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La régionalité se définit fréquemment par ce qu’elle n’est pas : elle est l’autre de la grande ville, c’est-à-dire un espace de faible densité démographique, mais également situé à une certaine distance des centres urbains. La régionalité laisse ainsi imaginer une alternance de petites villes, de villages séparés par des champs, des forêts, ou encore des rivières, des montagnes ou tout autre accident topographique. À travers l’histoire littéraire québécoise, ces petites villes ou villages ont parfois condensé, en leur seul nom, cet imaginaire, plusieurs oeuvres majeures les ayant pris pour cadre, ainsi que l’a sommairement retracé l’introduction de ce dossier. Le « village a beaucoup fait rêver et réfléchir[1] », écrivait Pamela Sing dans un ouvrage qu’elle a consacré aux Villages imaginaires en 1995. Elle ajoutait : « Mais faudrait-il dire que le “village” qui, autrefois, faisait rêver est aujourd’hui ce malgré quoi on rêve[2] ? » Alors que depuis quelques années, la critique[3] ne manque pas de remarquer la reviviscence des régions et de la petite ville, voire du village dans le roman québécois contemporain, les propositions théoriques de Pamela Sing sur l’imaginaire du village méritent d’être redécouvertes et relues à la lumière de cette sensibilité renouvelée aux périphéries. La constellation romanesque assez disparate qui rassemble les univers de Samuel Archibald[4], de William S. Messier[5], de Gabriel Anctil[6] ou de François Blais[7] s’ancre volontiers dans des lieux pourvus de référents. Chicoutimi version années 1970 est recréé chez Lise Tremblay dans La soeur de Judith[8], et version années 1990 chez Geneviève Pettersen dans La déesse des mouches à feu[9]. Myriam Caron dépeint Sept-Îles comme une ville dont les jeunes semblent frappés par une détresse endémique dans Génération pendue[10]. Par ailleurs, la critique n’a jusqu’ici pas souligné les points communs que partagent les communautés qui peuplent les pages de Perrine Leblanc[11], d’Audrée Wilhelmy[12] ou de Christian Guay-Poliquin[13]. Ces auteurs créent de toutes pièces ces lieux imaginaires, mais qui ont en partage avec ceux que j’ai précédemment mentionnés les critères d’éloignement et d’exiguïté.

Au cours de mes recherches, j’ai d’abord pensé qu’il était paradoxal d’aborder la régionalité par le biais de la petite ville ou du village. Une telle approche ne revenait-elle pas à déceler les signes d’urbanité au sein de la régionalité ? Parler de « la ville en région », était-ce convoquer un oxymore ? Il m’apparaît à présent que ce n’est pas le cas, dans la mesure où le village ou la petite ville de région ne suscitent nullement le même imaginaire que la métropole et qu’à cet égard, la figure du village est bien plutôt une métonymie de la régionalité. Le village condense en effet un certain nombre de traits, de caractéristiques qui permettent de cerner le concept plus fuyant qu’est la régionalité. C’est donc cette figure du village comme métonymie de la régionalité que je chercherai à sonder dans ces pages. Comme bien des métonymies, la portée iconique du village comme archétype de la régionalité tend à masquer la diversité de ce que ce terme recouvre et indique une première tension intrinsèque à cet objet, tension entre singularité et généricité. En effet, chaque village vaut par son côté pittoresque et unique[14]. En ce sens, le village promet toujours la singularité absolue de l’expérience, que celle-ci soit liée à son environnement précis, à sa culture et ses traditions, ou encore aux souvenirs personnels qui y sont attachés. Mais sous la diversité des apparences se décèlent aussi des tendances, des schèmes de pensée qui se retrouvent d’un village à l’autre, indiquant une certaine généricité du concept. Sur un mode ludique, tel est bien ce que souligne le narrateur de La garçonnière de Mylène Bouchard. Il remarque ainsi que

[s]ur une carte topographique, l’Abitibi et le Lac-Saint-Jean se situent à la même hauteur : quarante-huitième parallèle Nord. Curieusement, aucune route ne les relie. L’Abitibi et le Lac-Saint-Jean sont aussi deux régions où les habitants développent des qualités intrinsèques analogues, comme s’il était possible de ressembler invariablement à tous les êtres vivants sur le même parallèle, qu’importe le continent[15].

Dans sa très grande bigarrure de styles et de propos, le roman québécois démontre un intérêt notable — à défaut d’être continu à travers l’histoire littéraire — pour l’imaginaire du village. Alors que la régionalité a surtout été abordée et étudiée dans les genres narratifs, j’aimerais à mon tour explorer cet imaginaire du village, mais au sein d’un recueil de poèmes, qui précisément ne repose pas sur le principe narratif. Comment la poésie se saisit-elle de la régionalité, et notamment de l’imaginaire du village ? Le récit est-il évacué, ou peut-on le percevoir, le reconstruire, selon des paramètres différents de ceux jouant dans le roman ? Mais surtout, la représentation du village en poésie participe-t-elle du même imaginaire que le roman, ou propose-t-elle des significations très différentes ? Telles sont les principales questions qui guideront ma lecture de Vivre à Poets’ Corner[16] de Marcel Labine.

