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Refus global n’est pas « Refus global ». C’est-à-dire que, malgré ce qu’en a retenu la critique, le recueil collectif et pluridisciplinaire paru en 1948 ne se réduit pas à son texte éponyme. À sa parution, Refus global est en effet composé de neuf textes de Paul-Émile Borduas, de Claude Gauvreau, de Françoise Sullivan, de Bruno Cormier et de Fernand Leduc, accompagnés de photographies prises par Maurice Perron et d’une couverture réalisée par Jean-Paul Riopelle. À l’intérieur de cet ensemble, « Refus global » occupe certes une position prédominante : signé collectivement par les membres du groupe, il est à l’origine de la publication[2], qu’il ouvre et à laquelle il donne son titre. Aussi s’impose-t-il d’emblée comme le texte phare du recueil. Or cette prédominance justifie-t-elle, à elle seule, le statut de « mythe originaire » de la modernité québécoise[3] aujourd’hui conféré au texte éponyme et constitue-t-elle, par le fait même, la seule raison expliquant l’effacement presque complet des autres composantes du recueil dans l’histoire culturelle québécoise ?

S’interroger sur les facteurs de la réception critique qui, dès la parution de Refus global, ont conduit, d’une part, à l’effacement du recueil et, d’autre part, à la consécration du texte éponyme permet de prendre le pouls du champ culturel de l’époque. Dans cette optique, cinq obstacles à la réception du recueil Refus global ont été retenus, lesquels révèlent les critères et les tensions qui constituaient la dynamique du champ entre 1948 et 1950.

La matérialité : entrave à la lecture

Tiré à quatre cents exemplaires, le recueil Refus global se présente à ses premiers lecteurs sous une forme artisanale : il est composé d’un ensemble de textes tapuscrits contenus dans des cahiers séparés, puis rassemblés dans une couverture de carton sans reliure. Outre la jaquette qui les regroupe, seul le paratexte (tables des matières et des illustrations, d’ailleurs incomplètes) offre, sur le plan matériel, une forme d’unité à cet ensemble. Ainsi, les commentateurs se heurtent à une première difficulté : celle de la définition de l’objet qu’ils ont entre les mains. Plusieurs des critiques consacrent alors une partie — voire la totalité — de leur article à décrire et à commenter la matérialité du recueil[4]. Certains hésitent d’ailleurs à qualifier Refus global de « livre » : André Lecompte du Petit Journal désigne l’oeuvre des automatistes comme « leur livre ou leur j’sais pas quoi[5] », alors que Roger Duhamel de Montréal-Matin s’interroge : « Un livre ? Plus exactement un certain nombre de feuilles miméographiées[6]. »

L’hétérogénéité des composantes et l’aspect artisanal du recueil rendent en effet difficile la saisie de l’oeuvre dans son ensemble en fonction d’une lecture unifiée, d’autant que, comme le souligne Patrick Imbert, « peu de textes “contestataires” ont été publiés sous forme de livres[7] » au Québec avant Refus global. Les catégories du manifeste artistique[8] ou du livre d’artiste[9], par exemple, sont inexistantes et ne peuvent fournir un cadre d’expériences préalables à même de faciliter la prise en charge de Refus global par la critique. La matérialité de l’oeuvre — premier contact du lecteur avec celle-ci — a donc ici un impact considérable sur sa réception. Les critiques, confrontés à cette esthétique livresque inhabituelle, s’attardent dès lors davantage au contenant qu’au contenu, en soulignant notamment l’inadéquation du support au message : « La souplesse d’un livre ou d’une forte brochure eût mieux convenu à ce message. Tel qu’il est présenté, il nous paraît éphémère et il accroît les préventions de ceux qui soupçonnent déjà une plaisanterie[10]. » La lecture du recueil est donc d’abord empêchée par sa propre matérialité, qui interfère avec le contenu et qui, de surcroît, tend à discréditer l’oeuvre qualifiée ailleurs de bricolage d’enfant d’école (« almost schoolboy’s stuff[11] »).

