Corps de l’article

Introduction

Le monde financier regorge de données. Et pourtant, force est de constater que, que ce soit pour le particulier qui cherche à se constituer un capital pour sa retraite, l’éducation de ses enfants, un projet immobilier ou tout autre projet, ou pour des investisseurs institutionnels ou encore pour le régulateur, il n’est pas simple de prendre des décisions éclairées[1]. Former des anticipations précises sur les déterminants des cours futurs et leur probabilité d’occurrence n’est pas chose aisée. La complexité du monde dans lequel nous évoluons, la complexité des produits financiers auxquels nous faisons face et les changements de régime (liés par exemple à des événements catastrophiques, ou à des changements structurels – on peut penser à la mondialisation des économies, à la révolution numérique, etc. – ou encore à des changements de législation), conjugués à nos propres limites cognitives rendent illusoires le fait de pouvoir prévoir finement les aléas susceptibles de nous toucher et d’agir comme si ces aléas étaient gouvernés par une loi de probabilité qu’il suffisait d’estimer.

Prendre en compte cette complexité et ces limitations dans les modèles économiques n’est pas toujours chose simple et de multiples options ont été suivies, regroupées, lorsqu’elles traitent de phénomènes financiers, dans un ensemble très hétérogène qualifié de « finance comportementale »[2]. L’option que nous avons choisie dans cet article est de nous concentrer sur un aspect spécifique du comportement des acteurs économiques et financiers, à savoir leur comportement face à l’incertitude qui entoure le fonctionnement des marchés financiers et qui traduit l’idée que la plupart des décisions financières que nous prenons ont des conséquences dont il est excessivement difficile de connaître la probabilité exacte d’occurrence. Dans un tel contexte, les modèles usuels d’espérance d’utilité ne suffisent plus pour représenter les choix des agents. Que les individus se comportent différemment dans un environnement risqué, où l’on dispose d’une information fréquentiste, et dans un environnement où l’information disponible n’est pas de cette nature, a été relevé par de nombreuses études depuis les travaux de Daniel Ellsberg (1961). Plus récemment, ces observations comportementales ont trouvé un début de fondement neuronal puisque plusieurs études (par exemple Smith et al., 2002 ou Hsu et al., 2005) mettent en évidence des circuits neuronaux, vraisemblablement associés aux décisions prises dans l’incertitude, différents de ceux associés aux décisions prises dans un environnement risqué.

La littérature sur la prise de décision en présence d’ambiguïté[3] cherche à saisir ceci en affaiblissant les hypothèses du modèle usuel de décision dans le risque, le modèle d’espérance d’utilité de Von Neumann et Morgenstern étendu au cas de l’incertain par Savage. Il existe une pluralité de modèles (décrits par Baillon et l’Haridon dans ce numéro) qui propose de tels affaiblissements. Ces modèles proposent de nouveaux critères fonctionnels de décision, axiomatiquement fondés et on peut dater un nouveau départ pour cette littérature à l’année 1989, date de publication des deux articles pionniers (Schmeidler, 1989 et Gilboa et Schmeidler, 1989). Ils ont été appliqués avec un succès croissant aux modèles de choix de portefeuille et de prix d’actifs. Les premières applications de ces modèles aux choix de portefeuille remontent à l’article pionnier de Dow et Werlang (1992) et se sont multipliées depuis. Les modèles d’équilibre avec agent représentatif se sont aussi développés rapidement avec une contribution originale d’Epstein et Wang (1994). Les contributions empiriques ont été un peu plus longues à voir le jour, mais se développent aussi rapidement. Ce sont ces 25 années de recherche dans le domaine que nous souhaitons proposer brièvement et partiellement dans cet article[4].

L’article est composé de deux parties, l’une concernant les choix de portefeuille, la seconde se concentrant sur les implications sur le fonctionnement des marchés (notamment les prix d’actifs). Dans chaque partie, nous avons divisé les approches théoriques en trois grands groupes, à savoir les modèles dits Maxmin espérance d’utilité (MaxMinEu), les modèles dits d’incertitude et enfin les modèles différentiables. Nous nous sommes efforcés de décrire le plus simplement les mécanismes à l’oeuvre dans ces modèles, ce en quoi ils diffèrent des mécanismes provenant du modèle d’espérance d’utilité et avons présenté les développements empiriques et expérimentaux qui illustrent ou, parfois, contredisent les mécanismes théoriques décrits.

1. Choix de portefeuille

L’ambiguïté, combinée avec l’aversion pour l’ambiguïté, affectent les choix de portefeuille et permet d’expliquer des comportements qui peuvent être significativement différents des comportements en présence de risque, tout en correspondant à des choix observés sur les marchés. Ces comportements concernent essentiellement :

  • la faible participation : le pourcentage des ménages détenant des portefeuilles d’actions est au-dessous de celui attendu compte tenu des rendements et de l’attitude estimée vis-à-vis du risque (Haliassos et Bertaut, 1995);

  • l’inertie des portefeuilles : la trop faible modification de la composition des portefeuilles suite à l’arrivée de nouvelles informations (Ameriks et Zeldes, 2004).

À ces deux principaux phénomènes observés peuvent en être associés deux autres, qui peuvent en être des conséquences : la sous-diversification et le biais domestique. Les portefeuilles détenus par les ménages sont moins diversifiés et comportent plus de titres domestiques que ce qui est optimal d’après la théorie classique (Tesar et Werner, 1995; Coval et Moskowitz, 1999).

Il apparaît plus précisément que si le risque pousse les investisseurs à la mise en place de stratégies complexes de couverture et à l’adaptation permanente de ces stratégies aux nouvelles conditions de marché et aux nouvelles informations, l’ambiguïté va plutôt être à l’origine de non-participation et de manque de réaction aux modifications des conditions de marché.

Les premiers à avoir étudié l’impact de l’ambiguïté et de l’aversion pour l’ambiguïté sur les décisions concernant l’achat ou la vente d’actifs financiers sont Dow et Werlang (1992). Leur résultat le plus marquant est l’existence, pour les individus ayant de l'aversion pour l'ambiguïté, d’un intervalle pour le prix d’un actif dans lequel la décision optimale est de ne pas prendre position sur cet actif, c’est-à-dire de ne pas acheter, ni de vendre. Un tel intervalle de non-participation n’existe pas pour les investisseurs qui maximisent une espérance objective ou subjective d’utilité et donc qui sont neutres vis-à-vis de l’ambiguïté.

L’existence d’un tel intervalle est à l’origine d’une inertie de portefeuille, certaines modifications de prix n’ayant pas d’impact sur les choix de portefeuille[5]. Le modèle de Dow et Werlang est utile pour construire un certain nombre d’intuitions concernant la manière dont l’ambiguïté affecte le comportement des individus. Nous présentons donc ce modèle et en tirons quelques enseignements dans une première section avant d’enrichir l’analyse puis, dans une seconde section, d’envisager des modèles dont les mécanismes sont quelque peu différents.

1.1 Quelques résultats à partir d’un modèle simple de choix de portefeuille (Dow et Werlang, 1992)

L’intuition du résultat de Dow et Werlang (1992) et ses conséquences pour les choix de portefeuilles d’actifs peut être présentée à partir d’un exemple très simple[6]. Considérons un actif qui rapporte X en valeur actualisée. Le prix unitaire de cet actif est Π. X peut prendre deux valeurs : H, si l’état de la nature ωH se réalise ou B, si l’état de la nature ωB se réalise avec H > B. L’espace des états de la nature est donc dans ce cas très simple forme: 2011545n.jpg.

1.1.1 Achat ou vente d’un actif

Un investisseur doit choisir sa position sur cet actif. Trois décisions sont possibles : acheter une unité de cet actif (décision DA), vendre une unité de cet actif (décision DV), ne pas prendre position sur cet actif (décision D0). Nous supposerons que la fonction d’utilité pour la richesse de cet investisseur est linéaire : u(x) = x. Considérons d’abord le cas sans ambiguïté et déterminons la meilleure décision D* en fonction du prix de l’actif. Si la probabilité de l’état de la nature ωH est connue et égale à p (ce qui implique PB) = 1 – p), le décideur évalue les différentes décisions comme suit :

Ainsi, si P < pH + (1 − p)B et si P > pH + (1 − p)B. L’investisseur est indifférent entre, et si P = pH + (1 − p)B. Il n’existe donc qu’un seul prix pour lequel la décision est optimale. En effet, si le prix de l’actif est inférieur à son espérance de gain, l’investisseur achète l’actif et, dans le cas contraire, il le vend.

