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[L]a violence est une, petite ou grande, quelles qu’en soient les formes, se battre pour la dénoncer, ici ou là, c’est pareil, tu peux agir pour moi, tu peux parler pour moi, tu peux, elle déglutit, me défendre et même me venger[2][.]

Dans le livre La robe blanche de Nathalie Léger, la mère de la narratrice lui demande de la soutenir dans sa vengeance envers le père. Or la narratrice caresse un autre projet, littéraire celui-là, qui consiste à faire la lumière sur la mort violente d’une artiste, Pippa Bacca, qui « a voulu faire régner la paix dans le monde par sa seule présence en robe de mariée » (RB, 42). La violence que la mère a vécue, sa fille l’a subie indirectement ; sa fille peut donc parler pour elle, insiste la mère. Peut-elle parler pour cette artiste assassinée, Pippa Bacca ?

Entre nos deux sujets, murmure-t-elle au-dessus de moi, le mien est plus réel que le tien, le mien tu l’as vécu aussi, tu en as des preuves, je veux dire des souvenirs, alors que tu n’as rien vécu de ton sujet, qu’il se soit réellement passé ne change rien, tu ne l’as pas vécu, ça n’est donc qu’une fiction, ton sujet n’est qu’un voeu pieux.

RB, 43

Le conflit qu’active la mère, dans ce livre de Nathalie Léger, en est un qui occupe absolument la littérature, portée par ses visées éthique et politique ; visées dont Simon Brousseau nous donne un aperçu du contrat lorsque, partant des positions de Jacques Rancière et de Martha Nussbaum, il affirme que « l’efficacité de la littérature réside dans sa façon de mettre en jeu la perceptibilité des sujets, mais aussi leur capacité de discernement face à des situations particulières que requiert la vie publique[3] ». Ainsi, quand la mère chez Léger s’adresse à la narratrice en requérant une défense — tandis que la narratrice cherche à défendre une performance artistique publique ruinée par un geste de violence extrême —, c’est à la responsabilité de l’écrivaine qu’elle se rapporte : comment ce que l’on raconte peut-il rencontrer ce que l’on ne connaît pas, ce qui nous est étranger ? Comment la fiction, prise en ce sens, peut-elle se construire comme espace de défense ? Car s’il faut que la littérature soit une modalité d’écoute du monde (il en est question chez Rancière, dans Le partage du sensible[4]), qu’en est-il des voix qui ne se rendent pas jusqu’à elle, des voix anonymes, des corps violentés, qui peuplent le monde par leur absence muette, comme on dirait de témoins que l’on n’a pas pu entendre dans un procès qui se fabrique sans eux.

L’un des procès du monde contemporain se fabrique dans la littérature, par les moyens du narratif. La littérature, de fait, se présente favorablement comme un espace de discours possible, capable de mettre au jour, en la racontant puis en la renversant, l’expérience conflictuelle du réel, hautement influencée par les pouvoirs hégémoniques[5]. La littérature reconfigure le conflit pour marquer l’éclatement de l’autorité et sa contestation. En théorisant la notion d’autorité telle qu’impliquée dans le roman contemporain, Frances Fortier et Andrée Mercier suggèrent que l’une des formes de contestation de l’autorité advient par la narration :

Cette autorité [narrative] que nous cherchons à reconnaître s’instaure, nous le pressentons, par des modalités diverses et joue le jeu de sa propre contestation. Peu importe qu’elle se mette de l’avant, ou qu’elle cherche à se diluer, l’autorité devient l’objet d’un questionnement[6].

L’on remarque que, dans certaines oeuvres narratives contemporaines où s’affirme une forme de contestation, aussi bien en France qu’au Québec — et pas seulement dans les romans, mais dans des récits qui, comme La robe blanche, empruntent au documentaire ou travaillent selon la perspective de l’enquête —, cette dilution de l’autorité narrative non seulement se marie avec une réflexion éthique sur les implications de la fiction[7], mais propose aussi une mise en relation de l’appareil judiciaire, policier ou politique (soit des autorités) avec la violence ordinaire, désignant l’application imparfaite des pouvoirs de cet appareil, ou encore sa parfaite absence. Lorsque la littérature documente la violence réelle, elle a le choix, en effet, de documenter aussi l’incapacité de nos institutions à empêcher cette violence, comme il lui revient de faire l’impasse sur l’argument des autorités, afin de dénormaliser le discours et de subvertir le regard.