Privé d’un horizon d’attente favorable à sa réception, c’est-à-dire en l’absence d’oeuvres antérieures susceptibles de préparer la critique à la matérialité artisanale du recueil automatiste, celui-ci bouleverse les schèmes interprétatifs des lecteurs en remettant en question l’idée qu’ils se font généralement du livre comme forme cohérente, linéaire et unifiée. Il n’est alors pas étonnant que la description de l’objet occupe une place non négligeable au début de la réception jusqu’à restreindre le propos à une évaluation, souvent négative, du support. En outre, la matérialité de l’oeuvre, composée de cahiers reliés et paginés séparément, légitime une lecture individualisée des composantes, lesquelles peuvent être détachées du recueil, comme ce sera le cas du texte éponyme de Borduas retenu dans l’histoire au détriment de « l’acte collectif » que devait être Refus global.

La pluridisciplinarité

Si la matérialité du recueil entrave sa saisie comme objet cohérent, sa pluridisciplinarité se révèle également problématique dans un contexte où le processus d’autonomisation des disciplines formant le champ culturel n’est pas encore complété.

D’une part, la frontière toujours poreuse entre les divers arts dans le champ culturel rend possible la réception d’une oeuvre faisant collaborer des plasticiens, un poète, une chorégraphe, un psychanalyste et un photographe. Le recueil bénéficie en effet de lecteurs critiques qui, grâce à une formation classique et à des intérêts relevant à la fois de la littérature, des arts visuels et de la philosophie, sont aptes à en saisir les diverses composantes et à en apprécier la nature pluridisciplinaire. La polyvalence de ces critiques leur permet de discuter tant les idées que la forme de l’oeuvre et d’évaluer en parallèle diverses productions qu’elle contient. Aussi sont-ils à même de traiter à la fois de l’« automatisme en peinture et au théâtre[12] », tout en souhaitant « voir le groupe automatiste tendre ses filets du côté des jeunes musiciens[13] » ou encore peuvent-ils juger que Borduas a un « indiscutable talent de peintre [mais qu’]il est moins heureux dans le pamphlet[14] » ou que les « jeunes […] valent mieux quand ils se confinent à la peinture[15] ».

Les quelques articles abordant de la sorte la pluridisciplinarité du recueil forment cependant la part congrue de la réception puisque, d’autre part, la tendance à l’autonomisation et à la singularisation des disciplines complexifie — voire empêche — la saisie de l’oeuvre dans son ensemble. En témoigne l’embarras de Rolland Boulanger, critique en arts visuels au Montréal-Matin, devant la tâche de décrire les composantes non artistiques de Refus global : « [Gauvreau] contribue à l’ouvrage par un ensemble de trois… “pièces de théâtre” surréalistes, plutôt courtes, dont je me dispense a priori de parler, laissant aux chroniqueurs autorisés dans la matière d’y appuyer ailleurs. De même l’étude sur la danse de Françoise Sullivan[16]. » L’idée selon laquelle il faut posséder une compétence disciplinaire spécifique — être autorisé dans la matière — pour émettre un jugement sur une oeuvre relève de cette nouvelle conscience des critiques spécialisés qui se développe dans les années 1940 alors que, comme le mentionne Michel Biron, « [l]a formation classique ne suffit plus : le savoir se mesure encore à une certaine connaissance générale, mais […] il faut une connaissance spécialisée pour acquérir une légitimité institutionnelle[17] ». Dans cette perspective, Refus global se voit réduit, le plus souvent, à son appartenance aux arts visuels. Désigné alors comme le « manifeste des peintres automatistes » ou « d’un groupe de peintres », le recueil perd sa dimension pluridisciplinaire au profit d’une prise en charge par un discours critique spécialisé et d’une inscription dans une histoire disciplinaire spécifique — conditions essentielles pour éviter de sombrer dans l’oubli dans un contexte où les disciplines prennent conscience d’elles-mêmes et développent leur propre expertise et leur propre métadiscours.

Ridiculisation et minoration en réaction à l’écart esthétique

À l’inverse du texte de Borduas, qui est lu en fonction du message qu’il contient, sans réelle préoccupation pour sa forme littéraire, les autres composantes trouvent difficilement des commentateurs en raison du trop grand écart esthétique[18] qu’elles présentent avec les attentes des lecteurs de l’époque. Comme en témoigne l’hésitation de Rolland Boulanger citée plus haut, les critiques éprouvent le plus souvent de la perplexité et un malaise devant cette oeuvre qui bouleverse radicalement leurs attentes et leurs schèmes interprétatifs. Afin de pallier ce sentiment d’impuissance, ils usent de divers moyens les exemptant de toute forme approfondie d’herméneutique : simples descriptions objectives de l’oeuvre, suspension du jugement[19], recours à la citation massive ou, plus simplement, entreprise de ridiculisation et de minoration.