Ce raisonnement est indépendant du statut particulier que nous avons donné à la distribution p, à savoir que cette probabilité est connue. Si le décideur ne connait pas la probabilité, mais que ses préférences sont données par le modèle de l’espérance subjective d’utilité (il est neutre vis-à-vis de l’ambiguïté), alors il choisit une décision en maximisant l’espérance de gain par rapport à une probabilité subjective p qu’il utilise dans l’évaluation de toutes les décisions possibles. Les choix optimaux sont les mêmes que dans le cas sans ambiguïté, avec un prix seuil donné par l’espérance de gain calculé avec la probabilité subjective p. La nature objective (risque) ou subjective (incertain) de la probabilité p n’affecte pas le résultat qu’une position nulle sur l’actif n’est optimale que pour un prix particulier.

Considérons maintenant une situation particulière d’ambiguïté. Les croyances de l’investisseur situent la probabilité de H dans un intervalle : forme: 2011546n.jpg. L’ambiguïté est donc caractérisée par un ensemble de distributions de probabilité

Supposons que les préférences de l’investisseur sont représentées par le modèle MaxMinEu. Cet investisseur a donc de l’aversion à l’égard de l’ambiguïté car il évalue toute décision par l’espérance d’utilité la plus faible compatible avec ses croyances. Par conséquent, un élargissement symétrique de l’ensemble des croyances de cet investisseur (correspondant intuitivement à une augmentation de l’ambiguïté) va diminuer la valeur associée à toute décision.

Pour bien mettre en évidence l’impact de l’ambiguïté sur les décisions, nous considérons, comme dans le cas précédent, sans ambiguïté que u(x) = x. Les évaluations des décisions sont dans ce cas les suivantes :

Dans ce cas :

Il existe donc un intervalle pour le prix dans lequel l’investisseur décide de ne pas prendre position sur le titre. L’existence de cet intervalle est due à l’ambiguïté et à l’aversion pour l’ambiguïté. En présence d’un ensemble de croyances, l’investisseur choisit une croyance en fonction de la décision qu’il a à évaluer. Un investisseur qui a de l’aversion pour l’ambiguïté utilisera, par prudence, la croyance qui donne l’évaluation la plus défavorable de la décision considérée. Ainsi, la probabilité utilisée pour évaluer la décision d’achat est p, et celle utilisée pour la décision de vente est . Pour acheter, le prix doit être suffisamment faible pour que, même si la probabilité de H est la plus faible possible, l’espérance de gain soit supérieure au prix. De même, pour décider de vendre, le prix doit être suffisamment élevé pour que, même si la probabilité est la plus élevée, l’espérance de gain soit inférieure à ce prix. Lorsque le prix ne vérifie aucune de ces conditions, l’investisseur ne prend pas position. L’intervalle de prix pour lequel l’agent ne prend pas position est d’autant plus grand que l’ensemble de probabilités possibles est grand. Ainsi, plus il y a d’ambiguïté, plus la non-participation est fréquente.

1.1.2 Niveau d’investissement optimal

Généralisons un peu le modèle précédent en supposant que l’investisseur a une fonction d’utilité concave et déterminons le nombre d’unités de l’actif qu’il va acheter ou vendre à découvert. Nous supposons qu’il a une richesse initiale W. Notons que θ correspond au nombre d’unités à acheter (θ > 0) ou vendre (θ < 0).

Considérons d’abord le cas sans ambiguïté. Les préférences de l’investisseur sont représentées par le modèle d’espérance d’utilité (EU) avec une fonction u concave. Le nombre optimal d’unités, θ* que l’investisseur achètera correspond alors à la solution de :

La condition d’optimalité de premier ordre s’écrit :

La condition de second ordre est vérifiée à cause de l’hypothèse de concavité de u.

L’investisseur décide d’acheter (θ* > 0) si et seulement si forme: 2011547n.jpg, et de vendre (θ* < 0) si et seulement si forme: 2011548n.jpg. Comme dans la section 1.1.1., il n’existe qu’un seul prix forme: 2011549n.jpg pour lequel l'investisseur ne prend pas position sur l’actif. Notons que ce prix seuil ne dépend pas de l’aversion pour le risque de l’investisseur, mais seulement de l’espérance de gain du titre (l’aversion pour le risque est de second ordre dans le modèle EU).

Considérons maintenant le nombre optimal de titres achetés lorsqu’il est différent de zéro (le même raisonnement s’applique pour le nombre de titres vendus). Une forme simple pour θ* peut être obtenue dans le cas de petits risques, c’est-à-dire lorsque les gains (ou pertes) du titre sont peu éloignés de P. Posons forme: 2011550n.jpg avec EY = 0 et μ > 0. Un petit risque correspond au cas où k est proche de 0. θ* (k)est la solution de :

En dérivant cette condition par rapport à k, on obtient :

ce qui donne, en = 0 :

Un développement limité d’ordre 1 de θ(k) au voisinage de = 0 permet d’écrire :

Par définition, forme: 2011551n.jpg et forme: 2011552n.jpg et donc :

ce qui peut aussi s’écrire comme :

forme: 2011553n.jpg est l’indice relatif d’aversion pour le risque. Le nombre d’actifs achetés est proportionnel à l’écart entre le gain espéré et le prix (prime de risque) et inversement proportionnel au risque, mesuré ici par la variance, et au coefficient relatif d’aversion pour le risque. Ce résultat est exact si u est une fonction d’utilité CRRA (constant relative risk aversion : R(W) = γ pour tout W), et si X suit une loi normale.

Introduisons maintenant de l’ambiguïté, caractérisée comme dans la section 1.1.1, par un ensemble de croyances forme: 2011554n.jpg. Pour l’investisseur dont les préférences sont MaxMinEu, est la solution de :

D’après la section précédente, suivant le signe de θ, la valeur minimale de l’espérance d’utilité ne sera pas atteinte pour la même probabilité et la fonction à maximiser pour déterminer θ* ne s’écrira pas de la même façon. Plus précisément,

1. Si l’investisseur achète des unités de l’actif, ce qui correspond à θ > 0, alors θ* est la solution de :

La condition d’optimalité de premier ordre s’écrit :

Ici aussi, la condition de second ordre est vérifiée à cause de la concavité de u.

2. Si l’investisseur vend à découvert des unités de l’actif, ce qui correspond à θ < 0, alors θ* est la solution de :

La condition d’optimalité de premier ordre s’écrit :

L’investisseur décide d’acheter si et seulement si forme: 2011555n.jpg, et de vendre, si forme: 2011556n.jpg. L’ambiguïté est, ici aussi, à l’origine d’un intervalle de prix pour lequel l’investisseur ne souhaite pas prendre position sur l’actif.

L’utilisation de la même démarche et de la même approximation que pour le cas sans ambiguïté pour les distributions P et forme: 2011557n.jpg permet d’obtenir les valeurs approchées suivantes pour θ* :

forme: 2011558n.jpg et forme: 2011559n.jpg sont les variances de X obtenues respectivement avec les distributions forme: 2011560n.jpg et P.

En comparant les résultats ci-dessus avec ceux obtenus en l’absence d’ambiguïté, on retrouve une part du revenu consacrée à l’achat (ou à la vente) d’actif risqué proportionnelle à l’écart entre le gain espéré et le prix et inversement proportionnel au risque, mesuré ici par la variance, et au coefficient relatif d’aversion pour le risque.

Cependant, la prime de risque est différente dans le cas d’un achat et d’une vente (calculée avec une probabilité différente) ce qui est à l’origine d’un intervalle de prix pour lequel l’actif n’est ni acheté, ni vendu. Notons que la largeur de cet intervalle dépend uniquement de la largeur de l’intervalle forme: 2011561n.jpg, l’intensité de l’aversion pour le risque n’intervenant pas.

1.1.3 Diversification

Considérons maintenant la composition optimale d’un portefeuille composé de deux actifs risqués, X1 et X2, dont les caractéristiques sont les mêmes que celles de l’actif X, y compris le prix Π, et dont les rendements sont indépendants. On note θi, i = 1, 2 comme étant le nombre d’unités achetées de l’actif i et on suppose que l’investisseur répartit tout son revenu entre les deux actifs, ce qui implique que forme: 2011562n.jpg. θ*1 et θ*2 sont les solutions de :

Il est facile de montrer que forme: 2011563n.jpg. La présence d’ambiguïté ne modifie donc pas sensiblement les stratégies simples de diversification des portefeuilles d’actifs. Cependant, il faut remarquer que si la diversification réduit le risque (le portefeuille diversifié domine, pour chacune des probabilités de l’intervalle chacun des titres qui le composent au sens de la dominance stochastique d’ordre 2), elle ne diminue pas l’ambiguïté.

