à franchir un seuil. L’auteur-narrateur explique comment il a abandonné les livres d’images de son enfance pour découvrir, avec cette oeuvre de la Comtesse de Ségur, son premier « vrai » roman.

En passant de la lecture à haute voix qu’il partage avec sa grand-mère à la lecture des livres d’images qui l’amène à la lecture solitaire, en passant de l’image qui donne à « voir » les personnages en situation à l’écriture exigeant plutôt de « concevoir » en imagination ces mêmes situations et ces mêmes personnages, on pourrait craindre que le petit Michel finisse par perdre le sens du rythme de la langue maternelle ou grand-maternelle quand on sait que ses premières lectures furent celles qu’il expérimenta à partir de la voix des autres. Un ange cornu avec des ailes de tôle commence par une sorte de prologue intitulé « En guise d’introduction » où l’auteur s’interroge précisément sur l’accent de sa mère, élevée en Saskatchewan : « Aurais-je eu une mère avec un accent anglais sans m’en rendre compte ? Peut-on passer les vingt premières années de sa vie en compagnie de quelqu’un qui a un accent étranger sans le savoir ? » (AC, 17) La question se pose encore à peu près dans les mêmes termes quand le lecteur aguerri réagit au style d’une oeuvre écrite : lire, c’est, pour Michel Tremblay, être à l’écoute d’une langue étrangère, c’est se laisser porter par ses images, comme il le précise dans une note qui précède « En guise d’introduction », note où il interpelle ainsi ses lecteurs : « Rêvez-vous comme moi dans le style de l’auteur que vous lisez avant de vous endormir ? » (AC, 15) Ainsi, grâce au rêve, le lien avec les livres d’images n’est pas définitivement rompu.

Par la suite, Michel Tremblay invite ses lecteurs à pénétrer dans son livre comme dans un rêve, en restant sensible aux accents de sa langue maternelle :

[…] Enfourchez mon joual le plus tard possible, le soir, partez avec dans votre sommeil, il est plus fringant que jamais malgré les bien pensants et les baise-le-bon-parler-français, il piaffe d’impatience en vous attendant et, je vous le promets, il galope comme un dieu ! Voyez-vous, j’aimerais pouvoir penser que j’ai la faculté de faire rêver moi aussi.

AC, 15

Michel Tremblay évoque, par le biais de cette note liminaire, cette fameuse querelle du « joual » qui agitait le monde littéraire dans les années 1960 et à laquelle il prit lui-même une part active en faisant jouer Les belles-soeurs, en 1968. Mais cette note a d’autres mérites : on en trouve certains échos dans le corps du livre précisément parce qu’elle fait « image ». L’auteur-narrateur d’Un ange cornu avec des ailes de tôle raconte qu’à l’époque où il lut Les enfants du capitaine Grant de Jules Verne, il s’est identifié au jeune fils du capitaine au point de s’imaginer en train de voler comme lui dans le ciel, pris entre les serres d’un condor : « J’avais été transporté pendant trois jours par un condor ! Sous l’émotion, je fermai brusquement le livre que je me mis à bercer. J’essayai de revivre ces trois jours, de revoir, suspendu dans les airs, la Cordillère des Andes glisser sous moi […]. » (AC, 84) Il suffira, nous dit l’auteur-narrateur, qu’il ressuscite, quarante ans plus tard, la même image pour retrouver aussitôt le sommeil dans les moments d’insomnie.

En s’assimilant plus ou moins au conte, le récit aménage un passage entre la fiction — la voix, le rythme — et le rêve — le transport euphorique —, tout en se posant paradoxalement au plus près d’une lecture référentielle voulue par l’autofiction, comme nous l’avons vu d’entrée de jeu en associant la fiction au « report model ». Ce paradoxe apparent renforce la stratégie du « make believe », en mettant en évidence la présence de l’auteur « fictif » dans le « report model », celui qui, dans la fiction de Michel Tremblay, fait rêver et est lui-même l’enfant de ses rêves, à côté de l’auteur « réel », celui qui raconte son enfance selon des modalités que définissent Paisley Livingston et Alfred R. Mele, en faisant référence aux thèses de Gregory Currie :

Lorsque l’on fait croire que quelqu’un raconte une histoire comme un fait avéré, ce « quelqu’un » n’est pas le narrateur, mais un personnage dont nous imaginons les attitudes et les croyances, en fondant notre croyance (« make believe ») à la fois sur des évidences textuelles et sur des faits relevant du contexte propre à l’auteur réel. Une oeuvre de fiction exprime une émotion quand il paraît évident que l’auteur fictif a fait l’expérience d’une émotion. Le lecteur réceptif, alors, est capable de comprendre quelles sont les émotions exprimées par l’oeuvre et expérimentées par l’auteur fictif (ou implicite [5]).

