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Introduction

Les expériences de terrain représentent un outil de recherche puissant pour les chercheurs qui veulent tester la théorie économique et évaluer l’impact des politiques sociales ainsi que des contrats sur la performance des organisations. Les expériences permettent aux chercheurs de varier les traitements de manière à reproduire directement les prévisions théoriques (List et Rasul, 2011). Elles permettent également l’évaluation de l’impact des politiques sociales en l’absence de biais de sélection (Burtless, 1995; Heckman et Smith, 1995). Dans le contexte de l’économie de l’entreprise, les expériences de terrain permettent aux chercheurs d’évaluer des politiques reliées à la rémunération des travailleurs dans les firmes en variant de manière exogène la rémunération (Chiappori et Salanié, 2003). Des exemples d’expériences menées à terme à l’intérieur des entreprises incluent Shearer (2004), Fehr et Goette (2007), Bandiera, Barankay et Rasul (2007). Cependant, chaque expérience considère un nombre limité de traitements dans un état du monde spécifique, soit l’environnement de l’expérience. Ce fait soulève des questions sur le comportement possible des participants si ceux-ci avaient été exposés à d’autres traitements ou à d’autres états du monde. Bien que la répétition d’expériences avec d’autres traitements représente une manière possible de généraliser les résultats, celle-ci est coûteuse et parfois même impossible à réaliser lorsque l’état du monde est hors de contrôle du chercheur, ou encore en présence de contraintes institutionnelles. Une alternative permettant la généralisation des résultats dans ces circonstances est l’analyse de données expérimentales par l’entremise de modèles structurels.

Nous illustrons les bénéfices de l’estimation structurelle en nous appuyant sur des travaux expérimentaux récents qui mesurent l’effet des cadeaux offerts par l’entreprise à ses employés sur leur niveau de productivité. Ces modèles sont basés sur le principe de réciprocité, selon lequel les individus qui reçoivent un cadeau donnent un cadeau en retour. Ces modèles ont été introduits en économie par Akerlof (1982)[1] et font partie de l’ensemble des modèles de salaire d’efficience qui relient le salaire payé aux travailleurs à leur productivité; voir Yellen (1984) pour une revue de cette littérature. De plus, nous investiguons les concepts de reciprocité positive et négative (Fehr et Gachter, 1998) et l’apport de l’estimation structurelle à l’identification de ces effets. La reciprocité positive capte la réaction du travailleur aux actions positives de l’entreprise à son endroit, par exemple avec l’octroi d’une augmentation de salaire au-delà du salaire de marché. La réciprocité négative capte la réaction de la part du travailleur aux actions hostiles de l’entreprise le visant, par exemple avec une coupure injustifiée de salaire.

Mesurer l’importance de la réciprocité est important pour notre compréhension des déterminants de la productivité des travailleurs à l’intérieur de l’entreprise et du fonctionnement du marché de l’emploi (Campbell III et Kamlani, 1997; Fehr et Gachter, 1998). Une littérature empirique s’est ainsi développée au cours des 20  dernières années ayant pour objectif principal de valider la présence de réciprocité en laboratoire (par exemple, Fehr, Kirchsteiger et Riedl, 1993; Fehr, Gachter et Kirchsteiger, 1997) et sur le terrain (Gneezy et List, 2006; Bellemare et Shearer, 2009; Kube et al., 2012). Ces travaux font partie d’une littérature en plein essor sur la mesure des effets des systèmes de rémuneration sur la productivité des travailleurs; voir Prendergast (1999), Chiappori et Salanié (2003) et Oyer et Schaefer (2011) pour des synthèses de ces études. Les études dans cette littérature peuvent être classées selon leur approche méthodologique, soit de forme réduite ou de forme structurelle.

L’approche de forme réduite cherche principalement à mesurer la causalité du système de rémunération. Cette méthode cherche à identifier un effet causal en exploitant les variations exogènes de la rémunération (Angrist et Pischke, 2009). Un exemple de cette approche appliquée à la mesure de l’effet des systèmes de rémunération sur la productivité des travailleurs est Lazear (2000).

