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Ce qui m’a manqué le plus, après mon départ, ce sont mes marches avec Martha. Martha et moi, on a marché ensemble pendant quinze ans. On a commencé dès que les enfants sont entrés à l’école. Nous avions un trajet d’une heure. Nous contournions l’usine à papier et nous nous rendions au fleuve. Puis, nous revenions par le chemin de l’hôtel. C’est un très beau bâtiment en brique rouge. On aurait dit une sorte de manoir anglais planté là par erreur. L’hôtel avait été construit par la compagnie. Il abritait le meilleur restaurant de la ville. C’est là que j’avais passé ma première nuit dans le nord. Je me souviens, Jasmin et moi étions venus en avion. C’était le début de l’automne. À Montréal, la température était orageuse et chaude comme il arrive parfois. Dans l’avion de la compagnie, le pilote nous avait prévenus que ça allait brasser. Il faisait au moins quinze degrés de moins au nord. Et la température allait encore chuter. Au cours de la nuit, il y aurait peut-être des flocons. Je ne l’ai pas cru. Lorsque nous avons atterri, il y avait des vents de quatre-vingts kilomètres/heure. L’avion a tangué, puis s’est posé. Dans le petit aéroport, une famille d’Amérindiens attendait. Ils nous ont à peine regardés. Jasmin marchait devant et je l’ai suivi. J’étais mal à l’aise. Personne ne s’est adressé le moindre bonjour. Dans la chambre d’hôtel, où nous attendait du champagne, j’ai questionné Jasmin. Il n’avait même pas remarqué. Tout ce qu’il m’a répondu, c’est que c’était comme ça. Le soir même, le grand patron de la compagnie nous a reçus à souper. Il était venu directement de New York pour rencontrer Jasmin. Il nous offrait un pont d’or. La moitié de l’hypothèque de la maison serait assumée par la compagnie et nous habiterions dans le plus beau quartier de la ville. Celui qui domine toute la baie. À un moment donné, j’ai arrêté d’écouter. J’étais assise face aux grandes fenêtres qui donnaient sur le fleuve. La mer était agitée, il ventait très fort et on voyait des flocons épars qui fondaient sur la grève. La femme qui nous servait m’a dit : « L’automne vient de tourner ; dans deux semaines, c’est l’hiver. » Elle avait le ton de la fatalité.

J’ai raconté souvent cette histoire à Martha. Elle n’avait pas eu la même expérience que moi. Elle et Jean, son mari, étaient venus en plein été. Le soir de leur arrivée, ils avaient mangé à la terrasse de l’hôtel. Sur la côte, même en juillet, c’était exceptionnel. La terrasse était animée, il y avait plein de touristes. La côte les envoûtait comme elle nous a envoûtées, Martha et moi. Martha disait tout le temps : « Ici, on est à l’abri. » Je n’ai jamais su ce qu’elle voulait vraiment dire. Peut-être qu’elle croyait que tout ce qu’elle entendait aux nouvelles pendant qu’elle préparait son souper ne nous atteindrait jamais. Nous étions trop loin.

De toute cette vie, de ces vingt ans passés dans cette ville de la Côte-Nord, c’est Martha et le fleuve qui m’ont le plus manqué. Le silence de nos déambulations m’a manqué, les choses dont nous parlions et que l’on n’aurait jamais osé dire à personne dans notre entourage m’ont manqué. Son ardeur à parler de la mer et des baleines m’a manqué. Martha parlait souvent de son malaise à côtoyer les Amérindiens dans le petit centre commercial. Parfois, elle essayait de leur parler, mais elle se heurtait au silence et à la peur. Elle n’arrêtait pas de me répéter que ces gens avaient peur. Martha ressentait leur peur. Maintenant, quand j’entends tout ce qu’on dit sur leur passé, je me mets à parler à Martha. Je lui dis qu’elle avait raison, qu’elle avait vu juste. Martha, je lui parle tous les jours, comme si elle était encore là avec moi, et je crois qu’elle est là, même si chaque fois que je prononce son nom devant ma fille, elle a ce petit geste, juste un petit sursaut à peine perceptible. Elle a peur, ma fille, peur que je redevienne malade. Mais c’était il y a longtemps, cela va faire presque vingt ans. Je ne redeviendrai pas folle, la folie a été une étape et ma rédemption. Ça, c’étaient les mots de Martha, la rédemption, ma rédemption.