Mais Paisley Livingston et Alfred R. Mele ne sont pas totalement d’accord avec les thèses de Gregory Currie. Ils préfèrent attribuer l’intentionnalité expressive du texte à l’auteur réel qui devient ainsi responsable des émotions que provoque son texte sur le plan esthétique ou moral. Mais disons à la décharge de Gregory Currie que l’« auteur fictif », comme le « lecteur fictif », fait partie d’un ensemble de rôles renforçant la définition de la fiction en tant que simulacre ; ce simulacre explique qu’on n’ait pas à croire à l’existence réelle d’un auteur ou d’un personnage pour ressentir l’émotion qui se dégage d’un texte.

Michel Tremblay, à première vue, n’entre pas dans un tel débat. Mais on peut soutenir que le but de son autofiction est précisément de donner forme à l’auteur fictif sous les traits du conteur qui fait rêver ses lecteurs comme sa grand-mère l’avait fait rêver. Cet auteur fictif ravive la voix maternelle ou grand-maternelle et se présente sous le nom de l’auteur réel qui figure sous la signature de Michel Tremblay. C’est encore lui qui prétend partager avec le lecteur une aisthesis en reconfigurant les événements de son passé pour qu’ils communiquent l’« émotion première ». Mais Un ange cornu avec des ailes de tôle recompose aussi la figure d’un lecteur fictif, celle de Michel, qui réagit aux oeuvres qu’il lit comme nous lecteurs qui tenons entre nos mains Un ange cornu avec des ailes de tôle. Quitte à partager une émotion avec l’auteur de tel ou tel roman, le lecteur fictif qu’est Michel entend, comme nous, réagir avec pertinence aux oeuvres qui le méritent. Mais en fonction de quels critères ?

Livingston et Mele font une distinction entre pertinence et finesse en cette matière : « La pertinence (« congruence ») de la réaction émotive est déterminée alors par l’histoire comme elle est racontée par l’auteur, tandis que la finesse (« refinement ») de la réaction consiste pour chacun à réagir à l’histoire à partir de ses propres valeurs morales [6]. » Michel Tremblay partage ce point de vue. Il lui est arrivé de réagir émotivement à une oeuvre, en se mettant en contradiction flagrante avec la justesse morale à laquelle un lecteur plus averti sent le besoin de se conformer : « À mon grand étonnement, je ris comme un fou à la lecture de Tintin au Congo. C’est la version raciste qu’on ne trouve plus nulle part et dont certaines personnes prétendent même qu’elle n’a jamais existé, mais, à neuf ans, je ne sais pas ce que c’est que le racisme et je ris de bon coeur. » (AC, 70) Ce n’est que bien plus tard que Michel Tremblay considérera le racisme comme une attitude négative dont les Québécois ont eux-mêmes souffert :

Aujourd’hui, cet album me ferait frémir, mais le petit garçon qui lit les aventures de Tintin et de Milou, le chien parlant, sur le balcon de l’appartement de la rue Fabre, ne connaît ni la Belgique ni le Congo belge, il n’a encore aucune notion du colonialisme, même s’il en est une victime culturelle depuis sa naissance en tant que Québécois.

