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Le jeu vidéo est une industrie mondiale évaluée à 176 milliards de dollars américains. Au Canada, elle contribue 5,5 milliards de dollars au PIB, principalement à travers ses 32 300 emplois directs équivalents temps plein[1]. Le Québec est le leader canadien du domaine avec ses 13 500 emplois ainsi que de nombreux programmes d’études spécialisés dans le jeu vidéo, qu’ils soient dans des écoles privées, des cégeps ou des universités, faisant de la province le troisième pôle mondial de production de jeux vidéo, derrière l’État de Californie et la ville de Tokyo[2]. Mais les jeux vidéo ne sont pas qu’une industrie lucrative ou un divertissement populaire, ils sont aussi un vecteur de contenus culturels, et ce, notamment à travers les récits qu’on y trouve. C’est depuis notre position d’enseignants-chercheurs en études du jeu vidéo avec une spécialité en scénarisation interactive que nous souhaitons aborder cette industrie souvent opaque et difficile d’approche.

Cet article vise à démystifier le milieu du jeu vidéo au Québec et à expliciter le processus de création d’un jeu : à quoi ressemblent la démarche, l’environnement et les conditions de travail au sein des différents types d’entreprises et de projets qu’on trouve dans cet écosystème ? En particulier, quelle est la place du scénariste, de la scénarisation et du scénario ? Comment jumeler jouer et raconter de manière productive ? Quelles formes prend l’écriture, et quels documents sont produits pour réaliser les ambitions narratives d’un projet de jeu vidéo ? Nous abordons ces questions en nous appuyant sur des témoignages recueillis auprès de trois praticiennes qui travaillent à la scénarisation de jeux vidéo dans des studios à Montréal, ce qui permet d’ancrer ce panorama dans la réalité concrète telle qu’elle se vit au Québec[3].

LE JEU VIDÉO AU QUÉBEC

On compte 937 entreprises dans le secteur du jeu vidéo au Canada, dont 291 au Québec (31 %) (ALD, 11), ce qui se traduit en 13 500 emplois dans la province. De fait, 76 % des emplois au Canada sont concentrés dans 58 grandes entreprises (plus de 100 employés), dont plus de la moitié dans une quinzaine de très grandes entreprises de plus de 400 employés (ALD, 10), où le Québec est surreprésenté avec 38 % du total national (ALD, 13)[4]. L’industrie québécoise du jeu vidéo est formée d’un petit nombre d’entreprises étrangères (ALD, 28) qui installent de très grands studios de développement de jeux (grâce, notamment, aux subventions et crédits d’impôt du gouvernement du Québec), et d’un grand nombre de petits studios fondés par des travailleurs expérimentés du secteur qui désirent développer leurs propres concepts de jeux[5].

Le fer de lance de l’industrie se compose des grandes entreprises qu’on appelle habituellement les studios AAA, calquées sur le modèle des grandes sociétés cinématographiques (les majors comme Paramount, Warner Bros., Disney, Universal et Columbia). Cette appellation vient d’abord qualifier les jeux eux-mêmes. Les jeux AAA sont les blockbusters, des superproductions nécessitant des dizaines de millions de dollars et plusieurs années de développement avec des équipes multidisciplinaires de dizaines, sinon de centaines, de personnes spécialisées dans les divers métiers du jeu vidéo (design, animation, modélisation 3D, graphisme, programmation, musique, voix, gestion, etc.). On parle de l’industrie AAA ou des studios AAA pour désigner ces entreprises qui produisent principalement de tels grands projets, ce qui suppose le développement de plusieurs jeux en parallèle et un certain cadre logistique qui vient avec les entreprises de grande taille (politiques et départements de ressources humaines, mobilité des employés entre les projets, gestionnaires intermédiaires, collaboration entre les différents studios de l’entreprise ou avec le siège social à l’international, etc.). Beaucoup de ces entreprises agissent à double titre, à la fois comme développeur et éditeur de jeux. Le développement comprend tout le travail de conception et de création (idéation, programmation, réalisation des éléments audiovisuels) pour produire le jeu, ce qu’on pourrait comparer à la réalisation au cinéma et qui fait l’objet de cet article, tandis que l’édition est responsable du financement, de la gestion des droits, des échéanciers, de la commercialisation et du soutien à la clientèle, ce qui correspondrait davantage au rôle de producteur au cinéma.

Les studios AAA sont flanqués d’un grand nombre de PME (petites et moyennes entreprises) qu’on appelle indépendantes (indies), ce qui désigne encore une fois un type de jeux d’abord. Les jeux dits « indépendants » sont produits avec relativement peu de moyens, se focalisent habituellement sur des expériences plus courtes, et se permettaient à la base davantage d’audace en s’aventurant hors des sentiers battus (même si, rapidement, la structuration du marché autour du jeu vidéo indépendant a fait la part belle à des projets qui offrent plutôt des réitérations ou des actualisations de formules classiques inspirées des jeux rétro, pouvant être produits avec relativement peu de moyens). Plus qu’une posture artistique ou qu’une réelle indépendance (qu’elle soit créative, financière ou légale, plusieurs développeurs de jeux indépendants faisant dans les faits affaire avec un éditeur), les termes de « jeu indépendant » et de « développeur indépendant » désignent surtout des jeux produits à plus petite échelle avec moins de ressources (et un prix de vente inférieur), et des studios moins organisés qui emploient de plus petites équipes de gens plus polyvalents. La particularité du Québec réside dans le fait que les développeurs indépendants se sont regroupés au sein d’une coopérative en 2016 pour mutualiser des ressources et des services, laquelle a évolué depuis pour représenter l’ensemble du secteur au sein de la Guilde du jeu vidéo du Québec en 2020. La Guilde offre aujourd’hui des programmes de soutien à l’innovation et des concours financés par les entreprises AAA à destination des entreprises indépendantes, ainsi que des formations et ateliers, et des accès à des fournisseurs de services en comptabilité, en assurances, en solutions d’affaires, en technologie et en finance[6]. Malgré cette union des entreprises AAA et indépendantes, il reste que les réalités du développement de jeux vidéo diffèrent grandement entre ces contextes, et cela vaut aussi pour le travail de conception narrative qu’on trouve dans les métiers liés à la scénarisation.