Martha est morte dans le nord, il y a un an. Ce matin-là, j’étais avec elle. Elle était inconsciente depuis trois jours. Jean était allé prendre une douche après sa nuit de veille. C’était la première fois que je revenais au nord depuis mon divorce et ce jour où j’avais pris l’autobus pour le sud avec seulement le linge que je portais et mon sac à main. J’ai passé les trois dernières semaines de la vie de Martha avec elle. Je faisais le ménage et les repas. Sa fille Mireille venait les fins de semaine. Sept heures de voiture pour venir voir sa mère. Je profitais de son séjour pour marcher et refaire les parcours que nous faisions, Martha et moi. Martha passait ses journées assise face au fleuve. Elle était calme, Martha qui mourait était la même Martha qui avait vécu et que j’avais connue. Elle n’était même pas révoltée. Son fils et sa fille étaient élevés. C’est ce qu’elle me répétait sans cesse. Une fois cela fait, nous, les femmes, on pouvait mourir en paix… C’est tout ce qui comptait. Pendant ces semaines, je lui ai parlé de l’année où je suis devenue folle et on a ri. On a ri comme lorsqu’on revenait des partys de la compagnie. Martha était moqueuse, elle se moquait de Jasmin, de Jean, des femmes des patrons. Elle arrivait à les imiter parfaitement. J’étais une des seules qui connaissait ce côté de Martha ; même devant Jean, elle faisait attention. Les hommes n’aiment pas trop qu’on se moque d’eux. Martha cachait une grande partie de sa vie à Jean ; pourtant, c’est un des mariages les plus réussis que j’ai vus. Selon elle, les hommes ne devaient pas tout savoir ; plus on les laissait dans leur monde, moins c’était compliqué. Lorsqu’elle s’était fait avorter à trente-neuf ans, il n’avait même pas su qu’elle était enceinte. J’étais allée avec elle. Nous avions prétexté une virée en ville.

Martha m’avait fait promettre de ne rien dire à Jasmin. J’ai tenu ma parole. Encore là, Martha a été Martha. Le soir, dans la chambre d’hôtel dont la fenêtre s’ouvrait sur le centre-ville, Martha m’a fait commander du poulet rôti, et je suis allée acheter une bouteille de vin. Elle était triste mais elle ne voulait pas de cet enfant. Et elle était certaine que Jean aurait insisté pour qu’elle le mette au monde. Il n’aurait jamais compris. Martha était honnête avec elle-même. Une honnêteté que je n’ai jamais rencontrée chez personne d’autre. Elle n’arrêtait pas de me dire que la vie ça ne se négociait qu’avec soi-même. Et elle n’a négocié sa fin qu’avec elle-même. Ce qui l’attristait le plus, c’était d’abandonner son jardin. C’était ça qui la taraudait. Un soir que nous mangions toutes les deux sur la petite table que j’avais installée près de son gros fauteuil, elle me l’a avoué. Martha avait réussi, à force de travail, à faire pousser des fleurs et des arbres qui, selon toute la science, ne pouvaient pas vivre si loin au nord. Elle avait passé des heures à étudier son terrain, à planter des arbres pour atténuer les bourrasques, et réussi à créer des zones à l’abri, plus chaudes. Son jardin, c’était son oeuvre et sa réussite. Là, elle allait mourir et elle savait que Jean vendrait la maison. C’étaient les seules fois où elle pleurait. Parfois, je l’ai appris en vieillissant, il n’y a pas de consolation possible. Je laissais Martha pleurer ses dahlias Evelyne en silence.

Je sais que Martha a imposé ma présence à Jean. Je l’ai senti lorsqu’il est venu me chercher à l’arrêt d’autobus. Il était mal à l’aise et ne savait pas comment se comporter. Il m’a fait savoir qu’il aurait pu engager quelqu’un, il en avait les moyens. Je l’ai laissé parler. Puis, je me suis retournée vers lui et je lui ai dit que Martha avait été une des personnes les plus importantes de ma vie et que je voulais être là. À mon arrivée, Martha nous attendait debout dans la cuisine. Elle était moins changée que je ne le craignais. Elle est descendue avec moi au sous-sol. Je voyais que descendre les marches la faisait souffrir. On a laissé ma valise en haut ; Jean me la déposerait plus tard.