L’expérimentation permet aux chercheurs de varier le système de rémunération de manière exogène[2]. Cependant, les méthodes de formes réduites appliquées aux données expérimentales ne permettent pas la généralisation des résultats à d’autres environnements. De plus, bien que les expériences de terrain soient bien adaptées pour mesurer la réciprocité positive dans le marché du travail, les entreprises peuvent hésiter à entreprendre des expériences sur la réciprocité négative qui pourraient affecter le moral des travailleurs. Nous démontrons que les méthodes structurelles appliquées aux données provenant d’une expérience de terrain mesurant la réciprocité positive peuvent être utilisées pour prédire de manière ex ante une réaction plus forte des travailleurs à une diminution du cadeau qu’à une augmentation[3].

L’économétrie structurelle estime des paramètres qui déterminent le comportement optimal des participants dans le contexte expérimental de l’étude mais également dans un contexte plus large, soit au-delà de l’environnement expérimental. Ces paramètres de la fonction d’utilité des travailleurs et de la fonction de production représentent les paramètres structurels du modèle estimé. En spécifiant le modèle complet, le chercheur peut dériver une expression de l’effort (et de la productivité) optimal des participants en fonction du systéme de rémunération et des paramètres structurels. Les données expérimentales représentent une source d’identification essentielle permetant d’estimer les paramètres structurels d’un modèle. Les paramètres estimés sont choisis pour rendre la productivité prédite par le modèle proche de sa contrepartie observée dans l’expérience. Dès que les paramètres sont estimés, des prévisions ex ante du comportement des participants dans des environnements alternatifs sont faites en résolvant le modèle pour le comportement optimal des participants dans le nouvel environnement. L’utilisation des modèles structurels à des fins d’évaluation de politiques a une riche histoire en économique; voir, par exemple Wolpin (2007, 2012), Flinn (2006, 2014). Ferrall et Shearer (1999), Paarsch et Shearer (1999, 2000, 2009), et Bellemare et Shearer (2011) sont des exemples récents démontrant la pertinence de l’approche dans le contexte de l’évaluation du rôle joué par les systèmes de rémunération.

Nous illustrons la faisabilité et la pertinence de l’approche structurelle en utilisant le modèle de réciprocité de Bellemare et Shearer (2011) qui a été estimé à partir d’une expérience mesurant la réciprocité positive en milieu de travail. Nous utilisons les paramètres estimés pour prédire la réaction des travailleurs à des coupures de salaire qui n’ont pas été administrées pendant l’expérience. Dans ce modèle, la réciprocité d’un travailleur dépend du niveau de son effort en l’absence de cadeaux, du coût marginal de l’effort du travailleur ainsi que d’un paramètre de gentillesse qui capte la réciprocité du travailleur à un cadeau. Les résultats récents de l’expérience de terrain de Kube et al. (2013) suggèrent que la baisse de productivité des travailleurs suite à une baisse de salaire peut être beaucoup plus sévère que l’augmentation de productivité qui résulte d’une augmentation de salaire. Nous démontrons que la stricte convexité de la fonction du coût marginal de l’effort est une condition suffisante pour générer un changement asymétrique de productivité en présence de cadeaux de valeurs positives ou négatives. Nos résultats suggèrent en effet la présence de réactions asymétriques à des cadeaux de valeurs négatives et positives. Par exemple, le modèle estimé prédit qu’une augmentation de salaire de 100 $ entraînerait une augmentation moyenne de la productivité de 15 % attribuable à la réciprocité. Un cadeau de valeur négative, impliquant une réduction de salaire de 100 $, entranerait une réduction de productivité de l’ordre de 20 %, soit une réaction 33 % plus forte. Ces résultats nuancent l’interprétation des différences observées dans la littérature entre les effets de reciprocité positive et de reciprocité négative. Ils soulignent qu’un effet de reciprocité négative plus important ne provient pas nécessairement de préférences pour punir l’employeur suite à un cadeau de valeur négative qui seraient différentes des préférences pour le récompenser suite à un cadeau de valeur positive.