Si l’intuition présente dans le modèle de Dow et Werlang sous-tend de nombreux articles postérieurs, ces modèles de choix de portefeuille en présence d’ambiguïté permettent de préciser les conditions plus générales sous lesquelles la non-participation et l’inertie peuvent apparaître. Nous présentons ci-dessous quelques extensions représentatives de cette littérature, tout d’abord au sein du modèle MaxMinEu, mais en permettant une structure financière et temporelle plus riche, puis au sein de modèles dans lesquels l’investisseur est soucieux de la robustesse de ses décisions par rapport à de possibles mauvaises spécifications du modèle stochastique sous-jacent. Enfin, nous considérons un modèle dans lequel la réaction des investisseurs à l’ambiguïté n’obéit plus à une logique de minimisation d’une espérance d’utilité par rapport à un ensemble de croyances (ce qui revient à retenir une croyance par décision évaluée) et prend en compte toutes les croyances possibles.

1.2 Choix de portefeuille et modèle MaxMinEu

La majorité des modèles qui généralisent celui de Dow et Werlang (1992) se placent dans le cadre du modèle MaxMinEu de Gilboa et Schmeidler (1989). Les investisseurs doivent composer un portefeuille à partir d’un actif sans risque et d’un ou plusieurs actifs dont les rendements sont ambigus. Les rendements de ces actifs sont supposés suivre des lois normales (ou log-normales) et l’ambiguïté porte sur les espérances et, éventuellement, les variances de ces lois qui peuvent prendre plusieurs valeurs. On suppose que les préférences dans le risque des investisseurs sont de type CARA (Easley et O’Hara, 2009) ou CRRA (Epstein et Schneider, 2010; Bianchi et Tallon, 2014). Dans certains de ces modèles, une distinction est faite entre les risques systémiques et les risques spécifiques (Mukerji et Tallon, 2001; Guidolin et Rinaldi, 2009).

Le modèle de choix de consommation et d’épargne sur deux périodes d’Epstein et Schneider (2010) que nous présentons brièvement ci-dessous est représentatif de cette littérature. Un agent reçoit à la date 1 un revenu W1 et a la possibilité d’investir dans un actif sans risque (rendement Rf) et dans n actifs ambigus dont les rendements sont Rii = 1..n. L’ambiguïté sur les rendements des actifs est représentée par un ensemble de croyances, noté forme: 2011564n.jpg. Le niveau d’investissement dans chacun des actifs ambigus est noté par θii = 1..n.

Les hypothèses de fonction d’utilité logarithmique (u(x) = lnx) et de rendements des actifs suivant des lois log-normales permettent une simplification du problème de décision. La fonction d’utilité permet la séparation du problème de choix d’épargne de celui de choix de portefeuille, et la lognormalité des rendements (log(1 + R) suit une loi normale) permet de caractériser l’ensemble des croyances uniquement par un vecteur de rendements espérés (μr) et une matrice de variance-covariance (V). De plus, l’utilisation de l’approximation pour les logarithmes des rendements du portefeuille proposée par Campbell et Viceira (1999) permet de réduire le problème de décision à une forme proche d’un modèle espérance-variance :

où μe est une mesure de la prime de risque associée au vecteur des différents actifs (pour un actif i, forme: 2011565n.jpg, Q est l’ensemble des paramètres (μe,  V) associés aux croyances dans forme: 2011566n.jpg.

Différentes hypothèses sur le nombre et le type des actifs ambigus, ainsi que sur le nombre de périodes permettent de vérifier la robustesse et d’enrichir les résultats du modèle simple présenté dans la section 1.1.

1.2.1 Un actif ambigu et un actif sans risque

Supposons, comme Epstein et Schneider (2010) que l’ambiguïté ne porte que sur l’espérance des rendements, plus précisément, forme: 2011567n.jpg est une valeur de référence et forme: 2011568n.jpg, une constante qui mesure l’ambiguïté autour de la valeur de référence). La variance est connue et égale à σ2.

Le montant θ* investi dans l’actif ambigu est dans ce cas la solution de :

Et on obtient :

La forme de la fonction à maximiser permet de bien comprendre la différence entre l’impact du risque et de l’ambiguïté sur le choix de portefeuille et sur la décision de participation. Une augmentation de l’ambiguïté, qui correspond ici à une augmentation du paramètre forme: 2011569n.jpg est perçue comme une variation défavorable du rendement moyen, et non comme une variation du risque. Une telle augmentation accroît l’intervalle de non-participation. De même, pour toute valeur de référence μe, une augmentation suffisante de l’ambiguïté peut inciter les adversaires à l’ambiguïté à quitter le marché des actifs ambigus. En revanche, une augmentation du risque, qui correspond ici à une augmentation de σ2 n’a pas d’impact sur la participation, mais uniquement sur le niveau d’investissement dans l’actif ambigu. Ce résultat est lié au fait que la décision de prendre position sur un actif risqué dépend uniquement de l’écart entre l’espérance de rendement et le prix de cet actif, et non pas de son risque (voir début de la section 1.1.2)

1.2.2 Un actif risqué et un actif ambigu

Dans le cas précédent, l’alternative à l’actif ambigu est un actif non risqué et non ambigu : tout placement dans cet actif protège l’investisseur en même temps de l’ambiguïté et du risque. Retrouve-t-on un résultat de non-participation s’il n’y a pas d’actif sans risque et si le choix doit se faire entre un actif risqué et un actif ambigu? La réponse est positive dans le cas de rendements continus, même si, pour un rendement de référence forme: 2011570n.jpg le niveau d’ambiguïté forme: 2011571n.jpg nécessaire pour générer la non- participation est plus élevé car l’actif non ambigu permet désormais de se protéger contre l’ambiguïté mais ne permet pas d’éviter le risque.

Si on considère, comme Epstein et Schneider (2010) que l’actif non ambigu rf est risqué, avec une espérance μf, une variance σ2f et si cov(rfr) = s, θ* devient solution de :

L’investisseur ne participe pas lorsque forme: 2011572n.jpg. L’intervalle de non-participation dépend ici de la corrélation entre l’actif risqué et l’actif ambigu. Si celle-ci est négative, il y a possibilité de couverture entre l’actif risqué et ambigu et pour un forme: 2011573n.jpg donné, le niveau d’ambiguïté qui aboutit à la non-participation est plus élevé.

1.2.3 Plusieurs actifs ambigus

Lorsque plusieurs actifs ont des rendements ambigus, la participation va dépendre de l’ambiguïté sur chacun des actifs et aussi de la corrélation de leurs rendements et de la relation entre leurs ambiguïtés. Si les rendements sont indépendants (matrice V diagonale), certains actifs seront échangés et d’autres non, en fonction de leurs rendements moyens et de l’ambiguïté sur ces rendements.

La diversification est-elle dans un tel contexte une stratégie optimale et quel est son impact sur l’ambiguïté? La réponse à cette question dépend de l’indépendance entre l’ambiguïté des différents rendements, ou plus précisément, de la relation éventuelle entre les paramètres forme: 2011574n.jpg associés aux différents actifs. Si l’ambiguïté est indépendante entre actifs, c’est-à-dire si un rendement moyen très éloigné du rendement de référence pour un actif ne nous apprend rien sur les rendements moyens des autres actifs, alors la diversification est une stratégie optimale, mais l’ambiguïté du portefeuille ne diminue pas lorsque le nombre d’actifs augmente. En revanche, si un facteur commun influence l’ensemble des rendements et si un rendement très éloigné du rendement moyen pour un actif implique un rendement peu éloigné du rendement moyen pour les autres actifs, une augmentation du nombre d’actifs réduit l’ambiguïté (un effet de premier ordre se rajoute à l’effet de second ordre). À la limite, dans des situations très particulières, des portefeuilles non ambigus peuvent être construits par diversification.