Nous nous sommes assises sur le lit et avons recommencé à parler de notre vie. Comme nous l’avions toujours fait. La mienne avait été coupée en deux. Je revenais ici pour la première fois depuis plus de vingt ans, j’avais revu Martha pendant ses vacances dans le sud. Elle venait de temps en temps passer une semaine avec moi dans mon appartement.

Nous allions dans les magasins, surtout dans les boutiques spécialisées en produits de cuisine. Martha était constamment à la recherche de nouveaux instruments pour la confection de ses gâteaux. Elle avait commencé à en faire par hasard, pour les fêtes à l’école. Elle était douée. Puis, elle s’est fait une réputation et a commencé à accepter des commandes. Au sud, elle faisait des provisions de colorants alimentaires, de bonbons, de feuilles d’or. Mais, ce que nous faisions le plus, c’était aller au cinéma. Le cinéma, c’est ce que Martha aimait par-dessus tout. Quelques semaines avant son arrivée, elle notait dans son carnet les films dont elle entendait parler à la radio. Au téléphone, elle me disait de l’attendre, on irait ensemble. Puis le temps a passé et, l’année dernière, Martha est tombée malade. Cela a été très vite et il n’y avait pas grand-chose à faire. Le cancer était avancé. Elle n’a reçu que des traitements palliatifs. Elle m’avait dit au téléphone que ça lui laissait le temps de préparer Jean et ses enfants.

Martha et moi, on s’est parlé au téléphone tous les samedis matin pendant ces vingt ans. Même lorsqu’elle a su pour sa maladie, elle a attendu le samedi pour m’appeler. Et ça, c’était tout Martha. L’année où je suis devenue folle, à travers mes crises et ma colère, il y avait les téléphones de Martha. Tous les samedis matin, à dix heures précises. Les premiers mois, je ne parlais presque pas. J’écoutais Martha parler du fleuve, des fleurs, des marches qu’elle faisait encore, et elle me parlait du petit cercle des cadres de la compagnie et de leurs darlings. Fidèle à elle-même, Martha se moquait ; elle savait que lesdites darlings la méprisaient un peu. Je sais qu’elle n’en a jamais souffert. Martha savait d’où elle venait. Sa mère avait élevé ses enfants seule. Le père de Martha avait disparu à deux rues de chez elle. Il vivait avec une autre femme. Martha répétait que cela avait tué sa mère, morte à cinquante ans, épuisée par la honte. Martha avait marié Jean, le fils de l’épicier de son village. Jean qui avait fait des études d’ingénieur et qui, depuis l’école secondaire, avait toujours été fou de Martha.

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La plupart du temps, je ne faisais que pleurer, incapable de dire quoi que ce soit. Parfois, elle disait : « Attends ! » et ouvrait sa porte pour me faire écouter le vent de la côte. Souvent, elle arrivait à me consoler pour quelques minutes. Le temps de lui dire que ma fille allait bien et que, oui, je marchais tous les jours.

J’ai eu soixante-cinq ans il y a deux semaines. Ma fille m’a organisé une fête. Le jour de mon anniversaire, je me suis dit que je nourrissais les statistiques à la colonne des aînés, et Dieu sait que je déteste ce mot ! J’aime cent fois mieux « vieille ». Le soir, en me couchant, j’ai encore parlé à Martha. Je lui ai dit que j’avais l’impression d’avoir eu deux vies. Celle avec Jasmin qui a duré vingt ans, et l’autre, la deuxième, celle qui datait de mon retour dans le sud. Jasmin est vieux, lui aussi, il a trois ans de plus que moi. Sauf que lui, il ne se voit pas vieux. Il vit avec une femme qui a quinze ans de moins que lui. Ça doit le rassurer, mais cela ne l’empêchera pas de mourir. À vrai dire, Jasmin, je ne le connais plus. L’homme que je croise parfois lors des fêtes de famille m’est indifférent. Je n’ai ni haine ni ressentiment à son égard, juste un vague malaise. Je n’aime pas l’odeur de sa lotion après-rasage. Il en met trop.