Partons du premier signe : le titre du recueil qui est aussi un toponyme, c’est-à-dire bien souvent le premier signe que l’on perçoit en arrivant dans une localité. Une référence culturelle s’impose : le nom dont Labine affuble la localité qu’il imagine est emprunté au « Poets’ Corner » de l’abbaye de Westminster, où sont enterrés plusieurs poètes britanniques de renommée. Le poète reprend donc ce nom référentiel, mais pour en faire tout autre chose : un village déserté. Plusieurs indices concourent pour laisser penser qu’il s’agit d’un village situé à la frontier[17], quelque part en Amérique du Nord, c’est-à-dire un village de pionniers ayant émergé subitement grâce à l’exploitation de ressources locales ou ayant fonctionné comme interface commerciale avant de se vider et de tomber dans l’oubli de façon tout aussi brusque.

Ma lecture de Vivre à Poets’ Corner se situera à la confluence de trois théories. Tout d’abord, le concept d’imaginaire du village proposé par Pamela Sing se prête bien à la lecture d’un recueil de poèmes échappant à la mise en récit. En m’appuyant sur ses fondements théoriques, je montrerai comment le Poets’ Corner de Labine met en place une Stimmung propre au village. Mais du fait que Poets’ Corner est abandonné, sa Stimmung est colorée par des caractéristiques propres aux villages ou aux petites villes d’Amérique du Nord, auxquels s’est intéressé Pierre Nepveu. Dans son essai « Le complexe de Kalamazoo[18] », l’auteur d’Intérieurs du Nouveau Monde identifie notamment le traitement des lieux communs, l’éloignement, la difficulté, voire l’impossibilité à s’inscrire dans la durée ou à développer une identité et une esthétique dans ces improbables espaces littéraires. Enfin, je suggérerai une dernière approche grâce à une autre localité du Michigan : Escanaba, ville tout aussi réelle que Kalamazoo, mais transfigurée et déplacée par Maurice Henrie dans son roman Une ville lointaine[19]. Dans son essai Le fantasme d’Escanaba[20], François Paré a repris la ville imaginée par Henrie pour décrire la carence ontologique de tels villages ou villes dont l’imaginaire est profondément travaillé par la diaspora, le vide et la mort. La parenté entre le Escanaba de Henrie et le Poets’ Corner de Labine me paraît remarquable à plusieurs égards. En m’attardant à la fois sur les poèmes à tendance descriptive du recueil de Labine et sur ceux offrant une réflexion métalittéraire, j’entends examiner comment « les paysages inhospitaliers de Poets’ Corner » (VPC, 45) donnent prise au langage poétique en ces lieux de confins.

LA STIMMUNG DU VILLAGE

Qu’elle analyse des textes aussi différents que ceux d’Édouard Montpetit, de Jacques Ferron ou de Jacques Poulin, Pamela Sing, dans la perspective sociologique qu’elle adopte en partie, souligne l’importance de la communauté, de l’entraide, de la compréhension mutuelle et du sentiment d’appartenance qui caractérise le village, que celui-ci soit traditionnel, moderne ou postmoderne. Mais elle va plus loin, puisant aux sources anthropologiques du concept de village :

[L]a terre où prend racine le village est valorisée non seulement comme un espace physique, mais aussi, et sinon surtout, comme un espace mental. Le village fait rêver. Il est fait de la matière qui constitue les croyances, les souvenirs, les traditions et les mythes, et qui exalte les passions, magnifie les tâches[21].

En cela, « penser le “village”, c’est déceler les structures mentales du groupe qui l’habite[22] ». Le Poets’ Corner de Labine est doté d’une forme de mémoire, mais qu’on pourrait qualifier d’inaboutie. Le poème « Place des souvenirs » commence ainsi, le premier vers semblant prolonger le titre :

la rue principale se terminait où celle-là débutait.

aboutissement de la mémoire, le milieu de leur monde

se nourrissant de commémorations et de fêtes intimes.

[…]

on a pu leur reprocher l’échec qu’ils ont subi. « défaite

et honte » devint la devise qu’ils eurent le détachement,

l’audace de graver sur l’écorce du hêtre, à l’entrée.

