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Introduction

Face aux coûts exorbitants des remises en état des sites et patrimoine naturels dévastés par des pollutions chroniques ou des accidents majeurs, les opinions publiques tendent à considérer que les prêteurs[1] portent une responsabilité morale pour les atteintes à l’environnement[2] que leurs financements accordés aux activités à risque ont pu provoquer. Ce point de vue est né et s’est généralisé au début des années quatre-vingt, aux États-Unis, à la suite des jurisprudences qui ont suivi l’adoption de la loi CERCLA[3] qui dote l’agence pour la protection de l’environnement (EPA) d’une structure juridique pour traiter des sites pollués[4] sur le fondement d’une responsabilité objective. L’EPA dispose alors de la capacité de recouvrer les coûts de dépollution auprès de leurs responsables, présents et passés, ce qui, bien évidemment, a engendré de nombreux contentieux. Certains arrêts ont associé prêteurs et opérateurs dans la désignation de responsabilité pour des préjudices écologiques. Cette mise en cause s’explique par le besoin de pallier l’impécuniosité de certains exploitants qui, en situation de cessation de paiement, laissaient le coût des procédures de réparation à la charge de la collectivité. La nécessité d’internaliser ces dommages a conduit les autorités à rechercher des responsables solvables. Elles ont alors estimé que les prêteurs, de par leur surface financière (deep pocket), pourraient être des candidats naturels à une réparation complète et privée des atteintes à la nature en remédiant aux déficiences des exploitants.

Simultanément, le monde académique a théorisé cette pratique. Summers (1983) et Shavell (1986) furent parmi les premiers à analyser les conséquences de la défaillance financière des exploitants soumis à des régimes de responsabilité objective. Pitchford(1995), Boyer et Laffont(1995) et Boyer et Laffont (1997) ont étendu cette réflexion à la question de la responsabilisation des prêteurs.

Toutefois, un examen des différentes jurisprudences des contentieux de la réparation de CERCLA conduit à modérer l’opinion d’une mise en cause supposée systématique des financeurs. En effet, si les tribunaux d’alors ont impliqué la responsabilité de quelques prêteurs (notamment au début des années quatre-vingt-dix), ce n’est que parce que les formulations initiales de la loi CERCLA se sont révélées relativement imprécises dans la désignation de la responsabilité du dommage. Celle-ci ne pouvait s’appliquer qu’aux personnes convaincues d’une gestion opérationnelle ou de la propriété des installations et, en théorie, les prêteurs et financiers en étaient exonérés par une clause spécifique (clause d’exemption). Cependant, les opérations de clôture d’activité et de prises d’hypothèques entraînèrent certaines banques à exercer une gestion temporaire des actifs en tant que propriétaires. Les tribunaux les sanctionnèrent alors pour ces faits. Cependant, il est arrivé aussi que la pratique jurisprudentielle aille au-delà du texte en impliquant les financeurs dans les procédures de réparation au titre de leurs activités de prêts, les excluant de facto de la clause légale d’exemption. Aussi, à partir de 1996, face aux protestations des banques, de nouveaux amendements à la loi CERCLA[5] facilitèrent l’exonération de responsabilité des prêteurs. Ces amendements eurent pour résultat de cloisonner le financement d’une part et la gestion et la propriété d’autre part. Par voie de conséquence, depuis cette période, les financeurs (prudents) ne sont plus inquiétés par les tribunaux[6].

Ainsi, contrairement à une opinion bien admise, ce n’est qu’à titre exceptionnel que les premières jurisprudences CERCLA ont engagé la responsabilité des créanciers sur le seul fondement de leurs activités de prêt. Dans la majorité des cas, en effet, les tribunaux ont sanctionné soit l’exercice de la propriété (lors de la liquidation d’hypothèques) soit une gestion opérationnelle (day-to-day management) de l’installation polluante. Ces éléments jurisprudentiels consacrent alors une rupture quasi structurelle entre l’analyse économique qui associe prêts et responsabilité du préteur et la pratique juridique qui (à de rares exceptions près) distingue irrévocablement entre les opérations de prêts, exonératoires de responsabilité, et les opérations de gestion et/ou d’exercice de la propriété. Depuis les amendements de 1996, les bailleurs attentifs à ne pas franchir cette ligne, échappent à leur responsabilité même si, sans leur financement, l’activité polluante n’a pas prospéré.

De par ses forte références à CERCLA, l’analyse économique contemporaine d’auteurs tels que Hiriart et Martimort (2006), Dionne et Spaeter (2003), Boyer et Porrini (2006) et (2009)[7] par exemple, continue d’être influencée par les travaux réalisées ante les amendements de 1996 par Boyer et Laffont (1995), Boyer et Laffont (1997), Pitchford(1995)[8]. Il en découle le hiatus évoqué entre la pratique juridique qui repousse, voire institutionnalise, l’irresponsabilité des prêteurs et la théorie économique qui, au contraire, considère acquise cette responsabilité. La rigidité et la viscosité de la législation rend structurellement inopérantes les solutions des économistes. Il s’ensuit que, de fait, les banques ne peuvent exercer de contrôle effectif de la qualité de l’emprunteur en tant que principal.

L’objet du présent article est alors de proposer des voies qui autoriseraient la convergence effective des apports de la théorie économique et la pratique juridique. Cela suppose d’engager davantage la responsabilité des prêteurs sans décourager leur volonté de financer les activités risquées. Un chemin possible consiste à différencier les responsabilités quasi délictuelles de chaque catégorie d’agents. Ainsi, les opérateurs et les propriétaires devraient répondre d’une responsabilité objective comme c’est actuellement le cas pour CERCLA. En revanche, les prêteurs seraient soumis à une responsabilité pour faute fondée sur la négligence (negligence rule) liée aux prêts accordés comme pour leurs éventuelles activités de gestion ou de propriété. Par ce biais, le rôle de principal qu’attribue la théorie économique aux banques serait restauré. En effet, leur prêt à des activités risquées serait conditionnel au respect par l’exploitant des législations environnementales et aux règles de sécurité. En cas de litige, suite à un accident majeur, les banques devraient apporter la preuve qu’elles ont correctement incité les opérateurs à effectuer les efforts nécessaires pour échapper aux procédures de réparation.