1. Mise en contexte

Le modèle néoclassique postule que tout chômage est volontaire en raison de l’ajustement du niveau de salaire concurrentiel qui résulterait du déséquilibre de l’offre et de la demande de travail. La présence de chômage involontaire, largement documentée à travers plusieurs épisodes historiques, entraina le dévelopement de nouvelles théories. En particulier, la nouvelle économie classique a vu le jour et attribue le chômage involontaire aux rigidités sur le marché du travail provenant d’actions exogènes provenant nottament des gouvernements locaux et nationaux (voir Lucas, 1978). Par la suite, la nouvelle économie keynésienne s’est développée en insistant sur les conséquences macroéconomiques que les imperfections et rigidités de marché peuvent avoir. La nouvelle économie keynésienne postule que les rigidités proviennent principalement des décisions des agents économiques (firmes et employés).

Dans le contexte du chômage involontaire, certains économistes ont développé des modèles de salaire d’efficience dans lesquels il peut être optimal pour un employeur de payer ses employés un salaire supérieur au salaire concurrentiel. Nous nous intéressons ici particulièrement aux modèles de salaires d’efficience qui concernent les effets de réciprocité par le biais de l’effort[4]. En particulier, Akerlof (1982) démontre qu’il peut être optimal pour un employeur d’offrir un cadeau à ses employés quand ceux-ci répondent en augmentant leur niveau d’effort par réciprocité. Akerlof note que certains comportements individuels sur le marché du travail, bien connus et documentés en sociologie, sont incohérents avec le modèle néoclassique. Il réfère aux travaux du sociologue Georges Homans (Homans, 1954) sur le comportement au travail de 10 Cash Posters. Le travail de ces femmes consistait à enregistrer les paiements reçus des clients dans les livres de l’entreprise. La seule contrainte à laquelle elles faisaient face était d’enregistrer au moins 300 paiements par heure, sans quoi elles recevaient un avertissement de leur supérieur. Leur salaire était fixe et aucune mesure incitative n’était en place pour les inciter à enregistrer plus de 300 paiements, pas même la possibilité d’une promotion dans l’entreprise. Pourtant, les paiements enregistrés excédaient en moyenne de 17,7 % le standard de 300 paiements exigés par l’entreprise[5]. On peut voir le travail excédentaire des Cash Posters comme un cadeau à l’entreprise. En plus d’augmenter les revenus de la firme, le cadeau influence les normes sociales qui règnent au sein de celle-ci et affectent tous les travailleurs. Ces normes dictent en particulier les standards dans l’échange de cadeaux entre l’employeur et les employés. Le travailleur qui fournit un effort supplémentaire s’attend à une certaine réciprocité de la part de l’employeur. Cette réciprocité peut se traduire par un salaire individuel plus élevé ou, dans le cas où l’employeur paie le même salaire à tous ses employés, des salaires plus élevés dans toute la firme. Il existe alors un salaire que l’employé considère comme étant juste, supérieur au salaire concurrentiel, dicté par les normes sociales qui règnent dans la firme. On observera donc du chômage involontaire dans les industries où l’effort sous forme de cadeau joue un rôle significatif.

2. Littérature empirique

Bien que le modèle d’Akerlof ait suscité beaucoup d’intéret parmi les économistes, peu de travail empirique a suivi immédiatement en raison des difficultés que le modèle présente en termes de mesure des variables d’intérêt. La difficulté principale est la mesure du cadeau. En l’absence de réciprocité, le salaire concurrentiel correspond à la valeur de la productivité marginale du travailleur. Le cadeau, s’il est donné sous forme de salaire, correspond à la part du salaire qui excède le salaire concurrentiel. On doit donc connaître le salaire concurrentiel pour identifier le montant donné en cadeau et son effet sur la productivité. Bien qu’on puisse identifier des salaires plus élevés que la moyenne dans les bases de données, ceux-ci sont difficilement attribués à des cadeaux. Les salaires peuvent, par exemple, être élevés à cause de l’habileté non observable; voir, par exemple, Murphy and Topel (1987). Il est, dans ces circonstances, difficile d’identifier qui reçoit et qui ne reçoit pas de cadeau. Un deuxième problème est de mesurer l’effet du cadeau sur la productivité des travailleurs, ce qui permettrait un test direct du principe de réciprocité. Pour le faire, on doit observer la productivité des travailleurs séparément des salaires, un élément rare dans les bases de données d’enquête.