Ainsi, si le questionnement sur l’autorité amène, aux dires de Fortier et Mercier, des voix narratives à mettre à l’épreuve leur propre crédibilité et à pointer l’impossibilité de raconter les événements, il propose, en plus, un alliage tenace entre ces événements relevant de la non-fiction — du domaine public — et des méthodes d’élucidation parallèles[8], qui font de la fiction un des principaux vecteurs de défense contre la violence. Enfin, la prise en charge de cas réels de violence, de crimes, par les narrateurs dans la littérature qui nous occupe tend non pas à rejouer, par la fiction, l’autorité dominatrice, mais à accuser la faillite des autorités institutionnelles. Pour ce faire, les narrateurs s’en arrogent — par des moyens de compensation démocratique — les rôles et les responsabilités. Où est la démocratie ? Dans le fait que les écrivaines et écrivains prennent des rôles qui ne leur sont pas conférés, ne leur reviennent pas de droit, dont celui de parler pour autrui, ou de parler à côté de l’autorité — politique à côté de la politique —, de sorte que la fonction critique de la littérature « empêch[e] la politique de se transformer simplement en police[9] ».

Ce parti pris, néanmoins complexe, donne lieu à des oeuvres marquées par une dislocation ou un éclatement narratif où se rencontrent des violences réelles et des désirs de défense que la fiction, particulièrement, par sa fonction élucidante, semble pouvoir colmater. En ce sens, dans certaines oeuvres contemporaines, polyphonie et discordance narratives sont, croyons-nous, les marques d’une éthique de la fiction. Notre article nous incite à développer cette éthique à la lumière de deux oeuvres québécoises très différentes, Madame Victoria[10] de Catherine Leroux et Un livre sur Mélanie Cabay[11] de François Blais, ainsi que des démarches esthétiques de leurs auteurs. Nous voyons chez l’une et l’autre se préciser la nécessité d’une enquête littéraire devant les corps abandonnés de femmes retrouvées mortes. Catherine Leroux relate la découverte, en 2001, du cadavre d’une femme inconnue près de l’hôpital Royal Victoria à Montréal ; ce « fait divers » devient l’embrayeur d’une série de fictions traçant les portraits de femmes au destin choquant, mourant dans l’anonymat. L’enquête, dans son recueil, relève d’une recherche, par la polyphonie, des identités possibles. François Blais, quant à lui, mène une enquête personnelle sur la disparition et la mort violente — hautement médiatisées en 1994 — d’une jeune femme de dix-neuf ans, drame qui a secoué le Québec. Il investit le matériau littéraire pour raviver une mémoire collective et pointer l’incapacité des forces de l’ordre à rendre la justice. Or, lui-même échoue devant la tâche complexe qui consisterait à établir une vérité.

Aussi démocratique soit-elle, la littérature ne peut pour autant rendre justice ; s’arrogeant les rôles des autorités, elle n’en détient pas les pouvoirs. Est-elle surtout un espace qui permet à chacun de construire sa propre responsabilité ? Il s’agira d’y réfléchir grâce à une étude du traitement narratif de la violence dans les deux oeuvres choisies. L’espace démocratique qu’offre la littérature québécoise, verrons-nous, pourrait se situer à mi-chemin entre, sur le plan fictionnel, une narration impliquée dans le traitement du crime et, sur le plan social, une démarche où l’autrice et l’auteur acceptent de considérer l’éthique de la fiction dans la fabrication de la preuve.

DES FLÈCHES POINTÉES VERS LE NORD

L’événement au coeur du fait divers se transforme, par la force du découpage narratif, en objet statique, refermé sur lui-même et périssable ; un objet qui, parce qu’il est soudain retranché du réel, lui devient secondaire. Selon Philippe Hamon, le fait divers est le récit — souvent lacunaire et approximatif — « d’un événement exceptionnel, survenant de façon imprévisible dans le monde quotidien, et considéré par l’opinion comme une infraction à une norme (juridique, statistique, éthique, naturelle, logique, etc.[12]) ». Ainsi, le fait divers serait le compte rendu spectaculaire et condensé de ce qui fait saillie dans le monde social ; l’exception terrible, et donc apolitique, d’un ordre symbolique sinon supposé démocratique et sécuritaire. La brièveté de ce type de nouvelles, en accentuant l’intensité de l’événement rapporté, suscite un intérêt éphémère, c’est-à-dire qui « s’atténue sitôt atteint le paroxysme[13] ». Le fait divers est une histoire hermétique rapidement consommée, jetée, puis oubliée. C’est pourquoi ranger dans cette rubrique la découverte du corps sans vie, abandonné et silencieux d’une femme en dépolitise la violence, puisqu’elle la retire du débat public[14]. En plaçant au centre de son recueil littéraire un cas véritable, Catherine Leroux sort la victime des marges dans lesquelles le discours dominant la maintenait, nous en interdisant l’oubli. C’est dans ce renversement qu’apparaît une sorte de refus critique du silence et de l’anonymat dans lesquels était plongé le corps.