Déjà, on l’a vu, l’aspect artisanal du recueil Refus global est perçu par la critique comme une « plaisanterie », comme la preuve d’un manque de sérieux de la part des automatistes. Les idées et la forme qu’il adopte font également l’objet de diverses mises en scène humoristiques, d’anecdotes loufoques, de pastiches[20] ou de caricatures qui ont pour but — et bien souvent pour effet — de discréditer le recueil et l’automatisme en général au nom d’un « art authentique ».

Les critiques, observant l’oeuvre à partir de leur « monde rationnel et non initié[21] », ne peuvent que constater la distance qui les sépare de l’automatisme, lequel semble appartenir à un autre « monde », irrationnel et fermé, inaccessible, soutiennent-ils, « à qui use normalement de ses facultés[22] ». Dans le cas de Refus global, l’écart ressenti dépend notamment du niveau d’adhésion des critiques à l’art moderne et aux nouveaux critères de légitimation qu’il implique. À cet égard, un article du Petit Journal s’avère révélateur d’une certaine attitude ambiguë et velléitaire de la part des critiques qui, s’ils connaissent ces nouveaux critères, refusent de reconnaître l’usage qu’en font les automatistes :

Nos automatistes ne sont d’ailleurs pas sûrs d’avoir atteint le nec plus ultra, puisqu’ils viennent d’apprendre qu’un Roumain du nom de Trost a publié récemment un manifeste du « surautomatisme ». On ne peut en tout cas pas leur nier un beau désintéressement. Ils ne croient pas au commercialisme et aux honneurs […] et ils qualifient de poires ceux qui achètent leurs tableaux[23].

Si le commentateur semble concéder aux automatistes le désintéressement exigé en matière d’art moderne, le ton avec lequel il le fait suggère que, pour lui, ce critère ne fonde pas la légitimité de l’art : au contraire, il rend ridicules les auteurs qui méprisent leurs acheteurs et qui se privent ainsi du fruit de leur travail. Par ailleurs, la triple négative (« ne pas » ; « nier » et le préfixe « dés- ») rend la formulation confuse et semble insinuer, par un effet ironique accentué par l’adjectif « beau », que les automatistes ne seraient peut-être pas si désintéressés… De même, le critère d’originalité, convoqué ici pour discréditer l’automatisme, n’est pas non plus jugé pertinent : l’auteur souligne plutôt l’absurdité de la logique de rupture incessante et de surenchère novatrice exigées par l’art moderne. C’est dans cette même optique qu’un critique du Canada dénonce ces « soi-disant novateurs » et leurs « extravagances modernes[24] » qui feraient reposer les oeuvres sur des artifices conceptuels ou que Robert LaPalme, dans une caricature intitulée « Ces temps modernes[25] », rattache le caractère fluctuant de l’art et des mouvements artistiques à celui des échanges sportifs en présentant côte à côte une nouvelle radiophonique et un article journalistique annonçant respectivement que « Les automatistes cèdent Gauvreau aux Prisme d’yeux pour $3,25¢ » et que « le Chicago échange deux joueurs avec le Boston[26] ». À travers la ridiculisation de Refus global, c’est la logique même de l’art moderne — notamment le caractère éphémère de la nouveauté qui y prévaut — qui est mise en doute par une partie de la critique. Celle-ci, refusant de reconnaître la légitimité de ces nouveaux critères, ne peut concevoir l’art automatiste comme recevable ; c’est la nature même d’oeuvre d’art « authentique » qui est alors refusée à Refus global et à l’automatisme en général. Dans un contexte d’art moderne où « [h]umilité, désintéressement, originalité, intériorité, inspiration, sincérité, sérieux, rationalité […] sont les principales valeurs attestant l’authenticité d’un artiste[27] », l’automatisme peine à convaincre la critique de son sérieux et de son honnêteté. Or, comme le signale Heinich, ces deux critères sont primordiaux dans un milieu où l’art moderne ne peut compter sur de véritables « spécialistes » :

Si l’originalité et l’inspiration sont davantage privilégiées à l’intérieur du monde de l’art, […] sincérité et raison […] sont souvent invoqué[e]s par les profanes pour disqualifier des propositions auxquelles ils n’accordent même pas le sérieux qui permettrait de s’interroger sur leur originalité ou leur inspiration[28].

