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Confortablement installé dans les savoirs et les préjugés de son époque, rien n’est plus aisé que de faire comparaître les défunts devant le tribunal de l’histoire[1].

Il est devenu assez commun d’envisager les années de la Révolution tranquille comme le moment qui départage l’histoire du Québec en deux temps : un avant, plongé, diraient certains, dans la noirceur et l’immobilisme imposé par la mainmise d’un clergé conservateur tout-puissant, et un après, où le peuple canadien-français devenu québécois se serait (enfin) libéré des chaînes de son passé catholique et du poids de sa mémoire pour entrer dans la modernité. Depuis la « modeste mais troublante tragédie[2] » que fut, selon les mots de Fernand Dumont, la genèse de la société québécoise jusqu’au lendemain de la Révolution tranquille, l’Église catholique a joué — pour le meilleur et pour le pire — un rôle de premier plan dans cette histoire du Québec qui n’a pas fini de s’écrire, contribuant grandement, selon plusieurs, à la survivance de la minorité francophone en Amérique du Nord, et façonnant profondément son rapport à la langue, à la culture et au politique[3]. Un rapport tout à fait particulier s’est ainsi installé au fil du temps entre la société québécoise et le catholicisme ; rapport marqué par une dette symbolique et par l’ambivalence, les tiraillements et les tensions qui en découlent inévitablement.

Plusieurs travaux de sociologues, de théologiens et d’historiens ont permis de nuancer certains postulats concernant la « rupture » qu’aurait constituée la Révolution tranquille, en montrant que cette coupure n’a pas été aussi nette que certains pourraient le croire ou le souhaiter. Ces nuances ont été apportées à la fois pour décrire l’époque qui précède cette période et pour évaluer ce qu’il en reste. On a pu notamment démontrer que les grandes réformes dont le Québec des années soixante a été le théâtre étaient en marche ou du moins en préparation au cours des décennies précédentes[4] :

Il appert que 1960 ne signe pas la sortie complète du catholicisme de la société québécoise, mais sa reconduite sous un autre régime de religiosité. Confondant fin du régime de chrétienté du Canada français clérical et fin du lien privilégié entre le catholicisme et la culture québécoise, plusieurs commentateurs ont surestimé les forces sécularisatrices ou laïcistes. […] Ce qui prit plus de 300 ans à construire ne pouvait pas tomber en une décennie[5].

Les questions complexes entourant la prégnance du catholicisme et les traces de ses vestiges dans le Québec contemporain, comme celles qui interrogent la diversité des liens qu’il a entretenus avec la nation au fil du temps, constituent un vaste champ de la recherche en sciences sociales. De nombreux chercheurs s’affairent en effet depuis quelques décennies à montrer en quoi notre héritage catholique, voire un certain sentiment d’appartenance des Québécois à cette religion, qui est aussi une culture, façonne le Québec d’aujourd’hui — ce dont quelques événements de l’actualité récente rendent bien compte, d’ailleurs[6].

On ne peut cependant en dire autant des travaux en études littéraires, où le traitement de l’héritage catholique par les écrivains québécois modernes demeure peu analysé. Ce manque d’intérêt est d’autant plus paradoxal que les oeuvres littéraires, dramatiques et cinématographiques qui reprennent, transposent et interprètent des aspects de cet héritage abondent depuis les années soixante : on pense bien sûr, entre autres, aux oeuvres de Jacques Ferron, d’Hubert Aquin, de Réjean Ducharme, de Victor-Lévy Beaulieu, d’Anne Hébert, de Marie-Claire Blais et, plus près de nous, à celles de Larry Tremblay et d’Hervé Bouchard, mais aussi au théâtre des Michel Tremblay, Normand Chaurette et Michel Marc Bouchard. On trouve également un travail d’interprétation de cet héritage dans les textes de nombreux poètes, tels Paul-Marie Lapointe, Fernand Ouellette, Roger Des Roches ou Denis Vanier, mais aussi dans ceux de François Charron, de Jean-Marc Desgent, de Carole Massé, d’André Beaudet[7]. Le cinéma n’est pas en reste si l’on considère les oeuvres d’un Bernard Émond, Jésus de Montréal de Denys Arcand et, plus récemment, Pour l’amour de Dieu de Micheline Lanctôt ou La passion d’Augustine de Léa Pool, dont les succès critiques et populaires témoignent de l’intérêt certain du public québécois à l’égard de cet héritage religieux.

