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Introduction

L’objectif de ce numéro spécial est d’offrir une série de contributions de synthèse ayant pour ambition de comprendre, dans ses dimensions positive et normative, le processus électoral. D’une certaine façon, les élections sont aux politologues ce que les marchés sont aux économistes. Comprendre les institutions électorales, leur influence sur les comportements des principaux acteurs (offre et demande de politiques publiques) et les enjeux de possibles réformes est de première importance aussi bien pour les politologues que pour les économistes. Ce numéro spécial s’efforce de combiner les traditions intellectuelles propres à la science économique et à la science politique[1]. Toutes les méthodes scientifiques pour aborder utilement ces questions sont les bienvenues tant il est vrai qu’elles se fertilisent mutuellement : méthodes descriptives, empiriques et statistiques, théoriques et expérimentales. Dans sa dimension méthodologique, ce numéro spécial souhaite rendre justice à cette diversité.

Après un article introductif destiné à présenter les principaux systèmes électoraux qui sont actuellement en usage à travers le monde, le numéro spécial comporte trois parties. La première partie contient deux contributions portant sur le comportement de vote des électeurs, et donc sur la demande de politiques publiques. La deuxième partie s’articule autour de trois contributions explorant le comportement et le nombre des candidats et partis politiques, et donc sur l’offre de politiques publiques. La troisième partie conclut par deux contributions d’ingénierie électorale visant à déterminer le(s) système(s) électoral(aux) optimal(aux) à la lumière d’un (plusieurs) critère(s) normatif(s).

1. Quels sont les systèmes électoraux envisageables?

Le numéro spécial est ouvert par un article de Louis Massicotte dont l’objet est d’offrir une présentation ordonnée des principaux systèmes électoraux qui sont actuellement en usage à travers le monde. Cette contribution invite le lecteur à prendre connaissance de la diversité des systèmes électoraux.

Identifier un système électoral à l’aide de quelques indices/propriétés est une entreprise compliquée mais utile. Rae (1967) propose une classification des systèmes électoraux, qui se base sur trois ensembles de variables : (1) le nombre de candidats à élire (district magnitude); (2) la forme du bulletin de vote (ballot structure); et (3) la transformation des bulletins de vote en candidat(s) élu(s) (allocation rule). En combinant ces trois ensembles de variables, il est possible de construire une quasi-infinité de systèmes électoraux.

Concernant le nombre de candidats à élire, on peut avoir un système uninominal, ayant pour vocation d’élire une personne à une fonction (par exemple, le président de la nation dans le cas d’un régime présidentiel), ou, alternativement, un système plurinominal, ayant pour vocation d’élire plusieurs personnes (par exemple, une assemblée législative). Parmi les systèmes plurinominaux, on peut faire varier le nombre de sièges à pourvoir et le nombre de circonscriptions électorales. Par exemple, on peut avoir une seule circonscription qui couvre l’ensemble du pays (comme c’est le cas en Israël et aux Pays-Bas) ou, alternativement, diviser le pays en plusieurs circonscriptions qui élisent chacune un seul ou plusieurs candidats, avec des circonscriptions qui élisent toutes un même nombre de candidat(s) ou des circonscriptions qui élisent des nombres différents de candidats.

Concernant les bulletins de vote possibles, il en existe une variété quasiment infinie. On peut demander à chaque électeur de voter pour un candidat ou une liste de candidats, de voter pour plusieurs candidats (sur une même liste ou sur des listes différentes, auquel cas on parle de panachage), d’allouer un ensemble de scores entre les différents candidats, avec la possibilité de cumuler ces scores sur un même candidat ou encore la possibilité de ne pas donner tous les scores dont dispose l’électeur (ce que l’on appelle l’abstention partielle), de fournir un classement complet ou partiel des candidats, de choisir entre plusieurs ensembles de scores (par exemple, une méthode de score dédoublée, où un bulletin de vote serait un classement ordonné complet des candidats/listes de candidats et où chaque électeur choisirait un vecteur de scores parmi deux vecteurs possibles), ou encore d’émettre un jugement sur chaque candidat, un bulletin de vote consistant alors en une partition des candidats en un nombre exogène de classes ordonnées, chaque candidat recevant un score en fonction de sa classe (par exemple, le vote par assentiment de Brams et Fishburn (1978) ou la règle de jugement majoritaire de Balinski et Laraki (2010)). Il s’agit là de seulement quelques exemples.