Cette entreprise d’« inauthentification », qui passe notamment par la moquerie et par la minoration, touche principalement les composantes marginales de Refus global et, au premier chef, les textes de Claude Gauvreau, dont on dit qu’il a « beaucoup d’avenir dans la loufoquerie[29] ». Or, comme le mentionnent Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, la ridiculisation est « une façon de condamner une conduite excentrique, que l’on ne juge pas assez grave ou dangereuse pour la réprimer par des moyens plus violents[30] ». Le manque de sérieux avec lequel les critiques abordent les composantes marginales de Refus global est en ce sens révélateur du statut qu’ils leur octroient, soit celui d’« oeuvres encore inégales[31] » ou de « recherche[s] assez égarée[s] qui n’en demeure[nt] pas moins sympathique[s][32] », oeuvres de jeunesse donc, curieuses, expérimentales ou divertissantes, mais sans réel intérêt pour l’histoire. Ce statut d’oeuvres « mineures » est par ailleurs renforcé par la proximité de ces composantes avec un texte « majeur » comme celui de Borduas qui ouvre le recueil et qui sera, lui, pris au sérieux, en fonction de critères non plus esthétiques, mais éthiques.

Le congédiement de Borduas : noeud de la réception

Au contraire de ceux que la critique nomme les « jeunes » membres du groupe, Paul-Émile Borduas jouit, en 1948, d’un statut de peintre et de professeur qui lui donne un ascendant sur ses élèves et sur ses admirateurs. D’où le fait que Gérard Pelletier, et la critique en général, condamne plus sévèrement encore les idées avancées dans le texte éponyme, idées qu’il qualifie, cette fois, du « comble de la loufoquerie et d’une loufoquerie mille fois plus dangereuse que l’autre[33] ». C’est d’ailleurs, faut-il le rappeler, en raison « [d]es écrits et [d]es manifestes qu’il publie, ainsi que [de] son état d’esprit [qui] ne sont pas de nature à favoriser l’enseignement que [le gouvernement] v[eut] donner[34] » que Borduas est renvoyé de son poste de professeur à l’École du meuble un mois à peine après la parution de Refus global. Dans la lettre qui officialise le congédiement, le sous-ministre évoque plus spécifiquement une « conduite et [des] écrits incompatibles avec la fonction d’un professeur dans une institution d’enseignement de la province de Québec[35] ». Ainsi, comme le fait remarquer Harry Bernard du Courrier de Saint-Hyacinthe, ce n’est pas simplement le caractère antinational ou anticlérical des propos contenus dans « Refus global » qui est à l’origine du renvoi, mais l’inconvenance de ceux-ci dans le cadre de la fonction assumée par Borduas : « Qu’un gogo quelconque s’amuse à pareil anticléricalisme de commis-voyageur […], cela le regarde. S’il s’agit, comme dans le cas de Borduas, d’un homme appelé à former la jeunesse, à marquer un enseignement, il y a une différence[36]. »

La focalisation du discours critique sur le texte éponyme au détriment du reste du recueil s’explique donc avant même le congédiement, par le poste d’influence occupé par Borduas (ce dont ne jouissaient pas encore les autres signataires), lequel fait en sorte que lui seul portera la responsabilité et subira les conséquences de la prise de position collective. Par ailleurs, après le renvoi, le recueil se verra éclipsé par les débats que suscite la décision gouvernementale, lesquels remplaceront, dans la couverture médiatique, les commentaires sur l’oeuvre ; le texte éponyme lui-même n’étant plus guère désigné que comme l’oeuvre « à l’origine de l’affaire[37] ». Le renvoi de Borduas provoque en effet un soulèvement dans le milieu intellectuel : des lettres ouvertes condamnent cette décision « au nom de la démocratie [et des] libertés individuelles[38] » et fustigent « un gouvernement du cadenas[39] » qui « soume[t] au dirigisme intellectuel nos esprits créateurs[40] ». André Laurendeau, qui n’a pas commenté la parution du recueil et qui se dissocie des propos de Borduas, y voit néanmoins une occasion de dénoncer l’« intrusion cavalière de la politique […] dans nos écoles[41] ». En somme, cette décision témoigne à la fois de la frontière encore poreuse entre champ culturel et champ du pouvoir à la fin des années 1940, laquelle rend possible une telle décision et, par les réactions qu’elle provoque, de l’autonomisation en cours, alors que certains réclament, en faveur de Borduas, l’intervention des institutions littéraires en place (l’Académie canadienne-française présidée par Victor Barbeau[42] et la Société des poètes canadiens-français[43]).