LE PROCESSUS DE CRÉATION ET LA SCÉNARISATION

Le jeu vidéo est créé selon un processus général relativement semblable à travers le monde, mais dont les détails varient suivant les différentes catégories de l’industrie, d’une entreprise à l’autre, voire d’un projet à l’autre au sein d’une même entreprise[7]. À la base du jeu, il y a un concept, et ce concept est souvent déterminé par les chefs de studio ou un noyau de quelques personnes d’expérience (directeur créatif ou creative director, producteur, game designer, directeur artistique, etc.)[8], quand il ne s’agit pas d’une commande héritée d’une source externe (développement d’un jeu lié à une franchise cinématographique, commande venant de la société mère ou du siège social, droits d’adaptation obtenus par une entente commerciale, etc.). Les concepts de jeux ne sont pas développés par des créateurs indépendants qui les présentent à des éditeurs, lesquels investiraient alors pour les réaliser ; les studios emploient des salariés qui produisent leur travail créatif sous contrat. On ne développe pas un « scénario de jeu vidéo » pour l’envoyer à Ubisoft ou à Gameloft ; on postule à un emploi de scénariste dans une entreprise, et suivant l’embauche, on participera à plusieurs projets au fil de sa carrière. La chose est un peu différente du côté du jeu vidéo indépendant, où une équipe tentera d’obtenir du financement institutionnel (notamment par l’entremise du Fonds des médias du Canada [FMC]), communautaire (à travers la plateforme Kickstarter), ou privé (en s’adressant à un éditeur de jeux ou à des investisseurs privés). Quoi qu’il en soit, excepté les jeux « à scénario » comme les walking simulators ou visual novels[9] (que l’on décrira plus loin comme hypernarratifs), c’est une entreprise en démarrage ou un pitch de vente pour un produit qu’on finance, et non un scénario.

On comprendra que, dans ce contexte, la notion « d’auteur » est problématique : c’est le studio qui est propriétaire et « auteur » de l’oeuvre, et non les individus qui ont participé à l’élaboration du concept[10]. En soi, le concept porte à peu près toujours les germes d’une scénarisation, mais celle-ci reste souvent embryonnaire : tableaux ou scènes typiques qu’on souhaite mettre en oeuvre, inspirations de jeux, films ou séries qu’on prend pour modèles, et parfois un synopsis très général qui peut se résumer à la quête, aux personnages principaux, au conflit central, ou au monde dans lequel l’intrigue devra se dérouler. Cette première étape de « scénarisation » s’effectue souvent sans « scénariste » attitré, pour la bonne raison que, dans beaucoup de jeux vidéo, le récit ne tient pas nécessairement un rôle central ou prédominant par rapport aux autres composantes de l’expérience visée (comme la liberté de voyager, le style artistique, les mécaniques de jeu ou la jouabilité). Comme l’écrit Rafael Chandler, « it is relatively uncommon for the story to influence the gameplay, and attempts to design a game in this fashion are not usually successful[11] ». Par exemple, avant d’avoir un scénario et une intrigue, Assassin’s Creed était d’abord un concept dérivé de Prince of Persia : « un monde ouvert durant les croisades au Moyen-Orient ; un protagoniste en course libre qui traverse l’environnement sans heurts ; et un système d’intelligence artificielle qui permet aux ennemis de détecter et poursuivre les joueurs à travers des ruelles et sur les toits[12] ».

La scénarisation de jeux vidéo est ainsi particulière parce que le scénario n’occupe pas un rôle central dans la création du jeu, ce qui peut mener à des tensions entre le scénariste et le reste de l’équipe[13]. À partir du concept, c’est surtout le travail de game design qui se mettra en place : quelles actions peut-on effectuer, comment se déplace-t-on, quels ennemis ou obstacles devra-t-on affronter, à quoi ressemblera l’expérience type qu’on souhaite faire vivre ? À ce stade, on détermine par exemple qu’il faudra s’infiltrer furtivement dans des lieux surveillés par des gardes, lesquels patrouillent selon des itinéraires fixes, perçoivent le son dans un rayon de X mètres autour d’eux et voient devant eux selon un certain cône de vision ; qu’en jouant, il faut s’accroupir pour mieux se cacher dans les ombres (ce qui nous rend plus lent, mais étouffe aussi le son de nos pas) ; qu’il faudra parfois écouter à travers une porte, activer une lunette de vision nocturne pour voir dans la pénombre, etc. Les artistes commenceront à créer les contenus visuels (dessins préparatoires ou conceptuels, modèles 3D, animations, portraits et dessins numériques, environnements, interfaces graphiques, etc.), les programmeurs commenceront la mise en oeuvre informatique des grands systèmes de jeu, et le design évoluera encore (on raffinera le cône visuel et les paramètres de détection des gardes, et on ajoutera de nouvelles mécaniques comme taper sur un mur pour faire du bruit et les attirer, ou crocheter des serrures).