« On ne se détourne jamais du fleuve, c’est impossible. Même si j’étais repartie au sud, même en ville, il aurait toujours été là. » C’est Martha que j’entends. Martha amaigrie, regardant par la fenêtre. Je ne sais pas si elle avait raison. Ce que je sais, c’est qu’on ne peut pas chasser les souvenirs qu’on en a. J’ai vécu à Montréal ces vingt-cinq dernières années et je n’ai jamais oublié. C’est même de cela que je me souviens le plus. Les choses s’effacent. J’ai du mal à me souvenir de mon amour pour Jasmin. Pourtant, lorsqu’il m’a trompée avec cette femme, j’aurais pu mourir. Je ne suis pas morte, je suis devenue folle. Je me souviens, c’est Martha qui m’a dit de partir. Il fallait que je parte et que je le fasse sur-le-champ. Sinon, j’allais mourir. J’étais maigre à faire peur, et les antidépresseurs que j’avalais me faisaient trembler. Et je suis partie par l’autobus du soir. Martha m’a accompagnée au dépanneur à l’angle de la 138. Il faisait froid. C’était la fin de l’automne. Je me souviens de m’être sentie coupable d’abandonner. Lorsque Jasmin était revenu à la maison après la semaine qu’il avait passée avec cette femme, je n’ai rien dit. J’ai continué comme si de rien n’était. Je devais sauver mon mariage. C’était sans compter la façon dont on me regardait à l’épicerie, à la pharmacie et même à la clinique médicale. Et Martha croyait que ces regards allaient me tuer. Elle en était certaine. Jasmin m’avait trahie avec l’écrivaine vedette du festival. On les avait même vus s’embrasser en face de l’hôtel. J’étais devenue une femme souillée, et cette souillure me suivait partout.

Puis cette femme était repartie et Jasmin était rentré. Rentré comme si de rien n’était, comme s’il rentrait du travail, et, moi, j’ai fait de même, il fallait sauver mon mariage. Je n’avais que ça en tête. J’entretenais la maison, lavais et repassais ses chemises et marchais en pleurant avec Martha. Mais, ce qui m’a vraiment rendue malade, c’était sa souffrance. Jasmin souffrait comme un adolescent. L’écrivaine de Montréal l’avait éconduit. Il ne me l’a jamais avoué mais je le sais. Je le sais parce qu’elle me l’a dit. L’année où je suis devenue folle, je suis allée à une de ses causeries dans une librairie de la ville et, lorsque cela a été terminé, je lui ai demandé ce qu’elle avait fait à Jasmin. Je me souviens de son regard condescendant. Elle a haussé les épaules et m’a répondu que ce n’était qu’une aventure et que cela avait été clair depuis le début. Puis, elle s’est éloignée pour serrer les mains de ses lectrices qui l’attendaient. Cette femme affable, à quelques pieds de moi, respirait la bonté et la compassion. Elle tenait les mains d’une de ses interlocutrices et lui parlait à l’oreille. Dans son tailleur gris, et juchée sur ses escarpins rouges, elle suintait la réussite.

Cette année-là, je n’avais qu’une idée en tête : je voulais plaire. Je gaspillais l’argent que Jasmin versait sur mon compte chaque mois. J’allais chez le coiffeur toutes les semaines et achetais des vêtements hors de prix. Je fréquentais en cachette un bar du boulevard Saint-Laurent qui était plein de femmes âgées de quarante à cinquante ans prêtes à tout pour baiser un soir. Juste pour être certaines de plaire encore. Je me suis fait une amie, Estelle ; elle avait passé trente ans avec un pseudo-peintre qu’elle avait toujours fait vivre. Un après-midi, alors que le cours qu’elle devait donner avait été annulé, elle était rentrée chez elle et l’avait trouvé au lit avec une adolescente. C’est ce qu’Estelle affirmait : une adolescente. Elle l’avait aussitôt mis dehors. Pendant cette année où j’ai fréquenté Estelle, elle était énergique et révoltée. C’est avec elle que je me rendais dans le Sud. Estelle était la reine des tout-inclus. Elle connaissait les meilleurs hôtels, dénichait à tout coup des prix imbattables. Cette année-là, je l’ai suivie à trois reprises. Le premier soir après le souper, elle se rendait sur la plage déserte. Soudain, des garçons très jeunes apparaissaient d’on ne sait où. Elle se retrouvait entourée de trois ou quatre jeunes hommes. Elle en choisissait un, qu’elle traînait partout pendant une semaine. Je la suivais dans des restaurants où elle leur payait de gros steaks de carne de vaca — ils prenaient toujours la même chose. Juste de les voir manger, cela vous rendait heureux. J’appréciais Estelle, elle était la rage elle-même et cette rage me donnait de la force. Je la suivais comme une enfant, les yeux écarquillés devant tant de liberté. J’ai mis du temps à voir que c’était du désespoir.