Finalement, concernant les règles d’allocation, qui déterminent le(s) candidat(s) élu(s) à partir des bulletins de vote qui sont soumis par les électeurs, il en existe également un grand nombre. On peut utiliser une règle pluralitaire où le(s) candidat(s) ou la liste de candidats qui obtient le plus de voix ou le score le plus important est élu. On peut également utiliser une règle majoritaire simple ou qualifiée, ou encore une règle itérative, où le candidat ou l’ensemble de candidats élu est déterminé au terme de, en général, plusieurs itérations où, à chaque itération, au moins un candidat est éliminé[2]. Dans le cas d’élections plurinominales, on peut vouloir utiliser une règle proportionnelle, qui consiste à allouer les sièges en proportion des voix obtenues de façon à garantir la représentation dans l’assemblée de certains candidats/partis minoritaires[3]. Comme le nombre de sièges obtenus par une liste est une variable entière, la proportionalité parfaite ne peut jamais être obtenue. De nombreuses méthodes ont été proposées dont les noms rappellent leurs promoteurs : Adams, Hamilton (plus forts restes), Jefferson/d’Hondt (à la plus forte moyenne), Sainte Laguë/Webster, Deans, pour ne citer que les plus populaires. Ces formules ont des effets contrastés; en particulier, elles peuvent biaiser l’allocation au détriment ou au profit des plus grosses listes[4]. Finalement, on peut également vouloir utiliser un mixte de plusieurs de ces règles, comme c’est le cas, par exemple, en Allemagne[5].

L’article de Louis Massicotte nous propose d’y voir plus clair dans ce maquis[6] à l’aide d’une classification reposant sur trois règles d’allocation de base : les systèmes électoraux qui utilisent la pluralité, ceux qui recherchent la majorité et ceux qui visent à procurer aux partis une représentation proportionnelle. À ces trois familles, Massicotte ajoute une quatrième composée des formules mixtes visant à combiner la troisième de ces règles avec l’une des deux premières. Son article propose une exploration de ces quatre grandes familles illustrée par de nombreux exemples qui témoignent de la diversité des systèmes électoraux dans les pays démocratiques. L’auteur conclut son article par une discussion des critères susceptibles de guider le choix d’un système électoral ou de contraindre le champ des possibles.

2. Les conséquences « psychologiques » des systèmes électoraux

Lorsque le système électoral est choisi, l’analyse peut se concentrer sur les comportements des acteurs de la compétition électorale, en particulier les électeurs, d’une part, et les candidats et partis politiques, d’autre part. En empruntant la distinction introduite par Duverger (1951), il s’agit, au-delà des aspects mécaniques d’un système électoral, tels que décrits dans l’article d’ouverture, d’évaluer et prédire ses conséquences « psychologiques », c’est-à-dire ses implications sur les comportements stratégiques des différents acteurs. Pour formuler comme il se doit la question, il convient au prélalable de décrire les objectifs poursuivis par ces acteurs, les stratégies/actions qui sont à leur disposition, et l’information qui est en leur possession au moment de décider. La combinaison des stratégies des acteurs produit un résultat électoral dont l’évaluation peut être menée du point de vue des objectifs privés des acteurs ou du point de vue d’un arbitre extérieur représentant l’intérêt général.

Lorsque le système électoral est couplé avec des hypothèses précises sur les objectifs et les informations des joueurs, on obtient un jeu non coopératif à information (in)complète. Prédire les conséquences « psychologiques » d’un système électoral revient alors à calculer les stratégies d’équilibre de ce jeu[7]. Les parties 1 et 2 de ce numéro spécial présentent des contributions qui analysent respectivement les stratégies d’équilibre des électeurs, d’une part, et celles des candidats et partis politiques, d’autre part.