Dans beaucoup de cas, la scénarisation s’effectue en marge de tout ce travail de conception, et non de manière préalable. Le scénariste détaillera le personnage, les ennemis et la trame narrative qui servira de liant pour l’ensemble des environnements et des actions à effectuer, mais chacun de ses ajouts devra être validé par le design du jeu. On ne peut se laisser emporter par l’écriture et rédiger une séquence jouable de poursuite en voiture ou en hélicoptère : on nous répondra qu’il serait prohibitif de développer un moteur de physique et des mécanismes de jeu pour faire un jeu de course automobile uniquement pour quelques scènes. Le scénario doit se plier au cadre d’action prédéterminé par la jouabilité : « More often than not, the core decisions are made, and the writer works within those parameters[14]. » Le budget et le temps alloués aux animations et à la modélisation de personnages peuvent également influer sur nos choix. Fatima Voyer-Ndiogou, designer narrative au studio montréalais Lowbirth Games, affirme que les scénaristes sont forcés de se plier aux contraintes des autres départements, puisque l’élaboration d’une trame narrative demande moins de ressources que d’autres corps de métier. Voyer-Ndiogou explique que si elle décidait d’ajouter un dragon à l’histoire d’un jeu vidéo, par exemple, elle pourrait facilement trouver des justifications narratives afin que celui-ci s’intègre bien au récit, mais l’équipe d’animation aurait beaucoup plus de contraintes qu’elle en matière de temps et d’argent, puisqu’il est difficile de modéliser et de faire bouger une créature aussi complexe. D’où l’importance qu’un scénariste comprenne ce que les autres équipes ont comme tâches et contraintes : « C’est bien de savoir ce qui se passe dans toutes les équipes pour être capable de respecter le budget des autres, parce que [celui du scénariste] n’est pas représentatif du vrai budget[15]. »

Le pouvoir décisionnel sur ce qui vaut la peine d’être modélisé et réalisé pour accommoder le scénario n’appartient pas au scénariste, qui occupe un rôle de fournisseur de contenus narratifs[16]. De là, il faut comprendre que le travail de conception narrative sera souvent partagé entre plusieurs personnes ; quelque part en cours de route, on décidera par exemple de prévoir un niveau de jeu dans un environnement spécifique, ou on imaginera un nouveau type d’adversaire, une quête optionnelle spécifique, un gadget ou une technique supplémentaire, et on demandera au scénariste d’intégrer cela dans le récit.

TENSION ET ÉQUILIBRAGE ENTRE JEU ET RÉCIT

Jusqu’ici, on a parlé de la scénarisation dans la dimension qu’on lui reconnaît traditionnellement dans le milieu de l’audiovisuel : scénariser, c’est prévoir des événements, nouer une intrigue et des pivots dramatiques, développer des personnages ; en un mot, inventer une histoire. Cette responsabilité s’accompagne à peu près toujours de la deuxième dimension du travail scénaristique : l’écriture comme telle. Ces deux tâches sont intimement liées dans l’appellation « scénarisation » et « scénariste », puisqu’au cinéma, l’invention narrative s’incarne dans un scénario, un texte qui relaie l’histoire telle qu’on en fera l’expérience. Le milieu du jeu vidéo, lui, sépare ces deux tâches en métiers distincts. Le premier volet est celui de la conception narrative (narrative design), qui implique une conciliation entre le game design et la narration. Un narrative designer est formé (ou expérimenté) en matière de design de jeu et a pour mandat de trouver les moyens d’intégrer la narrativité dans les possibilités d’action, les règles et les mécaniques de jeu. Le deuxième volet est celui de l’écriture (game writing) et des écrivains (writers) qui sont chargés de produire les textes nécessaires au jeu et à sa création. Une grande partie de leur production textuelle ne participe pas à l’élaboration de la trame narrative globale, et peut dans les faits se rapprocher davantage de la rédaction.

C’est ici qu’il faut aborder une question centrale : l’extrême variabilité des ambitions narratives des jeux vidéo. Dès les années 1990, des concepteurs de jeux comme Greg Costikyan écrivaient des articles dans des revues professionnelles[17] pour souligner une tension fondamentale entre la liberté accordée aux joueurs de prendre leurs propres décisions dans les jeux, et la linéarité d’un récit et sa chaîne causale d’événements soigneusement préparés pour mener à une histoire bien conçue. Plus on limite la liberté de jouer, c’est-à-dire de faire des choix parmi des options raisonnables et plausibles, plus on s’éloigne d’un jeu pour se rapprocher d’une histoire, c’est-à-dire une suite de choix prédéfinis effectués par les personnages dont on est spectateur. Les premiers temps des études du jeu vidéo ont été marqués par ce paradoxe, menant à un débat entre les approches dites de la ludologie et de la narratologie[18]. Les ludologues voyaient l’effacement du récit comme une condition nécessaire pour que brille le jeu, les narratologues exigeant au contraire qu’on tienne compte de la narrativité pour comprendre l’intérêt des jeux vidéo. Ce débat n’a pourtant pas lieu d’être si on adopte une posture pragmatique plutôt que prescriptive.