La première section de cette contribution met en perspective les freins théoriques et juridiques qui rendent « visqueuse » l’extension de la responsabilité aux prêteurs. Pour ce faire, nous abordons la responsabilité des prêteurs sous CERCLA avant 1996. Puis sont étudiées les évolutions de l’exonération de responsabilité des prêteurs depuis cette date, lesquels, désormais, sont soumis à une règle de responsabilité pour faute uniquement dans le cas où ils outrepassent leur fonction de simples prêteurs. Une deuxième section met en exergue l’importance du lien de causalité entre le préjudice et les activités financières. La présentation succincte de la directive européenne de 2004 sur la responsabilité environnementale facilitera l’étude de la relation causale particulièrement difficile à établir concernant les prêts. Une troisième section présente les conditions qui permettraient de concevoir l’engagement de la responsabilité des prêteurs afin de les doter des pouvoirs d’un principal efficace par la définition d’un protocole de prêt. La quatrième section conclut.

1. La responsabilité des prêteurs sous CERCLA

Depuis 1980, en vertu de la loi CERCLA, le gouvernement fédéral américain peut entreprendre la dépollution des zones souillées par les déchets dangereux. L’EPA avance le financement à partir du Fonds d’affectation spéciale des substances dangereuses (Superfund). Les coûts peuvent ensuite être recouvrés auprès des « parties responsables » ce qui engendre des contentieux du recouvrement. De ce fait, cette responsabilité est rétroactive, conjointe et solidaire lorsque le dommage est indivisible. Le Superfund Amendments and Reauthorization Act (SARA) a modifié la loi CERCLA en octobre 1986[9] dans le sens d’un accroissement des prérogatives de l’EPA notamment dans le domaine du recouvrement des frais engagés par l’agence, la prise en compte de la santé humaine, la participation des citoyens et en matière de dotation financière de Superfund.

1.1 CERCLA et la responsabilité des prêteurs avant 1996

Au sens strict, la loi CERCLA n’a considéré comme responsables de la pollution des sites que les personnes qui ont participé à une gestion opérationnelle et/ou à la propriété d’installations à risque et les prêteurs n’y font pas exception. En effet, au sens de CERCLA est considérée comme personne responsable toute personne qui possède ou exploite l’installation sur laquelle sont déposées ou enfouies des substances dangereuses, ou encore toute personne qui a organisé et a transporté ces produits. CERCLA applique une responsabilité objective (Burke, 1998) mais, cependant, elle garantit une exonération de responsabilité des prêteurs par une prescription spécifique : le « Security Interest Exemption » (SIE) qui les sépare de la sphère des opérateurs. Cette immunité s’applique aux personnes qui détiennent des parts de propriété (indicia of ownership)[10] dès lors que cette possession est liée à la sécurisation du prêt[11].

Sur ce fondement, certains prêteurs croyaient être à l’abri d’une inclusion dans la catégorie des « exploitants » et échapper à toute responsabilité lorsqu’ils exercèrent leur hypothèque sur une installation après la défaillance de l’emprunteur. Cependant, les tribunaux donnèrent de l’exemption de responsabilité (la SIE) des interprétations divergentes, parfois restrictives, excluant certains prêteurs du périmètre de la SIE et les condamnant à réparer. En effet, les frontières se révélèrent poreuses entre le contrôle lié à la garantie des prêts (c’est-à-dire le suivi de la performance des installations, la conduite d’enquêtes sur l’environnement et de consultation, exigeant le nettoyage du site) et une gestion effective au quotidien. Pour les tribunaux, le prêteur s’était conduit comme un propriétaire ou un exploitant ce qui l’excluait de la sphère d’exemption.

Ainsi, dans le contentieux États-Unis contre les époux Mirabile (Turco Inc.)[12], l’EPA intervint pour la décontamination d’un site appartenant à ses derniers et les déclara responsables pour financer la dépollution. Ceux-ci firent valoir que leurs prêteurs (banques Mellon, American Bank and Trust Company) avaient été parties prenantes par la détention d’hypothèques sur l’installation. Les tribunaux constatèrent que seule Mellon s’était comportée comme gestionnaire de fait en ayant financé capital et travail et ne pouvait alors bénéficier de la protection SIE contrairement aux autres banques qui, elles, s’étaient limitées à protéger leurs prêts sans velléité de revendication de propriété ou de gestion.

La jurisprudence États-Unis contre Maryland Bank & Trust Co[13] mit en cause une banque qui avait pris une hypothèque sur un établissement qui possédait un champ utilisé pour le rejet de déchets dangereux. L’établissement fit faillite et la banque acheta le terrain en 1982 pour recouvrer une partie de ses engagements. L’EPA découvrit et cura une contamination. Afin de récupérer les coûts de dépollution, elle sollicita la Banque Maryland qui invoqua l’exemption SIE. Toutefois, le tribunal considéra qu’au terme de quatre années après l’exercice de son hypothèque, la banque était l’ultime propriétaire du terrain ce qui avait été réalisé « (not) to protect its security interest, but to protect its investment ». De plus, les juges ont considéré que la banque disposait de connaissances sur les risques de pollution supportés par le terrain pollué et pouvait développer une expertise suffisante pour prendre des décisions stratégiques en pleine connaissance de cause : « financial institutions are in a position to investigate and discover potential problems in their secured properties. CERCLA will not absolve them from responsibility for their mistakes of judgment »[14]. La banque a alors engagé sa responsabilité non pas seulement par la possession du terrain mais parce qu’elle avait volontairement méconnu le niveau effectif de la contamination.