AC, 70

À plusieurs années d’écart, Michel éprouve donc pour une même oeuvre deux formes d’émotion radicalement opposées : l’amusement et l’effroi. Laquelle des deux répond pertinemment à l’intention de l’auteur ou à l’effet recherché par le contenu du livre conçu par Hergé, si tant est que les intentions de l’auteur coïncident avec les « vérités » qui se dégagent de la lecture du texte ? La première attitude de Michel semble à ce titre la plus adéquate. Mais si l’on soutient avec Livingston et Mele que des facteurs moraux doivent aussi entrer en ligne de compte pour évaluer la finesse d’une émotion, alors la seconde attitude est la bonne. Si les deux réactions émotives se justifient, elles ne sont pas toutes les deux fines également. Elles peuvent coexister chez le même lecteur, le lecteur fictif, dirons-nous, qui interprète les intentions de l’auteur fictif, mais c’est le lecteur réel qui départage les réactions émotives en fonction des valeurs morales qu’il s’est forgées au cours de sa vie. Cet apprentissage moral fait aussi l’objet de l’autofiction de Michel Tremblay. Il se double d’un apprentissage esthétique.

Lire en « non-spécialiste »

Michel commence à prendre une distance critique avec la fiction sentimentale à partir du moment où il relève un nombre important d’invraisemblances dans Patira de Raoul de Navery. Ce livre a beaucoup ému sa mère et elle le défend mordicus : « Chus pas une spécialiste de la littérature, moi ! J’me contente de lire des livres, de suivre l’histoire qu’on me conte, de brailler quand c’est triste pis de rire quand c’est drôle… J’me pose pas de questions jusqu’à demain à chaque fois que je finis une phrase ! J’finirais jamais un seul livre ! » (AC, 162) Qu’est-ce alors que lire en « non-spécialiste » ?

La mère de Michel refuse ce type de lecture qui, à force de remettre en cause l’intrigue et sa dimension référentielle, finirait par suspendre l’effet du « make believe » qui représente tout le plaisir de lire. Madame Tremblay ne manque pas de jugement critique pour autant. Elle sait expliquer les normes sociales qui rendent l’intrigue de Patira plausible en justifiant l’action des personnages : « Y’étaient jaloux d’elle parce qu’y disaient qu’a l’avait usurpé son titre de marquise pis y voulaient s’en débarrasser à tout prix. » (AC, 163) Il est clair, pour elle, que cette logique est particulière au monde de la fiction et ne s’accorde pas avec la réalité vécue, comme le voudrait Michel : « Ca aurait pas eu de bon sens dans la vie, Michel, mais ça avait du bon sens dans le livre ! C’est ça qui compte ! » (AC, 164) Michel veut que la fiction soit peu ou prou conforme à la réalité : « Comment ça se fait, donc, que dans les romans français, y’a toujours des enfants abandonnés ? » (AC, 159) Les romans de Raoul de Navery, de la Comtesse de Ségur et d’Hector Malot ont fini par le persuader que les Français abandonnent facilement leurs enfants. Sa mère en est moins convaincue. Elle privilégie plutôt l’explication fictionnelle. Du point de vue dramatique, l’abandon d’enfants pose des questions qui aiguisent la curiosité du lecteur : « Peut-être qu’y’a des enfants abandonnés dans les romans parce que c’est intéressant comme commencement d’histoire ! On veut savoir d’oùsqu’y viennent, pourquoi leurs parents voulaient pas d’eux autres… » (AC, 161)

Thomas Pavel classe ces romans « invraisemblables », dont Patira est un magnifique exemple, parmi les oeuvres qui tirent habilement parti de la « généralité du langage » dans le but de détacher le « discours des objets immédiatement palpables » et de permettre à la fiction de prendre une distance à l’égard du monde tenu pour réel. Thomas Pavel insiste sur le « caractère inférentiel » qui « assure aux oeuvres de fiction, même à celles qui semblent les plus éloignées du monde empirique, la capacité de signifier de manière aussi pertinente que les autres formes de discours [7] ». Ce « caractère inférentiel » de la fiction est bien mis en évidence dans le dialogue entre Michel et sa mère, par exemple quand Michel tire de l’abandon d’enfants des conclusions « sociologiques » ou encore quand Madame Tremblay exprime un vif intérêt pour les énigmes d’un roman sentimental.