Dans nos enseignements, nous pratiquons une gradation heuristique et très souple pour identifier quatre grandes catégories de jeux vidéo selon le degré d’importance qu’ils accordent au récit par rapport à la jouabilité. Certains jeux sont pratiquement des films interactifs, avec une interactivité très limitée et une narration omniprésente, à peu près toujours linéaire avec quelques variations. On pense à Heavy Rain, Detroit : Become Human ou Life is Strange. Dans ces jeux que nous qualifions d’hypernarratifs, le récit est la raison d’être du jeu, ce qui mène à une couverture de presse qui met l’accent, par exemple, sur son scénario de 2 000 pages[19]. Bien qu’impressionnant, ce chiffre ne dit pas grand-chose dans les faits, vu l’absence de standardisation dans la rédaction d’un « scénario » de jeu vidéo[20] (on suppose qu’il s’agit d’un texte formaté en continuité dialoguée cinématographique, avec des mentions du type « SI LE JOUEUR DIT A, SAUTEZ À LA PAGE 37 »). Ce qu’il faut surtout retenir, c’est que les jeux hypernarratifs ne représentent pas la majorité de la production, mais plutôt une position extrême sur le spectre des arrimages entre jeu et récit. Comme le dit Odile Prouveur[21], scénariste au studio montréalais Outerminds,

la règle du scénario et de la scénarisation en jeu vidéo, c’est qu’on doit s’adapter aux besoins du projet. Bien souvent, il n’y a même pas de scénario, les dialogues vont directement dans Excel pour pouvoir les enregistrer et les intégrer, parce que [Excel] est linké avec Unity [ou d’autres moteurs de jeu]. [Il faut] créer des banques de données[22].

La plupart des jeux tombent plutôt dans une relation d’équilibrage relatif, vaste catégorie que nous nommons mésonarrative, où l’expérience alterne entre moments narratifs et moments interactifs, avec possibilité de moduler son implication dans l’un ou l’autre de ces volets selon ses intérêts (par exemple, on pourra sauter les séquences narratives et on aura un journal de bord qui nous résumera l’essentiel de ce qu’il faut faire pour progresser sans s’embêter de la complexité du récit). Dans cette vaste catégorie de jeux à laquelle appartiennent Uncharted ou Assassin’s Creed, il y a un récit et des personnages assez détaillés, mais la jouabilité prend souvent le dessus et on peut ignorer ou relativiser le récit dans une certaine mesure tout en retirant un plaisir du jeu. La catégorie des jeux hyponarratifs, elle, regroupe des séries comme Super Mario Bros. ou Angry Birds. Il y a un récit élémentaire qui sert à justifier l’action et la mission, mais il joue un rôle largement décoratif et on ne peut s’y investir réellement (si la jouabilité n’est pas intéressante, on ne poursuivra pas l’expérience par désir de connaître le dénouement de l’intrigue). Enfin, il faut reconnaître l’existence de jeux anarratifs, c’est-à-dire complètement dépourvus de récit. On pense évidemment à tous les jeux abstraits comme Tetris, mais aussi à des jeux comme SimCity et Civilization : bien que l’on construise une ville ou un empire et que nos actions créent des événements, il n’y a pas de trame narrative ou de scénario préétabli.

Cette position excentrée qu’occupe le récit signifie que le concepteur narratif (ou l’écrivain, dans les projets où la conception narrative n’incombe pas à quelqu’un en particulier) doit se porter à la défense du récit et de la narration (en anglais, on dit qu’il doit en être le champion), car ils sont susceptibles d’être déconsidérés par d’autres intervenants du projet qui souhaiteraient les diminuer pour favoriser la jouabilité et l’interactivité. En effet, de prime abord, plus on tente de conférer une signification accrue aux actions des personnages en les liant à des événements passés scénarisés, plus on restreint la liberté ludique, car les choix deviennent incohérents avec le fil narratif, ce que Clint Hocking a appelé la « dissonance ludonarrative[23] ». Décrit simplement, ce phénomène survient lorsqu’il y a un mauvais arrimage entre jeu et récit (par exemple, le scénario présente un personnage comme étant charmant et héroïque, alors que la jouabilité nous permet de le faire tuer gratuitement des centaines de personnes). Il est vrai que, si on élimine le récit et qu’on le réduit à un rôle de soutien mineur, toute dissonance ludonarrative est évitée. Mais avec un bon travail de conception narrative, on peut éviter les dissonances et produire plutôt des consonances ou une harmonie ludonarrative en structurant le contenu scénarisé pour qu’il s’intègre et renforce la liberté ludique d’agir (et vice versa).

L’ÉCRITURE ET LES FORMATS DES DOCUMENTS SCÉNARISTIQUES

C’est avec ce portrait d’ensemble en tête qu’on peut se tourner vers la question du « scénario » de jeu vidéo. Produire un jeu exige la rédaction de documents de conception, dont la nature et l’ampleur seront déterminées par l’échelle du projet (le scope) et sa nature[24]. En règle générale, plus une équipe est petite, moins la documentation sera fournie, car il est plus facile alors de partager une même vision d’ensemble. Le document central qu’on trouvera dans tout projet et qui sera le plus consulté par l’ensemble des membres de l’équipe, et qui constitue donc l’équivalent du scénario de cinéma, c’est le game design document (GDD). Il présente les grandes lignes du jeu pour assurer que la vision d’ensemble reste cohérente, incluant les actions, les pouvoirs ou améliorations disponibles, les environnements, une liste des niveaux, les ennemis et les obstacles, avec des illustrations, schémas et explications parfois très techniques. L’histoire ou le scénario, souvent réduit à un synopsis ou à des paragraphes contextuels qui résument les événements, occupera typiquement une portion restreinte de ce document central. Le GDD sera accompagné d’autres documents spécialisés : la bible artistique (art bible) pour les artistes et autres personnes qui doivent échanger avec eux sur le style visuel, divers documents techniques pour les programmeurs et directeurs techniques, et enfin les matériaux narratifs spécialisés, pour les membres de l’équipe qui ont besoin de les consulter (parfois réunis en une bible narrative ou story bible)[25].