Un contre-exemple intéressant est constitué de la jurisprudence États-Unis contre McLamb, O. Skipper, Wachovia Bank et Trust Company[15]. En 1979, en tant que financeur collatéral, la banque Wachovia, prit pour garantie une hypothèque sur 217 acres de terre pour un prêt à O. Skipper qui fit faillite en 1980 et Wachovia acquit le terrain en tant qu’unique soumissionnaire lors de la vente aux enchères qui suivit la faillite. Quelques mois plus tard, elle le revendit à McLamb et alii. Une enquête de l’EPA révéla que la zone était polluée. Après l’avoir nettoyée à ses frais, elle tenta d’en recouvrer les coûts près les nouveaux propriétaires. Un tribunal local, en première instance, considéra que la banque répondait à l’exemption SIE car rien n’indiquait que Wachovia eut connaissance de la contamination avant sa prise d’hypothèque. L’arrêt fut confirmé en appel : Wachovia avait acheté la propriété « principalement pour sécuriser ses intérêts après la faillite de Skipper ». Les juges ne décelèrent aucune volonté de réaliser un investissement ou un profit pour l’acquisition de la propriété. En outre, ils soulignèrent que Wachovia avait placé la propriété sur le marché sans prendre de mesures pour utiliser ou gérer les terres durant le temps de jouissance de la propriété et qu’elle l’avait vendue au premier acheteur solvable pour protéger ses intérêts. Ainsi, Wachovia respectait la deuxième exigence de l’art. 9601 (20) (A) en ne prenant aucune participation dans la gestion de la propriété.

Ce dernier exemple, favorable au prêteur, montre que l’activité de financement n’est pas un motif suffisant pour engager sa responsabilité. À cette époque, d’autres jurisprudences tendirent à suivre l’interprétation restrictive de la Banque du Maryland & Trust Co (Giudice c. BFG galvanoplastie and Manufacturing Company, Inc[16]). Dans l’affaire États-Unis c. Nicolet, Inc[17], le juge avança que le prêteur (T & N Public Limited Company) détenait une hypothèque et avait pratiqué une gestion active de l’installation.

Ainsi, pour conclure, dans les années quatre-vingt-dix, la jurisprudence CERCLA eut tendance à restreindre le champ d’exemption des prêteurs. Cela a duré jusqu’à l’affaire « Factors Fleet Corporation (FFC) » considérée par la profession bancaire comme une situation potentielle de non-retour. Cette jurisprudence eut un impact durable sur le système bancaire[18]. En effet, à sa suite, le législateur changea radicalement la conception de la responsabilité du prêteur dans l’édifice CERCLA. FFC (société d’affacturage) avançait des fonds à son client Swainsboro Print Works (SPW) depuis 1976. Pour sécuriser son prêt, FFC prit une hypothèque sur SPW qui fit faillite en 1979. Au début de 1981, FFC cessa d’avancer des fonds à SWP car il était devenu évident que ce dernier ne pourrait plus les rembourser. En mai 1982, FFC réalisa son hypothèque sur SPW et contracta avec Baldwin Industrial Liquidators et la société Nix Riggers pour liquider les actifs de FFC. Le 20 janvier 1984, l’EPA inspecta les installations et découvrit une pollution chimique et de l’amiante. Les frais de décontamination s’élevèrent à près de 400 000 dollars. L’EPA poursuivit les principaux actionnaires de SPW ainsi que FFC. Le jugement mit en exergue de nombreuses preuves de gestion opérationnelle de SPW par FFC : intervention dans sa politique des prix, licenciement de salariés, négociation de contrats avec Nix et Baldwin, etc. Tous ces faits ont contribué à exclure Fleet de la sphère d’exemption. Toutefois, à cette occasion, le tribunal changea radicalement la philosophie des conditions d’exonération de responsabilité en mettant en exergue l’association du prêt et du dommage :

Under the standard we adopt today, a secured creditor may incur section 9607(a)(2) liability, without being an operator, by participating in the financial management of a facility to a degree indicating a capacity to influence the corporation’s treatment of hazardous wastes. It is not necessary for the secured creditor actually to involve itself in the day-to-day operations of the facility in order to be liable—although such conduct will certainly lead to the loss of the protection of the statutory exemption. Nor is it necessary for the secured creditor to participate in management decisions relating to hazardous waste. Rather, a secured creditor will be liable if its involvement with the management of the facility is sufficiently broad to support the inference that it could affect hazardous waste disposal decisions if it so chose. We, therefore, specifically reject the formulation of the secured creditor exemption suggested by the district court in Mirabile.

Voir no 84-2280, slip op., 4

À l’évidence, l’intention du juge fut d’engager la responsabilité du prêteur sur le fondement du financement et des prérogatives conférées en matière de contrôle de l’installation. La capacité d’influencer les choix de l’exploitant constitua le motif suffisant de l’annulation de l’exemption de responsabilité. Cet état de fait aurait pu (et a eu) des effets néfastes sur la volonté des bailleurs de financer les activités risquées. Ce point fut souligné par (Boyer-Laffont, 1995; Burke, 1998). Ce jugement confronte les prêteurs potentiels à un dilemme : soit ces derniers supervisent la politique environnementale de l’installation, soit ils limitent le montant du prêt pour échapper à toute responsabilité comme le mentionne le juge de l’affaire Fleet :

28- Our ruling today should encourage potential creditors to investigate thoroughly the waste treatment systems and policies of potential debtors. If the treatment systems seem inadequate, the risk of CERCLA liability will be weighed into the terms of the loan agreement. Creditors, therefore, will incur no greater risk than they bargained for and debtors, aware that inadequate hazardous waste treatment will have a significant adverse impact on their loan terms, will have powerful incentives to improve their handling of hazardous wastes.

29- Similarly, creditors’ awareness that they are potentially liable under CERCLA will encourage them to monitor the hazardous waste treatment systems and policies of their debtors and insist upon compliance with acceptable treatment standards as a prerequisite to continued and future financial support.

Suivre cette jurisprudence aurait conduit à changer de fond en comble la philosophie du financement des activités à risque. Les banques considérèrent que les premières jurisprudences de CERCLA les chargeaient d’un niveau de responsabilité insupportable (Greenberg et Shaw, 1992) et menacèrent de restreindre leur engagement dans des projets placés sous l’épée de Damoclès de la responsabilité environnementale (Burke, 1998 : 16, notes). De leur côté, Boyer et Laffont(1997) ont montré qu’un excès de responsabilité du bailleur conduisait à « tuer l’investissement ». Il n’est alors pas étonnant alors que, par une active politique de lobbying, les banques contribuèrent à apporter des modifications majeures à la loi.