VPC, 24

Mémoire inaboutie car, n’ayant eu le temps de se déployer, de se ramifier et de se magnifier dans les consciences, celle-ci achoppe dans le vide, comme la rue principale s’évase sur cette place de rituels communautaires qui ne semblent pas bien ancrés. De toute évidence, le village a tenté de s’inscrire dans la durée, de se donner une mémoire collective, mais le présent de l’écriture — moment où le village est déjà déserté — confirme que cette entreprise, si elle a fait rêver, n’aura pas donné prise à toutes « les croyances, les souvenirs, les traditions et les mythes » qui forment, selon Pamela Sing, les fondements anthropologiques du village. Par contre, d’autres éléments de sa réflexion (« espace physique » et « espace mental ») semblent plus prégnants dans l’imaginaire de Poets’ Corner. Si la durée, la mémoire et la métaphysique n’y ont que peu d’emprise, Marcel Labine confère une présence et une matérialité très denses à ce village. Ainsi, de nombreux poèmes du recueil sont conjugués presque exclusivement à l’imparfait ou au passé simple, temps du révolu. Les textes prennent la forme de dix à quinze vers plutôt longs (environ 14 pieds en moyenne) et dont la syntaxe n’est presque pas altérée. De temps à autre, un texte en prose vient s’intercaler entre ceux en vers. De cette forme et de ce rythme de poèmes dont on pourrait croire, à l’oreille, qu’ils ne sont pas versifiés résulte une vive impression de prosaïsme, impression renforcée par les sujets des poèmes. En effet, de nombreux poèmes ont pour titre un nom de lieu public : « Face au premier cimetière » (VPC, 12), « Ce qui tenait lieu de palais de justice » (VPC, 13), « Restes de la bibliothèque » (VPC, 14), « Marché public » (VPC, 35), « Les quais » (VPC, 120), etc. Cette composition qui dédie chaque poème à un lieu — ou à ce qu’il reste de ce lieu comme certains titres le laissent clairement entendre — crée tout d’abord l’impression que le recueil fonctionne à la façon d’un guide touristique ou d’une archive municipale. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’étant donné la taille modeste du village, ces lieux sont dépourvus de réels noms propres, d’identité — ils ne sont définis que par leur fonction. Tout se passe comme si le Je lyrique guidait lectrices et lecteurs à travers les rues de ce village inventé de toutes pièces, mais qui gagne singulièrement en vraisemblance grâce aux descriptions de bâtiments ou d’emplacements qui se succèdent au fil du recueil, et finissent par former une géographie complète. Par ailleurs, le fait que le recueil présente page après page des lieux publics pour la plupart, c’est-à-dire des espaces communs que les habitants partageaient, illustre l’importance de la communauté et du sentiment d’appartenance. Ces valeurs sont affirmées dès le premier poème, « Hinterland », qui résume ce qu’aura été Poets’ Corner :

Ils marchèrent donc dans la jonchée et les marais,
[…] ils y fondèrent
Poets’ Corner, planche après planche, pierre sur pierre,
Une brique à la fois, acier contre verre, s’y mirèrent
Quand l’hiver détruisit ce qu’ils avaient bâti,
Au creux du vallon, à l’abri. Disséminés parmi la flore,
Entre les feuilles, tels les faunes cachés d’une diaspora,
Ils quittèrent, abandonnant sans raison gîtes et demeures.
Ils ne laissèrent derrière eux que des spirales,
Des tourbillons de matières rendues inertes.

VPC, 11

Ce « ils » à la fois pluriel et anonyme revient régulièrement au cours du recueil. Pour l’instant, il laisse imaginer un groupe de pionniers avançant péniblement dans un espace inconnu et peu amène, et suggère le début de la fondation du village. Mais dès ces premiers vers, on comprend bien vite qu’il ne sera pas question d’un récit épique de fondation, puisque ce groupe sans identité se disperse bientôt, ne laissant que des traces matérielles, celles précisément que le Je s’emploie à décrypter au fil des poèmes.