Le GDD et la documentation n’auront pas un format standard ou partagé par toutes les compagnies de jeu vidéo. Le rôle de conception narrative consiste à produire des documents de travail destinés aux autres membres de l’équipe, un peu comme le scénario au cinéma. Ces documents peuvent prendre diverses formes : mémos brefs, diagrammes décisionnels (flowcharts), articles d’encyclopédie de type wiki, fiches de personnages, matériels destinés à un site Web ou à des usages promotionnels, etc. Certaines compagnies iront même jusqu’à développer leurs propres outils de documentation plutôt que d’utiliser des logiciels existants, afin d’assurer efficacement une méthode d’intégration de dialogues à même le moteur de jeu utilisé. Par exemple, Elise Trinh, assistante directrice narrative[26] du projet For Honor chez Ubisoft Montréal[27], mentionne que l’outil interne utilisé pour l’écriture de scénario se nomme Oasis, et utilise les fonctions de Final Draft et d’Excel. Elle utilise également l’outil Confluence, exploité par de nombreuses compagnies, afin de documenter le travail narratif, ce qui équivaut à faire des bibles :

J’ai des sortes de bibles [sur Confluence] qui sont adaptées pour un format interactif. Notamment, le côté wiki est très pratique parce que tu peux taper un mot clé et trouver de l’information, tu peux formater ton texte de façon à ce que ce soit lisible, comme pour le vocabulaire. C’est d’autant plus crucial et compliqué quand tu es dans un jeu live parce que ça ne fait que grossir, tu ne fais qu’ajouter des choses[28].

Certains studios utilisent aussi ces outils de documentation et ces bibles pour le volet d’écriture ou de rédaction des scénaristes/écrivains. Ceux-ci doivent intégrer directement dans le moteur de jeu des contenus plus traditionnels, comme les dialogues des personnages ou le monologue d’un narrateur, mais aussi tout ce qu’on appelle le lore (des éléments narratifs périphériques qui participent à l’appréciation globale de l’univers) : descriptions d’items et inventaire, conversations entre personnages secondaires qu’on peut entendre en arrière-plan, fiches d’information qu’on peut consulter dans le jeu, quêtes, carnet ou journal de bord tenu par le personnage, tutoriels, livres ou documents qu’on peut consulter au sein de l’univers du jeu, etc. :

Je fais des scénarios dans Confluence et je mets des liens qui vont vers des dialogues dans Excel. Il m’arrive des fois de ne même pas écrire de scénario, ça va juste être des bullet points de synopsis […]. Tout ce qui va être mis en scénario, ce sera des scènes dans lesquelles tu enregistreras des VO, par exemple, et qu’on va envoyer à d’autres départements et à d’autres endroits qui ne sont pas dans la compagnie. Les scénarios dans les standards cinématographiques seront créés pour être envoyés à des équipes audio, par exemple[29].

S’il n’y a pas de standards quant à la scénarisation, le logiciel Excel est souvent exploité afin d’écrire les dialogues et de les incorporer dans le moteur de jeu. Dans le cas des séquences cinématiques (appelées plus couramment cut scenes), il arrive qu’on écrive des scénarios reprenant les règles de mise en forme utilisées par les cinéastes, car ces séquences sont non interactives, typiquement dotées d’un accompagnement musical et doublées par des comédiens, tous étant habitués à ce format qui convient bien à du matériel audiovisuel linéaire.

Enfin, des différences importantes distinguent la structuration du travail dans les studios AAA et les studios indépendants (ou, plus exactement, dans les grands projets issus de grandes équipes et les petits et moyens projets issus de petites et moyennes équipes), mais également au sein même de ces catégories.

LA SCÉNARISATION DANS LES STUDIOS AAA

Chez Ubisoft Montréal, on trouve des concepteurs narratifs (narrative designers) et des scénaristes (writers) qui travaillent sur des projets précis. Par exemple, mentionne Elise Trinh, « [il y a] beaucoup de game writers qui sont des écrivains de jeu. C’est un profil qui se rapproche de ce qu’on trouve en audiovisuel[30] ». Ces écrivains s’occupent des dialogues et des structures narratives des cinématiques, notamment, ainsi que de tout ce qui peut toucher à l’écriture technique, comme le texte des menus, les tutoriels, le nom des modes de jeu, etc. Ces game writers (qui peuvent aussi se faire appeler technical writers ou scénaristes techniques) vont aussi s’occuper de l’harmonisation du langage dans le jeu vidéo.

Lorsqu’on gravit les échelons, d’autres titres de métier émergent, comme celui de designer narratif. Chez Ubisoft, les designers narratifs techniques (technical narrative designers) sont chargés de la mise en oeuvre des textes au sein du système de jeu, tandis que les designers narratifs s’occupent également des textes et des manières dont la narration pourra être en phase avec le design du jeu vidéo afin d’assurer une cohérence ludonarrative. On retrouve aussi des postes plus haut placés dont le rôle principal est de superviser la narration dans l’entièreté du jeu :

Il y a les lead writers ou lead narrative qui vont avoir une approche beaucoup plus high level, plutôt sur la structure de la narration en général. […] Chez Ubisoft, par exemple, les leads sont quasi des managers, c’est-à-dire qu’ils s’assurent que les tâches sont bien réparties, un peu comme un showrunner dans un writer’s room pour la télévision, afin de s’assurer que les intrigues et les personnages sont uniformes. Il y a aussi le rôle de directeur narratif, qui est moins basé sur la gestion des personnes, mais plutôt sur la vision et la cohérence de la narration avec les autres départements (animation, gameplay, art, etc.), pour s’assurer que tout le monde raconte la même histoire[31].