1.2.4 Choix de portefeuille sur plusieurs périodes

Lorsque le choix de portefeuille est étudié sur plusieurs périodes, les investisseurs reçoivent de l’information sur les rendements des actifs et peuvent mettre en place des stratégies de couverture ou de diversification intertemporelle du risque ou de l’ambiguïté. Dans un modèle MaxMinEu récursif, Epstein et Schneider (2010) mettent en évidence deux nouveaux effets de l’ambiguïté sur le choix de portefeuille : (i) la politique optimale de gestion de portefeuille comporte des règles d’entrée et sortie résultant de l’impact de nouvelles informations sur l’ambiguïté des rendements qui peuvent entraîner, par le mécanisme de non-participation sur une période, le retrait des investisseurs du marché de certains titres, puis leur retour; (ii) dans ce contexte apparaît une nouvelle demande de couverture, contre le risque de non-participation dans les périodes futures résultant de l’observation d’un rendement faible.

1.2.5 Quelques éléments empiriques

Une littérature empirique et expérimentale s’est développée autour de la question de l’impact de l’ambiguïté et de l’aversion pour l’ambiguïté sur les choix de portefeuille. Cependant, ces travaux se sont heurtés à des difficultés aussi bien méthodologiques (comment isoler l’impact de l’ambiguïté et de l’aversion pour l’ambiguïté sur les choix?, quelle est la forme d’ambiguïté pertinente en choix de portefeuille?,...), que plus pratiques (accès à des bases de données exploitables, recrutement de sujets d’expérimentation en dehors des étudiants,...). Les travaux existants diffèrent par le mode de recueil des données (expérience contrôlée avec rémunération des sujets (Bossaerts et al., 2010) ou choix déclarés recueillis par enquêtes et questionnaires (Dimmock et al., 2013) ou encore choix observés par l’utilisation de données bancaires). Certains travaux combinent les différentes approches, comme Bianchi et Tallon (2014). Les principaux résultats de ces travaux sont :

  • une forte hétérogénéité dans l’attitude vis-à-vis de l’ambiguïté (Bossaerts et al., 2010; Ahn et al., 2011; Potamites et Zhang, 2012);

  • une corrélation indéterminée entre attitude vis-à-vis du risque et de l’ambiguïté. Par exemple, Potamites et Zhang (2012) concluent à une faible corrélation positive, alors que dans Bianchi et Tallon (2014), la corrélation est très proche de zéro;

  • des décisions fréquentes de non-participation et une faible détention d’actifs ambigus (voir par exemple Dimmock et al, 2013).

1.2.6 Conclusion d’étape

Le modèle MaxMinEu a été critiqué pour son utilisation partielle de l’ensemble des croyances (et la difficulté qu’il y a à mesurer l’attitude vis-à-vis de l’ambiguïté dans ce modèle), seule la distribution de probabilité donnant l’évaluation la plus défavorable étant prise en compte. Cette conception de l’attitude vis-à-vis de l’ambiguïté est à l’origine des effets de premier ordre de l’ambiguïté dans le modèle MaxMinEu, de la discontinuité dans les évaluations des rendements des portefeuilles d’actifs au voisinage de la certitude et explique notamment les intervalles de non-participation et l’inertie de portefeuille que nous avons présentés précédemment.

Ces phénomènes ne peuvent pas apparaître lorsque les préférences des agents en présence d’ambiguïté sont représentées par le modèle d’espérance d’utilité ou par des modèles lisses (différentiables en tout point). On retrouve cependant dans ces modèles des comportements de diversification propres à la présence d’ambiguïté et ils permettent d’étudier l’impact de l’ambiguïté et de l’aversion pour l’ambiguïté sur les choix de portefeuille. Les modèles nés soit des critiques du modèle MaxMinEu, soit d’une vision de l’ambiguïté différente de celle de ce modèle, qui ont donné lieu au plus d’applications aux décisions de choix de portefeuille sont les modèles robustes, prenant en compte explicitement la présence d’une incertitude de modèle, et les modèles avec croyances de second ordre[7].

1.3 Choix de portefeuille et incertitude de modèle

Hansen et Sargent, dans une série d’articles consacrée aux modèles macroéconomiques[8] considèrent l’ambiguïté comme résultant d’une incertitude de modèle. Ils partent de l’hypothèse que les agents disposent d’une distribution de probabilité de référence sur l’espace des états de la nature (un modèle), mais sont conscients des erreurs de spécification possibles. L’objectif d’Hansen et Sargent est de proposer, dans ce contexte, un critère de décision robuste, qui soit aussi peu sensible que possible aux erreurs de spécification. Pour prendre en compte les erreurs de spécification, ils considèrent l’ensemble des modèles possibles en évaluant leur distance par rapport au modèle de référence en utilisant le concept d’entropie. Pour déterminer la décision optimale, il s’agit alors de maximiser l’évaluation (ou l’espérance d’utilité) minimale sur un ensemble de distributions de probabilités auquel appartiennent le modèle de référence ainsi que les autres modèles possibles, pris en compte en fonction de leur distance par rapport au modèle de référence.

La distance entre chaque modèle possible et le modèle de référence est pondérée par un paramètre d’ambiguïté ou d’incertitude qui reflète le niveau de confiance dans le modèle de référence. Ce paramètre est propre à chaque problème de décision. Ce modèle de décision est parfois appelé modèle avec pénalité, la pénalité associée à chaque distribution de probabilité (ou modèle) possible étant égale à sa distance par rapport au modèle de référence multipliée par le paramètre d’ambiguïté. Si ce paramètre tend vers l’infini, la pénalité associée à toute distribution autre que la distribution de référence est infinie, seule compte la distribution de référence. Si en revanche le paramètre d’ambiguïté est proche de zéro, la distance compte peu, tous les modèles possibles sont pris en compte et on retrouve des préférences de type MaxMinEu. Une variante de ce modèle appelée modèle avec contrainte consiste à considérer l’évaluation minimale des décisions sur un ensemble de modèles qui regroupe tous les modèles dont la distance par rapport au modèle de référence est inférieure à un seuil.

Le choix de portefeuille en présence d’incertitude de modèle a été étudié d’abord par Anderson et al. (1999) et Maenhout (2000) dans le cadre d’un modèle avec pénalités, et approfondi ensuite par Trojani et Vanini (2002, 2004) et Maenhout (2004). Le message principal de ces travaux est que l’incertitude de modèle réduit l’investissement dans l’actif ambigu et augmente la consommation par rapport au contexte sans incertitude, l’incertitude agissant comme une augmentation de l’aversion pour risque[9].

Plus précisément, notons ψ comme le paramètre de pénalité qui est tel que si ψ → ∞, le niveau d’ambiguïté est faible et les agents sont très confiants dans le modèle de référence et ne prennent pas en considération les modèles alternatifs. Si, ψ → 0, le niveau d’ambiguïté est très élevé et les agents ne font pas du tout confiance au modèle de référence. Maenhout (2000) montre que lorsque la fonction d’utilité d’un agent est CRRA de paramètre γ, la part de l'actif ambigu dans un portefeuille composé d’un actif sans risque de rendement r et l'actif ambigu X est :

Ce résultat est à rapprocher des résultats du début de la section 1.1.2 dans le cas d’absence d’ambiguïté et pour R(W) = γ.

Considérons d’abord les valeurs extrêmes pour ψ. Pour ψ → ∞ ce qui correspond à l’absence d’ambiguïté, on retrouve bien la composition de portefeuille standard du modèle de Merton et pour ψ → 0, (ambiguïté maximale), l’agent n’investit pas dans l’actif ambigu. Pour toutes les valeurs finies non nulles de ψ, l’investissement dans l’actif ambigu est plus faible que ce qu’il aurait été si l’actif avait été simplement risqué, ou si l’investisseur avait des préférences de type espérance d’utilité (correspondant ici à une neutralité vis-à-vis de l’incertitude de modèle). En comparant ce résultat avec celui de l’équation (5) de la section 1.1.2., il apparaît que l’ambiguïté est équivalente ici à une augmentation de l’aversion pour le risque car la valeur de θ* est la même que celle obtenue dans le risque avec R(W) = forme: 2011575n.jpg.

En considérant deux actifs ambigus, il existe trois sources d’ambiguïté possibles : les distributions des rendements marginaux (évaluées par ψ1, ψ2, et la distribution jointe (ψ0)). En supposant que ψ1 = ψ2 = 0, on obtient :

On retrouve ainsi une diversification parfaite et, comme dans le cas avec un seul actif, une réduction de la demande d’actifs ambigus résultant d’un renforcement de l’aversion pour le risque, due à la présence d’incertitude de modèle.