Vidé des habitants qui le bâtirent et lui donnèrent une âme pour un temps, le village déserté peine même à retenir ce « ils » anonyme. Bientôt, seules demeurent des tournures impersonnelles qui produisent un effet généralisant et normalisant : « l’impersonnel établissait son règne » (VPC, 104 ; je souligne) ; « L’errance emprunte l’artère principale,/Elle s’ouvre, sans entrées perpendiculaires. » (VPC, 154 ; je souligne) Le recours à des termes abstraits montre qu’il ne reste que des mots délestés du poids du monde, des concepts sans épaisseur, ce qui est explicitement confirmé par le texte : « La communauté, en exil d’elle-même, se sera rabattue sur la multitude, l’impersonnelle diction, la langue n’appartenant à personne. » (VPC, 152) À travers ces vers, on perçoit combien le village, comme structure anthropologique, est fragile. Si les espaces communs semblent indiquer que l’individu s’y sent appartenir à une collectivité, leur abandon indique que ces espaces n’ont pas suffi à tisser de façon durable les liens communautaires de sorte que soit assurée la pérennité du village. Dans l’optique de prolonger les réflexions de Pamela Sing, on pourrait dire que le village est un espace en tension : il atteint son point d’équilibre lorsqu’il permet justement à chaque individu de se sentir inclus dans la communauté, de se sentir appartenir à un ensemble plus grand, où chacun est encore soi avec les autres. En revanche, si ce sentiment est compromis, les liens se délitent et le village se désagrège. Dans l’excès inverse, si le groupe prend préséance sur la singularité de chacun et chacune, si la communauté devient simplement le nombre et dissout les individus dans la masse statistique, l’anonymat et autres lignes médianes d’un groupe devenu interchangeable avec d’autres, le village meurt aussi, pour se transformer alors en une autre entité (espace citadin, banlieue, quartier, espace mixte, etc.) reposant sur d’autres paramètres. Le village, ensemble de taille modeste, mais identifiable, détaché d’autres ensembles, et doté d’une certaine cohérence (géographique) et autosuffisance (institutionnelle, commerciale, etc.), se présente véritablement comme une structure anthropologique douée dès ses débuts d’une forme de cohésion, mais appelée à évoluer dans le temps. Le village exacerbe ainsi les paramètres du vivre-ensemble : autant il permet d’en apprécier pleinement les avantages, autant il peut en accentuer les défis. À la fin de son ouvrage, Pamela Sing lance quelques perspectives d’études sur d’autres « villages » inventés parfois en plein coeur de Montréal — pensons notamment à l’oeuvre romanesque de Michel Tremblay. Le village repose alors sur l’adhésion volontaire, « le sentiment de communion qui caractérise les différents groupes représentés dans le roman, les uns réunissant des gens de différentes ethnies, les autres, ceux de différentes classes sociales, voire de différents plans de la “réalité”[23] ».

IMAGINAIRE DE LA CARENCE : VIVRE ET ÉCRIRE L’ABANDON

Parmi les nombreux et différents essais que rassemble Intérieurs du Nouveau Monde, « Le complexe de Kalamazoo » occupe une place singulière. Si cet essai en particulier a été commenté à bien des reprises depuis sa parution, c’est entre autres parce qu’en proposant un circuit de lecture étendu dans le temps et dans l’espace, il saisissait une image du Nouveau Monde que chacun connaissait plus ou moins, mais qui n’avait jamais été analysée, ni même problématisée. Je rappelle brièvement la teneur du propos : « Des milliers de villes petites ou moyennes de l’Amérique du Nord, au Québec, au Canada ou aux États-Unis, incarnent, tout autant que les “grands espaces”, quelque chose d’absolument typique de la vie en Amérique[24]. » Nepveu a ainsi relevé le caractère générique, sériel de ces localités. Ainsi, « [l]es petites villes d’Amérique semblent ouvertes à tous les vents, leur caractère improvisé et composite ne traduit aucunement une originalité bariolée et créative, mais plutôt une précarité générale de la culture et de l’habitation de l’espace dans le Nouveau Monde », ce qui fait de ces petites villes « des lieux amochés, assez informes et le plus souvent mal aimés, en même temps que des objets littéraires hautement improbables[25] ».

« Kalamazoo » est désormais le nom aux résonances autochtones[26] par lequel on identifie ce topos littéraire du village ou de la petite ville en région. Si les travaux de Pamela Sing envisagent le village comme concept anthropologique, les réflexions de Pierre Nepveu en font un objet sémiotique dont Kalamazoo serait l’archétype à l’imaginaire longtemps refoulé. Cette localité du Michigan emblématise ainsi la médiocrité commune aux petites villes. Le Poets’ Corner de Labine est un Kalamazoo parmi d’autres. De fait, si Poets’ Corner formait une communauté identifiable, elle n’en serait pas pour autant remarquable ni originale. Symptomatiquement, les lieux qui donnent leurs noms aux titres des poèmes sont des lieux génériques qu’on retrouve dans n’importe quel village, souvent conçus de façon très comparable : « Poste restante », « Grand hôtel », « À la gare ferroviaire », « Le pub », etc. Autant de lieux publics génériques présents dans chaque petite localité, ainsi que le soulignait Pierre Nepveu à partir de l’exemple de Kalamazoo :

[L]es petites et moyennes villes d’Amérique ont un air de famille, peu importe où l’on se trouve. Il peut s’agir de laideur (celle-ci crève souvent les yeux), mais plus généralement de la répétition banale des mêmes abords, commerces et bâtiments, des mêmes modes de vie, de cette désorganisation de l’espace et de l’architecture[27].