2.1 Comportements stratégiques de vote

S’agissant des électeurs, il est de tradition de décrire l’objectif d’un électeur par une fonction d’utilité dont l’argument est le résultat électoral. Par résultat électoral, on entend : quel candidat/parti politique a gagné l’élection et avec quel programme[8][9]. L’ensemble des stratégies pures d’un électeur consiste en l’ensemble des bulletins de vote permis par le système électoral, auquel il faut ajouter l’abstention et le vote blanc/nul. Pour évaluer le bien-fondé des différents bulletins, chaque électeur doit se faire une opinion (se forger une croyance) sur ce que vont faire les autres électeurs. Le couplage de la croyance et de la fonction d’utilité permet de determiner le bulletin de vote optimal de cet électeur. On peut aller au-delà, en exigeant qu’à l’équilibre, les choix des électeurs et leurs croyances vérifient des conditions de cohérence : étant donné son information et ses croyances, chaque électeur agit au mieux et, étant donné son information et les stratégies des électeurs, chaque électeur en déduit ses croyances. On est alors en présence d’une situation d’interaction stratégique. À titre de comparaison, considérons une enchère au premier prix sous pli fermé. Chaque enchérisseur connaît sa disposition à payer et a un a priori sur les dispositions à payer des autres enchérisseurs. Une stratégie est ici une fonction qui à chaque disposition à payer associe un montant d’argent décrivant la mise de l’enchérisseur. Le couplage du profil de stratégies et de l’information a priori permet à chaque enchérisseur de disposer d’une croyance a posteriori cohérente sur les enchères des autres. Dans le contexte électoral, il en va de même. Chaque électeur a des croyances sur les motivations, les préférences et le nombre des autres électeurs. Une stratégie de vote est une fonction associant un bulletin de vote à chaque préférence/motivation/type de l’électeur. Le couplage du profil de stratégie et de la croyance a priori conduit à une croyance sur les bulletins de vote des autres électeurs.

Un électeur dont le comportement obéit à cette logique est appelé électeur stratégique. Dans cette littérature, il est commun d’opposer électeur stratégique et électeur sincère. La notion d’électeur sincère n’est pas toujours facile à définir mais dans le cas où un bulletin de vote consiste en une information sur l’utilité/préférence[10], on peut convenir qu’elle désigne la stratégie consistant à choisir le bulletin de vote le plus près (voire identique) à la vraie information. Si, par exemple, on demande à un électeur de communiquer son candidat préféré, un électeur sincère désignera celui-ci.

Comment identifier les électeurs stratégiques? La dérivation des implications testables de la théorie décrite ci-dessus est loin d’être simple. En effet, supposons à titre d’illustration que le système électoral soit le scrutin uninominal pluralitaire et que trois candidats sont en course. Si un électeur vote pour son second choix, au lieu de voter pour son premier choix, on peut parler de vote stratégique alors qu’on est encore loin de la définition ci-dessus qui demande de légitimer ce vote par un système cohérent de croyances. Dans ce contexte, on voit rapidement que ce qui importe ce sont les probabilités d’être pivot : chaque électeur doit être en mesure d’évaluer les circonstances pour lesquelles son bulletin de vote sera décisif. Ces évènements sont rares dans une élection de masse mais l’ordre de grandeur de leur vraisemblance peut varier de l’un à l’autre. Dans le cas du scrutin pluralitaire, un électeur qui préfère le candidat 3 au candidat 2 et le candidat 2 au candidat 1 se posera la question : quelles sont les probabilités qu’avant mon vote, les candidats 1 et 2 soient en tête et ex aequo ou séparés d’une voix, que les candidats 1 et 3 soient en tête ex aequo ou séparés d’une voix, ou que les candidats 2 et 3 soient en tête ex aequo ou séparés d’une voix ? En tout état de cause, un tel électeur ne votera pas pour le candidat 1. Il choisira de voter pour le candidat 2 ou le candidat 3 en fonction des valeurs de ces probabilités[11].

Naturellement, on peut souhaiter parler plus prosaiquement de vote stratégique lorsqu’un électeur dévie du vote sincère ou se livre à des calculs de même nature que ceux exposés ci-dessus sans imposer de conditions fortes sur les croyances supportant son calcul. En particulier, on peut se dédouaner de l’obligation d’avoir des croyances cohérentes avec l’équilibre (dans le même esprit que la rationalisabilité en théorie des jeux). Cette approche est développée par exemple dans Kawai et Watanabe (2013), où la cohérence sur les croyances considérée par Myerson et Weber (1993) est considérablement affaiblie en une condition de monotonicité. À la limite, on peut s’affranchir de toute restriction et parler de vote stratégique dès l’instant où un électeur ne vote pas de façon sincère. Notons au passage que tout ceci n’a de sens que si les utilités des électeurs pour les différents candidats sont correctement spécifiées au départ.

L’article d’André Blais et Arianna Degan se concentre sur les difficultés à mesurer le vote stratégique dans les données électorales. Comme le rappellent à juste titre les auteurs, après avoir rappelé les enjeux conceptuels, la mesure du vote stratégique ne peut être séparée des hypothèses primitives qui sont faites sur les préférences/utilités des électeurs, leur niveau de rationalité et leurs capacités cognitives. Dans une première partie, consacrée au système électoral pluralitaire, ils passent en revue les différentes méthodes allant de l’exploitation statistique de données d’enquêtes à la dérivation de tests résultant de l’analyse des équilibres du jeu décrit auparavant et à l’analyse expérimentale. Dans une deuxième partie, ils tournent leur attention vers les systèmes proportionnels et les systèmes mixtes et passent en revue les analyses empiriques du vote stratégique dans ces contextes. Ils concluent par une analyse comparative empirique des systèmes électoraux du point de vue du vote stratégique afin de répondre à la question : l’intensité du vote stratégique varie-t-elle d’un système électoral à l’autre?