Plusieurs ouvrages d’histoire littéraire mettent en lumière les liens entre le catholicisme et la littérature du Canada français[8], mais les travaux récents portant sur l’inscription de l’héritage catholique dans les oeuvres d’après la Révolution tranquille se font plutôt rares[9]. Quelques dossiers parus récemment en revues dans lesquels on se propose d’analyser les traces et les transformations de cette histoire religieuse demeurent encore pour le moment des exceptions[10].

Le rapport de la société québécoise au catholicisme n’en est pas un de pur rejet. Mais c’est un rapport certainement ambivalent dont on n’a pas fini de prendre la mesure. On pourra avec ce dossier, espérons-le, démontrer que le traitement de cet héritage par certaines oeuvres de notre littérature depuis les années soixante est particulièrement intéressant. Force est de constater, en relisant quelques oeuvres modernes et contemporaines, que le matériau catholique occasionne un ensemble de représentations et de détournements qui témoignent d’un désir de s’approprier les signifiants d’une histoire, pour les inscrire dans la fiction et les enjeux fantasmatiques qu’elle suscite. On doit dès lors se demander ce qui, du catholicisme — de son vocabulaire, de ses dogmes, rites et récits, de sa conception du temps comme de son rapport à la parole et à l’éthique, au sacré, à la culture populaire —, persiste à faire retour dans certaines oeuvres romanesques, poétiques, dramaturgiques et cinématographiques. Comment les écrivains et les cinéastes québécois ont-ils interprété, analysé, profané ou tenté de reconnaître et d’assumer cet héritage (que ce soit par des récits tournés vers le passé ou inscrits dans un présent hanté par les restes tenaces ou ténus de ce passé) ? Voilà les questions parfois complexes autour desquelles il nous a paru important de regrouper quelques chercheurs.

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« Destins de l’héritage catholique » dit bien la visée de ce dossier qui s’intéresse aux formes qu’a prises et que prend encore aujourd’hui un tel héritage dans les oeuvres littéraires ; destins pluriels d’un héritage variant d’une oeuvre à l’autre. Les articles réunis ici, et dont l’ensemble n’a pas la prétention d’être exhaustif, analysent la fonction donnée par les oeuvres aux matériaux catholiques (Verbe, Incarnation, liturgie, vertus théologales, confession, prière, profanation, possession, entre autres), que ces matériaux soient profondément inscrits dans la mémoire ou qu’ils soient vidés de leur substance, réduits à l’état de simples débris dont on ne peut, semble-t-il, faire l’économie. Il est par ailleurs heureux que les oeuvres convoquées appartiennent à des genres divers (roman, nouvelle, poésie, dramaturgie, cinéma) et proviennent d’auteurs issus de générations différentes.

Le dossier s’ouvre sur trois historiettes de Jacques Ferron toujours « inédites » depuis leur parution entre 1979 et 1981 dans L’Information médicale et paramédicale, revue à laquelle Ferron collaborait régulièrement. Ces historiettes, retranscrites par Luc Gauvreau, appartiennent à un ensemble actuellement en préparation en vue de la publication d’un recueil. Elles ont été choisies par Jacques Cardinal, qui les présente en soulignant la contribution originale du romancier à l’interprétation de l’histoire du catholicisme au Québec[11]. On pourra de plus consulter l’inventaire d’un fragment de la bibliothèque personnelle de l’écrivain, à savoir la compilation et le classement des ouvrages religieux lui ayant appartenu. Ces titres ont été rassemblés en une bibliographie par Luc Gauvreau, qui signe la présentation et l’analyse de cet inventaire. Outre le fait qu’elle révèle tout un pan de la documentation ferronienne, cette analyse nous permet de découvrir l’intérêt que représente pour la recherche l’inventaire commenté d’une bibliothèque personnelle d’écrivain.

Dans le premier article du dossier, Anne Élaine Cliche propose une relecture des Enfants du sabbat d’Anne Hébert, roman qui présente une certaine fiction de l’histoire du Québec des années trente et quarante à partir de diverses références sur la sorcellerie en France et en Nouvelle-France. Si l’on a pu dire et redire qu’il s’agit dans ce livre de « congédier » le catholicisme (représentant de la mort) par la force du désir et de la vie sauvage incarnée par la sorcière Julie (représentante de la vie), l’article montre que le roman révèle plutôt à quel point la violence pulsionnelle et mortifère de la sorcière est indissociable du catholicisme et des matériaux qu’il charrie.