Une analyse plus fine des décisions de diversification est menée par Uppal et Wang (2003). Leur principal apport par rapport aux travaux précédents (Maenhout, 2000; Anderson et al., 1999) est d’introduire des niveaux d’ambiguïté différents pour les rendements marginaux des différents actifs ambigus ce qui leur permet d’expliquer l’existence de portefeuilles sous-diversifiés dont la composition est biaisée en faveur de l’actif le moins ambigu et le biais domestique (home bias puzzle). Notons que le rôle de l’ambiguïté comme source du biais domestique dans les choix de portefeuille est aussi étudié par Benigno et Nisticò (2012).

En reprenant le cas avec deux actifs, il est facile de voir qu’en supposant ψ1 ≠ ψ2 et ψ0 ≠ 0, on obtient :

Le niveau d’ambiguïté étant différent pour les deux actifs, il n’est plus possible d’interpréter la demande d’actifs ambigus comme résultant d’un coefficient d’aversion relatif pour le risque transformé. On peut aussi noter que si ψ1 > ψ2, le portefeuille sera biaisé en faveur de l’actif 1 aussi bien par rapport au portefeuille à la Merton que par rapport au portefeuille de Maenhout (2000) avec un seul paramètre reflétant l’ambiguïté du modèle.

1.4 Choix de portefeuille et croyances de second ordre

Le modèle de Klibanoff et al. (2005) propose une autre façon d’introduire de l’ambiguïté et de prendre en compte l’incertitude de modèle. En absence d’ambiguïté, si la distribution de probabilité sur les états de la nature est connue, les agents évaluent les décisions par une espérance d’utilité, la fonction u caractérisant l’attitude vis-à-vis du risque. L’incertitude de modèle se traduit ici par un ensemble subjectif de distributions de probabilités possibles muni d’une distribution a priori, notée m. L’évaluation dune décision dans un tel contexte fait intervenir une deuxième fonction dutilité, notée f qui caractérise l’attitude vis-à-vis de l’ambiguïté. Un agent est caractérisé dans ce modèle par un triplet (u, ϕ, μ).

L’avantage de ce modèle est sa capacité à séparer l’attitude vis-à-vis du risque et de l’ambiguïté et de permettre une définition claire de l’accroissement de l’ambiguïté. Par ailleurs, les propriétés de continuité et de différentiation de la fonction représentant les préférences, qui a la forme d’une espérance d’utilité à deux niveaux, permettent la transposition assez directe des techniques de calcul utilisées dans le modèle d’espérance d’utilité dans le risque. Ce modèle a été très rapidement utilisé pour l’analyse des choix de portefeuille.

Un exemple numérique simple, proposé dans l’article établissant les fondements axiomatiques du modèle (Klibanoff et al., 2005), donne de premiers éléments sur la relation entre aversion pour le risque, aversion à l’égard de l’ambiguïté et montant placé dans les actifs risqués et ambigus. Dans cet exemple, l’aversion pour l’ambiguïté semble jouer un rôle similaire et renforcer l’aversion pour le risque contrairement à ce qui se produit dans le modèle MaxMinEu où les deux jouent des rôles qui peuvent être différents. Ainsi, lorsqu’il s’agit de composer un portefeuille d’un actif ambigu et d’un actif sans risque, une augmentation de l’aversion pour l’ambiguïté (à aversion pour le risque constante) diminue la part d’actifs ambigus dans le portefeuille.

Ce résultat est à nuancer notamment lorsqu’on introduit, en plus de l’actif ambigu et de l’actif sans risque, un actif risqué non corrélé avec l’actif ambigu. Dans ce cas, l’impact d’un accroissement de l’aversion pour le risque et de l’ambiguïté sur la composition du portefeuille diffère. Plus précisément, un accroissement de l’aversion pour le risque, tout en diminuant l’investissement dans les actifs non sûrs (risqué et actif ambigu) augmente l’intérêt de la diversification entre les deux actifs non sûrs et accroît le ratio actif ambigu/actif risqué que l’agent détient. En revanche, un accroissement de l’aversion pour l’ambiguïté diminue fortement l’attrait de l’actif ambigu comme placement et comme outil de diversification. Par conséquent, l’investissement dans l’actif ambigu diminue, celui dans l’actif risqué augmente et le ratio actif ambigu/actif risqué diminue.

Si dans l’exemple simple traité dans Klibanoff et al. (2005) un accroissement de l’aversion pour l’ambiguïté entraîne toujours une réduction de l’investissement en actif ambigu, ce résultat ne se généralise pas à tous les types de croyances et toutes les fonctions d’utilité. La raison est qu’un accroissement de l’aversion à l’égard de l’ambiguïté dans ce modèle (augmentation de la concavité de la fonction f) agit comme une distorsion des croyances (des lois composées) ressemblant à une augmentation du risque. Or, il est bien connu (Rothschild et Stiglitz, 1971; Meyer et Ormiston, 1985) qu’un accroissement du risque n’entraîne pas toujours une réduction de l’investissement en actifs risqués. Gollier (2011) met en évidence les conditions sur les croyances et sur les fonctions d’utilité qui garantissent qu’un accroissement de l’aversion pour l’ambiguïté diminue l’investissement dans l’actif ambigu dans le cas d’un portefeuille composé d’un actif certain et d’un actif ambigu.

Une analyse plus approfondie de la composition d’un portefeuille d’un actif risqué, d’un actif ambigu et d’un actif sans risque est menée dans le cadre d’une approche moyenne-variance étendue au modèle différentiable de Klibanoff et al. (2005) par Maccheroni et al. (2013). Ils identifient une caractéristique de l’actif ambigu qu’ils appellent mesure alpha et dont le signe détermine le niveau d’investissement d’un adversaire de l’ambiguïté dans l’actif ambigu.

Les décisions de choix de portefeuille avec des préférences à la Klibanoff et al. (2005) ont aussi été étudiées dans un cadre dynamique, notamment par Liu (2011) et Chen et al. (2014). Liu (2011) caractérise les décisions optimales de consommation et de choix de portefeuille d’un investisseur qui a de l’aversion pour l’ambiguïté lorsque les rendements des actifs suivent une dynamique avec changement de régime. Lorsque les fonctions d’utilité sont de type CRRA, il montre que la demande d’actifs peut être décomposée en quatre termes, dont deux correspondent à une demande myope (dépendant de l’espérance de rendement de la période + 1) ajustée pour prendre en compte l’ambiguïté, et les deux autres termes reflètent la demande pour une couverture inter-temporelle résultant notamment de la présence d’ambiguïté. Chen et al. (2014) retrouvent le même type de résultats, ainsi qu’un sous-investissement dans les actifs ambigus par rapport à un modèle bayésien (espérance d’utilité inter-temporelle) en considérant un modèle différentiable récursif dans un cadre à temps discret et à horizon infini.

2. Ambiguïté et l’équilibre des marchés financiers

Dans cette seconde partie, nous explorons les conséquences de la prise en compte de l’ambiguïté sur l’équilibre des marchés. Comme dans la littérature plus traditionnelle, les modèles d’équilibre peuvent être de nature différente, avec soit une optique macro-dynamique dans la lignée du modèle de prix d’actif de Lucas, soit une optique privilégiant l’hétérogénéité des acteurs. Dans les deux cas, l’introduction de l’ambiguïté a des effets riches et variés conduisant à des différences qualitatives et quantitatives entre modèles d’équilibre avec et sans ambiguïté.

Nous organisons la discussion dans cette section en distinguant deux grandes classes d’approches du comportement des investisseurs en présence d’ambiguïté. Les modèles présentés dans la première section reposent sur les intuitions d’inertie des choix développés dans la section 1.1 et dont le modèle de Gilboa et Schmeidler (1989) est un exemple. La seconde section quant à elle repose sur une vision plus lisse du comportement, telle que discutée dans les sections 1.3 et 1.4. Au-delà de ces différences d’approches dans la modélisation, les propriétés étudiées sont parfois différentes et, sans raison majeure, la seconde approche a suscité un peu plus de recherches empiriques.

2.1 Indétermination de l’équilibre, incomplétude des marchés et absence de révélation de l’information

Les intuitions données dans la première partie sur la manière dont l’aversion pour l’ambiguïté affecte les choix financiers des investisseurs vont nous permettre de déduire un certain nombre de caractéristiques nouvelles des prix et allocations d’équilibre. Nous organiserons la discussion dans cette première section autour de trois propriétés de l’équilibre général : l’ambiguïté comme source d’indétermination des prix d’actifs, l’ambiguïté comme source d’absence d’échange et d’incomplétude des marchés financiers, l’ambiguïté comme source de non-révélation des informations privées à l’équilibre. Ces trois propriétés seront présentées dans le cadre de modélisations qui reposent souvent sur les intuitions que l’on pourrait avoir dans le cadre d’un modèle simple reposant sur les propriétés des choix de portefeuilles expliquées dans la section 1.1.