La question au coeur du débat reste celle-ci : quel rapport existe-t-il entre un réseau d’inférences et la vérité du texte ? Pour Madame Tremblay, la vérité de la fiction dépend à la fois des indications fournies par le texte et des connaissances utiles pour comprendre le comportement des personnages. Par exemple, le monde de la noblesse et son système de valeurs expliquent la situation conflictuelle présente au coeur du roman de Raoul de Navery et même si ces valeurs ne sont pas toujours explicitées dans le texte, elles sont présupposées par l’intrigue dans la mesure ou sans elles le texte serait inintelligible. Pour Michel, la vérité de la fiction doit correspondre à son monde réel à lui et les prémisses nécessaires à la cohérence du texte sont contenues dans ce « réel ». Il est impensable pour lui, dans ces conditions, qu’une femme enceinte puisse accoucher dans une prison humide sans l’aide d’un médecin ou encore que le récit ne nous dise pas où l’héroïne fait ses besoins naturels. Pour Madame Tremblay, il n’est pas nécessaire de savoir où les personnages font leurs besoins naturels, si cette indication n’est pas pertinente, compte tenu du contexte de la narration : « C’t’un roman, Michel, on n’a pas besoin de tout savoir ça ! Quand t’as lu Le comte de Monte-Cristo, l’année passée, Alexandre Dumas le disait-tu oùsque Edmond Dantès faisait ça ? » (AC, 166) Michel doit reconnaître que sa mère a raison. Mais il ne s’avoue pas vaincu. Pour lui, il est évident que sa mère possède un fond de connaissances sur la noblesse française qui lui permet de comprendre les présupposés d’un roman comme Patira ; mais ce fond de connaissances culturelles relève de prémisses qui, bien que nécessaires à l’intelligence du texte, sont, du point de vue de Michel, le fruit d’une imposture morale : « Y devait ben exister un Cree quequ’part qui méritait d’être le roi des Cree pis d’être consacré noble comme ceux de l’autre bord ! » (AC, 171).

Que conclure de ce débat tout en restant sur le terrain de la fiction ? Madame Tremblay explique bien le « caractère inférentiel » qui construit la « vérité » d’une intrigue, vérité qui se vérifie, par ailleurs, dans la capacité d’une oeuvre à susciter des émotions. En revanche, Michel parvient à démontrer à sa mère que l’émotion qu’elle éprouve pour un roman est liée non seulement au « caractère inférentiel » du texte de fiction, mais aussi à un arrière plan de valeurs morales — à des croyances —, associées à l’acte de lecture lui-même. Aussi, « un lecteur qui ne partage pas ces croyances doit néanmoins les adopter comme une prémisse quand il raisonne sur ce qui se passe dans la fiction où ces mêmes croyances trouvent leur justification ou leur efficacité [8] ». Dans ces conditions, s’émouvoir à la lecture d’un roman médiocre comme Patira est esthétiquement et moralement discutable, dans la mesure où, qu’il le veuille ou non, le lecteur est en quelque sorte « compromis » par son acte de lecture. Michel n’éprouve donc aucun scrupule à contester ces valeurs aristocratiques qui sont celles de la société française dans Patira, mais non les siennes. L’on voit comment, dans Un ange cornu avec des ailes de tôle, Michel Tremblay entreprend de fonder la lecture du roman sur une aisthésis propre aux Québécois.

Ce dialogue entre Michel et sa mère est révélateur d’autres choses. Le jeune Michel se montre sensible à l’abandon d’enfants dans les romans français parce que cette situation dramatique met l’amour maternel à l’épreuve. Sa mère le constate et s’en amuse : « J’t’aurais jamais abandonné, j’t’avais trop voulu ! Avoir su, par exemple… » (AC, 161). Michel sait cependant qu’il peut discuter de l’abandon d’enfants avec sa mère en toute confiance. Selon la psychiatre Judy Dunn, qui s’intéresse à l’éducation émotionnelle des enfants, « Ross Thompson et ses collègues ont montré que les couples mère-enfant liés par un attachement solide s’engagent plus facilement dans des discours qui font plus souvent référence aux émotions et à leurs valeurs morales, en nous faisant comprendre qu’un attachement solide assure la compréhension d’émotions négatives ». Judy Dunn croit avoir démontré, quant à elle, « qu’un développement précoce de la conscience morale était associé à la part que prenait l’enfant à ce genre de discours sur les émotions [9] ». Un ange cornu avec des ailes de tôle le confirme à sa manière : plus l’attachement mère-fils est puissant, plus s’affine pour l’enfant la compréhension des émotions négatives et, parallèlement, l’assimilation de valeurs morales positives.