L’événement que constitue le renvoi de Borduas à l’intérieur de la réception de Refus global a donc un double effet. D’une part, il éclipse l’oeuvre : près de la moitié des articles recensés portent davantage sur ce qui est devenu le « cas[44] » ou « l’affaire[45] » Borduas que sur l’oeuvre elle-même, que les critiques confinent au statut de cause du congédiement. D’autre part, le renvoi condense le discours autour de la figure de Borduas : ses défenseurs en viendront d’ailleurs à mettre en place, déjà en 1948, les éléments du mythe Borduas, lequel, « [p]rivé de ses sources de subsistance normales, abominablement maltraité jusqu’ici par l’ingratitude d’une patrie lymphatique [et vivant dans des] conditions de vie inhumaines[46] », se verra forcé à l’exil. Le renvoi de Borduas constitue ainsi une nouvelle preuve, s’il en faut, de l’efficacité de la censure et des sanctions pour la consécration des oeuvres, consécration qui a ici pour corollaire la relégation du recueil dans l’ombre de son texte éponyme.

Quand les auteurs s’en mêlent…

La rhétorique laudative de la dernière citation concernant Borduas suggère à François-Marc Gagnon qu’« il s’agit probablement de la prose colorée de Claude Gauvreau[47] ». Gauvreau et d’autres membres du groupe participent en effet activement à la réception de leur oeuvre et à la défense de Borduas en envoyant aux journaux des lettres ouvertes à teneur polémique. Prenant à partie la critique qu’ils accusent de faiblesse, d’opportunisme et d’incompétence, ils font preuve d’une arrogance et d’une intransigeance qui ont plutôt pour effet de les discréditer eux-mêmes. La polémique qui oppose les signataires de deux lettres collectives (Jean-Paul Riopelle, Maurice Perron, Magdeleine Arbour, Pierre Gauvreau et Françoise Riopelle) au chroniqueur Gérard Pelletier et à Jacques Dubuc est la plus représentative de cet « impossible dialogue[48] » qui règne entre les automatistes et la critique et qui mettra fin à la couverture médiatique entourant Refus global un an à peine après sa parution.

Alors que Pelletier et Dubuc ont chacun fait paraître, dans Le Devoir, un texte proposant deux évaluations divergentes de la valeur des diverses composantes du recueil[49] et qu’une discussion sur le sujet est sur le point de s’amorcer, les automatistes interviennent : « Nous croyons nécessaire, avant que ne s’engage définitivement une polémique […], de dénoncer la critique qui a failli, on ne peut mieux, devant REFUS GLOBAL, à adopter une position permettant de discuter l’essentiel de la question[50]. » S’ensuit une liste d’arguments que les automatistes « refus[ent] d’entendre », minant ainsi la discussion et révélant leur manque de confiance envers les critiques, auxquels ils reprochent autant de ne pas adhérer aux propositions de Refus global que de ne pas les condamner totalement. Si, dans sa première réponse, Pelletier « repren[d] point par point[51] » les questions et reproches soulevés par ses interlocuteurs pour clarifier son point de vue de manière plutôt posée, la seconde missive du collectif automatiste reçoit une réplique plus cinglante. Pelletier n’hésite alors pas à confronter les automatistes à leur propre contradiction et à l’impasse dans laquelle ils conduisent la discussion : « Voilà qui est clair. On vous invite à parler… mais on ne vous lira que pour la forme puisqu’on est convaincu d’avance (quelle confiance, quelle brûlante fraternité humaine !) que vous direz des sottises[52]. » Cet article sous-titré, de façon éloquente, « Dernier appel à la patience de nos lecteurs » témoigne de l’animosité qui existe entre les automatistes et la critique, laquelle compte pour beaucoup dans le silence qui finit par s’installer sur l’oeuvre. La critique, parfois apeurée[53], parfois rebutée par cette attitude intempestive, ne semble en effet plus vouloir traiter avec les automatistes, comme l’illustre une autre caricature de Robert LaPalme, parue en avril 1949, dans laquelle deux critiques murmurent à l’arrivée des automatistes au Salon du printemps : « Chut ! chut ! Voilà les automatistes[54] ! »