Publié lui aussi à une époque où les institutions catholiques ont déjà considérablement perdu de leur force au Québec, Le loup de Marie-Claire Blais est l’un des premiers romans québécois à disposer du catholicisme à titre d’héritage culturel. Comme l’indique François Rochon, c’est à partir de cet héritage que se révèlent l’homosexualité et la quête dans laquelle est engagé le narrateur. L’auteur de l’article souligne que dans cette oeuvre se rencontrent deux forces longtemps considérées comme étant irréconciliables au Québec, et ce, sans que l’une ou l’autre ne s’y trouve condamnée, parodiée ou subvertie.

La profanation et le blasphème appartiennent incontestablement au christianisme. Les écrivains québécois n’ont pas manqué d’emprunter ce registre, qui témoigne souvent chez eux d’un désir de réinvestir la dimension éminemment corporelle de cet héritage (l’Incarnation ayant donné lieu dans l’histoire de l’art et dans l’histoire littéraire à des enjeux pulsionnels et sacrificiels). Dans « Le verbe crucifié », Denise Brassard montre comment blasphème et profanation opèrent dans les oeuvres du poète Roger Des Roches, où se remarque (comme chez d’autres, dont Denis Vanier) un lieu d’« actualisation de la figure christique » (p. 92). L’analyse de quelques poèmes récents permet de voir comment cette figure occasionne un travail de deuil pour l’assomption d’une identité (personnelle, voire collective).

La figure christique occupe aussi l’oeuvre de Larry Tremblay (voir Le Christ obèse). Céline Philippe souligne cependant que la référence au catholicisme intéresse le dramaturge depuis longtemps. À travers une relecture de The Dragonfly of Chicoutimi (1995), où les intertextes liturgiques et bibliques donnent à la confession de Gaston Talbot une résonance prophétique, cette analyse dégage du récit de rêve, qui occupe une place centrale dans le texte, les registres de la culpabilité et de l’appel au jugement qui donnent à ce monologue sa texture performative et catholique.

Il était sans doute nécessaire de recourir aux travaux de Marcel Gauchet pour effectuer un bref survol historique du catholicisme dans le Québec du xixe siècle. C’est ce que fait en ouverture de son article Stéphane Inkel, qui recourt à la définition gauchetienne du christianisme comme « religion de la sortie de la religion » dans Le désenchantement du monde[12]. L’auteur émet l’hypothèse que la posture d’extériorité du Québec à l’égard de l’histoire, et « qui se cristallise au lendemain de l’échec du projet politique des Patriotes » (p. 129), est tributaire du catholicisme. De là, il s’intéresse à la « mémoire problématique » dans l’oeuvre de Gaétan Soucy et aux « pratiques de la défaite » dans Atavismes de Raymond Bock pour exposer le renversement qu’elles mettent en scène. Ce traitement de la « périphérie » s’effectue aussi dans les films de Denis Côté, en particulier Carcasses, qui permet d’en cerner toutes les composantes.

Le cinéma occupe une place dans ce dossier, qui se clôt avec l’étude que le sociologue Jean-François Laniel propose de la trilogie sur les vertus théologales de Bernard Émond. L’auteur met en évidence le fait que, si le cinéaste affirme l’importance du catholicisme dans le monde d’aujourd’hui, il n’arrive pas pour autant à proposer (comme il en a le projet) une solution laïque au vide laissé par le silence de Dieu. L’analyse le conduit à se demander « si la trilogie […] de Bernard Émond ne participe pas malgré elle du désenchantement du monde qu’elle déplore, tant est grande la misère qu’on y décrit, tant sont nombreux les doutes qui pèsent sur la croyance catholique pourtant jugée nécessaire » (p. 159).

Il importe pour une nation de reconnaître sa dette à l’égard de l’histoire. La nation québécoise est issue du catholicisme. Il lui revient donc d’en travailler et d’en analyser la matière, qui n’est pas que théologique et figurative, mais aussi, et peut-être surtout, discursive.