Fehr, Kirchsteiger et Riedl (1993) parviennent à contourner ces problèmes par une expérience en laboratoire. Une expérience permet au chercheur de contrôler l’environnement, d’identifier qui reçoit un cadeau et l’effet du cadeau sur la productivité des travailleurs. L’expérience de Fehr et de ses coauteurs divise les participants en employeurs et en travailleurs. Les employeurs offrent un salaire aux travailleurs qui sont libres de l’accepter ou non. Quand un travailleur accepte l’offre, il choisit son niveau d’effort, ce qui implique un coût monétaire pour lui-même et entraîne un profit supplémentaire pour l’employeur. Les formes fonctionnelles choisies par les chercheurs leur permetent de calculer le salaire et le niveau d’effort qui sont cohérents avec un équilibre concurrentiel. Ils notent que l’effort ne peut être contracté et donc que le niveau d’effort dans un équilibre concurrentiel devrait être au minimum. En conséquence, les employeurs devraient offrir aux travailleurs le salaire minimal qui compense les travailleurs pour leur coût d’opportunité lorsqu’ils acceptent une offre d’emploi. Cependant, les résultats montrent que les employeurs offrent des salaires au-dessus du salaire concurrentiel et qu’en retour, les travailleurs fournissent un effort supplémentaire, ce qui est cohérent avec les échanges de réciprocité entre employeurs et travailleurs. Plusieurs études ont confirmé la robustesse de ces conclusions à plusieurs manipulations, notamment lorsque des employés sont exposés conjoitement à des variations de salaires ainsi qu’à des variations de salaires pour d’autres employés (voir Gaechter et Thöni, 2010).

Les travaux de Fehr, Kirchsteiger et Riedl (1993) établissent la réciprocité dans un contexte de laboratoire ce qui a soulevé plusieurs questions reliées à ce contexte. Une question fondamentale demeure : est-ce que les résultats de laboratoire se généralisent au marché du travail? Gneezy et List (2006) élaborent la première expérience de terrain permettant de tester la présence de réciprocité en milieu de travail. Les auteurs publient des offres d’emploi invitant les travailleurs potentiels à travailler dans une bibliothèque ou à faire du porte-à-porte. Les membres du groupe de contrôle reçoivent le salaire prévu dans l’offre d’emploi, alors que les membres du groupe de traitement reçoivent un salaire supérieur à celui prévu.

Gneezy et List (2006) trouvent que les travailleurs des groupes de traitements sont significativement plus productifs que ceux du groupe de contrôle pour les 90 premières minutes de l’expérience; l’effet du traitement sur la productivité après cette période est cependant négligeable. Ces résultats suggèrent une différence importante entre les comportements de réciprocité de court terme et de long terme. Ces résultats nuancent ceux des expériences en laboratoire sur la réciprocité, comme ceux de Fehr, Kirchsteiger et Riedl (1993), qui sont uniquement en mesure d’étudier les comportements de court terme étant donnée la durée relativement courte des expériences.

L’expérience de Gneezy et List (2006) est cependant limitée parce qu’elle est réalisée dans un milieu de travail conçu spécialement pour l’expérience (un marché spot). La différence entre les marchés du travail réels et les spots est très importante dans le contexte de l’étude de la réciprocité. Le modèle d’Akerlof (1982) suppose que la relation d’échange de cadeaux régnant dans l’entreprise vient des normes sociales issues d’interactions répétées entres employés et employeur. Cette hypothèse semble peu envisageable dans un contexte où les employés ne connaissent leur employeur que depuis une journée.

Bellemare et Shearer (2009) testent la réponse des travailleurs à un cadeau monétaire de l’employeur dans un milieu de travail réel, plus précisément dans une firme embauchant des planteurs d’arbres. Les auteurs trouvent que la productivité des employés est significativement plus élevée la journée du cadeau. L’expérience de terrain en milieu de travail réel permet aussi de tester l’idée d’Akerlof (1982) qui suggère que les effets de réciprocité viennent d’interactions sociales répétées entre les employeurs et les travailleurs. Bellemare et Shearer (2009) testent cette hypothèse en incluant dans leur régression un effet d’interaction entre l’ancienneté de l’employé et le cadeau. Ils trouvent que l’effet de réciprocité est significativement plus important pour les travailleurs qui ont plus d’ancienneté; l’effet diminue cependant avec l’âge du travailleur. Ces résultats soulignent une limite importante des expériences de terrain faites sur des marchés spots qui mesurent uniquement les effets de réciprocité sur des travailleurs n’ayant jamais eu d’interactions sociales avec leur employeur.