Vivre en héros

Tous les jeunes lecteurs nourrissent de l’empathie pour les héros au grand coeur. Or l’empathie qu’on peut éprouver pour des êtres que l’on sait irréels est révélatrice, une fois de plus, des paradoxes de la fiction. L’auteur-narrateur d’Un ange cornu avec des ailes de tôle explique comment, lorsqu’il avait douze ans, il s’est identifié à Robert Grant, le jeune héros des Enfants du capitaine Grant, au point de faire corps avec lui en imagination : « J’étais le héros, c’est moi qui avais perdu mon père et qui étais parti d’Écosse pour traverser le monde à sa recherche, c’est moi qui devenais un homme au milieu des Patagons et des marins au long cours. » (AC, 84) Mais Michel prend bientôt conscience de sa propre banalité, en comparant le monde de Robert Grant au sien. Son père, entre autres, n’a rien d’un héros d’aventure comme le capitaine Grant. Michel en devient malade. Sa mère tente de le rassurer : « C’t’un livre, Michel, c’est juste une histoire inventée, tu peux pas être jaloux d’une histoire inventée. » (AC, 86)

Jusqu’où, en effet, peut-on éprouver de l’empathie pour un personnage de fiction ? Le rôle d’une oeuvre comme celle de Michel Tremblay n’est pas de faire de la théorie, mais d’ouvrir des pistes à la réflexion. Pour Gregory Currie, l’empathie est le résultat d’une simulation : on simule une forme d’identification imaginaire à l’autre dont on prétend partager les émotions. En associant la narration fictionnelle au « report model », nous avons vu que le récit suppose un narrateur qui rapporte des faits à un lecteur qui en devient le « récepteur ». Dans ce cas, le moi-lecteur qui éprouve de l’empathie pour un personnage simule une identification imaginaire au personnage, source de son empathie, tout en s’identifiant au récepteur-lecteur hypothétique des faits rapportés qui est à l’écoute du narrateur qui imprime son point de vue au récit qu’il produit et fixe ainsi l’empathie du moi-lecteur sur tel ou tel personnage. Dans ce cas, ni le lecteur ni le personnage, source de l’empathie, ne sont des êtres « réels ». Pour que l’empathie pour un personnage fonctionne, il n’est donc pas besoin de croire à l’existence du personnage ; il suffit que le lecteur entre dans un jeu de rôles [10]. Le lecteur de fiction n’est rien d’autre, pour Gregory Currie, qu’un « simulateur ».

Comment savoir si Michel Tremblay partage les idées de Currie sur la simulation ? Au lieu de chercher une confirmation dans le contenu, cherchons-la dans les modalités de la narration, en relisant cette partie du récit qui porte sur Les enfants du capitaine Grant. Le jeune Michel assume les actions posées par Robert Grant comme s’il était dans la peau du personnage. Il peut alors dire « je » en tant que sujet de l’énoncé : « Je devenais un marin accompli… J’apprenais à monter un magnifique cheval argentin… Je traversais à gué le rio Raque… Je grimpais des murs de porphyre. » (AC, 81) Mais est-il vraiment le sujet du « faire » que décrivent ces verbes d’action ? Chacun de ces verbes est à l’imparfait pour marquer un procès non délimité dans le temps ; on ne peut réellement décider quand tel procès (traverser, grimper…) a commencé, quand il s’est achevé. Ces procès « inaccomplis » figurent alors dans une dimension temporelle que nous qualifierons d’hypothétique. Ils nomment des situations clés du récit d’aventure, mais sans qu’elles ne soient actualisées par la mise en intrigue. Ils appartiennent à un répertoire ou, si l’on préfère, à une matrice d’actions potentielles capables de capter l’attention du jeune lecteur et de stimuler ses réactions émotionnelles. Bref, ces procès hypothétiques relèvent de l’univers du simulacre qui est aussi celui de la simulation.