1.2 Renforcer la position du prêteur : une influence sans responsabilité

La gestion des grandes entreprises suppose des liens d’interdépendance entre emprunteurs et prêteurs et la frontière entre activités de gestion et activités de prêt devient floue. Les grandes institutions financières firent activement pression pour voir adopter les amendements « Asset Conservation, Lender Liability, and Deposit Insurance Protection Act » en 1996 afin de réduire l’engagement de leur responsabilité[19]. Aussi, le Congrès élargit-il le champ des exemptions de créanciers garantis par CERCLA. Il s’ensuit que, depuis cette date, les prêteurs ne peuvent être inquiétés que s’ils assument explicitement l’exercice des fonctions de propriétaire ou de gestionnaires directs. Il est alors aisé de plaider que le bailleur de fonds s’est borné à financer l’activité uniquement ou à fournir un service d’assurance. Le paragraphe U.S.C.-§9601-(20)(F)(iv)(I-IX) définit ce qu’est « participer à la gestion », en expliquant, paradoxalement, comment un prêteur n’y participe pas... Généralement, un prêteur ne peut être convaincu d’avoir dirigé d’une quelconque façon l’installation s’il peut prouver qu’il n’a pas eu d’activité opérationnelle liée à l’activité polluante. Concrètement, cela correspond à exercer des décisions, à contrôler le respect des règles de protection de l’environnement, à réaliser un contrôle comparable à celui d’un gestionnaire (gestion journalière pour des activités de contrôle du respect des normes environnementales) ou, encore, à toutes les autres fonctions opérationnelles. Le sens de « participer à la gestion » après la loi de 1966 est codifié à l’article 42-USC-9601(20)(E), intitulé « L’exclusion des prêteurs ne participant pas à la gestion ». Ne sont alors pas considérés comme propriétaires ou exploitants d’un bâtiment ou d’une installation, les personnes ayant acquis des parts de propriété (indicia of ownership) dans le bâtiment ou l’installation afin de sécuriser leurs prêts à titre principal. Le prêteur est une personne qui étend son crédit de bona fide pour consolider son prêt vis-à-vis d’un emprunteur non affilié.

La distinction entre la gestion et la non-gestion est subtile. Ainsi, l’expression « participation à la gestion » signifie, depuis 1996, participation à la gestion opérationnelle des affaires ou d’un établissement et n’inclut pas la capacité d’influence, ou le droit non exercé de contrôler le fonctionnement des installations (Wright, 2000). Les prêteurs bénéficient de l’exemption de responsabilité dès lors que les mesures sont destinées à préserver, à protéger ou à préparer un site pour la vente ou d’autres dispositions. Dans ce cadre, ils peuvent saisir l’installation, la revendre, procéder à des opérations de renouvellement de bail, continuer l’exploitation ou la liquider, entreprendre des redressements, etc. « le plus tôt possible, en un temps commercialement raisonnables, à des conditions commerciales raisonnables[20] ». Ces amendements figent les distinctions entre prêteurs et emprunteurs et empêchent l’application des premières jurisprudences sur la responsabilité des prêteurs. Un prêteur n’est responsable que s’il exerce un contrôle effectif de l’activité à risque (manutention ou l’élimination de substances dangereuses, la gestion quotidienne, etc.). Tous ces éléments dissuadent les prêteurs d’exercer un tel contrôle.

Légalement, le prêteur ne peut être regardé comme un exploitant ou un propriétaire même pour des opérations liées à la clôture d’activité[21].

Le législateur n’a-t-il pas alors ôté tous les motifs qui engageraient la responsabilité des partenaires financiers en ne conservant que la gestion directe comme facteur d’imputation? À l’évidence, ces prescriptions conduisent à empêcher les prêteurs de jouer un rôle dans la gestion des installations dès lors que leurs actions sont associées à la seule nécessité de garantir le prêt. Le rayon d’action des prêteurs mérite d’être rappelé car il est large. En effet, outre les actions directement liées aux opérations financières (de restructuration, de maintien ou l’abandon d’une sûreté, en tenant prêt hypothécaire ou un mandat, etc.), ils peuvent intervenir dans le cas de « rejet ou de menace de rejet d’une substance dangereuse au sein du bâtiment ou de l’installation avant, pendant, ou à l’expiration de la durée de l’octroi de crédit ». Ils peuvent aussi « fournir des avis ou conseils afin de réduire, prévenir, ou réparer les chutes ou les diminutions de valeur du bâtiment ou de l’installation »[22] et diligenter le contrôle (monitoring) de l’installation. La seule condition est de ne pas accroître le niveau de participation dans la gestion.

En conclusion, CERCLA n’empêche pas les prêteurs de participer à la gestion de l’installation. Il leur est seulement nécessaire de montrer que cela est lié à la sécurisation du crédit et/ou la valeur de l’actif. Par conséquent, les prêteurs peuvent exercer une influence indirecte sur la gestion à long terme de l’installation en fournissant des avis financiers ou autres conseils, en restructurant le crédit, en rendant des services conformes au Plan National contre les Pollutions (National Contingency Plan) (article 9607(d)), etc., sans pour cela encourir le risque d’être tenus pour coresponsables. À ces dispositions, il faut ajouter que depuis 2002, l’implication des bailleurs a été rendue encore plus difficile avec l’adoption du « Small Business Liability Relief and Brownfields Revitalization Act »(Brownfields Amendments) (amendements sur les friches industrielles) qui limite la responsabilité rétrospective des propriétaires et des exploitants. L’exonération touche aussi la « négligence » des prêteurs qui ont exercé une activité de propriétaire-exploitant.