Une autre question reliée à la réciprocité est la perception des travailleurs et comment elle affecte leur réaction. Évidemment, pour qu’une augmentation de salaire génère une réaction réciproque de la part des travailleurs, il faut que l’augmentation soit percue comme un cadeau. Kube et al. (2012) considèrent cette question dans une expérience de terrain où ils publient des offres d’emplois pour travailler dans une bibliothèque. Ils divisent les travailleurs en trois groupes : le premier recevait le salaire prévu dans l’offre d’emploi, le deuxième recevait une prime de rendement en plus du salaire prévu, et le troisième recevait le salaire prévu, ainsi qu’une bouteille thermos d’une valeur monétaire égale à la prime de rendement reçu par le groupe précédent. Les résultats montrent que le cadeau monétaire n’entraîne aucun effet significatif sur la productivité, alors que les travailleurs ayant reçu la bouteille thermos ont été en moyenne 25 % plus productifs. Les auteurs montrent ensuite que ce résultat ne vient pas des préférences des travailleurs pour le cadeau non monétaire. Ils donnent le choix à un quatrième groupe d’individus entre l’argent et la bouteille thermos et trouvent que presque tous les travailleurs choisissent l’argent. Cela suggère que la perception des travailleurs de ce qui constitue un cadeau a un effet important sur leur réciprocité.

Même dans le cas où un cadeau monétaire positif n’entrane pas d’effets de réciprocité, il ne va pas de soit qu’un cadeau monétaire négatif n’entraînera pas d’effets négatifs sur la productivité. Kube et al. (2012) comparent les effets de réciprocité positive (augmentation de l’effort des travailleurs en réponse à une augmentation du salaire) aux effets de réciprocité négative (diminution de l’effort des travailleurs en réponse à une diminution du salaire). Les auteurs publient encore une fois des offres d’emplois pour cataloguer des informations de livres dans le système informatique d’une bibliothèque. L’offre stipule que le salaire horaire devrait être autour de 15 euros de l’heure. À leur arrivée, on informe le premier groupe de travailleurs que le salaire horaire sera bien de 15 euros. On informe un deuxième groupe que son salaire sera seulement de 10 euros de l’heure et un troisième groupe que son salaire sera de 20 euros de l’heure. Les résultats montrent que le groupe ayant reçu un salaire horaire de 10 euros a été 20 % moins productif que les autres groupes, alors que les individus ayant été payés 20 euros de l’heure n’ont pas étés significativement plus productifs que ceux ayant reçu 15 euros de l’heure. Cela suggère que les effets de réciprocité négative sont considérablement plus importants que les effets de réciprocité positive. Ces résultats s’ajoutent à ceux existants documentant la réaction asymétrique des individus aux sanctions et aux réconpenses (voir par exemple Sefton, Shupp, et Walker, 2007; Andreoni et al., 2003). D’autres travaux ont également démontré que le mode de présentation des implications d’une décision, que ce soit sous forme de création ou destruction de ressources, peut avoir un impact significatif sur les décisions (voir Andreoni, 1995; Willinger et Ziegelmeyer. 1999).

3. L’apport de la modélisation économique aux expériences sur la réciprocité

Les expériences décrites dans la section précédente génèrent des cadeaux dans des environnements spécifiques et mesurent la réaction des travailleurs. La question se pose alors de savoir comment les travailleurs réagiraient à des cadeaux offerts en dehors du contexte précis d’une expérience particulière. Bellemare et Shearer (2011) considèrent cette question et développent un modèle structurel permettant d’identifier la réaction optimale des travailleurs en retour d’un cadeau de l’employeur et d’évaluer comment d’autres cadeaux auraient affecté leur productivité.