Une seconde expérience de lecture mettra à mal le jeu de rôles que Michel, alors adolescent, a conçu pour s’identifier à certains personnages en trichant plus ou moins avec la fiction pour qu’elle obéisse à ses fantasmes. Michel dévore les livres du Captain W.E. Johns qui racontent les aventures d’une équipe d’aviateurs dont King est le chef : « Comme King avait trois assistants et que le plus jeune était un trappeur canadien-français dont le nom, en plus ressemblait au mien — Il s’appelait « Trapper » Troublay, c’était plutôt commode — il me fut très facile de m’identifier à ce personnage et je pus en toute sécurité, caché à l’intérieur de Trapper Troublay, tomber amoureux de mon chef si bon, si généreux, si courageux. » (AC, 149) Mais l’illusion cesse lorsque Michel apprend, au détour d’une phrase apparemment anodine, que King porte une moustache. Il ne l’avait pas imaginé ainsi. On peut observer au passage que c’est précisément en raison de sa relative incomplétude qu’un texte permet une lecture créatrice, en favorisant des jeux de rôles diversifiés. Mais désormais, pour Michel, la simulation n’est plus possible. Pris de colère, il lance le livre contre la porte de sa chambre : « Il tournoya en faisant un bruit d’ailes, s’écrasa sur le plancher comme un oiseau atteint par une balle de carabine. » (AC, 152) L’auteur-narrateur explique ainsi son geste : « Ce n’était pas tant la perte de King lui-même qui me mettait dans cet état, je crois — après tout il n’avait jamais été que l’objet de mon trop plein d’énergie sexuelle —, mais le fait de savoir que ce grand besoin d’effusion physique, justement, n’avait plus d’objet. » (AC, 152-153)

C’est à partir de cette époque que Michel écrit ses premiers textes. Pour les soustraire à l’attention de sa mère et de sa famille, il les cache dans les livres des Éditions Rencontres auxquelles son frère est abonné, mais qu’il ne consulte pas. Michel a l’impression de rejouer ainsi le scénario de La lettre volée d’Edgar Allan Poe. Selon ce scénario, la lettre incriminante est encore mieux dissimulée en étant quasiment visible.

Le péché de lecture

Michel devra également cacher ses textes trop compromettants à ses professeurs qui brandissent en outre les interdits de l’Index. L’un d’eux l’envoie à confesse pour avoir lu Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Malgré tout, l’école donne à Michel les moyens de lire les oeuvres en spécialiste. C’est le cas avec Agamemnon d’Eschyle. Michel a affaire à une oeuvre difficile : « Je fis de l’analyse de texte comme on me l’avait enseigné à l’école en disséquant les phrases trop compliquées, je réfléchis sur certaines locutions, sur certaines images, sur les métaphores. » (AC, 208) Il parvient ainsi à mieux comprendre le monologue du Veilleur qui ouvre la tragédie d’Eschyle et finit par le lire à haute voix dans un total ravissement. Ce veilleur anonyme, qui parle de son quotidien, l’attire plus encore que les héros tragiques :

Il nous parlait des inéluctables changements de saison, de la mauvaise gouverne d’Argos depuis le départ du roi, de la femme d’Agamemnon, la terrible Clytemnestre, qui avait osé prendre un amant, qui devait se lever pour annoncer aux habitants de la ville la chute de Troie, de son envie, à lui, simple veilleur, de quitter les remparts, de chanter, de danser pour fêter la victoire des siens en pays étranger, tout ça énoncé avec une telle poésie que je passai une grosse heure à relire le monologue, à l’apprendre par coeur : « Je demande aux dieux que me quittent ces peines, ces longues années de vigie. Je couche accroupi sur le toit des Atrides comme un chien. Je connais l’assemblée des astres nocturnes, ceux qui apportent aux vivants l’hiver ou l’été… » Quelle beauté !

AC, 209

Devenir un autre soi-même dans la voix d’un personnage dont on s’est approprié les émotions, voilà un phénomène qui relève cette fois du paradoxe du comédien.

Michel fait d’autres découvertes. En lisant Vol de nuit de Saint-Exupéry, il goûte les beautés d’un style libéré des conventions scolaires : « Pourquoi Saint-Exupéry avait-il le droit de contourner les règles si strictes de la langue française et pas moi ? J’avais envie, moi aussi, de tout revirer à l’envers, de brasser la cage, de trouver une façon qui deviendrait la mienne de détourner tout en les utilisant les lois qu’on m’inculquait depuis dix ans. » (AC, 251) Dans la foulée, Michel refuse d’éprouver plus longtemps de l’empathie pour un héros au comportement moral trop intransigeant : « Vol de nuit était également le premier livre que je lisais dans lequel le personnage principal finissait par être antipathique à force de droiture. » (AC, 252) Quand Michel fait cet aveu, nous sommes presque à la fin d’Un ange cornu avec des ailes de tôle. De la Comtesse de Ségur à Saint-Exupéry, la boucle est bouclée.