En prenant le relais d’une enquête réelle avortée, la fiction dans Madame Victoria montre les faillites des institutions judiciaire et policière quant à leur capacité à défendre les femmes. Par le biais d’une structure narrative polyphonique, elle vient problématiser la figure de la victime, en faire un motif fragmentaire et multiforme, auquel l’autrice pourra greffer, en les inventant, plusieurs identités im/possibles. En effet, chaque nouvelle du recueil — qui est soutenu par des narrations tantôt homodiégétiques, tantôt omniscientes[15] — donne à lire une Victoria unique, agissant à différentes époques. Elle sera amoureuse/bourreau de travail et alcoolique/en deuil d’un enfant mort/invisible/voyageuse du temps/esclave/déesse/en fuite/dangereusement allergique aux gens : « Victoria enfle et domine la butte, l’hôpital, la montagne, […] elle se répand dans le ciel et dans les rues, dans les maisons et jusqu’aux étoiles. Elle est dedans, elle est dehors. Elle est partout. » (MV, 33)

Le portrait dressé est dès lors kaléidoscopique — comme le suggère l’image en page couverture du livre, où les morceaux d’un visage féminin cerclent pêle-mêle un espace blanc —, c’est-à-dire qu’il relève davantage d’une idée de mobilité, d’une dynamique plurielle et imaginaire, que d’une représentation totale et fixe, voire figurative, qui ferait autorité sur le réel[16]. C’est alors la polyphonie du recueil, son éclatement, qui libère l’événement de la clôture du fait divers pour en exposer la dimension politique, soit le caractère sériel et systémique de la violence contre les femmes. Elle rend aussi possible, nous le verrons, quelque chose de l’ordre d’une éthique dans le traitement de la question judiciaire. La fabrication de la preuve dans l’oeuvre de Catherine Leroux repose donc sur la construction d’une identité à Victoria, cette femme encore non identifiée à ce jour, morte dans « une solitude absolue » (MV, 11), et dont le squelette sera découvert seulement deux ans plus tard dans le boisé près du stationnement de l’hôpital Royal Victoria à Montréal ; hôpital duquel elle portait l’uniforme :

Est-elle morte ou vivante ? Tout cela n’est-il qu’un songe […] ? Si elle s’éteint, ici, couchée dans la boue, si elle périt sans personne pour l’enterrer, pour prier que son âme franchisse les dernières rivières, si elle disparaît sans même qu’on remarque son départ, aura-t-elle vécu ?

MV, 187

Dans Madame Victoria, c’est l’absence, le manque qui représente le centre gravitationnel de la fiction ; c’est la faille sombre et impossible par où le sens se dérobe, voire s’effondre. Car « comment une flèche peut-elle ne jamais retomber ? » (MV, 73) Comment une femme peut-elle être effacée de sa propre histoire, disparaître ? L’absence d’identification de la victime, de certitudes quant à la cause du décès — les autorités médico-légales peinent à préciser s’il s’agit d’une mort naturelle (maladie ou autre) ou criminelle (empoisonnement ou strangulation) —, marque l’absurdité tragique d’une femme morte à quelques pas d’un hôpital. Les multiples Victoria qui peuplent le livre sont alors comme autant de flèches lancées dans la même direction (« C’était inévitable ; elle est devenue une flèche, et tout son être pointe vers le nord » [MV, 28] / « Elle était une flèche qui pointait résolument vers le nord » [MV, 43] / « Elle était une flèche que rien ne pouvait faire dévier du nord » [MV, 94]), c’est-à-dire que l’esthétique du recueil pallie le défaut de réponses légales ou policières qui domine cette affaire, elle le prend pour cible. L’autrice comble l’attente d’un dénouement judiciaire dans le réel en traçant à travers cette attente, par la littérature, des lignes de vie — de fuite — imaginaires.