Pendant cette période, j’ai beaucoup menti à Martha, mais je ne crois pas qu’elle était dupe. Je ne disais rien de mes dépenses, ni d’Estelle, ni du bar où je passais toutes mes fins de semaine. Je voulais oublier. Oublier le soir où j’avais pris l’autobus de dix-sept heures pour le sud. J’avais quarante-cinq ans, j’étais terrifiée et j’avais la certitude que ma vie était ratée. Je me souviens d’être arrivée à l’appartement de ma fille en pleine nuit. Elle m’attendait. Je savais que Martha lui avait téléphoné. Ma fille vivait près de l’université, dans un de ces édifices un peu délabrés de Côte-des-Neiges. Elle avait déjà préparé mon lit. J’étais épuisée. J’ai pris une tisane, et elle m’a prêté une petite culotte et un tee-shirt. Martha avait dit qu’elle m’enverrait le nécessaire par le bus du lendemain. Je n’avais presque pas parlé. Ma fille avait vingt-deux ans, avait eu une mère parfaite et se retrouvait avec cette loque sur son divan. Je suis arrivée chez elle à cinq heures du matin. Jasmin avait déjà téléphoné trois fois. Je ne voulais pas lui parler.

Le lendemain, j’ai commencé à chercher un appartement. Je ne voulais pas rester longtemps chez ma fille. Elle avait droit à sa jeunesse. J’ai très vite trouvé un studio meublé dans une tour luxueuse en face du cimetière de la montagne. Je pouvais voir le dôme de l’oratoire Saint-Joseph. La plupart des appartements étaient occupés par de vieilles femmes seules. Elles sortaient faire leurs courses les cheveux coiffés très serrés, qu’elles protégeaient des intempéries par des bonnets de plastique transparent. Je ne voulais pas leur ressembler. Elles avaient l’air si résignées. J’ignorais à l’époque que c’était tout ce qu’on pouvait faire avec la vieillesse, s’y résigner. Je ne savais pas non plus qu’on traversait autant d’angoisse avant cette résignation. Ni ce que cette résignation pouvait apporter de paix.

Pendant cette année où je suis devenue folle, il s’est passé une chose étonnante. Je me suis mise à penser à la Bible. Je ne suis devenue ni croyante ni pratiquante, mais je n’arrêtais pas de penser à certaines paraboles et à l’histoire de Job. Job qui avait tout perdu et qui n’avait rien fait pour mériter cela. J’étais Job. Je m’étais mariée, j’avais eu ma fille et je m’occupais de ma maison. Je vivais dans une petite ville où j’étais bien vue. Et j’avais tout perdu. D’un coup. J’étais si obsédée par cette histoire que j’ai acheté une bible. J’ai lu et relu l’histoire de Job et d’autres encore, surtout les paraboles, celles qui avaient meublé mon enfance. J’ai arrêté d’aller à l’église assez tard. Je suis celle de ma famille qui l’a fréquentée le plus longtemps. Je ne crois pas avoir jamais eu la foi, mais j’aimais les histoires et, avec Dieu, tout était simple. De temps en temps, j’allais à l’Oratoire. Je prenais le minibus qui transporte les pèlerins trop vieux ou trop handicapés pour gravir les centaines de marches qui mènent à l’entrée de l’église. Je restais parfois très longtemps dans le silence à observer les gens. J’imaginais leur malheur. Certains passaient de longues minutes à genoux, le visage entre les mains. Plusieurs pleuraient. Ensuite, j’allais contempler la vue de la ville que l’on a de la basilique. Autour de seize heures, les soirs d’hiver, c’est une vue saisissante. Très souvent, la ville est sous une petite couche de brume percée de partout par les néons. Je redescendais à pied jusqu’à mon studio.