Si ces jugements peuvent paraître subjectifs, sévères ou urbanocentriques, ils donnent appui à une belle réflexion sur « la mélancolie propre à la petite ville[28] », mélancolie qui « est aussi une manière d’être et de vivre[29] », fondée sur un sentiment d’« intimité »,

une absence de monumentalité qui est aussi un gage de proximité, de vie simple, vouée aux affaires courantes. Il ne viendrait pas à l’esprit du voyageur d’affirmer que Kalamazoo est une belle ville : elle est un lieu humain sans grand caractère, à la croisée des routes, un pur ici sans raison d’être sinon sa propre existence. Elle émeut par cette ténacité fragile et insensée, en même temps qu’elle suggère l’éphémère, une disparition possible[30].

À cet égard, les noms de Kalamazoo et de Poets’ Corner sont interchangeables. Ténacité et médiocrité sont les deux faces d’une même pièce pour ces villes. Il importe de souligner que les propos de Nepveu, s’ils portent en partie sur l’apparence esthétique (plan d’urbanisme, architecture publique et privée, espaces verts, etc.), ont surtout trait aux effets sur la vie intérieure des habitants : quelles conceptions de la beauté développer en tels lieux ? Comment les habiter au sens plein, non juste physiquement, mais aussi sur les plans mental et imaginaire ? Dans l’avant-propos de son ouvrage, il établissait ainsi son objet d’étude :

« Intérieurs » : ce terme doit être entendu dans un sens physique, spatial : habitations, lieux de réclusion ou de sédentarité, paysages intimes, chambres et villes ; et dans un sens psychique : espace subjectif, expérience non fusionnelle d’une pensée séparée du monde et cherchant à l’appréhender, résistance à l’appel du lointain et aux élans dionysiaques. D’où la place importante que je fais ici aux femmes, […] car les grands mythes américains, parmi lesquels s’inscrit celui du pays québécois, se sont souvent définis comme une épreuve virile, déterminée (dans l’enthousiasme ou le désespoir) par le désir d’expansion et de conquête : coureur des bois, voyageur, pionnier, conquistador, cowboy, gaucho, fazendeiro[31].

J’ai souligné que Poets’ Corner faisait penser à un village de frontier en raison de son éloignement et de son peu d’enracinement dans le temps et dans l’espace ; cependant il est tout aussi vrai que le recueil ne cherche nullement à exploiter l’imaginaire viril de conquête et ses diverses figures emblématiques qu’énumère Nepveu. En cela aussi, le recueil de Labine semble concorder avec le projet du critique. En effet, le Je lyrique essaie de faire émerger de l’oubli et de la poussière les traces laissées par les habitants, ce dont leurs vies étaient tissées, plutôt que de produire un récit épique du lieu-dit. Il s’attarde ainsi aux rares lieux de culture qui permettraient d’imaginer une riche vie intérieure. Cependant, les rares pièces du « Muséum » ne témoignent que d’une flagrante absence de goût :

La pièce rectangulaire ne recelait que des chromos :
Scènes émues, coteaux de luxe. Le vernis ne cachait pas

La crasse accumulée. Nulle école en vue, ni maîtres
Ni noms. L’art selon les amateurs. La masse démocrate.
[…]

La série montrait une porte, le sol de terre battue,
trois fenêtres. Du brouillard montait d’un étang.

Les clichés verdâtres, maculés de chiures de mouches,
Laissaient voir un seul mot, au bas, à droite : « Pond. »

VPC, 15

Les lectures des habitants de Poets’ Corner ayant été à la hauteur de leurs goûts picturaux, la « Librairie d’occasion » n’a que peu à montrer : « Sur l’étagère la plus haute, les codex que nul n’a lus » (VPC, 23) ; « Rien n’amuse : le sérieux et l’institution, pas plus./Leur culture étriquée n’a pu survivre aux amputations./La circulation des choses et des livres s’arrêta net. » (VPC, 23) On ne retrouve finalement, « près du sol », que des « livres de recettes et magazines » (VPC, 23). Le destin de la bibliothèque est encore plus funeste puisqu’elle est détruite par « la peine maximale   feu » (VPC, 14) :

l’odeur fumée du papier des milliers des millions
des pages sans autre horizon que le carbone aux narines
racornies bûcher de cèdre pulpe à l’agonie Dewey
l’inclassable Babel le savoir répandu sur le parquet

VPC, 14

Le poème ne dira pas s’il s’agit d’un accident ou d’un autodafé. Le sujet est seulement témoin de cette « humiliation publique » (VPC, 14) que sont, selon le titre, les « Restes de la bibliothèque ». À travers ces exemples se dessine un imaginaire du village pris en tension : d’un côté, il peut être synonyme de simplicité, de pragmatisme et d’un prosaïsme de bon aloi. Le village ne ment pas : qu’il s’agisse de « klaxons et vapeurs d’essence » (VPC, 59) ou de « cette structure rongée/De part en part » (VPC, 42), ses paysages, bruits, odeurs et textures ont un poids de réalité, une présence concrète incontournable : « personne n’attendait des métamorphoses/de la matière autre chose que le ravissement/des yeux et la paix publique » (VPC, 121). On ne peut le soupçonner de faire office de miroir aux alouettes, comme les vitrines ou les façades étincelantes des gratte-ciel des métropoles. Mais d’un autre côté, cette beauté un peu simple peut rapidement se dégrader et devenir la source d’une absence de sens qui paraît aussi irrémédiable que désolante, tel que l’illustre le poème « Parc central » :

Il y a tant de pavés disloqués qu’aucun souvenir
Ne vient lorsque les pieds raclent le sol, en avançant.