LIMITES ET POUVOIRS DE LA LITTÉRATURE

Malgré une reconstitution faciale faite à partir du crâne, malgré le grand battage médiatique qu’il y a eu autour de cette reconstitution, malgré les milliers de femmes portées disparues et dont nous avons les noms et images, l’affaire Victoria n’a jamais été résolue[17]. L’enquête fictionnelle, féministe, de Catherine Leroux consiste ainsi à prêter une identité à celle qui n’en a plus, à ouvrir des brèches dans un dossier clos depuis des années. Elle prend la forme d’un recueil de voix, nous l’avons vu, où les différentes instances narratives s’autorisent les unes les autres, dans une dynamique de codépendance circulaire. L’alternance, à la lecture, entre les différentes Victoria, qui sont liées entre elles par la fatalité, crée une autorité narrative fragile, transformable et provisoire, dont l’équilibre tient au mouvement même de la répétition. C’est-à-dire que le retour du même dans les textes (le lieu du décès, le prénom Victoria, le prénom Aon, la présence des yeux vairons…) construit un seul corps, mais à multiples versions, un corps communautaire, traversé de réel et de fiction, à la manière d’un sujet dont l’identité serait multidimensionnelle. Et si l’on considère, comme Sandra Laugier, que la « démocratie s’invente sur le terrain dans la conjugaison de voix dissidentes et singulières sans en supprimer l’irréductible singularité[18] », l’espace littéraire de la fiction, dans Madame Victoria, est bel et bien démocratique. La prise en charge d’une enquête policière par une écrivaine, à l’aide d’un dispositif narratif polyphonique, fait en sorte que chacune des voix de femmes proposées — contreparties de l’échec policier — existe dans sa pleine puissance, inédite et singulière, sans qu’aucune prédomine. Le recueil ressemble alors à une proposition contre-hégémonique adressée aux forces injustes, aux relations de pouvoir qui structurent le monde social et qui, dans l’absolu, déterminent les paramètres de la réalité des femmes. De même, la liberté créatrice que s’autorise de plus en plus Leroux en s’éloignant des méthodes d’enquête traditionnelles — en témoigne la progression narrative (les récits passent d’une facture plus réaliste à la science-fiction et au fantastique) — fait encoche à la vraisemblance empirique[19], ce qui, dans un double mouvement, ébranle de l’intérieur l’autorité narrative, mais aussi, par ricochet, l’institution policière dans son manque d’imagination. Cette expansion par la fiction rappelle surtout les forces politiques de la littérature, dans la mesure où l’illimitation vers laquelle tend le texte remet au centre, et rejoue, la conflictualité du réel féminin — ce qui signale, nous pouvons le supposer, le refus de l’autrice de limiter le problème de la violence à notre seule réalité ou époque, à une seule femme ; son refus d’en faire un fait divers. Car, nous le savons, « la violence contre les femmes, cette guerre-là, est des plus banales. C’est une violence de tous les jours, non pas une violence exceptionnelle[20] ».

L’éclatement dans Madame Victoria, comme moyen d’investigation (policière, sociale…), semble suspendre, le temps de la lecture, la souveraineté des institutions politiques, dont le sens dépend de pouvoirs hégémoniques. L’éthique, il nous semble, trouve ainsi à se loger dans la conflictualité qu’active la polyphonie d’un livre où il s’agit non pas tellement de résoudre l’affaire, mais d’en épaissir les bords. La multiplication des voix et des identités, donc des hypothèses quant à la vie et à l’histoire d’une femme qui voudrait seulement « que quelqu’un prononce son nom » (MV, 13), évite qu’une seule voix — celle de l’autrice — supplante celle désormais muette de la véritable victime. Ainsi, l’esthétique de Catherine Leroux, de même que ses choix narratifs (répétition spiralée des « faits » de l’affaire, ambiguïté entre sa voix et celle de la narratrice à certains moments clés, proposition de récits « impossibles » à haute teneur fictive, variations dans la focalisation…), révèle une considération éthique dans l’invention de la preuve, au sens où la présence de mécanismes fictionnels dans le traitement du fait divers — du fait de société, devrions-nous dire — n’abolit ni ne neutralise la tragédie, mais en complexifie plutôt l’ampleur politique, en la réinsérant dans la vie culturelle, dans le débat social. Par ailleurs, la fiction, comme moyen permettant à l’enquête de déborder du cadre restrictif de la réalité telle qu’on la connaît — rappelons que l’une des Victoria s’échoue dans le boisé à la suite d’un voyage dans le temps tandis qu’une autre est invisible à l’oeil nu —, devient le surcroît imaginatif d’un projet qui, bien qu’il réfléchisse et problématise un cas véritable, ne peut que tenter de s’approcher de la vérité, tendre vers elle, et non en revendiquer les droits. C’est peut-être dans cet aveu des limites de la littérature, qui n’en demeure pas moins un espace de défense contre la violence symbolique de nos institutions, que des projets comme ceux de Catherine Leroux et, nous le verrons, de François Blais nous permettent d’affirmer qu’un traitement éthique de la violence est possible en littérature québécoise.