Grâce à sa mère, il aura lu peu auparavant Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy. Il découvre dans la littérature québécoise ce monde des gens « ordinaires » qui est aussi le sien et auquel appartient à sa manière le personnage du Veilleur dans Agamemnon. Le monde que décrit Gabrielle Roy a rompu avec la religion. Le vécu des personnages, pour ainsi dire, se déroule en marge des lois morales : « Il n’y avait pas de morale dans le livre de Gabrielle Roy, la pauvreté ne s’expliquait pas, la lâcheté n’était pas punie, une jeune fille enceinte n’était pas coupable d’un ineffaçable péché, la guerre n’était pas une mission noble pour sauver la démocratie, mais une monstruosité qui écrasait les petits et protégeait les riches. » (AC, 188) C’est la mère de Michel qui tire la véritable leçon de ce roman : « C’est ça la vie, la vraie vie, y’a pas d’explications à l’injustice ni de solution ! Le bon Dieu va pas apparaître comme Superman pour sauver tout le monde, ces personnages-là sont perdus. » (AC, 189) Cette fois, le paradoxe de la fiction rejaillit sur la morale elle-même. Parce qu’elle prétend représenter le chaos de la « vraie vie », la fiction a cet avantage sur la philosophie morale qu’elle suspend l’efficacité des lois censées expliquer nos actions et donner sens à ce qui n’en a pas.

Pour Michel Tremblay, la lecture de Gabrielle Roy marque un tournant historique non seulement dans son expérience de lecteur, mais aussi dans l’histoire de la littérature canadienne-française. Dans la mesure où l’auteur d’Un ange cornu avec des ailes de tôle cherche lui-même à définir les contours d’une communauté émotionnelle plus proche de la culture québécoise, il découvre que cette communauté existe déjà grâce à l’oeuvre de Gabrielle Roy. Michel place Bonheur d’occasion très haut dans le firmament littéraire. Il compare l’oeuvre de Gabrielle Roy à celle de Zola ou de Tolstoï par sa manière de peindre la vie des petites gens. Mais, de plus, elle parle « dans ma langue à moi, dans ma sensibilité à moi, dans ma compréhension du monde à moi, si insignifiante fût-elle », peut-il dire désormais (AC, 189). Sur ce plan, le roman de Gabrielle Roy est unique.

Une morale de la mauvaise foi

Dans ces conditions, nous sommes tentés de relire Un ange cornu avec des ailes de tôle en examinant sous un jour neuf les rapports entre stratégies émotionnelles et stratégies morales dans cette fiction autobiographique.

La ruse et la mauvaise foi sont au coeur des relations affectives entre mère et fils et Michel en prend très tôt conscience :

« Des fois, j’envie les mères qui ont des enfants qui savent pas lire ! »

Je savais que c’était faux, qu’elle usait de mauvaise foi, comme d’habitude, pour arriver à ses fins, et je me tournai vers papa qui continuait à crier qu’on ne l’écoutait jamais […].

AC, 191

De fait, la famille est le meilleur endroit pour apprendre ces jeux de rôles qui servent à manipuler autrui en anticipant ses réactions : « Elle ne gagnera pas, elle ne me fera pas jouer une scène que je ne suis pas sûr de réussir, elle ne saura jamais si je dormais vraiment ou non. » (AC, 23) En revanche, entre enfants les jeux de rôles peuvent renforcer l’amitié : « je sacrais parce qu’on me faisait trop souvent jouer saint-Joseph. » (AC, 103) Et nous retrouvons ainsi, dans Un ange cornu avec des ailes de tôle, une morale quotidienne qui n’est pas celle des grands principes d’ordre et de devoir, mais celle de l’ambiguïté des comportements qui s’attachent à la vie.