L’architecte qui en dessina les plans ne dévoila rien,
Ne formula nul propos qui aurait rendu l’espacement

Des allées et des bancs plus intelligibles aux marcheurs,
Aux curieux attirés par l’assurance d’un délassement.
[…]

On sait, en l’état actuel des fouilles, qu’il n’y a ici
Rien de central, que cela n’est pas un parc.

VPC, 18

Le « Parc central » n’est en fait qu’un parc comme un autre, sans âme, et n’offre qu’un centre vide et élusif au village. Mais c’est peut-être le poème « Ce qui tenait lieu de palais de justice » qui formule le plus explicitement cette carence ontologique :

figure d’un monde poétiquement déchu un dépeuplement
l’analogie inhabitée édifice effondré sous ses alibis
veines colonisées alliance vermoulue poudre d’écorce
nul moyen d’y retrouver l’ombre d’une origine l’énigme
des débris l’insoluble la fuite qui n’est pas l’issue

VPC, 13

Il y a pire que l’abandon, semble suggérer le texte ; si nulle trace ne peut être trouvée, c’est l’existence même du village qui est remise en question : Poets’ Corner fût-il jamais vraiment peuplé ? Face à cette « énigme » (VPC, 13), le Je semble capituler. Par une espièglerie de l’auteur, le Je en viendrait presque à se désoler du fait que Poets’ Corner n’ait peut-être jamais existé… alors même que son caractère fictif est d’emblée évident ! Est-il possible de regretter un passé qui ne s’est pas même produit ?

AU BOUT DE L’ÉLOIGNEMENT : LE VILLAGE DISPARU

Cette problématique liant effacement, fiction et quête du passé a été explorée de façon différente, mais tout aussi stimulante dans une autre oeuvre. On se souvient sans doute du beau roman Une ville lointaine de Maurice Henrie : des habitants du village de L’Espérance, qu’on imagine être un village fictif du Québec lové depuis des siècles au sein d’une ancienne seigneurie, disparaissent. Leurs proches se lancent ensemble sur la route dans l’espoir de les retrouver, persuadés qu’ils sont tous partis pour Escanaba, ville réelle du Michigan, mais qui revêt des contours extrêmement vagues dans le roman. Le romancier la transpose en effet dans ce qui semble être les provinces (ou les États) de l’Ouest. On a l’impression que la ville est un mirage au milieu de la plaine et, de fait, les personnages n’arriveront jamais à la trouver.

Cette fable sur la disparition d’êtres chers est à l’origine d’une autre théorie que celle du « complexe de Kalamazoo » ; il s’agit du « fantasme d’Escanaba », théorisé par François Paré dans l’essai du même titre. Qu’apporte le « fantasme d’Escanaba » au « complexe de Kalamazoo » ? Comment passer du complexe qui conditionne l’individu ou la collectivité, souvent dans le sens de la contrainte, au fantasme qui laisse place à des pulsions, à des jeux de l’imaginaire permettant de reconfigurer le réel ? En somme, le « fantasme d’Escanaba » arrache « Kalamazoo », la petite ville, à son ici et maintenant. Pour aussi juste que soit l’intuition de Pierre Nepveu à isoler ce topos de la petite ville nord-américaine, l’auteur d’Intérieurs du Nouveau Monde, précisément parce qu’il s’intéresse aux figures de l’habitation du monde, insiste sur l’immobilité et la stabilité appauvrissantes de ce lieu. François Paré cherche de son côté des figures de la migration et de l’horizon en marche, en lien avec la diaspora canadienne-française à laquelle il réfléchit. En d’autres termes, Escanaba serait un Kalamazoo saisi dans l’Histoire, la mémoire, le récit et sa géographie environnante ; une petite ville rendue à toute son épaisseur de sens, à ses contradictions et à son inextinguible désir d’existence.