PASSER DE A À Z

L’écriture d’Un livre sur Mélanie Cabay incite François Blais à dépouiller les archives journalistiques de 1994. Une pulsion boulimique dans la démarche documentaire de son narrateur, pareillement, le mène entre le plein et le vide : il récolte les témoignages dans les médias de l’époque, mais trop peu de choses ont été dites sur Mélanie Cabay. À la suite de la disparition de la jeune femme la nuit du 22 juin dans le quartier Ahuntsic à Montréal, l’inspecteur chargé de l’enquête se contente, en effet, de jeter un éventail de pistes au journal Le Soleil :

[E]ntre la fugue et l’enlèvement, il y a le suicide, la mort accidentelle ou le départ volontaire […]. S’il fallait que je choisisse une hypothèse, […] je m’enlèverais des possibilités d’action et peut-être que je passerais à côté de la véritable solution. Il ne faut pas passer de A à Z.

LMC, 16-17

Or, l’inspecteur aura eu tort. Quelques jours après son intervention dans les médias, le corps sans vie de Mélanie Cabay sera découvert à Mascouche dans un boisé, la jeune femme ayant été « violée, battue et étranglée, dans cet ordre ou dans un autre » (LMC, 23). Ainsi, tout l’appareil policier sera passé « à côté de la véritable solution ». Lorsque François Blais fait paraître son livre en 2018, l’enquête n’a toujours pas connu de résolution ; aucun coupable identifié pour ce meurtre sordide, qui n’aura pourtant pas cessé de se rappeler à l’écrivain :

L’image de Mélanie Cabay m’est sans cesse revenue à l’esprit, de loin en loin, au cours du dernier quart de siècle. J’ai longtemps espéré ouvrir le journal et lire le gros titre suivant : « L’assassin de Mélanie Cabay arrêté. » (Aujourd’hui, le dossier est fermé à la SQ, et la seule chance qu’on attrape le meurtrier serait qu’il vienne se livrer.)

LMC, 39

Dans sa volonté de ne pas oublier, François Blais se fabrique une solution : il retrace les faits liés à l’affaire et examine le chemin foulé maladroitement par la police. Il recense de façon surprenante, pour ne pas dire bancale, les meurtres similaires survenus durant trois décennies, traçant une théorie unificatrice[21] qui, si elle n’apporte aucune preuve concrète, expose, avec un sceau critique contrasté, l’étendue de la déficience des institutions policières. Blais étale une série de cas semblables, additionne les noms de jeunes femmes ayant connu une mort violente ; affaires non résolues auxquelles il ajoute, dans une enquête qui devient éminemment intime, les noms des filles qu’il a naïvement fréquentées dans la ville de Grand-Mère, des filles qu’il a aimées à dix-neuf ans de manière si frivole, pendant que Mélanie Cabay se faisait assassiner. Le rapprochement de sujets si éloignés en gravité rappelle le procédé de télescopage avec lequel Emmanuel Carrère ouvre L’adversaire, faisant se heurter, par une coïncidence temporelle, une réunion pédagogique à l’école de son fils et l’infanticide commis par Jean-Claude Romand[22], auquel il consacrera son livre. Le parcours en sauts et gambades de François Blais est pourtant troublant d’une tout autre manière, soit dans le frottement grinçant entre la puérilité de la voix narrative et l’horreur à partir de laquelle elle échafaude son récit. Très vite, le narrateur se détourne de Mélanie Cabay au profit d’anecdotes personnelles sur de banals flirts adolescents (« À l’été 1994, j’étais amoureux d’une fille qui ne m’aimait pas. » [LMC, 52] / « À l’été 1994, j’ai un peu frayé avec Évie Mandeville. » [LMC, 61]/« Cette nuit-là, j’ai dormi avec Julie Parent dans le grand lit de la chambre d’amis. » [LMC, 66]). Alors, il creuse le gouffre de l’horreur. Tout Un livre sur Mélanie Cabay grince de cet écart qui s’installe entre A et Z, où la victime principale devient le sujet secondaire. Or, dans cet écart entre A et Z se loge aussi l’éthique du projet de François Blais, où une victime « parmi d’autres » se tient comme sujet principal. En effet, c’est là où la présence de Mélanie Cabay s’amenuise qu’elle s’impose également avec le plus de puissance, parce que son absence dérange. Parce que la « vie » que l’on décrit en contrepartie dérange aussi.