Moins lié au contexte qu’à l’attitude de certains individus, ce dernier facteur ayant contribué à l’effacement du recueil dans l’histoire culturelle met tout de même en lumière les effets d’une presse où les polémiques étaient encore chose courante, mais où les journalistes avaient toujours le dernier mot — c’est Pelletier qui met fin à cet « impossible dialogue » et interrompt la réception de Refus global.

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En somme, l’étude de la première réception de Refus global a permis de mettre au jour les facteurs qui ont contribué, dès sa parution, à former le discours dominant sur l’oeuvre, c’est-à-dire à resserrer le discours autour du texte éponyme (notamment en ce qui concerne le statut de son auteur) et à lui conférer un caractère subversif (en fonction non pas de son contenu, mais de sa conséquence : le congédiement de son auteur). Elle a aussi révélé ce qui a participé à l’effacement du recueil dans l’histoire, soit son caractère expérimental sur les plans matériel, disciplinaire et formel, ainsi que l’attitude de ses « piètres défenseurs », comme le soutient Jacques Dubuc[55]. Le cas de Refus global permet ainsi d’éclairer les tensions qui existaient, dans le champ culturel des années 1940, entre les diverses disciplines et entre des modes de lecture qui opposaient généralistes et spécialistes ; lecture éthique et esthétique ; critères de l’art moderne et de l’art traditionnel.

Plus largement, l’étude de la première réception de Refus global permet de réévaluer le topos de la rupture qui, à compter des années 1960, lui a été accolé comme oeuvre marquant l’entrée du Québec dans la modernité culturelle. D’emblée, sur le plan esthétique, ce n’est pas le texte éponyme qui bouleverse le plus radicalement les attentes du public des années 1940, mais la matérialité de l’oeuvre, sa pluridisciplinarité et les propositions esthétiques, tels les textes de Claude Gauvreau, qui correspondent difficilement aux schèmes interprétatifs et aux compétences des critiques de l’époque. Or ces composantes, tournées en dérision, minorées et soumises à un report de jugement, ne seront pas retenues dans l’histoire. Par ailleurs, le texte éponyme, aux dires de certains critiques, « n’est rien de bien neuf[56] » ; les idées antinationales et anticléricales qu’il contient ont déjà été énoncées par d’autres et sa forme, celle du pamphlet, ne bouleverse pas les conventions[57]. Aussi ce qui fait réellement « événement » et qui crée la rupture, c’est bien davantage le renvoi de Borduas que la parution du texte qui, somme toute, a donné lieu à peu de commentaires approfondis. La décision gouvernementale ainsi que les débats qui s’ensuivirent ont en effet fortement contribué à donner à « Refus global » le caractère subversif grâce auquel il serait relu postérieurement (notamment au moment de la mort de Borduas en 1960) en fonction du « grand récit » qui oppose la Grande Noirceur à la Révolution tranquille[58]. Sa dialectique qui condamne le passé au nom du présent et du futur (« Fini l’assassinat massif du présent et du futur à coup redoublé [sic] du passé[59] ») et qui annonce l’avènement d’une nouvelle ère (« nous entrevoyons l’homme libéré de ses chaînes inutiles[60] ») épouse en effet parfaitement ce récit quelque peu manichéen et triomphaliste qui se mettra en place dans les années 1960. Cette réappropriation du texte par l’historiographie du Québec moderne aura pour conséquence de compléter le processus métonymique caractérisant la réception du manifeste automatiste : le tout ayant cédé le pas à la partie, Refus global est devenu « Refus global ».