La productivité Yi du travailleur i est fonction de son effort Ei et d’un choc aléatoire positif Si :

La fonction d’utilité des travailleurs est

Wi est le salaire, Yng est le niveau de productivité qu’aurait le travailleur en l’absence de cadeau et Gi est la valeur du cadeau définie ici par le montant du salaire qui excède le salaire concurrentiel. Ci (Ei) est une fonction de coût croissante selon l’effort, avec forme: 2011587n.jpg et forme: 2011588n.jpg. Le coût de l’effort augmente de plus en plus rapidement avec l’effort, ce qui est cohérent avec les fonctions de coûts de l’effort estimées dans la littérature (Paarsch et Shearer, 2009).

La fonction d’utilité (2) est dans l’esprit de celle de Rabin (1993), incorporant une fonction de réciprocité, forme: 2011589n.jpg Gi. Cette fonction de réciprocité capte la manière dont l’utilité marginale de l’effort du travailleur dépend du cadeau reçu de l’entreprise, Gi [6]. Ainsi, si β > 0, un cadeau de valeur positive augmente l’utilité marginale de l’effort du travailleur et sa productivité sera plus grande que Yng, sa productivité en l’absence de cadeau. Ceci est l’effet de réciprocité. La taille de cet effet est déterminée par la valeur de β, ce qui demeure une question empirique.

Plus spécifiquement, supposons que le salaire Wi est fixe et qu’il ne dépend pas de l’effort du travailleur. L’effort du travailleur qui reçoit un cadeau de valeur positive entraîne un bénéfice par le biais de Yi et un coût par Ci (Ei). Le bénéfice marginal est constant et proportionnel au paramètre de réciprocité β, alors que le coût marginal est croissant. Le travailleur choisit un effort supplémentaire pour égaliser le bénéfice marginal au coût marginal de l’effort. Cet effort optimal E*i satisfait :

Ce modèle structurel a l’avantage d’être identifié à l’aide des expériences de terrain completées sur les planteurs d’arbres. Les travailleurs dans cette industrie sont payés pour planter des arbres sur des terrains qui ont été récemment déboisés. Ils sont typiquement payés à la pièce et leur salaire quotidien est proportionnel au nombre d’arbres plantés. Ceci représente un environnement très prometteur pour étudier la performance des contrats. La productivité des planteurs est généralement déterminée par leur effort et les conditions du terrain sur lequel ils plantent. Il est plus facile de planter un arbre sur un plateau où la terre est meuble que sur un terrain rocheux et accidenté. Ces conditions, non observables aux économètres, sont prises en compte par l’entreprise en fixant le taux à la pièce payé aux travailleurs; voir Paarsch et Shearer (1999) pour une discussion de ces questions. Les expériences permettent de varier le système de rémunération de manière exogène et indépendante des conditions de terrain.

Cette première expérience a été réalisée par Paarsch et Shearer (2009). L’expérience avait pour but de mesurer γ, la convexité du coût de l’effort des travailleurs, ce qui détermine leur réaction aux incitations monétaires. Pendant l’expérience, des terrains homogènes ont été divisés en deux et présentés aux travailleurs comme deux terrains séparés. Sur une partie du terrain (le contrôle), le taux payé aux travailleurs était le taux habituel, selon les conditions du terrain. Sur l’autre partie du terrain (le traitement), le taux était augmenté de 20 % par rapport au taux habituel. Il est important de noter que l’augmentation du taux n’était pas présenté aux travailleurs comme un cadeau, ainsi la différence en productivité moyenne mesurée entre le groupe de traitement et le groupe de contrôle identifiait la réaction des travailleurs aux incitations monétaires, au lieu de la reciprocité. Leur estimation de γ était de 0,39, ce qui suggère qu’une augmentation d’un pour cent du taux à la pièce mène à une augmentation de la productivité des travailleurs de 0,39 pour cent.