Les soirs de semaine, j’allais souvent manger avec Estelle dans des restaurants ethniques qui ne coûtaient presque rien. Depuis qu’elle s’était séparée, Estelle refusait de faire à manger. Elle répétait qu’elle avait passé sa vie devant la cuisinière. La plupart étaient des établissements où on pouvait apporter du vin. Il n’était pas rare que nous buvions deux bouteilles de blanc tout en mangeant. Estelle parlait, je n’ai jamais vu quelqu’un parler autant. J’imagine que cela était dû au fait qu’elle s’était tue longtemps. Elle commençait souvent ses monologues de la même façon : elle était une femme qui avait été abusée et trahie. Ensuite suivait la longue litanie de ce qu’elle reprochait à son ex-mari : elle avait élevé ses filles presque seule, fait vivre toute la famille, elle n’avait pas un sou devant elle et devrait continuer à travailler et à courir les contrats d’enseignement jusqu’à la fin de sa vie. Pendant ce temps-là, son ex se pavanait sur Saint-Laurent avec son adolescente. Elle ne voulait plus vivre dans son appartement et s’était retrouvée à chercher un logement en plein février. Le trois-pièces qu’elle avait trouvé était délabré. Mon studio était cent fois plus luxueux. Chaque fois que je lui rendais visite, je pensais à ma maison donnant sur le fleuve, au foyer en pierre naturelle, au luxe de ma cuisine. J’étais Job évaluant ses pertes.

Le jour où Martha est morte, je suis repartie au sud par le même autobus de dix-sept heures, depuis l’arrêt du même dépanneur. Avant de quitter la maison, je me suis regardée dans le miroir de l’entrée ; j’étais vieille mais au moins je n’avais pas les cheveux coiffés serrés. C’était une de mes angoisses folles qui faisaient rire Martha. Je voulais ne jamais en arriver là. Je ne suis pas restée pour les obsèques. J’avais prévenu Martha. Pendant les dix heures de trajet, j’ai continué à parler à Martha, et ça n’a jamais cessé. Je voulais lui parler de cette femme brisée qui avait quitté la côte. Je me souvenais de chaque village que nous traversions, de chaque arrêt. Je n’avais pas fermé l’oeil. Martha m’avait ordonné de partir. Sinon j’allais mourir et je ne serais pas la première femme à en arriver là. Il y avait la souffrance de Jasmin, mais il y avait toute ma vie sociale qui s’effondrait. Je ne voulais plus faire partie d’aucun comité, je ne voulais plus de mon travail temporaire à la bibliothèque, je ne voulais plus rencontrer une personne que je connaissais et, dans une petite ville, c’est impossible. Martha a vu que j’allais sombrer. Martha m’a poussée dans cet autobus.

J’ai passé un an aux talons d’Estelle. Nous allions à la piscine trois fois par semaine, buvions du vin blanc, et je n’avais pas besoin de parler. Estelle me montrait la ville, me racontait sa vie, me traînait dans des épiceries ethniques bon marché. Avant de partir pour le nord, j’avais vécu dans une petite ville de banlieue que je ne quittais presque jamais. Avec Estelle, je découvrais une facette de Montréal que je ne soupçonnais même pas. Un Montréal de pauvres, un Montréal d’immigrantes qui trimaient dur. Un Montréal qu’Estelle connaissait. Elle donnait des cours de francisation depuis des années. Estelle parlait fort, sacrait, invectivait. Estelle ne croyait en rien, surtout pas à la réussite honnête. Pour elle, le monde était rempli de crosseurs et son ex-mari en était le roi. Sa voix résonnait sur le trottoir du boulevard Saint-Laurent et dans l’autobus 55, qu’elle prenait depuis quarante ans.

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Ma relation suivie avec Estelle a duré un an. Puis, Estelle s’est amourachée d’un des jeunes hommes qu’elle avait rencontrés dans le Sud, et toute son énergie et sa rage se sont transformées en amour fou. Tout ce qu’elle voulait, c’était de le faire immigrer au Canada, de vivre avec lui et de se marier. Elle l’aimait et elle le répétait sans arrêt. Tout ce qu’elle faisait, disait, était relié à cet homme. Elle envoyait de l’argent durement gagné à la famille du garçon. Toute discussion avec Estelle tournait autour de cet homme. Et, au bout de quelques mois, elle a réussi à le marier et il a immigré. Toutes les fois où je l’ai rencontré, il avait l’air perdu de quelqu’un qui vient de se réveiller. Il ne parlait pas la langue, ne trouvait pas d’emploi et passait ses journées à jouer à des jeux vidéo en attendant qu’Estelle rentre du travail. Estelle était moins disponible et je me suis retrouvée à passer la plupart de mon temps seule. Je ne voulais pas m’imposer à ma fille, elle faisait des études exigeantes en génie mécanique et passait sa vie le nez dans ses livres. Elle était restée l’enfant et l’adolescente sages qu’elle avait été.