Le Poets’ Corner de Marcel Labine aura été, comme l’Escanaba de Maurice Henrie, un fantasme partagé par une collectivité. Dans les deux cas, le romancier et le poète reprennent à leur compte un toponyme existant, mais en font tout autre chose, les décalent de leurs référents. Ils deviennent alors des lieux imaginaires, qu’ils représentent comme lointains. Ils sont d’ailleurs tellement éloignés que les personnages du roman de Henrie ne trouveront jamais les routes permettant d’entrer dans son Escanaba, tandis que le Poets’ Corner de Labine semble à la fois figé et séparé dans un espace-temps, « antichambre de l’oubli » (VPC, 115), auquel ni le Je lyrique ni le lecteur n’a accès. Dans un cas comme dans l’autre, l’espace vaut comme distance au sens propre, mais aussi comme métaphore d’un temps qui ne passe plus et métaphore encore d’une distance psychique entre le lieu d’où est émis le récit (ou la voix poétique) et le village imaginé. Enfin, ce que le roman de Henrie ne fait que suggérer à demi-mot, le recueil de Labine le pose de façon plus explicite : ce village imaginaire qui hante les personnages (chez Henrie) ou le Je lyrique (chez Labine) est un lieu de disparition. Poets’ Corner, que ce soit à Londres ou dans la contrée imaginaire de Labine, est le lieu où la parole s’estompe et où règnent la pierre, la poussière et la mémoire de ce qui fut — autrement dit, la fin de la vie et du désir d’habiter, de fonder une communauté.

Le titre de Marcel Labine indique qu’il ne s’agit pas seulement de décrire Poets’ Corner, mais bien aussi d’y « vivre » au sens plein, de restituer justement ce que la vie a dû être en ce lieu. François Paré décrivait Escanaba comme « le lieu fantasmé de tous les recommencements identitaires dans l’espace diasporal francophone d’Amérique[32] ». Si Poets’ Corner procède bien d’un semblable mouvement fantasmatique, d’un même désir d’inscription dans le temps et dans l’espace, il faut cependant constater que ce mouvement ne dirige pas vers une renaissance ou un recommencement, mais au contraire, contraint à regarder ce qui fut et n’est désormais plus. La seule naissance ou création à laquelle on assiste est celle du recueil en train de s’écrire, du poète se retournant sur son oeuvre en cours pour l’interroger, mouvements qui sont textualisés dans deux séries de poèmes, « La réalité » et « La situation réelle », numérotées chacune de 1 à 6, et dont les poèmes sont disséminés au sein du recueil : « Je ne rédige et ne dessine qu’une géographie verbale. Elle n’apparaît sur aucune carte, mais ses contours, approximatifs, sont visibles au regard qui s’y pose le temps nécessaire. En fait, Poets’ Corner n’est habité et n’est habitable que par le langage en personne. » (VPC, 45) Pour Labine, il ne fait nul doute que Poets’ Corner est aussi un subterfuge, un laboratoire de pensée qui lui permet d’imaginer un autre fonctionnement communautaire, une autre façon d’habiter et de créer que celles de notre monde qu’il qualifie de « techniciste » (VPC, 105), bardé « de ses miroirs aux alouettes de dernière génération » (VPC, 105). D’où ses questionnements : « [O]ù faut-il regarder afin d’apercevoir la ligne d’horizon du paysage actuel ? En d’autres mots : où habitons-nous et qu’habitons-nous ? » (VPC, 105) Se situant dans la tradition heideggerienne de l’habitation poétique du monde par le langage, il explicite ainsi sa démarche de création :

Faire habiter Poets’ Corner suppose que, simultanément à la traversée de son espace virtuel, je fasse apparaître des lieux reconnaissables, disposés à favoriser l’expression de la communauté comme lorsque le besoin crée l’organe. J’assemble des bâtiments, mesure des espacements entre eux […], j’emprunte la voie du « comme si », la seule que je puisse suivre.

VPC, 67

Ce recueil croit certainement à « la plénitude/des mots » (VPC, 162). Le langage étant l’une des clefs d’une habitation du monde pleine et signifiante, celui-ci se trouve au coeur du lieu-dit abandonné. Mais aux yeux du poète, le poème est une forme qui apparaît parfois aussi désertée que le village :

Parfois je me mets à penser que le poème a perdu le sens de la communauté, qu’il ne subsiste que par des formes délocalisées, semblable à ces voix humaines que l’on entend à travers le filtre d’entreprises siégeant on ne sait où. Partout, nulle part, ailleurs, ici et l’on dit adieu à la géographie qui se meurt. […] Le village, la ville, des contingences déclassées aux valeurs dissoutes. Des voix sans corps, la réalité des viscères évacuée, paroles sans latitude ni longitude. […] L’idée du coin de pays n’est qu’une perte à ajouter au décompte des disparitions inexpliquées.

VPC, 56

Et l’on revient alors à « la mélancolie propre à la petite ville[33] » qu’évoquait Pierre Nepveu pour désigner cette déréliction qui passe inaperçue aux yeux et aux écrans du plus grand monde.