Toutefois, les tâches qui incombent à un même rôle peuvent varier au sein d’Ubisoft Montréal, puisque plusieurs projets sont développés en même temps, et les équipes sont indépendantes. Trinh affirme que son poste d’assistante directrice narrative (pour le jeu For Honor) « est assez unique, parce qu’une personne qui est scénariste sur Assassin’s Creed fera un travail complètement différent de ce [qu’elle fait] en ce moment, même si [les deux ont] techniquement le même titre ».

Ce manque de standardisation des métiers liés à l’écriture de jeux vidéo se remarque encore plus lorsqu’on regarde des offres d’emploi d’autres studios AAA, comme WB Games Montréal ou encore EA Motive. Deux postes possédant un même titre auront possiblement des tâches et des responsabilités complètement différentes, selon le studio[32]. On peut néanmoins noter une certaine tendance au sein des grands studios possédant des équipes complètes consacrées à la narration d’un jeu vidéo : par exemple, les directeurs narratifs (narrative directors) auront des tâches liées au processus d’idéation, incluant la création d’univers, la création de personnages, la trame et la structure narratives, tandis que tout ce qui a trait à l’écriture (dialogues, menu principal, paratextes, etc.) sera effectué par des personnes occupant un poste différent, utilisant souvent l’appellation de game writers (qu’on pourrait traduire par scénaristes, rédacteurs ou écrivains).

Puisque la taille des projets AAA exige de nombreuses personnes pour réaliser le travail de scénarisation et d’écriture, les studios peuvent alors recruter et assigner des personnes à des rôles qui correspondent à leurs compétences, notamment en séparant les rédacteurs formés uniquement à l’écriture des designers narratifs pouvant jumeler l’écriture avec le design. En effet, l’utilisation des notions de design peut générer une tension avec la narration, ce qui explique qu’on veuille distinguer ces deux types de tâches. Lorsque l’on observe les tâches des scénaristes de jeu vidéo, on constate qu’elles appartiennent à plusieurs sous-catégories. Se basant sur ses propres expériences, Prouveur développe l’idée selon laquelle

[l]a scénarisation est plutôt du côté du personnage, du côté de la construction d’une bonne histoire avec un bon développement de personnage. C’est là qu’on va trouver l’arc dramatique qu’on retrouve en scénarisation en général. On a un monde qui évolue autour du personnage. C’est avec le design narratif qu’on est plutôt du côté du joueur, en fait, et de la manière dont le joueur va rencontrer le monde qu’on a conçu[33].

La scénarisation et le design narratif comportent plusieurs volets. Certains scénaristes peuvent se spécialiser dans la progression du récit, alors que d’autres seront plus aptes à créer des personnages ou encore l’univers et l’écosystème narratif. Le design narratif viendra ajouter une couche supplémentaire pour trouver des manières de faire coïncider la progression du récit avec la progression de la jouabilité à l’aide de méthodes spécifiques à un jeu vidéo (ce que les scénaristes appellent les narrative delivery methods, que l’on pourrait traduire par « méthodes de transmission du récit ») :

Le design narratif peut avoir plusieurs déclinaisons selon les projets. Il peut être spécialisé dans le développement de certains systèmes pour « délivrer » du récit, comme un système de dialogues par exemple. Un designer narratif peut se spécialiser dans les barks, ces dialogues systémiques qui sont programmés selon une certaine logique et certains paramètres. Il y a certains designers narratifs qui sont plutôt spécialisés dans la livraison des informations dialoguées qui seront diffusées dans le jeu. Le design narratif est au bout du compte lié à la jouabilité[34].

LA SCÉNARISATION DANS LES STUDIOS INDÉPENDANTS

Si l’on se tourne du côté de l’industrie indépendante, avec des équipes plus petites, la scénarisation tend à se fondre plus naturellement avec le design narratif. Les personnes endossant le rôle de scénariste ont plutôt tendance à devoir travailler autant sur l’écriture que sur le design narratif. Certains studios réussissent à engager plusieurs personnes s’occupant de la narration, comme c’est le cas d’Outerminds, basé à Montréal : bien qu’Odile Prouveur ait un poste en « scénarisation et conception narrative », elle s’occupe de diverses tâches liées au design narratif ainsi qu’à la progression narrative et touchant à la jouabilité, alors que son collègue scénariste s’occupe plutôt de la construction d’univers et du lore. D’autres studios, comme Lowbirth Games, aussi situé à Montréal, n’auront qu’une seule personne pour s’occuper autant de l’écriture que du design narratif, comme c’est le cas de Fatima Voyer-Ndiogou. Cette dernière mentionne qu’elle s’occupe de la « construction de personnage, [d’]établir les dialogues, [de] les écrire, [elle a] fait un système narratif aussi. [Elle s’occupe de] tout ce qui est écriture […]. Avec le design narratif, [elle s’implique] dans certaines décisions de design pour s’assurer que ces décisions suivent le cours de l’histoire[35] ». Ainsi, en travaillant pour un studio qui ne contient qu’une quinzaine d’employés, Voyer-Ndiogou est la personne-ressource qui veille à tout ce qui a trait à l’architecture narrative, c’est-à-dire aux piliers narratifs qui assurent une cohérence globale du récit à tous les niveaux du jeu.