La deuxième expérience est celle de Bellemare et Shearer (2009), conçue pour mesurer l’effet d’un cadeau monétaire sur la productivité des travailleurs. L’expérience consistait à donner un cadeau de 80 $ aux travailleurs une certaine journée de la semaine et à comparer la productivité de cette journée à celle des journées sans cadeau. Les résultats montrent que la productivité moyenne des travailleurs (mesurée en arbres plantés par jour) est significativement plus élevée le jour du cadeau[7]. L’application du modèle structurel aux données expérimentales permet d’estimer β = 0.00071. Le don de 80 $ a augmenté l’utilité marginale de la plantation d’un arbre de 80 x β = 0,057 $. Les régressions tiennent compte des effets météo, des effets du jour de la semaine, des effets fixes individuels et des effets aléatoires spécifiques à la journée.

Bellemare et Shearer (2011) utilisent les paramètres structurels identifiés par ces expériences afin de simuler comment l’effort des travailleurs s’ajusterait en réponse à d’autres cadeaux ou à des contextes différents du marché de l’emploi. Ici, nous adaptons leur modèle pour investiguer les concepts de réciprocité positive et négative.

L’ajustement de l’effort du travailleur selon la valeur du cadeau dépend de la forme de la fonction du coût de l’effort. Pour un paramètre de réciprocité β donné, les effets des cadeaux sur la productivité différeront selon la vitesse à laquelle le coût marginal de l’effort varie avec l’effort. Ceci a des implications importantes pour prédire la réciprocité positive et négative.

Plusieurs expériences de terrain ont souligné l’importance de distinguer la réciprocité positive de la réciprocité négative (voir Kube et al., 2013). L’idée souvent évoquée est que les travailleurs peuvent être davantage enclins à vouloir punir l’employeur suite à une diminution de salaire qu’à le récompenser suite à une augmentation. Dans l’optique du modèle présenté plus haut, cela se traduirait par des valeurs différentes de β selon que Gi diminue ou que Gi augmente.

Les études qui comparent simplement les effets d’une augmentation de Gi à ceux d’une diminution de Gi sur l’effort ne peuvent identifier si les effets observés proviennent de différences entre les préférences pour la réciprocité positive ou négative, ou de la forme de Ci(Ei). Même si l’utilité marginale de la réciprocité est identique pour un cadeau de valeur négative ou positive. (β constant ∀ Gi), il est possible que l’on trouve des effets différents suite à une variation positive ou négative de Gi. En prenant la dérivée totale de (3), on a

Les travailleurs réagissent de manière positive à un cadeau car forme: 2011590n.jpg (par hypothèse). L’importance de cette réaction dépend de la valeur de β et de la vitesse à laquelle le coût marginal de l’effort change : forme: 2011591n.jpg.

L’importance relative d’une augmentation ou d’une diminution de Gi est déterminée par la dérivée de (4) par rapport à Gi :

Le signe de (5) dépend du signe de forme: 2011592n.jpg, la troisième dérivée du coût de l’effort par rapport à l’effort. Cette dérivée capte la vitesse à laquelle change la deuxième dérivée du coût de l’effort. On peut voir cet effet dans le graphique 1, qui utilise la définition forme: 2011593n.jpg. Le graphique 1 montre comment l’effort optimal s’ajuste suite à une variation positive et à une variation négative du cadeau. Gi0 représente la valeur initiale du cadeau, GiA sa valeur après une variation positive et GiB celle après une variation négative équivalente. ΔA est la variation de l’effort entraînée par l’augmentation du cadeau et ΔB celle entraînée par la diminution du cadeau.

Graphique 1

Ajustement de l’effort suite à une variation du cadeau

Ajustement de l’effort suite à une variation du cadeau

-> Voir la liste des figures

Si Cʹʹʹ(Ei) < 0, le coût marginal de l’effort augmente de moins en moins rapidement avec l’effort. L’effort augmentera donc de plus en plus rapidement selon la valeur du cadeau. Ainsi, une diminution de la valeur du cadeau diminuera relativement peu l’effort, alors qu’une augmentation de la valeur du cadeau l’augmentera relativement fortement. Si Cʹʹʹ(Ei) = 0, l’effort augmentera pareillement suite à une variation positive ou négative. Si Cʹʹʹ(Ei) > 0, l’effort augmentera de moins en moins rapidement avec la valeur du cadeau.