2.1.1 Prix d’équilibre avec ambiguïté

Le modèle de Dow et Werlang (1992) à un actif certain et un actif risqué a permis de mettre en évidence une plage de prix pour laquelle l’investisseur préfère ne pas détenir d’actif risqué. Il n’est pas a priori évident que plongée dans un modèle d’équilibre général, cette propriété ait des conséquences majeures : le prix d’équilibre pourrait se trouver en dehors de cette plage d’inertie, auquel cas les propriétés de l’équilibre ne seraient pas différentes de celles d’un modèle avec des acteurs neutres vis-à-vis de l’ambiguïté.

Il est un cas trivial où l’inertie mise en évidence par Dow et Werlang se traduit par une indétermination des prix d’équilibre. Considérons un modèle avec un seul agent représentatif, qui aurait des dotations indépendantes des états de la nature, et qui aurait la possibilité d’échanger des actifs risqués. Dans ce cas, l’allocation d’équilibre est, par hypothèse, que l’agent ne détient aucun actif risqué. Cette allocation est soutenue par un continuum de prix : il s’agit de tous les prix pour lesquels l’investisseur de Dow et Werlang ne souhaitait pas prendre une position différente de zéro sur l’actif risqué.

Epstein et Wang (1994) généralisent considérablement cette intuition dans un modèle de prix d’actif à la Lucas[10]. Dans ce modèle, par construction, l’agent doit à l’équilibre détenir l’actif. L’allocation d’équilibre est donc fixée et le volume des échanges est nul. Le prix d’équilibre est celui qui soutient cette allocation comme une allocation d’équilibre, c’est-à-dire que l’agent, lorsqu’il prend les prix d’équilibre comme donnés et maximise son utilité, souhaite précisément détenir l’actif (l’arbre). Epstein et Wang donnent dans le cadre d’un modèle dynamique, à horizon infini, avec des processus stochastiques généraux, les conditions pour que l’indétermination du prix des actifs soit possible à l’équilibre. Cette indétermination conduit naturellement à une volatilité possiblement importante, la sélection des prix parmi tous les prix possibles étant arbitraire et laissant la place pour des « esprits animaux » et des équilibres à taches solaires.

Une littérature relativement abondante fait suite à ce modèle pionnier. Epstein et Schneider (2008) proposent un modèle dynamique avec apprentissage et étudient les propriétés des prix d’actifs. Ilut (2012) propose un modèle semblable appliqué au taux de change. Chen et Epstein (2002) donnent les fondements d’un modèle de prix d’actifs en temps continu, généralisé récemment par Epstein et Ji (2013, 2014) et Lin et Riedel (2014), qui permettent notamment de faire porter l’ambiguïté non seulement sur la moyenne du processus, mais aussi sur sa volatilité. Jeong, Kim et Park (2014) proposent des techniques d’estimation de ces modèles en temps continu avec ambiguïté. Leurs résultats suggèrent qu’une prime d’ambiguïté existe bel et bien, à côté de la prime de risque. Enfin, toujours dans cette même veine de modèles basés sur des croyances multiples, Ilut et Schneider (2012) proposent un modèle de cycle en présence d’ambiguïté.

2.1.2 Absence d’échange et incomplétude des marchés

Lorsque l’hétérogénéité des investisseurs est prise en compte, l’allocation d’équilibre n’est pas fixée à l’avance (c’est-à-dire qu’elle n’est pas égale aux dotations initiales), et le processus d’échange prend un rôle central. Une première généralisation de l’inertie des portefeuilles à un modèle d’équilibre général est assez directe (Dow et Werlang, 1992). Considérons un modèle dans lequel le risque agrégé est inexistant : chaque agent fait face à un risque microéconomique, qui peut être parfaitement mutualisé puisque les dotations agrégées ne dépendent pas des états du monde. Dans ce cas, et si les ensembles de croyances des agents ont une intersection non vide, l’allocation d’équilibre sera précisément une allocation où aucun agent ne supporte plus aucun risque. À cet équilibre, il est possible de montrer que les prix seront indéterminés, du fait de l’attrait particulier qu’a cette allocation sans risque pour des agents adversaires de l’ambiguïté, attrait qui se traduit par une non-différentiabilité des courbes d’indifférence au point de certitude.

Cette même intuition sous-tend les résultats de Billot et al. (2000) et Rigotti, Shannon et Strzalecki (2008) qui s’intéressent aux échanges purement spéculatifs, c’est-à-dire ne reposant que sur des différences de croyances. Dans un cadre probabiliste, les différences de croyances conduisent immédiatement à des échanges sur la base de ce désaccord. En revanche, lorsque les croyances sont représentées par des ensembles de croyances, il suffit que l’intersection de ces ensembles soit non vide pour que l’équilibre ne permette pas d’échange spéculatif. En revanche, l’allocation d’équilibre (d’assurance complète pour les agents) peut être indéterminée dans ce cas. À l’inverse, Werner (2014) développe un modèle dynamique dans lequel l’ambiguïté permet la présence d’échanges spéculatifs dans le long terme. Alors que l’apprentissage conduit à une convergence des croyances dans le cas probabiliste, l’ambiguïté peut amener, et ce même dans le long terme, les agents à garder un désaccord sur les distributions. Dans ce cas, des bulles spéculatives peuvent perdurer.

Les cas d’indétermination de l’équilibre dans un cadre d’aversion pour l’ambiguïté reposent sur le fait que les non-différentiabilités des courbes d’indifférence se produisent pour tous les agents en une même allocation. C’est l’une des caractéristiques des économies sans risque agrégé. Ceci peut sembler peu robuste. Pourtant, Mandler (2013) montre, dans un modèle avec production, que ce type de situation peut se produire de manière robuste.

Mukerji et Tallon (2001) développent un modèle dans lequel coexistent une incertitude sur les dotations et une incertitude (idiosyncrasique) sur les paiements des actifs permettant des échanges entre états du monde. Si l’incertitude idiosyncrasique est suffisamment élevée, les agents ne désireront pas utiliser les actifs pour s’assurer. Si l’ambiguïté et l’aversion pour l’ambiguïté sont suffisamment grandes, l’allocation d’équilibre est identique à une allocation d’équilibre d’une économie où ces actifs avec incertitude idiosyncrasique ne seraient pas présents. Qui plus est, alors que multiplier ou dupliquer les actifs permettrait d’atteindre l’allocation d’équilibre de marchés financiers complets si les agents étaient neutres vis-à-vis de l’ambiguïté (par un argument standard de loi des grands nombres), ceci n’est plus le cas en présence d’aversion pour l’ambiguïté. Dans ce dernier cas, une incertitude demeure à la limite, c’est-à-dire lorsque les actifs sont dupliqués. À l’inverse du modèle en espérance d’utilité, cette opération de duplication ne rend pas nécessairement les marchés financiers complets[11]. Cao, Wang et Zang (2005) dérivent également la non-participation aux marchés financiers du fait de la présence d’ambiguïté. Ils en concluent que, puisque les individus les plus adversaires de l’ambiguïté ne détiendront pas d’actifs dont les paiements sont ambigus, il n’est pas toujours assuré que la prime de risque à payer sur ces actifs soit plus élevée que sur des actifs moins ambigus pour lesquels la participation est plus large.

Les propriétés de l’équilibre en présence d’ambiguïté peuvent justifier l’intervention publique, si celle-ci permet d’aller à l’encontre des effets de l’ambiguïté, par exemple en proposant des garanties aux agents. Caballero et Krishnamurthy (2008) fondent ainsi une politique d’intervention de prêteur en dernier ressort : chaque agent souhaitant se couvrir contre l’ambiguïté surpondère les états du monde qui lui sont néfastes. Mais ces scénarios ne sont pas tous compatibles au niveau agrégé. Ainsi, un prêteur de dernier ressort, sans avoir nécessairement plus d’informations que les acteurs privés, aura une vision globale de l’économie et des états collectifs les plus néfastes et pourra agir en conséquence. Easley et O’Hara (2009) proposent également un modèle de non-participation et en dérive des recommandations en matière de réglementation des dépôts bancaires[12].