Dans les studios indépendants, les scénaristes auront non seulement des tâches plus larges, parfois liées au design, mais devront aussi travailler de pair avec des collègues ayant d’autres spécialisations, comme l’animation de personnages, le design de niveau, les artistes s’occupant des cinématiques, et ainsi de suite. Ces équipes réduites n’auront pas de lead ou de directeur narratif qui s’assure de la cohérence globale avec les autres départements, ce rôle incombant directement aux scénaristes. De plus, certaines tâches inusitées peuvent apparaître : par exemple, plutôt que de mobiliser une équipe audio ou la direction créative, Odile Prouveur s’occupe aussi de la direction d’acteurs pour les enregistrements des voix des personnages afin de s’assurer que sa vision se transmette de manière efficace. Cette juxtaposition de tâches s’explique par le fait qu’elle est elle-même comédienne de voix et doubleuse, ce qui montre bien que les définitions de poste suivent beaucoup les profils individuels des membres des équipes, et qu’en plus d’une bonne connaissance des spécialisations et des impératifs de production, une grande polyvalence est de mise dans un studio indépendant. C’est vrai pour la majorité des emplois, mais particulièrement vital pour l’écriture et la scénarisation, dans la mesure où beaucoup de jeux indies présentent peu de contenus textuels et de narration, la plupart se basant plutôt sur des mécaniques de jeu singulières ou innovantes et une forme de minimalisme qui laisse peu de place à la narration « lourde » ou foisonnante qu’on trouve dans les jeux AAA, capables de déployer une intrigue sur des dizaines d’heures. En conséquence, beaucoup de jeux sont réalisés sans le concours d’une seule personne spécialisée travaillant à temps plein sur l’écriture.

Cette réalité apparaît clairement dans The Messenger du studio Sabotage de Québec. Ce jeu d’action-plateformes à saveur rétro comprend une assez grande quantité de textes par rapport à ses semblables du même genre. Le mystérieux « boutiquier » qui nous guide dans l’aventure nous raconte des histoires à travers des dialogues souvent désopilants, et occasionnellement philosophiques et touchants. Ce personnage articule une réflexion sur le rôle des histoires, des enseignements et des valeurs qu’elles transmettent, et sur le sens de notre expérience de ce jeu, qu’il nous revient de construire. Pour toute la quantité de texte qu’on y trouve, seul un nom figure au générique du jeu pour son écriture (writing) : Thierry Boulanger, programmeur d’expérience qui est cofondateur de Sabotage Studio avec son collègue Martin Brouard, et qui assure sur The Messenger les tâches de game design, de programmation et de réalisation (direction). L’écriture est donc l’un des nombreux chapeaux portés par la personne qui détient la vision créative d’ensemble sur le projet. Le boutiquier loquace nous offre par ailleurs un regard autoréflexif sur les conditions dans lesquelles l’écriture s’est faite, dans un dialogue optionnel caché qu’il nous livre si on insiste pour tenter d’ouvrir l’armoire dans sa boutique :

BOUTIQUIER : Tu connais l’histoire du type qui reste tard un vendredi soir, pris d’une envie folle d’écrire des dialogues cachés, persuadé qu’ils feront la joie de quiconque prendra la peine de les chercher[36] ?

L’humour bon enfant qu’on trouve dans la rédaction et dans le scénario est décuplé quand on choisit au menu des options de langue, aux côtés de l’anglais et du français (entre autres), la version « québécoise », qui offre une expérience en joual assumé :

BOUTIQUIER : En tout cas, c’est moi le personnage mystique qui va être ton mentor pis qui va te supporter dans ta quête épique pour sauver le monde. Tout c’que t’as à faire, c’est d’apporter le parchemin en haut d’une montagne lointaine où trois sages de mon ordre vont t’attendre.
MESSAGER : Ton ordre ? Ta peu là, c’était ben trop de texte pour yinke une boîte de dialogue !
BOUTIQUIER : Check, continue vers l’est, pis essaye de ramasser toute les Cristaux de Temps que tu rencontres parce que j’peux les utiliser pour upgrader tes habilités pis tes artéfacts.
D’ailleurs, le premier est su l’bras, kin !
SYSTÈME : Tu as obtenu les Griffes d’Escalade ! Pèse contre les murs pendant que tu es dans les airs pour t’accrocher[37].

Un jeu offrant une version « en québécois » (distinct du français) est rare. Puisque le jeu vidéo est une industrie mondialisée et transnationale par excellence, les jeux sont toujours créés dans l’optique du marché international, et donc dans la lingua franca qu’est l’anglais.

Certains jeux indépendants développés au Québec réussissent à faire un compromis quant au choix de la langue d’écriture. Tout en restant dans l’optique du marché international, Lowbirth Games travaille actuellement à la sortie de son premier jeu vidéo intitulé This Bed We Made, qui se déroule à Montréal et qui aura sa part de joual :

[This Bed We Made], on le fait en franglais. Il y a des personnages qui sont québécois, qui parlent français, qui vont s’exprimer en français des fois, des articles de journaux en français. Comme Montréal ! Les gens parlent autant anglais que français, tout le monde comprend. Le jeu est beaucoup plus anglophone, mais il y a du français, des accents [québécois et internationaux][38].

Cette dualité illustre une réalité de l’industrie du jeu vidéo au Québec et de ses scénaristes : si le produit final est en anglais, il est courant que les équipes de production communiquent en français, et même qu’il soit prédominant dans certaines petites compagnies :

L’équipe parle en français […], à moins qu’il y ait un anglophone qui ne sache pas parler français. En général, l’écriture se fait en anglais, mais toujours avec une pensée pour la localisation, pour la traduction en français pour le Québec. C’est un atout, parler en français au Québec [dans l’industrie du jeu vidéo], ça rend la communication plus facile avec les autres équipes. […] Je sais qu’il y a beaucoup d’écrivains et de narrative designers qui sont seulement anglophones, et ça bloque la communication avec le reste de l’équipe. Juste parler anglais, ça va créer un petit blocage[39].