Parfois, au cours des premiers mois de son mariage, j’allais retrouver Estelle à l’heure du lunch dans un restaurant indien sur Saint-Laurent. Elle y avait ses habitudes depuis des années. Évidemment, les emportements des premières semaines se sont un peu calmés, et, tranquillement, Estelle a compris qu’elle avait marié un adolescent attardé et qu’elle n’avait pas fini de le faire vivre. Il ne manifestait aucun désir de travailler et manquait souvent ses classes d’immersion pour aller fumer des joints avec des compatriotes qu’il avait rencontrés dans ses cours. Estelle a commencé à déchanter. Elle devait le faire vivre et avait moins d’argent pour aller au restaurant et pour ses virées dans le Sud. Elle allait passer son été à donner des cours, ce qu’elle ne faisait pas habituellement. Une fois, alors qu’on allait se séparer devant la porte du restaurant, elle m’a avoué qu’en plus, il se disait trop fatigué pour baiser. Elle était certaine qu’il allait ailleurs. Et Estelle, ce qu’elle voulait, c’était justement ça : qu’il la baise et qu’il aille travailler. Puis, Estelle a perdu sa rage et son énergie. Elle s’est mise à grossir. Elle ne venait plus à la piscine et avait de la difficulté à remplir ses contrats. Elle n’avait plus rien à voir avec la femme que j’avais rencontrée dans la discothèque sur Saint-Laurent. Je l’appelais moins souvent. Le spectacle de cette femme énergique en train de devenir une grosse femme indolente m’était insupportable. Estelle s’était emprisonnée dans ce mariage. Elle était en train de couler, et je n’y pouvais pas grand-chose. Elle ne pouvait même pas fuir, cernée qu’elle était par son engagement à le parrainer.

J’ai cessé de voir Estelle et elle n’a pas essayé non plus de me relancer. Je me suis retrouvée vraiment seule. Cette année que j’avais passée avec elle m’avait fait du bien. À force de la suivre, je connaissais mieux la ville. La ville, la vraie ; pas celle des téléromans que j’écoutais dans le nord, une ville remplie d’appartements luxueux et de riches névrosés. Estelle travaillait fort depuis longtemps. Même si elle était allée à l’université, elle se sentait proche des immigrées qui travaillaient en usine. Dans la 55, à quatre heures de l’après-midi, elle se reconnaissait dans les vieilles Italiennes usées qui se dépêchaient de rentrer dans leur maison en rangée de Saint-Léonard.

J’ai encore du mal à comprendre ce qui s’est passé. Estelle était conscientisée, elle avait souvent participé à des manifestations. Plus jeune, à l’université, elle avait frayé avec des groupuscules d’extrême gauche. Elle était politisée et intelligente.

Estelle avait été vaincue par un adolescent qui la trompait.

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C’est encore Martha qui m’a sauvée. Un samedi, alors que je lui parlais, elle m’a demandé si je cherchais du travail. J’avais quitté Jasmin depuis plus d’un an, il me versait tous les mois plus d’argent que j’en avais besoin pour vivre. Je savais par Martha qu’il ne faisait que travailler et passait son temps à faire la navette entre deux usines et New York. Il ne venait au nord que quelques jours par mois. Lorsque j’ai raccroché, j’ai réalisé que, pas une fois au cours de cette année, je n’avais pensé à l’avenir. Je n’avais fait qu’errer dans la ville en suivant Estelle. L’image qui m’est venue m’a fait peur. J’étais une itinérante riche. Le soir venu, je me réfugiais dans mon studio avec vue sur l’Oratoire. Mais j’errais. Et je voulais que cesse cette errance.