Les amendements apportés à la loi CERCLA en 1996 et 2002 rendent particulièrement difficile l’implication des prêteurs et des assureurs car la notion de « participation à la gestion » est devenue désormais très étroite. Cependant, malgré cela, les banques se trouvent sur le fil du rasoir pour financer les activités risquées. En effet, en se montrant trop exigeantes elles peuvent être considérées comme des opérateurs, alors que désormais leur rôle est de veiller à ce que leur investissement soit réalisé dans de bonnes conditions. Les banques sont dissuadées d’exercer un contrôle sur l’entreprise à un niveau comparable à celui d’un opérateur. Toutefois, cela n’exclut pas la possibilité pour le prêteur de réaliser des contrôles avant d’accorder un prêt tout en restant dans les limites de l’exemption de responsabilité. Les créanciers peuvent prévenir des défaillances ainsi que la diminution de la valeur de la garantie, imposer des sanctions financières, exiger des travaux de consolidation, etc. Ainsi, si les banques portent une responsabilité dans l’apparition des phénomènes de pollution, il est particulièrement difficile d’établir un lien de causalité entre le préjudice et le prêt, sauf en disant que sans ce dernier, le dommage ne serait pas survenu.

La loi CERCLA applique aux prêteurs une responsabilité civile fondée sur la faute (règle de la négligence). En effet, après la survenance d’un sinistre, les bailleurs doivent prouver qu’ils relèvent du champ d’exonération de responsabilité. Par conséquent, compte tenu de CERCLA, deux régimes de responsabilité civile s’appliquent : celui de la responsabilité objective pour les propriétaires et les exploitants et celui de la faute (negligence rule) pour les prêteurs (Feess, 1999). Cet état de fait est économiquement inefficace parce que les prêteurs ne peuvent pas jouer pleinement un rôle actif en tant que principal. Leur capacité à vérifier la conformité des emprunteurs aux règles de sécurité et à la législation de l’environnement est limitée à la sécurisation de leurs investissements sous la menace constante d’une implication pour ce fait.

2. Lien causal et responsabilité environnementale européenne

On peut instaurer un régime de responsabilité pour la protection de l’environnement de deux façons. Premièrement, dans le cadre d’une responsabilité civile ordinaire ce qui implique de réexaminer les conditions et les concepts centraux de la responsabilité et, le cas échéant, de les rendre plus flexibles, et, deuxièmement, par la construction de régimes de responsabilité adaptés aux enjeux environnementaux. La directive européenne, dite « directive 2004/35/CE responsabilité environnementale » entre dans ce second cadre. Elle protège l’environnement sur la base d’une responsabilité administrative. Le concept de responsabilité environnementale n’est pas défini en tant que tel, mais les fonctions de prévention et de réparation des dommages environnementaux et l’ordre dans lequel ils apparaissent est suffisant pour la distinguer de la responsabilité classique. L’objectif de la directive est de protéger les ressources naturelles en rendant les opérateurs financièrement responsables de la remise en état des dommages potentiels, conformément au principe du « pollueur-payeur »[23]. Il se concentre sur les atteintes à l’environnement et non sur les violations à la personne (art. 3 § 3). Cependant, tous les dommages environnementaux ne sont pas concernés par la directive qui ne sanctionne que le préjudice à la faune et l’habitat (art. 2.1.a)), les zones humides (art. 2.1.b) ou encore les sols (art.2.1 c). Par rapport à CERCLA, la directive européenne développe un régime dual de responsabilité objective. Le premier s’applique aux activités dangereuses ou qui nécessitent un permis en vertu de la directive relative à la réduction intégrée de prévention et de contrôle des émissions (directive IPPC)[24]. Selon ce premier régime, l’opérateur peut être tenu pour responsable même s’il n’est pas en faute. Le second s’applique à toutes les autres activités professionnelles qui verront leur responsabilité engagée sur le fondement de la faute ou de la négligence, pour tout dommage ou menace imminente de dommage aux espèces et habitats naturels protégés par la législation communautaire.

Plus spécifiquement, concernant le financement des réparations, l’article 14 de la directive énonce que :

Les États membres prennent des mesures visant à encourager le développement, par les agents économiques et financiers appropriés, d’instruments et de marchés de garantie financière, y compris des mécanismes financiers couvrant les cas d’insolvabilité, afin de permettre aux exploitants d’utiliser des instruments de garantie financière pour couvrir les responsabilités qui leur incombent en vertu de la présente directive.

Cet article ne possède pas de caractère obligatoire. Il incite seulement les États à développer des marchés d’assurance pour les activités présentant des risques environnementaux majeurs. De plus, contrairement à CERCLA, aucun aménagement spécifique n’a été prévu pour impliquer les prêteurs. Seules les dispositions des législations internes pourraient l’autoriser. Paradoxalement, c’est cette distance entre les législations qui va nous aider à comprendre les principales difficultés pour étendre la responsabilité environnementale aux bailleurs de fond.

Celles-ci tiennent à la nécessité d’établir un lien causal entre l’activité de financement et le dommage. Sous un régime de responsabilité objective, la responsabilité découle du lien de causalité entre le dommage et l’activité à risque. Pour le préjudice écologique, établir cette relation est particulièrement difficile car plusieurs générateurs potentiels peuvent interagir. Cependant, la Convention de Lugano[25] régit la pratique des juges européens notamment en son article 10 qui précise les éléments de la causalité :

Lorsqu’il apprécie la preuve du lien de causalité entre l’événement et le dommage ou, dans le cadre d’une activité dangereuse définie à l’article 2, paragraphe 1, alinéa d, entre cette activité et le dommage, le juge tient dûment compte du risque accru de provoquer le dommage inhérent à l’activité dangereuse.

Le tribunal peut prendre une décision à partir d’une estimation probabiliste concernant le niveau de risque de l’activité et de sa dangerosité. Par conséquent, pour la Convention du Conseil de l’Europe, la responsabilité environnementale ne repose pas, stricto sensu, sur une activité mais sur les risques que cette activité peut faire courir. L’article 4.5 de la Directive européenne est proche de cette définition :

La présente directive s’applique uniquement aux dommages environnementaux ou à la menace imminente de tels dommages causés par une pollution à caractère diffus, lorsqu’il est possible d’établir un lien de causalité entre les dommages et les activités des différents exploitants.