« Comment vivre ? » demandent Maïté Snauwaert et Anne Caumartin, « [c]omment être humain [23] ? » ; questions corollaires aux réflexions sur l’éthique qui incombent à la littérature. Questions qui entraînent, de même, une recherche de solution. En ce sens, la littérature qui retrace la violence contre les femmes force une dimension éthique, laquelle peut se saisir tant dans la « recherche délibérée » que dans un « déni au nom de la liberté de la littérature[24] ». François Blais oscille entre les deux en mettant en jeu, dans son livre, la pratique auctoriale : son narrateur pousse une recherche dont l’enjeu politique ne peut être écarté, et pourtant il s’en écarte afin d’exhumer ses souvenirs de jeunesse et de produire son autobiographie — une action étonnante au service de la liberté de création. Avec entre les mains cette fragile figure qu’est Mélanie Cabay, de laquelle il sait si peu et qui, en l’occurrence, a vécu si peu, il s’impose une réflexion sur ce que l’on doit faire de ce « vivre » (banalement errer [LMC, 43] / insouciamment se relâcher dans la drogue [LMC, 59] / courir après les filles [LMC, 62] / écrire des textes mineurs [LMC, 53] / chercher à moins travailler [LMC, 55]), et se demande si ce « faire » gagne en valeur devant l’impossible « faire » d’une jeune femme qui s’est fait violemment arracher le droit de « vivre ». Au fond, la question qui traverse de A à Z le projet de François Blais, bien qu’il force outrageusement l’écart, est plus sérieuse que frivole. Elle rejoint la pensée de Maïté Snauwaert et d’Anne Caumartin lorsqu’elles cherchent à savoir « comment représenter le vivre, comment historiciser ce lien entre le vivre et l’écrire, entre les histoires entendues et leur devenir-littérature, pour qu’elles ne se dissolvent pas dans le temps mais qu’elles demeurent vivantes, et en quelque sorte, pour nous lecteurs, vivables[25] ».

LA RÉSOLUTION IMPOSSIBLE

Se heurter à la représentation du vivre et du vivant dans le récit de François Blais implique aussi de noter le pas de côté que l’écrivain effectue, avec Un livre sur Mélanie Cabay, en regard du reste de sa production littéraire, caractérisée, celle-là, par une critique du milieu culturel québécois doublée d’un humour pince-sans-rire. Blais prend généralement pour cible la littérature elle-même, dans un commentaire métaréflexif réitéré. Il travaille le banal culturel, les petites guerres symboliques, en plaçant ses narrateurs presque au-dessus du réel, dans le hors-monde littéraire fictionnalisé. Rien de tel dans Un livre sur Mélanie Cabay, où le réel rattrape avec force et violence la loi de l’écriture, démarquant ce livre de la démarche ironiste de l’auteur en en surlignant le risque inhabituel. Car le narrateur de Blais ne se contente pas de rappeler Mélanie Cabay à la mémoire des lecteurs, il se mêle — malgré les faibles ressources dont il dispose — de pousser des investigations (il contacte les anciens amis de la victime, communique avec des experts impliqués dans l’enquête, reconstitue le passé de Mélanie Cabay et de ses proches), jusqu’à adopter, plus ses démarches achoppent, une attitude cavalière : « Qui a tué Mélanie Cabay ? Comment pourrais-je le savoir ? Je ne suis qu’un épais avec une connexion Internet. » (LMC, 97) Demeure toutefois cette tendance à l’autodénigrement qui est l’apanage de tous ses livres, mais ici, remarquons-le, moins pratiqué pour exercer un cynisme que pour renverser les pôles de gravité. Ce renversement carnavalesque du niaiseux et du sérieux[26], pourrions-nous dire, est ailleurs explicité par Mathieu Arsenault : « Trouver une situation où il devient possible d’affirmer que ce qu’on considérait jusqu’ici comme niaiseux est en fait très sérieux pour faire apparaître que ce qu’on considérait comme sérieux n’a pas, en réalité, beaucoup de valeur[27]. » Sans admettre que l’entreprise de Blais s’inscrit de facto dans cette dynamique carnavalesque, il y a bel et bien lieu de relever dans Un livre sur Mélanie Cabay des registres narratifs qui s’entrechoquent — le point de vue critique exacerbé (sérieux) contre la désinvolture (niaiseux), nous l’avons mentionné — et qui programment le malaise de la narration.