Bellemare et Shearer (2011) estiment une fonction de coût de l’effort de la forme suivante :

où κi est un paramètre positif spécifique à l’individu i. Cela implique :

Les auteurs estiment γ égal à 0,39 et hautement significatif. La dérivée troisième du coût de l’effort est dans ce cas positive et l’effort augmente de moins en moins rapidement quand la valeur du cadeau augmente. Les études qui négligent d’estimer les paramètres de C(Ei) risquent d’attribuer à tort des variations asymétriques de l’effort à des préférences pour punir l’employeur qui seraient différentes de celles pour le récompenser.

3.1 Simulations

On peut illustrer l’importance de ce point par une simulation très simple, basée sur des paramètres estimés par Bellemare et Shearer (2011). En effet, l’estimation des paramètres de la fonction d’utilité et de la fonction de coût de l’effort permet de simuler la productivité des travailleurs en dehors du cadre de l’expérience pour différentes valeurs de cadeaux (positives ou négatives). À la différence du modèle présenté plus haut, les travailleurs de cette expérience sont payés à la pièce. Le taux de rémunération est de Ri = 0.16. Pour des fins de simplification, nous simulons les effets d’un cadeau donné sous forme de paiement fixe[8]. Le bénéfice marginal de l’effort demeure constant selon l’effort et la production résultant de l’effort optimal est donnée par :

On note que le salaire étant maintenant à la pièce, l’effort entraîne un bénéfice marginal même en l’absence de cadeau. L’effort en l’absence de cadeau est donné par

Le ratio de la productivité avec cadeau par rapport à celui sans cadeau est :

Bellemare et Shearer (2011) rapportent une valeur estimée de γ = 0,39, et une valeur estimée de β égale à 0,00071. Pour des cadeaux aux valeurs positives et négatives de 100 $, le modèle estimé prédit les ratios suivants :

Ainsi, le modèle structurel prédit qu’un cadeau de valeur positive de 100 $ engendre une augmentation de la productivité de 15 %, alors qu’un cadeau de valeur négative de 100 $ réduit la productivité de près de 20 %. Malgré le fait que nous utilisons les mêmes paramètres (estimés dans une expérience mesurant la réciprocité positive) pour prédire la réciprocité positive et négative, une diminution de la valeur du cadeau entraîne un effet 33 % plus important qu’une augmentation du cadeau sur la productivité.

Conclusion

Les expériences de terrain et l’estimation de modèles structurels ont principalement évolués en parallèle, comme en témoigne un nombre limité d’articles scientifiques combinant les deux approches. Nous avons illustré dans cet article comment l’estimation de modèles structurels, au moyen de données expérimentales, permet de produire des prédictions contrefactuelles du comportement d’agents économiques qui seraient difficiles à générer par expériences répétées. Notre analyse suggère que la réaction asymétrique des travailleurs à un cadeau de valeur positive ou négative de même valeur n’implique pas nécessairement que la réciprocité positive joue un rôle moins important que la réciprocité négative dans les préférences des travailleurs. En effet, nos simulations montrent qu’il est possible de générer une asymétrie similaire à celle documentée dans la littérature expérimentale même lorsque l’utilité marginale de la réciprocité est identique pour un cadeau de valeur négative ou positive. La stricte convexité du coût marginal de l’effort est une condition suffisante pour générer une réaction asymétrique.

La modélisation structurelle offre la possibilité de séparer l’effet du coût marginal de l’effort de celui des préférences pour la réciprocité (positive ou négative). Si nous avions accès à des données expérimentales testant les effets d’une diminution de salaire sur la productivité dans la même firme, nous pourrions alors tester formellement si l’utilité marginale de la réciprocité est différente pour un cadeau de valeur négative ou positive, et ce en tenant compte de la variabilité du coût marginal de l’effort.

Nos résultats montrent la valeur ajoutée que procure l’estimation de modèles structurels avec des données expérimentales. Les modèles structurels permettent de généraliser les résultats des expériences au-delà de l’environnement particulier de l’expérience en question. Ceci permet, entre autres, de prévoir les effets de politiques qui sont difficiles à générer de manière expérimentale dans une firme. L’économie, et en particulier l’économie expérimentale a beaucoup à gagner à appliquer ces méthodes.