Cependant, seul l’exploitant demeure l’agent responsable (article 2.6 de la directive)

« exploitant » : toute personne physique ou morale, privée ou publique, qui exerce ou contrôle une activité professionnelle ou, lorsque la législation nationale le prévoit, qui a reçu par délégation un pouvoir économique important sur le fonctionnement technique, y compris le titulaire d’un permis ou d’une autorisation pour une telle activité, ou la personne faisant enregistrer ou notifiant une telle activité;

Cette définition restreint la possibilité d’impliquer les prêteurs sur le fondement, par exemple, d’un système d’obligation « in solidum ». En toute logique, sans cette restriction, les bailleurs pourraient être considérés comme responsables en tant qu’acteurs particuliers de cette activité risquée.

Cette vision exclusive se retrouve dans la plupart des législations nationales. Par exemple en France, les prêteurs qui financent des activités polluantes (sièges sociaux pour leurs filiales) échappent à cette responsabilité. Cependant, les législations commerciales limitent ce principe s’il peut être prouvé que les prêteurs (comme notamment les sièges sociaux) ont exercé un contrôle direct sur les entités polluantes. En outre, le Code Civil pourrait fournir des armes pour engager la responsabilité du bailleur. En effet, l’article 1384 al. 1 définit une responsabilité objective fondée sur la garde de la chose. En tant que tel, il pourrait être utilisé pour incriminer les prêteurs. Mais la pratique jurisprudentielle montre que tel n’est jamais le cas. En effet, cela n’est survenu que pour quelques activités de crédit-bail (Labrousse, 2002; Bayle, 2007).

Sous l’impulsion des Grenelle I et II de l’environnement entre 2007 et 2008 en France, quelques propositions pour responsabiliser les prêteurs furent formulées mais bien vite repoussées (Grenelle I, loi n°2009-967 du 3 août 2009) et l’article 83 du « Grenelle 2 » (mai 2010) requiert seulement des institutions de crédit une évaluation de leur impact environnemental. Plus généralement, si on considère l’ensemble de la législation française, il n’existe pas de jurisprudence qui montre que les prêteurs d’activités à risque aient été effectivement poursuivis.

3. Une responsabilité subjective pour les prêteurs en tant que prêteurs?

En dépit des tentatives passées et des projets futurs en matière de responsabilisation des bailleurs de fond, les législations des principaux pays occidentaux tendent à exclure les financeurs des procédures de réparation. Cette situation n’invalide pas l’analyse académique de la responsabilité des prêteurs, elle en réduit, toutefois considérablement la portée dès lors que sont repoussées les perspectives de rapprochement entre la théorie économique et la législation.

Pour la théorie économique, étendre la responsabilité aux prêteurs permettrait de réaliser l’objectif triple d’une incitation à la prévention, d’une réparation effective (par l’application des règles de responsabilité civile) et d’une minimisation du coût social des accidents. Pitchford (1995), Boyer et Laffont (1995), (1997), Gobert et Poitevin (1998) par exemple, inscrivent cette question dans une problématique d’asymétrie informationnelle où le principal (le prêteur) ne connaît qu’imparfaitement le risque d’accident mais dispose des moyens de l’influencer via le contrat de prêt en incitant l’opérateur à accroître son niveau de prévention. Par delà la tentative de trouver un responsable solvable qui internalisera privativement l’intégralité du dommage, la principale préoccupation de l’analyse économique est d’éclairer la relation d’agence entre le financier solvable (le prêteur) et l’agent (l’opérateur). Il s’agit de définir un niveau optimal de prévention et réaliser une internalisation privée et complète. En information asymétrique, toutefois, ce dernier objectif apparaît comme difficilement réalisable et les solutions d’équilibre correspondent à un compromis entre un internalisation partielle et un niveau d’effort de sécurité optimal.

Dans les contributions théoriques, les responsabilités des banques sont engagées sur le fondement de leurs activités de prêt. Or, dans le monde réel, les banques disposent de moyens accrus pour échapper à ces responsabilités en prouvant qu’elles ne se sont comportées ni en propriétaires ni en opérateurs. Cela conduit au résultat paradoxal que, pour une activité donnée et pour un même montant de prêt, une banque qui ne prend part à aucune activité de contrôle dans la gestion d’une entreprise ne verra pas sa responsabilité environnementale engagée, tandis qu’une banque qui aura tenté de rendre plus sûre l’activité de la firme, en cas d’accident, pourra se voir contrainte à réparer les dommages.

Restaurer le rôle de principal des prêteurs nécessite de leur fournir les moyens théoriques de le faire. Pour cela, il serait possible de faire dépendre les bailleurs d’un régime de responsabilité pour faute quant à leurs activités de prêt. Ils pourraient être convaincus de négligence dès lors que les tribunaux estiment qu’ils ont imparfaitement incité les emprunteurs à se conformer aux mesures de sécurité et aux lois environnementales.

3.1 Étendre la responsabilité aux prêteurs : théorie et pratique

Nous rappelons que pour la théorie économique l’objectif social assigné au régulateur (l’État) est de contribuer i) à minimiser les coûts dits « primaires » (coûts en espérance des dommages plus les coûts de prévention par les agents économiques impliqués), ii) à assurer l’internalisation privée des dommages et éviter les phénomènes de faillite (décrits par Summers, 1983 et Shavell, 1986) et iii) surtout à maximiser l’effort de prévention. Pitchford en 1995 montre qu’attribuer une responsabilité objective aux prêteurs conduit les emprunteurs à réduire leur effort de prévention car ces derniers seraient assurés du transfert de responsabilité vers le principal. Pitchford prône alors une responsabilité partielle des prêteurs.