Ce malaise est fort déterminant, au fond, car il trahit l’auteur et condamne la littérature à l’impossible enquête. Si le projet de création de Blais laisse transparaître, dès ses premières pages, une prétention à l’enquête, justement, une volonté de résolution du meurtre — façon de combler les crevasses formées par un appareil policier défectueux —, à la fin ne reste que la prétention : le narrateur de Blais se perd en conjectures, agençant les fictions de probabilités aux théories les plus faciles pour esquisser un profil (vide) de ce que Mélanie Cabay a été, et de ce qu’elle eût pu être si elle avait vécu :

C’est ton anniversaire demain. Tu aurais eu quarante-deux ans. Tes amis auraient inondé ton mur de voeux d’anniversaire, de GIFS et de vidéos amusants […]. Tu aurais répondu merci tout le monde, ça me touche, mais peut-être qu’au fond ça t’aurait fait un peu chier d’avoir quarante-deux ans[28].

LMC, 126

En parallèle, le narrateur ne trace pas un portrait flatteur de lui-même, puisqu’il s’associe avec insistance aux banalités et aux gestes sans envergure qu’il oppose, par la force du contraste, au geste extraordinaire — au sommet de l’inhumain, le meurtre — qui aura coûté la vie à Mélanie Cabay. Ce qui rassure sur la position éthique de l’auteur, c’est l’aveu d’impuissance, c’est la fiction que doit emprunter François Blais pour contourner le problème de l’écriture : face à la violence réelle, l’écriture est vouée à l’échec. Il n’y aura pas de résolution par la littérature, pas de réponse aux interrogatoires menés par l’écrivain, car les anciens amis, les proches contactés ne voudront pas reconnaître la légitimité de sa démarche. Or, la dimension fictionnelle sur laquelle se rabat le narrateur est mise à nu, présentée pour ce qu’elle est : un moyen d’esquive, une voie d’excuse, une défaite : « J’en sais tout juste assez sur toi pour savoir que ce monde est un endroit un petit peu plus moche depuis que tu l’as quitté. » (LMC, 122) Ainsi le narrateur se replie sur son incapacité ; ainsi la modestie du projet l’emporte. L’écriture n’accorde aucun pouvoir de désambiguïsation sur le crime. En revanche, l’élucidation s’effectue sur un autre plan : celui de la vie ordinaire à côté de l’extraordinaire, celui de cette coexistence qui nous bouscule, que le « fait divers » médiatisé ne cesse de chercher à reconnaître. Et pendant ce temps, que peut la littérature ? « Sortir du racontable, ne penser à rien pour aboutir à cette manière dont le monde se représente à travers nous, dans l’ordinaire d’une vie où rien ne se passe de particulier[29]. »

LA DÉMOCRATIE LITTÉRAIRE

Il ne se passe rien de particulier chez François Blais. La vie décrite de son narrateur paraît monotone, moins axée sur les responsabilités et l’action que sur une forme de sclérose dans laquelle, en somme, il se complaît, au point où il entraîne le meurtre de Mélanie Cabay dans sa spirale du désoeuvrement. Il ne se passe rien de magique chez Catherine Leroux. Quand bien même le mode fantastique est convoqué, cela ne règle pas l’impasse : chaque Madame Victoria termine sa vie dans le boisé. La solitude.

Pourtant, nous ne pouvons pas en conclure que les figures des femmes victimes, arrachées à leur silence le temps de l’écriture, restent immuables. Au contraire, une transformation a lieu en raison d’une nouvelle hiérarchie que cause, à sa manière, chacun de ces livres, chacune des narrations entreprises, chacune des prises en charge auctoriales, chacune des autorités diluées par la fiction. Le projet démocratique de la littérature est aussi une façon de désamorcer la solitude en agençant des voix qui ne vont pas de pair et malgré tout se rencontrent dans la dislocation. Une hiérarchie se crée entre ces voix, forcément. Si l’écrivain parle pour la victime, il demeure celui qui a le dernier mot, à qui incombe la parole ; c’est celui dont le discours domine. Alors, la finesse de la démarche littéraire vient de ce qu’il convient, par la fiction, de mettre en jeu — en conflit — cette hiérarchie, ce dernier mot ; de le multiplier ; de ne le pas tenir pour acquis ; d’en faire un événement singulier, exceptionnel, de l’écriture : « Tes proches continuent de penser à toi, bien sûr, mais il me semble que tu es un petit peu moins morte si de purs inconnus, comme moi, continuent aussi de penser à toi » (LMC, 125), écrit François Blais. De même, dans Madame Victoria, la manière d’attribuer un effet ricochet à la mort revient à souligner l’incidence de ces vies envolées sur les sensibilités qui les rattrapent au vol :

Après des mois à espérer, à l’instar des enquêteurs, que quelqu’un reconnaisse son visage, Germain se force à chasser la culpabilité qui le ronge. Il a fait de Madame Victoria le réceptacle de tous ses regrets, de toutes les occasions où il n’a pas été à la hauteur. C’est faire porter beaucoup à une morte qui ne le connaît pas.