J’avais terminé une technique en documentation avant mon mariage et travaillé à temps partiel à la bibliothèque municipale pendant que je vivais sur la côte. C’est là que j’avais commencé à m’occuper de l’organisation du festival littéraire. Et, petit à petit, cela a intéressé Jasmin et il s’est impliqué lui aussi. À titre de patron de l’usine, cela amènerait des commandites et du prestige au festival, et j’étais fière d’être sa femme. Tout cela m’avait bien servi.

Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire. Et cela a duré des semaines. Je me promenais dans la ville, allais au cinéma et passais de longues heures à la Bibliothèque nationale à regarder les gens. Je ne lisais même pas. J’errais. Et j’avais honte. Honte de tout. Honte d’avoir été éconduite, honte d’être cette femme de près de cinquante ans et seule. Honte de ne pas avoir de vraie vie.

Puis il y a eu cette histoire. Une histoire qui aurait pu être la mienne s’il n’y avait pas eu Martha et la rage d’Estelle. Un samedi, Martha m’a appelée un peu plus tôt que d’habitude. Gisèle, la pharmacienne de la ville, s’était tuée sur la route juste après le grand virage. Tout le monde connaissait l’endroit, propice aux accidents. Paul, son mari, l’avait quittée quelques mois plus tôt pour une jeune ingénieure qui venait d’arriver dans le nord. Gisèle avait foncé à cent kilomètres/heure sur la van de bois qui venait en sens inverse. Le chauffeur avait essayé de l’éviter mais l’auto de Gisèle l’avait percuté sur le côté. Une partie des billots avait atterri sur le toit de sa voiture. La route avait été bloquée des heures. Martha n’arrêtait pas de me dire que la ville l’avait tuée. Elle était certaine. Gisèle aurait dû partir. Mais elle est restée, et faisait face chaque jour aux regards intrusifs de ses clients. À la fin, elle avait du mal à se rendre à la caisse de la pharmacie tellement elle était faible.

Au cours des semaines qui ont suivi, je n’ai pas arrêté de penser à cette histoire. J’en étais obsédée. J’avais connu Gisèle à mon arrivée dans le nord, elle avait mon âge. Elle m’était toujours apparue forte. Elle avait sa pharmacie, une clientèle fidèle, une bonne réputation. Je n’arrivais pas à imaginer cette femme intelligente chargeant sur le camion, le pied enfoncé sur l’accélérateur. Dans mon obsession, je l’engueulais, lui parlais de ses deux filles, des petits-enfants qu’elle aurait eus. Je n’arrivais pas à décolérer. Je ne trouvais pas d’issue à cette colère. Puis, un matin, j’ai entendu cette femme à la radio. Elle parlait d’une sorte de regroupement qui aidait les femmes à retourner sur le marché du travail. Sur le coup, je n’ai pas fait attention. C’était sans compter Martha. Martha qui passait sa vie rivée à sa radio. Elle disait souvent que c’est la radio qui l’avait sauvée en arrivant dans le nord. Elle ne connaissait personne et ne se sentait pas à l’aise avec les autres épouses d’ingénieurs. Le matin, elle ouvrait son petit poste sur son comptoir. Et Martha, qui savait d’où elle venait, n’hésitait pas à dire que c’est dans ce petit poste qu’elle avait tout appris. Puis, un samedi, elle m’a parlé de cette femme. Martha avait noté le nom du groupe et les coordonnées. Je devais les copier sur-le-champ. J’ai obéi à Martha et j’ai placé le bout de papier sur une pile d’enveloppes qui traînait sur le comptoir. Puis je n’y ai plus pensé.

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J’ai erré encore longtemps entre mes longueurs de piscine et le temps passé à la bibliothèque. Mais Martha n’a pas lâché avec ses questions. J’ai fini par prendre des renseignements. Une femme à la voix enjouée m’a dit qu’il y avait une séance d’information le soir même. Lorsque je suis arrivée, il y avait déjà quelques femmes de mon âge assises sur des chaises de métal qui faisaient un bruit infernal chaque fois qu’on les déplaçait. J’ai regretté de m’être laissé convaincre par Martha. La réunion a commencé, l’animatrice nous a demandé de nous présenter et d’exprimer ce que nous attendions de ce groupe. Une grande femme brune a pris la parole. Lorsqu’elle a prononcé le mot honte, tout mon corps s’est crispé.