Boyer et Laffont (1997) ont montré qu’en information complète, étendre la responsabilité aux prêteurs est efficace car les opérateurs fournissent un effort de prévention optimal. En information incomplète, cette question relève de la littérature consacrée à la responsabilité par procuration initiée par Sykes (1984), (1988), (1998). Pour ce dernier, l’incapacité des agents (subordonnés) à réparer les dommages constitue une base pour faire porter la responsabilité au principal (le mandataire). Pichford (1995) étend cette conception au domaine du financement des activités à risque. Boyer et Laffont (1997) soulignent qu’inciter l’exploitant à fournir un niveau d’effort suffisant tout en ne décourageant pas l’activité de prêt implique une responsabilité partielle du prêteur. Ainsi, toute situation où celui-ci serait responsable sur le fondement d’une responsabilité objective conduirait l’agent à fournir un effort de prévention sous-optimal (Gobert and Poitevin, 1998; Boyer et Laffont, 1997).

3.2 Responsabilité quasi délictuelle pour négligence du prêteur

Nous considérons à présent que le fait de ne pas accompagner le financement d’activités à risques de contrôles quant à la conformité de l’installation aux différentes règles de sécurité, pourrait engager la responsabilité quasi délictuelle du prêteur. Les propriétaires et les opérateurs, quant à eux, demeureraient responsables au titre de la responsabilité sans faute. Ce schéma dissymétrique rétablit la primauté des prêteurs dans leur rôle de principal. En effet, ces derniers doivent assortir leur engagement financier d’un examen préalable de la conformité environnementale de l’exploitation. Cette proposition s’accorde avec les avancées théoriques de Pitchford (1995), Boyer et Laffont (1997) ou encore Boyer et Porrini (2009). En effet, dans un environnement dominé par des asymétries informationnelles impliquant un aléa moral, Boyer et Laffont (1997) montrent qu’une responsabilité partielle du bailleur est préférable à une responsabilité complète dans un modèle où, dans une première période, l’opérateur choisit le montant d’effort de sécurité. D’un point de vue juridique, la notion de responsabilité partielle, dans ce contexte, doit être à présent précisée.

3.2.1 La notion de responsabilité limitée au sens de Boyer et Laffont (1997)

Boyer et Laffont proposent de fixer la responsabilité des bailleurs de fonds à ce minimum qui inciterait les emprunteurs à réaliser les niveaux d’effort les plus élevés possibles en matière de sécurité. Cela correspond à imposer une responsabilité partielle (Boyer et Laffont : 1997, section 5). Si économiquement cette position est compréhensible, en revanche, juridiquement, la notion de responsabilité partielle ou limitée demande des précisions. Cela signifie-t-il qu’une responsabilité objective s’appliquerait tout en laissant externalisée une partie du dommage (en fixant par exemple une limite maximale de réparation)? Quelle part resterait alors à charge de la société? Le recours à un responsable solvable mais non complètement responsable ne conduirait-il pas alors à une impasse et une contradiction avec l’objectif initialement posé? Cette solution suppose que la banque relèverait de la responsabilité sans faute comme l’opérateur. Aussi, comment ne pas considérer que la banque restreindra ses investissements risqués sachant qu’elle ne peut échapper à une responsabilité environnementale en cas d’accident malgré une limite sur les réparations? Boyer et Laffont sont conscients des difficultés et parlent d’une « responsabilité punitive » (punitive liability). Cette dernière devrait être combinée à une subvention du gouvernement à destination des banques afin de les inciter à entreprendre les projets à risque. Cependant, la proposition demeure peu claire.

Le concept de « punitive liability » ne renverrait-il pas à une responsabilité pénale? Alors, l’application d’une telle responsabilité aux bailleurs se révèlerait plus difficile que les régimes de responsabilité civile. Les bailleurs pourraient y être particulièrement opposés et leur aversion pour le risque concernant ce type d’investissement se révèlerait infinie. La voie de la responsabilité pénale pour les opérations de prêt devrait alors être abandonnée.

Si la responsabilité objective s’applique indistinctement aux préteurs et aux emprunteurs, une des raisons pour lesquelles les banques refuseront de s’engager à la hauteur attendue par les investisseurs tient aussi au fait que les emprunteurs peuvent organiser leur défaillance en modifiant la composition du capital de l’installation (Shavell, 1986; van’t Veld et alii, 1997; van’t Veld, 2006; Spier et Che, 2008)). En effet, les opérateurs peuvent vouloir limiter les effets d’une responsabilité objective en organisant leur propre faillite comme dans le secteur du transport de produits pétroliers avant l’application de l’US Oil Pollution Act de 1990 où la flotte des tankers a été fragmentée en sociétés individuelles indépendantes ou encore comme les sociétés de taxi aux États-Unis.

Face à ces comportements stratégiques, les prêteurs seront sollicités injustement pour financer des investissements d’autant plus risqués que les efforts des emprunteurs ne seront pas optimaux. De plus, les opérateurs seront réticents à être contrôlés par un mandataire supplémentaire, si on considère que les autorités publiques exercent un contrôle dans le cadre de leurs missions de protection des populations et les sociétés d’assurance pour ceux destinés à garantir leurs engagements.

Ce rappel de la proposition de Boyer et Laffont nous a donné l’occasion d’analyser le sens de la responsabilité objective appliquée aux prêteurs. Même si le montant des dommages à réparer est restreint institutionnellement, les motifs pour financer ces activités demeurent faibles : l’objectivité de la responsabilité suppose que, quel que soit le niveau de contrôle exercé, les prêteurs seront automatiquement impliqués dans le processus des réparations ce qui limite leur volonté de financer des activités dangereuses.

3.2.2 La responsabilité pour faute des prêteurs

Comment le fait d’appliquer le régime de la responsabilité pour faute au prêteur et celui de la responsabilité sans faute au couple opérateur/propriétaire peut-il améliorer sensiblement les conditions de la réparation? Par rapport au schéma précédent, le bailleur peut échapper à toute responsabilité s’il peut être établi, qu’en tant que principal, il a conduit l’emprunteur à se conformer à la législation environnementale et aux règles de sécurité. Ainsi, seul l’exploitant supportera le coût des réparations. Sa possible défaillance financière laisse la question de la réparation complète du dommage écologique irrésolue. Cependant, cette incomplétude n’est pas moindre que dans la situation où les banques sont exemptées de toute responsabilité. Dans le schéma que nous présentons, ce n’est qu‘en cas de défaut de contrôle que le prêteur sera impliqué ce qui doit l’inciter à jouer pleinement son rôle de principal.