MV, 12

La transformation a lieu sur deux plans, moral et politique : d’une part, un écrivain et une écrivaine s’investissent de la responsabilité d’une histoire qui ne leur appartient pas. Cet engagement allait impliquer de se demander « quel impact sur soi ? » ou « [c]omment être humain [30] ? », pour reprendre les mots de Snauwaert et Caumartin. Quel impact sur celui ou celle qui se retrouve, au centre de l’inconnu, à parler pour autrui ? D’autre part, les victimes atteignent de nouvelles proportions ; au lieu de l’oubli auquel elles étaient affectées, elles pénètrent une composition neuve, gagnent en texture, deviennent matière à penser, embrayeur pour revoir notre rôle dans et devant le monde social ; matière à procès. La fiction déloge l’orthodoxie en explorant les marges. Elle rend possible, selon Rancière, une forme de révolution :

C’est là sans doute le chemin qui déporte la démocratie fictionnelle de la grande histoire où la science de l’histoire la voyait naturellement localisée vers l’univers des microévénements sensibles. La révolution démocratique de la fiction n’est pas le grand surgissement des masses sur la scène de l’Histoire. Elle n’en est pas moins fidèle à la définition moderne de la révolution : celle-ci est le processus par lequel ceux qui n’étaient rien deviennent tout. Mais devenir tout, dans l’ordre fictionnel, ce n’est pas devenir le personnage principal de l’histoire. C’est devenir le tissu même au sein duquel — par les mailles duquel — des événements tiennent les uns aux autres[31].

Si, par la polyphonie et la discordance narratives, Madame Victoria et Mélanie Cabay, qui n’étaient rien, deviennent tout, c’est qu’au fil de leur proposition littéraire, l’écrivain et l’écrivaine ont accepté de ne pas résoudre, de ne pas même éclairer, le réel. Ils ont fait un travail de maillage permis par la fiction, qui rapproche en quelque sorte les pôles se tenant à l’écart l’un de l’autre. Ils ont travaillé à même l’échec, à construire le procès de cet échec, illustrant le paradoxe dans lequel baigne la littérature. Ainsi François Blais formule-t-il ses aveux, s’adressant à la Mélanie Cabay fantasmée dans son récit : « [S]i je veux être honnête, je dois admettre que ce livre n’est pas vraiment un livre sur toi […] davantage un livre autour de toi. » (LMC, 101) Ce constat rappelle ce que nous relevions à propos du recueil de Catherine Leroux, à savoir que sa dimension éthique visait plus à épaissir les bords de l’affaire criminelle qu’à y apporter une solution. « [A]utour de toi » plutôt que « sur toi » indique comment les démarches d’écriture de Blais et de Leroux ne convergent pas vers une vérité, qui serait le centre, qui serait le noeud à défaire, mais investissent les marges en interrogeant les effets, l’au-delà du meurtre, l’après-silence, le moment de la communauté élucidatrice, quand il faut continuer de parler, et de questionner le « vivre », même s’il s’agit, pour ce faire, de brûler à nouveau les cendres des morts.

La mère de la narratrice dans La robe blanche de Nathalie Léger lui reprochait de s’attacher au drame d’une artiste qu’elle n’a pas connue, Pippa Bacca, et, par là, de devoir s’en remettre à la fiction : « ton sujet n’est qu’un voeu pieux » (RB, 43), un voeu sans espoir de réalisation. Il nous semble que ce choix démontre la capacité de discernement de l’autrice devant le matériau littéraire et la nature de sa force agissante. Le voeu est moins celui d’une réalisation concrète que d’une reconfiguration des formes d’autorité passant par une ambiguïsation ou une contestation de cette autorité. Parce qu’elle dilue l’autorité, l’ambiguïté de la narration — plurielle ou discordante ; communautaire ou personnelle — est démocratique. Elle est tout le contraire du discours hégémonique.