Dans un cadre différent, Rigotti et Shannon (2005) montrent un résultat d’indétermination de l’allocation d’équilibre allant de pair avec une absence d’échange, reposant des préférences incomplètes. Ces préférences, à la Bewley (2002) créent une non-différentiabilité au point de dotations initiales. Ceci génère des propriétés d’équilibre différentes du modèle usuel, en particulier concernant l’indétermination de l’équilibre (Carlier et Dana, 2013). Dana et Riedel (2013) proposent un modèle dynamique dans ce cadre et montrent que les équilibres intérieurs sont identiques à ceux d’économies peuplées d’agents ayant des préférences de type espérance d’utilité.

2.1.3 Information et ambiguïté sur les marchés

La propriété d’inertie peut aussi aider à comprendre pourquoi les mécanismes de transmission d’information par les marchés peuvent être affectés en présence d’ambiguïté. Tallon (1998) propose un exemple dans lequel les investisseurs peuvent acheter une information déjà révélée par le système de prix si celui-ci est considéré comme ambigu. Condie et Ganguli (2011a) étudient la révélation de l’information privée par le marché en présence d’ambiguïté : l’ambiguïté peut générer une forme d’inertie dans la réponse des demandes d’actifs à des changements dans l’information. Cette inertie de la demande par rapport à l’information signifie à son tour que le système de prix peut ne pas refléter toute l’information privée détenue. Des équilibres partiellement non révélateurs peuvent exister de manière robuste. Condie et Ganguli (2011b) montrent qu’il existe aussi, comme dans le modèle EU, des équilibres révélateurs génériquement. Il existe donc des économies pour lesquels ces deux types d’équilibre coexistent. Condie, Ganguli et Illeditsch (2012) poursuivent cette investigation en précisant davantage les propriétés d’inertie informationnelle des choix de portefeuille et comment elles se traduisent dans les propriétés informationnelles des prix d’équilibre[13].

Ozsoylev et Werner (2009) étudient un marché où coexistent un investisseur dont les préférences sont représentées par une espérance d’utilité, informé et un investisseur ayant de l’aversion pour l’ambiguïté et ne possédant pas d’information particulière. La révélation d’information est par ailleurs empêchée par la présence d’investisseurs imprédictibles (noise traders), selon une hypothèse usuelle en finance. Dans ce cas, les marchés sont non liquides et de petits chocs d’information peuvent avoir des conséquences importantes sur les prix d’actifs, conduisant à une volatilité excessive. Mele et Sangiorgi (2013) montrent de leur côté que la présence d’informations privées dans un monde ambigu peut conduire à des équilibres multiples.

Condie et Ganguli (2012) montrent qu’une révélation publique de l’information détenue de manière privée peut conduire à des changements draconiens dans les prix d’équilibre, entraînant aussi une volatilité excessive des prix. Caskey (2009) étudie aussi les propriétés informationnelles de l’équilibre avec des investisseurs ayant de l’aversion pour l’ambiguïté, dans un cadre où les mécanismes sous-jacents sont qualitativement différents puisqu’il se place dans un cadre de smooth ambiguity preferences. Il montre que les investisseurs peuvent préférer une information agrégée, résumée, plutôt que l’information brute et explore les conséquences de ce fait sur les prix d’équilibre.

2.1.4 Études expérimentales

Les propriétés que nous avons présentées dans cette section sont essentiellement de nature théorique. Il est intéressant de noter qu’une partie d’entre elles ont pu faire l’objet d’une étude expérimentale, contrôlée. Bossaerts et al. (2010) proposent une expérience de marché, dans laquelle les sujets font face à trois états du monde et échangent des actifs financiers dont les paiements sont contingents à ces états du monde. L’information donnée aux sujets sur les probabilités des états est calquée sur l’exemple d’Ellsberg (1961) : un état à probabilité 1/3, les deux autres états ont une probabilité de 2/3 sans qu’il ne soit possible de raffiner cette information. Les résultats expérimentaux suggèrent que les agents ayant le plus d’aversion à l’égard de l’ambiguïté ne détiendront pas de portefeuille aux paiements ambigus pour une plage de prix, conformément à l’intuition développée par Dow et Werlang (1992). Bossaerts et al. (2010) trouvent aussi que les prix d’actifs à l’équilibre sont différents de ceux d’une économie sans ambiguïté. Les investisseurs, même lorsqu’ils ont une aversion pour l’ambiguïté élevée, affectent les prix d’équilibre en modifiant la répartition du risque dans l’économie. Füllbrunn, Rau, et Weitzelc (2014) trouvent que les effets de l’ambiguïté sur les marchés expérimentaux dépendent grandement de la rétroaction dont bénéficient ou non les sujets. Corgnet, Kujal et Porter (2012) proposent un protocole expérimental dans lequel l’information arrive de manière séquentielle. Les résultats de leur expérience vont à l’encontre d’un certain nombre de théories évoquées ci-dessus : il n’existe pas de prime d’ambiguïté dans le prix des actifs, le volume d’échange n’est pas affecté par l’ambiguïté et les prix d’actifs ne sont pas plus volatiles en présence d’ambiguïté. Enfin, les marchés réagissent à une information publique de manière similaire dans le traitement avec et dans le traitement sans ambiguïté. Ce petit nombre d’investigations expérimentales peut paraître étonnant au regard de l’utilisation de plus en plus répandue de la méthode expérimentale en économie. Au vu des résultats contrastés relatés ci-dessus, d’autres études devraient voir rapidement le jour.

2.1.5 Conclusion d’étape

Le grand nombre de contributions recensées dans cette section montre à quel point la littérature sur la prise en compte de l’ambiguïté dans le fonctionnement des marchés est riche et variée. Des études les plus techniquement ardues aux recommandations de politiques économiques, des modèles avec hétérogénéité aux modèles à agents représentatifs, avec ou sans asymétrie d’information, nous avons pu constater que l’aversion pour l’ambiguïté telle que prise en compte dans les modèles présentés ici donne un éclairage nouveau sur les trois grands sujets que nous avons identifiés. Dans cette section, les modèles présentés sont essentiellement de la famille maxmin d’espérance d’utilité. L’intuition générale qui sous-tend nombre des mécanismes auxquels nous avons fait allusion est que l’aversion pour l’ambiguïté va, d’une manière ou d’une autre, conduire à des échanges moindres et donc une liquidité des marchés financiers plus faible qu’en présence de simples risques. Cette liquidité restreinte conduit alors à une volatilité supérieure des prix, qui auront tendance à réagir de façon plus draconienne à des chocs (d’information, de dotations, etc.).

2.2 Prix du risque et de l’ambiguïté

2.2.1 Ambiguïté et énigme de la prime de risque

L’idée que l’introduction d’une aversion pour l’ambiguïté puisse contribuer à expliquer en partie l’énigme de la prime de risque (Mehra et Prescott, 1985) est naturelle et a été avancée dès les premières applications des modèles de décision en univers incertain à des modèles de prix d’actifs. Rieger et Wang (2012) suggèrent d’ailleurs une corrélation entre prime de risque et aversion pour l’ambiguïté à l’aide d’un questionnaire administré dans 27 pays dont le Canada. Toutefois, cette référence est restée longtemps essentiellement qualitative, alors même que l’énigme de la prime de risque est une énigme avant tout quantitative. Ju et Miao (2012) étudient un modèle de prix d’actif à la Lucas avec une fonction d’utilité récursive dans laquelle sont présents deux ingrédients. Tout d’abord de l’aversion pour l’ambiguïté (du type Klibanoff, Marinacci et Mukerji, 2005) et, deuxièmement, un découplage entre l’élasticité de substitution intertemporelle et l’aversion pour le risque. Ils montrent alors qu’une part substantielle de la prime de risque peut être prise en compte par l’aversion pour l’ambiguïté. L’aversion pour l’ambiguïté contribue aussi à propager et amplifier les chocs de consommation pour générer une prime de risque fluctuant au cours du temps. L’apprentissage, combiné à l’aversion pour l’ambiguïté, contribue aussi à améliorer la capacité du modèle à reproduire la dynamique des prix d’actifs. Collard et al. (2011) se basent sur l’approche de Bansal et Yaron (2004) pour introduire une ambiguïté sur l’espérance de la loi gouvernant la croissance de la consommation ainsi que sur la persistance des chocs sur cette espérance. Ces processus sont estimés pour la période 1936-1977. Le modèle est ensuite résolu numériquement en utilisant les données de 1978 à 2011 et fournit une série de prix d’actifs qui peut être comparée aux prix observés. Le modèle produit une dynamique intéressante, dans laquelle l’ambiguïté et l’apprentissage jouent un rôle prépondérant, générant des réponses asymétriques à des chocs positifs et négatifs. Miao, Wei et Zhou (2012) se concentrent quant à eux sur la prime de variance et montrent que celle-ci peut s’expliquer à 96 % par l’aversion pour l’ambiguïté.