Remarque 1 : Pour vérifier si le prêteur a correctement conduit l’emprunteur à prendre les mesures de prévention nécessaires, les tribunaux auront à examiner trois éléments. Premièrement, ils devront étudier « dans l’absolu » l’adéquation des mesures prises par le mandant au risque encouru. Deuxièmement, ils devront évaluer la capacité du principal à mettre en oeuvre l’ensemble des mesures préconisés, cela en estimant le pouvoir de négociation mutuel de l’agent et du principal (Balkenborg, 2001). Cela suppose l’absence de symétrie informationnelle relativement à l’estimation de la valeur du patrimoine de l’emprunteur. Troisièmement, ils examineront la réalité du lien de causalité entre l’activité de l’exploitant (ou du propriétaire) et le dommage. Les deux premiers éléments sont essentiels pour déterminer la responsabilité du commettant. Des prescriptions insuffisantes entraînent la responsabilité civile du principal sur le fondement de la négligence. Le troisième, en revanche est une appréciation des tribunaux qui évaluent la proximité entre l’activité et le dommage pour établir le lien causal qui fonde l’établissement d’une responsabilité objective.

Concrètement, instaurer une responsabilité objective revient à modifier les clauses d’exonération de CERCLA par exemple. Cela pourrait être réalisé en incluant des clauses quant à la nécessité de vérifier la valeur environnementale du projet risqué et les mesures de prévention prises par l’emprunteur. Ainsi, les prêteurs seraient exemptés de responsabilité s’ils apportent la preuve que leur participation n’a été accordée qu’après un examen approfondi des conditions de sécurité du projet.

Remarque 2 : On pourrait qualifier notre position de naïve car elle pourrait inciter les agents à se dérober au contrôle des bailleurs sachant que, in fine, ceux-ci devront réparer. On doit noter, cependant, que dans les économies développées, l’application d’une responsabilité objective n’empêche pas le recours à la justice pénale si le prêteur peut montrer que l’agent a volontairement dissimulé des informations (voir par exemple Copland, 2010).

En fait, notre schéma est assez proche de l’analyse de Demougin et Fluet (1999) qui comparent l’efficacité respective des règles de négligence et de la responsabilité objective dans les relations d’agence. Ils examinent successivement les cas d’aléa de moralité et ceux de sélection contraire et démontrent que, sous l’hypothèse d’un niveau de sécurité fixé exogènement, le régime de la faute domine le régime de responsabilité objective. Ce résultat peut être étendu à une activité endogène. Dans notre approche, comme pour ces auteurs, c’est le tribunal qui apprécie l’adéquation des mesures de prévention par rapport au risque et la pertinence des modalités de leur implantation.

Ces éléments enrichissent la notion de responsabilité partielle de Boyer et Laffont (1997) et correspond au fait que les banques peuvent être considérées comme responsables si elles contrôlent imparfaitement les conditions d’octroi des prêts ou libres de toute responsabilité si elles peuvent démontrer leur implication. Comparé à la situation actuelle de CERCLA ou de l’Union européenne, l’avantage est évident. Premièrement, la probabilité d’une internalisation complète est accrue, deuxièmement, les banques se comportent comme un principal en requérant de leurs clients un respect total des règles de sécurité.

Conclusion

Les financeurs des activités à risques portent une responsabilité certaine en cas d’occurrence de pollutions ou d’accidents. Cependant, jusqu’à ce jour, au plan juridique, celle-ci est demeurée virtuelle. Les jurisprudences de CERCLA qui ont fondé la réparation sur le principe de la participation au financement n’ont été qu’une parenthèse bien vite refermée. Dès lors que le juge a restreint l’exonération de responsabilité des prêteurs, ces derniers se sont désengagés du financement des industries à risque. Les amendements de 1996 ont fait évoluer la loi CERCLA vers une conception restrictive de la responsabilité des bailleurs en amoindrissant leur responsabilité par une conception étroite de la gestion de l’installation et de son usage. Les prêteurs sont exempts de responsabilité dès lors qu’ils parviennent à prouver que leurs interventions n’avaient d’autre but que de sécuriser leurs prêts. De ce fait, les bailleurs de fond ne peuvent plus jouer le rôle de principal que leur assigne la théorie économique. Restaurer cette fonction implique de modifier de fond en comble la problématique de la relation emprunteur/prêteur. La piste que propose cet article est de conserver la responsabilité pour faute du bailleur mais en l’étendant à ses activités de prêts qui doivent être assorties de la nécessité de contrôler la qualité du projet de l’emprunteur. Pour échapper à toute implication, le prêteur doit pouvoir démontrer qu’il a conditionné son financement au respect de normes de sécurités. Ainsi, combiner les deux régimes dans le sens évoqués dans cet article est préférable à tenter d’imposer indistinctement un régime de responsabilité objective aux deux protagonistes. On contribue ainsi à donner un contenu juridique à la proposition de Boyer et Laffont de la nécessité de l’instauration d’une responsabilité restreinte pour éviter le désengagement des prêteurs. Cette analyse devrait être étendue et généralisée par un modèle formel pour prendre en compte effectivement les asymétries informationnelles. En rétablissant le statut de principal du prêteur en faisant répondre d’une responsabilité pour faute associée au financement, nous définissons les conditions d’un accroissement des efforts de prévention de la part des exploitants. La réparation demeure conditionnelle à l’implication des bailleurs en cas de défaut et au niveau de richesse des exploitants. Cette proposition représente un progrès car l’exonération de la responsabilité des prêteurs, situation qui prévaut aujourd’hui, laisse la réparation aux seuls exploitants avec les risques de défaut que l’on connait et, avec surtout, une moindre incitation à la prévention. L’association des prêteurs et des opérateurs dans le partage des responsabilités conduit à une interdépendance des acteurs dans le domaine de la sécurité et à un partage des rôles.