Toutefois, bien que le français soit de mise pour les communications internes, il n’en demeure pas moins que l’anglais est essentiel pour les scénaristes de jeu vidéo. En effet, « un francophone qui n’écrit pas en anglais et qui veut aller travailler en scénarisation de jeu vidéo va avoir bien de la misère à se trouver de la job. Il va peut-être être plus facile pour lui de se spécialiser en traduction[40] ». Évidemment, plus les équipes grandissent, plus l’utilisation de l’anglais à l’interne finit par s’imposer, notamment dans les entreprises AAA, qui emploient nécessairement plus de travailleurs internationaux ou qui délocalisent une partie de leurs activités avec des partenaires à l’étranger.

AU-DELÀ DU RÉCIT : L’INFUSION NARRATIVE

Dans cet article, nous avons voulu expliciter les conditions pragmatiques dans lesquelles la scénarisation de jeux vidéo se pratique au Québec et les réalités des différents métiers qui la composent. Nous ne disposons pas ici de l’espace pour réfléchir aux implications théoriques du jeu vidéo et de ses formes de récit sur la narratologie, dans la mesure où les récits vidéoludiques bouleversent un bon nombre de questions et de définitions classiques et nous obligent à adopter une vision de la narrativité beaucoup plus large. En guise d’exemple, nous terminerons en touchant brièvement au concept d’infusion narrative. Beaucoup de jeux vidéo présentent une histoire minimale, mais un monde richement détaillé dans lequel l’action se déroule, et l’expérience narrative consiste à découvrir l’histoire de ce monde par le biais de divers canaux plus ou moins étroitement liés à l’expérience principale. Généralement appelés lore ou flavor text, ces canaux sont constitués d’« additional information about a game’s world which fills out the illusion of an expansive, lived-in fiction[41] », ainsi que l’explique De Fault, par exemple des descriptions d’objets collectionnés dans les menus du jeu, des journaux intimes, des notes ou des documents qu’on peut consulter, ou des écrans de sélection de niveaux qui vont offrir une mise en situation et un historique autour de la mission à accomplir. Les éléments de récit peuvent se trouver n’importe où en marge du jeu, voire complètement en dehors (dans un message sur un écran de chargement pendant que le programme fait ses opérations techniques). Dans bien des cas, un scénariste ne construit pas un récit comme tel, mais saupoudre ou mélange quelques ingrédients narratifs qui, bien dosés, parfumeront l’ensemble de l’expérience de jeu en l’imprégnant de narrativité.

La scénariste Elise Trinh, qui travaille depuis quelques années sur le jeu For Honor, développé par Ubisoft Montréal (depuis 2016), affirme s’être heurtée à la difficulté d’établir une narration de manière satisfaisante dans le jeu[42]. Il faut dire que ce dernier ne s’y prête pas nécessairement : pour l’essentiel, il s’agit de participer à une guerre des clans sanguinaire entre Vikings, chevaliers et samouraïs, le mode multijoueur étant l’attrait principal. Lors de son embauche, For Honor ne possédait que très peu de lore, et celui-ci n’était pas formalisé de manière cohérente par l’équipe de développement, ce qui rendait les informations narratives minimales. Les joueurs pouvaient s’inventer des histoires à propos de leurs personnages. Son rôle a été « d’injecter » de la narration au sein du jeu, notamment en imposant des identités définies aux personnages existants. Trinh explique que « forcer des identités, ça a été vécu de manière un peu violente par les joueurs et les joueuses[43] », qui refusaient de se voir imposer des récits qui pouvaient interférer avec leurs propres narrativisations. Trinh indique toutefois que son équipe a trouvé la solution en ajoutant simplement des informations supplémentaires venant enrichir le monde du jeu, sans toucher aux personnages :

[Finalement], on a testé plusieurs formes d’injections narratives, parce que le jeu [For Honor] n’a pas été conçu à la base [pour avoir un récit]. […] La manière la plus satisfaisante pour nous, c’est d’ajouter [ce que j’appelle] des miettes de narration. [Il s’agit de] rester sur cette fantaisie de « moi, en tant que joueur, je veux faire ma petite histoire », mais je peux emmener ici ou là des petits éléments de lore. […] Il n’y a pas une cinématique, par exemple, qui impose une identité précise [aux joueurs], par contre il y a plein de petits éléments comme ça, de petits indices, de noms évocateurs, que [le joueur] lit ici ou là et qui sont toujours brefs et cryptiques[44].

Pour éviter de trop brusquer les joueurs qui avaient développé une narrativisation personnelle à propos du personnage qu’ils incarnent depuis des années, l’équipe de scénarisation a ultimement opté pour la création de lore tels que nommer des arbres ou créer des histoires et donner des noms à des armures qui sont disséminées dans le jeu afin d’enrichir l’environnement et l’univers du jeu sans intervenir directement sur les personnages.

Ces techniques pour insuffler des informations narratives dans le monde du jeu en laissant les joueurs y accéder en fonction de leur intérêt et de leur volonté de s’engager plus profondément dans l’histoire révèlent une des particularités de la scénarisation interactive pour le jeu vidéo, vaste champ de recherche et d’expérimentations qui reste à parcourir. Car au-delà des défis et des constats plutôt négatifs ou angoissants pour les scénaristes « traditionnels » que notre article a esquissés, de l’aspect périphérique du scénario et de la narration, du manque de contrôle des scénaristes sur les projets ou du travail en anglais, par-dessus tout, il faut retenir que le scénario et la scénarisation de jeux vidéo constituent un objet et une pratique multiformes, hétérogènes et bien difficiles à saisir dans toutes leurs variantes, à l’image des divers mondes auxquels ils donnent vie.