2.2.2 Robustesse, erreurs de spécification et prix d’actifs

Les critères de décision robuste, proposés par Hansen et Sargent, et dont les conséquences pour les choix de portefeuille ont été présentées dans la section 1.3., ont aussi été mobilisés pour l’explication de la prime de risque (Barillas, Hansen et Sargent, 2009) et ont permis de considérer sous un jour nouveau les estimations du coût des fluctuations économiques[14].

Liée à cette approche, une série d’articles propose une étude détaillée des caractéristiques des rendements d’équilibre des actifs en présence d’investisseurs mettant en oeuvre des règles d’investissement robustes. Kogan et Wang (2003) établissent, dans un modèle statique, qu’il existe à l’équilibre, une prime d’ambiguïté sur les actifs et que celle-ci varie entre ces actifs, à l’encontre des résultats du modèle d’évaluation usuel des prix d’actifs. Uppal et Wang (2003) mènent quant à eux une analyse dynamique en présence de possibles erreurs de spécification du modèle des investisseurs et montrent que de faibles différences dans l’ambiguïté des rendements peuvent conduire à des portefeuilles très largement sous-diversifiés (par rapport à des portefeuilles provenant par exemple d’un modèle moyenne-variance habituel)[15]. Boyle, Garlappi, Uppal et Wang (2012) introduisent une hétérogénéité dans les investisseurs[16], selon leur degré de familiarité avec tel ou tel actif. Les rendements d’équilibre dépendent alors à la fois du risque systématique et du risque idiosyncrasique, ainsi que d’une prime d’ambiguïté. Ces développements montrent les limites du modèle d’évaluation de prix d’actifs financiers (CAPM) traditionnel lorsque l’ambiguïté est présente. Récemment, Pinar (2014) et Ruffino (2013) ont développé des modèles de CAPM dans un cadre robuste ainsi que dans le cadre de croyances de second ordre (voir aussi Guidolin et Liu, 2013).

Leippold, Trojani et Vanini (2008) étudient un modèle de prix d’actif à la Lucas en temps continu et montrent que la présence conjointe d’ambiguïté et d’apprentissage conduit à générer une prime de risque élevée, un taux certain faible et une volatilité excessive. Gagliardini, Porchia et Trojani (2009) mettent en évidence, dans un cadre similaire, les différences que l’ambiguïté génère pour la structure à terme des taux d’intérêt. Faria et Correia-da-Silva (2012) étendent le modèle de Cox à ce cadre robuste et dérivent des équations explicites de prix d’actifs.

D’autres applications de cette approche en termes d’erreurs de spécification et de robustesse incluent : (i) Ulrich (2013), qui traite de l’impact de l’ambiguïté sur l’évolution de l’inflation et des taux d’intérêt sur les bons du Trésor américains, (ii) Zhu (2011) qui considère l’impact de l’ambiguïté sur le prix des actifs dont les paiements dépendent d’événements catastrophiques, (iii) Benigno et Nisticò (2012) et Dlugosch et Wang (2014) qui étudient les liens entre ambiguïté et phénomènes de biais domestiques que nous avons déjà évoqués dans la section 1.3.

2.2.3 Identifier les sources d’ambiguïté

Une littérature récente s’est intéressée aux développements des techniques permettant d’extraire l’ambiguïté des données. Manski (2005) fait du traitement des données manquantes une source d’ambiguïté et propose différents critères pour y remédier[17]. Anderson, Hansen, et Sargent (2003) introduisent en économie la théorie statistique de la détection qui permet de quantifier, étant donné des données de séries temporelles, quel degré d’erreurs de spécification un décideur pourrait ou devrait redouter.

Empiriquement, plusieurs approches ont vu le jour pour distinguer risque et ambiguïté dans les données. Diether, Malloy et Scherbina (2002) montrent que les titres dont les prévisions de paiements par des analystes professionnels sont très dispersées ont un rendement futur plus bas que celui de titres similaires mais dont les prévisions de paiement sont plus concentrées. Anderson, Ghysels et Juergens (2009) assimilent risque et volatilité passée tandis que l’ambiguïté est appréhendée par le biais du désaccord entre prévisionnistes professionnels. Ils trouvent à l’aide de données américaines qu’il existe un arbitrage entre rendements et ambiguïté plus fort qu’entre rendements et risque. Boyarchenko (2012) revient sur la crise financière de 2007-2008 et montre que l’envolée des écarts (spreads) sur les Credit defaut swap durant cette période peut s’expliquer par un accroissement soudain du doute que les investisseurs pouvaient entretenir sur leur modèle de fixation des prix et sur la qualité des signaux disponibles sur le marché. L’annonce de la BNP Paribas en août 2007 est identifiée comme le point de départ de cet accroissement de l’ambiguïté[18]. Andreou, Kagkadis, Maio et Philip (2014) proposent un indice d’ambiguïté basé sur la dispersion des prix d’exercice d’options indicées sur le S&P 500[19]. Jurado, Ludvigson et Ng (2013) proposent une série temporelle d’incertitude macroéconomique basée sur 140 séries statistiques aux États-Unis, distincte du risque macroéconomique. Enfin, Baker, Bloom et Davis (2013) considèrent un indice d’ambiguïté de la politique économique menée par le gouvernement américain basé sur la fréquence avec laquelle la presse fait référence à une telle incertitude ainsi que sur le désaccord dans les prévisions des experts. Le nombre de dispositions fiscales venant à échéance est aussi intégré dans cet indice. Cet indice connaît des hauts lors d’événements majeurs tels que les élections présidentielles, les guerres du Golfe ou encore l’attaque terroriste du 11 septembre 2001. Il a aussi beaucoup augmenté depuis 2008 du fait d’une incertitude sur la politique budgétaire et sociale américaine.

Conclusion

Au terme de ce survol, nous espérons avoir fait découvrir au lecteur la richesse d’une littérature récente reliant attitudes face à une incertitude difficilement probabilisable et comportements sur les marchés financiers. Nombre de modélisations proches (par exemple la prospect theory de Kahneman et Tversky, 1979, généralisée ensuite à l’incertain et dans laquelle un élément nouveau intervient, avec l’aversion à l’égard de la perte) ont aussi donné lieu à des avancées significatives que nous n’avons pas pu présenter faute de place. Par ailleurs, nous nous sommes limités à un sous ensemble de la littérature, ignorant les comportements d’assurance (par exemple, Koufopulos et Kozhan, 2014; Zhu, Kunrheuter et Michel-Kerjan, 2012), et les modèles monétaires (Lioui et Poncet, 2012). Enfin, dans le traitement de l’ambiguïté, nous avons supposé que l’ensemble des événements possibles était connu, que des croyances, plus ou moins précises pouvaient être associées à ces événements et que chaque décision permettait d’associer une conséquence bien identifiée à chaque événement. Ces hypothèses sont relâchées dans les modèles de type case-based (Gilboa et Schmeidler, 1995, 2001) dans lesquels la seule information disponible pour le décideur à une date donnée est un ensemble de cas passés dont chacun est composé d’un problème à résoudre, d’un choix effectué et d’une conséquence observée. Une décision sera donc choisie à une date t si elle est proche (au sens d’un indice de similarité) de décisions qui, par le passé, ont donné de bons résultats (au-dessus d’un niveau d’aspiration donné). Ce modèle, tout en étant prometteur, a été pour le moment, peu appliqué aux choix financiers (Guerdjikova, 2006 et Golosnoy et Okhrin, 2008–pour de premiers résultats).

La richesse et la nouveauté de les littératures théoriques et empirique, que nous avons passées en revue sont frappantes. Allant de modélisations sophistiquées à la construction pragmatique d’indices d’ambiguïté sur les marchés, en passant par des prédictions de prix d’actifs ou des comportements individuels, les contributions présentées brièvement ici auront, nous l’espérons, convaincu le lecteur que la boîte à outils de l’économiste souhaitant étudier les marchés financiers se doit maintenant d’inclure le traitement de l’ambiguïté.