Mais, sur un tout autre plan, une morale « joyeuse », une morale qui « libère » surgit des modalités de la lecture elle-même quand Michel apprend de sa mère et de sa grand-mère à se servir du texte pour son plaisir. Par exemple, Michel est déçu par L’auberge de l’Ange-Gardien de la Comtesse de Ségur. La manière de présenter les dialogues dans ce roman lui est insupportable. Le nom du personnage qui prend la parole est toujours inscrit en lettres capitales, comme s’il s’agissait d’un dialogue de théâtre. La magie du « make believe » n’agit plus. La grand-mère de Michel intervient pour lui apprendre à « gommer » ce qui dans un livre peut déplaire :

Quand t’arriveras aux noms des personnages, passe par-dessus, fait comme si tu les voyais pas, lis-les pas dans ta tête, pis ça va ben aller…
— On est pas obligé de tout lire dans un livre ?
— On lit c’qu’on veut ben lire, cher…

AC, 47

On peut également se dire en désaccord avec la fin d’un livre et la modifier si l’on possède assez d’imagination pour le faire. Michel n’accepte pas la conclusion de Blanche-Neige et les sept nains, qui est celle, banale, de tous les contes de fées. Il va donc imaginer pour chacun des sept nains une quête aventureuse qui retarde l’inévitable mariage de Blanche-Neige et de son prince charmant. Il devient conteur à son tour pour son petit groupe d’amis qui ne constituent pas, loin s’en faut, des auditeurs passifs. Ils exigent de lui un minimum de cohérence ; ce qui oblige Michel à des efforts d’invention considérables.

Mais la plus grande liberté que peut octroyer la littérature, c’est encore celle de devenir écrivain soi-même : « Ma grand-mère avait-elle rêvé d’être Zola une fois une seule fois dans sa vie, mon frère Jacques se voyait-il parfois en Georges Sand en la lisant ? Pourquoi pas ? Tout le monde a une histoire à écrire, une oeuvre à enfanter. » (AC, 125) Michel Tremblay aura donc décidé, lui, de passer à l’acte. Il devient, tel le choriphée de la tragédie grecque, celui « qui représente tout le monde et parle pour tout le monde » (AC, 211).

Héros ou génie ?

En refermant le récit autobiographique de Michel Tremblay, le lecteur est tenté de dire avec Vincent Descombes : « Il est exclu qu’on puisse se demander : Suis-je un héros ? De même il n’y a pas lieu de se demander : Suis-je un saint ? Ce n’est pas à moi d’en décider et à y regarder de plus près, cela ne me regarde pas. […] En revanche, la question : Suis-je un génie ? est assurément comique, certainement déplacée et inconvenante, toujours inavouable [11]. » À la question « suis-je un saint ou un ange ? », Michel Tremblay a déjà répondu : « un ange cornu avec des ailes de tôle ». À la question « suis-je un génie ? », l’écrivain répond en nous racontant son apprentissage de la lecture. Or cette réponse fait coup double. L’apprentissage de la lecture, comme Michel Tremblay le conçoit, consiste à savoir gérer l’empathie que l’on éprouve pour tel ou tel personnage ou pour telle ou telle situation fictionnelle. Or tout cet apprentissage, dans Un ange cornu avec des ailes de tôle, tend vers ce moment où le héros perd finalement son aura au profit de l’homme « anonyme » qui vit sa vie au quotidien, sans avoir de destin réglé d’avance par de grands principes transcendantaux. Parallèlement, rien n’empêche Michel Tremblay d’imaginer sa mère ou sa grand-mère, qui connurent toutes deux des existences difficiles, en train d’écrire le roman de leur vie. Michel Tremblay se pose la question surtout à propos de sa grand-mère : « Évidemment, il y a le talent. Mais qui aurait pu dire, qui aurait pu juger si elle en avait ? Si moi j’en ai ? […] Est-ce que seul le talent donne le droit de s’exprimer ? » (AC, 126) Mais est-il nécessaire que cette grande lectrice devienne une écrivaine ? Michel Tremblay s’applique à montrer dans Un ange cornu avec des ailes de tôle que la lecture est toujours une création ou, plus précisément, une autocréation. Cela est surtout vrai de cette lecture de « non-spécialistes » que pratiquent mère et grand-mère. Et à en juger par leur manière de lire ou de parler des livres, on peut conclure qu’elles avaient beaucoup de talent.