LES VOILES DE LA FIN

Au cours de cette réflexion, ce village imaginaire abandonné est apparu comme un tissage entre singularité individuelle et appartenance communautaire, comme un lieu paradoxal qui ressemble à tant d’autres, mais qui est pourtant absolument unique dans l’esprit et les mots du Je lyrique. Labine propose ainsi une conception complexe et équivoque du village et du tissu des relations humaines qui le sous-tendent — loin de toute caricature ou idéalisation. J’ai ensuite présenté ce lieu comme zone de carence à la fois ontologique et esthétique et suggéré que le village avait sans doute été construit dans une optique au contraire marquée par le pragmatisme et l’absence de méta- ou d’autoréflexion. Enfin, Poets’ Corner est apparu pour ce qu’il serait s’il existait réellement : un village abandonné des hommes et des mots, livré aux interminables distances, aux manquements de la mémoire et aux débordements de l’imagination :

Que faire lorsque les constructions des hommes
S’annulent une à une au fil du temps, deviennent,
Le moment venu, pièces d’archéologie, corps de pierre,
Si ce n’est de procéder à la remontée des draps ?

VPC, 162

C’est sur ces vers que s’achève le recueil, le village devenu lieu inerte que l’on cache sous un linceul. C’est-à-dire qu’après l’avoir fait disparaître au sens propre, on le fait disparaître métaphoriquement en le voilant pour le dérober à la vue, mais aussi en l’évoquant seulement à travers cet autre voile qu’est le langage. Avec Vivre à Poets’ Corner, Marcel Labine évoque un lieu-dit proprement invivable, voire dévitalisé, qui ne fut jamais qu’un lieu fabriqué, mosaïque de multiples souvenirs de différents endroits et invention d’autres éléments, à l’image de sa couverture[34] qui propose, au premier coup d’oeil, un paysage champêtre des plus banals : derrière un étang, un toit émerge à peine des hautes herbes de la plaine sous un immense ciel bleu où flottent des nuages blancs. Mais il apparaît rapidement que l’image est en fait un collage de plusieurs bandes horizontales, et donc le lieu représenté est factice, insituable et impossible ; une image trafiquée pour un lieu fabriqué.

Qu’a alors à nous apprendre le village conçu comme une métonymie de la régionalité ? D’une part, que sous la diversité des toponymes, le village (ou la petite ville en région) tend à présenter certains traits récurrents : un pragmatisme qui a préséance sur l’esthétique, la difficulté à s’inscrire dans la durée plus encore que dans l’espace, ou encore le développement d’institutions et d’espaces culturels qui favorisent la création d’une riche vie intérieure. Le village pose aussi avec une acuité particulière la problématique du vivre-ensemble et doit s’attacher à identifier ce qui le définit réellement comme communauté. Alors que bon nombre de romans québécois contemporains associés au néoterroir[35] ont pour caractéristiques de citer et de représenter très explicitement certaines villes, ou les environs de certains villages, bref, d’ancrer leur récit dans un espace précis, le recueil de Labine indique que cet ancrage régional référentiel n’est pas nécessaire pour produire un lieu qui reprend cependant plusieurs autres caractéristiques citées. Par ailleurs, si le terme « région » peut paraître renvoyer à un espace parfois un peu vague et recouvrir des réalités ou des modes de vie assez différents, le village ou la petite ville forment des condensés beaucoup plus tangibles, des lieux qui, sans nécessairement pouvoir être situés sur une carte, s’imaginent plus facilement, justement parce que leurs traits généraux tendent à être les mêmes. En ce sens, le village comme métonymie de la région, comme dénominateur commun de particularités régionales, est un concept intéressant en ce qu’il permet de faire apparaître points communs et spécificités. Dans le prolongement des recherches de Pamela Sing, il permet aussi des études diachroniques montrant l’évolution de ce concept anthropologique très ancien à travers les époques, mais aussi — et cela resterait à faire dans le domaine des études littéraires — à travers différents corpus littéraires sur le plan géographique. Par un jeu de voiles qui tantôt révèle, tantôt dérobe au regard du lecteur les traces de Poets’ Corner, Marcel Labine exemplifie comment certains topoï de la régionalité peuvent être réinvestis, en l’absence de récit clair, dans des concepts extrêmement stimulants sur le plan littéraire, qu’il s’agisse du rapport au réel, de l’effacement, de la distance ou encore de la réinvention. En situant le Poets’ Corner de Labine à l’intersection des théories de Pamela Sing (le village comme forme-sens), de Pierre Nepveu (se créer un monde intérieur dans un espace dépourvu de tout fondement littéraire ou culturel) et de François Paré (se réinventer ailleurs dans la mémoire de ce que l’on a quitté), il apparaît que l’écriture des espaces régionaux peut emprunter d’autres voies que la référence à un ancrage géographique prédéterminé et sclérosant sur les plans esthétique et idéologique.