L’article de Jean-François Laslier et Matias Nuñez est, quant à lui, consacré à un exposé de l’approche du vote stratégique en termes de pivotalité. Après avoir rappelé et illustré les principes généraux de la formule présentée ci-dessus dans le cas d’un système électoral à points quelconque et la condition d’ordre de Myerson et Weber, ils exposent deux modèles d’estimation des probabilités d’être pivot, dont le modèle de Poisson (Myerson, 1998) qui connaît aujourd’hui une grande popularité. Ils analysent ensuite quelques caractéristiques des équilibres dérivés de cette théorie du comportement électoral stratégique pour plusieurs systèmes électoraux – dont le système pluralitaire, le vote par assentiment et le système pluralitaire à deux tours – avec une attention particulière pour l’efficacité de Condorcet et la sincérité du vote. Ils concluent en évoquant les modèles d’incertitude agrégée et les leçons qu’il convient de tirer de l’expérimentation quant au champ de validité de cette théorie particulière du comportement électoral.

2.2 Comportements stratégiques des candidats et partis politiques

Cette deuxième partie du numéro spécial est consacrée à deux autres acteurs majeurs du processus électoral, à savoir les candidats et les partis politiques. La partie précédente considérait comme donnée l’offre politique matérialisée par les différents candidats ou listes en compétition lors de l’élection. L’objet de cette partie est de comprendre la nature de cette offre en répondant à des questions comme par exemple : combien y a t-il de candidats/partis et quels programmes proposent-ils? En contemplant cette offre, les électeurs examineront non seulement les programmes mais aussi les caractéristiques personnelles des leaders portant ces programmes et ne manqueront pas de s’interroger sur la crédibilité des promesses qui (dixit Henri Queuille, plusieurs fois président du conseil et également ministre des Finances et de l’Intérieur sous la Troisième République) n’engagent que ceux qui les écoutent.

Les partis politiques et leurs dirigeants sont, comme les électeurs, décrits par l’éventail des stratégies qui s’offrent à eux, les objectifs qu’ils poursuivent et l’information en leur possession au moment de prendre leurs décisions. Une grande partie de la littérature consacrée à ces questions postule que les partis sont des entités homogènes décrites par un unique objectif. Ce faisant ils font donc l’impasse sur des questions importantes résultant de l’hétérogénéité au sein des partis. Les deux premières contributions à cette partie du numéro spécial s’inscrivent dans cette tradition, tandis que la troisième contribution sort du modèle unitaire pour explorer le rôle et le fonctionnement d’un parti politique.

La première question qui se pose concerne les stratégies des candidats/partis dans la compétition électorale. En quoi consiste une telle stratégie? La littérature s’est principalement concentrée sur l’hypothèse qu’une stratégie consiste en une plate-forme électorale couvrant la totalité des questions importantes se posant à la société au moment de l’élection : politique économique, politique étrangère, questions sociétales et culturelles,... Le nombre de dimensions peut être a priori très élevé. Les variables décrivant les choix des candidats/partis sur les différentes dimensions peuvent être discrètes ou continues, et soumises à des contraintes propres ou non à chaque parti (comme, par exemple, la capacité à s’engager de façon crédible sur le programme qui sera mis en oeuvre une fois élu). En sus du choix d’une plate-forme (programme de gouvernement), le parti peut aussi avoir des choix stratégiques concernant l’entrée ou la sortie de la compétition, la sélection de la ou des personne(s) représentant le parti à l’élection, les priorités en matière de communication sur les différentes dimensions de la plate-forme électorale, l’allocation des budgets et du temps entre les différentes activités de campagne, les promesses privées ou très localisées faites à certaines catégories d’électeurs (ciblage électoral),...

La deuxième question a trait aux objectifs poursuivis par le candidat/parti dans la compétition électorale. Plusieurs hypothèses ont été privilégiées dans la littérature. La première énonce que l’objectif unique des partis est de gagner l’élection. Dans le cas d’un scrutin plurinominal, il faut bien entendu s’entendre sur ce que veut dire gagner l’élection : gagner une majorité de sièges ou maximiser le nombre de sièges remportés par le parti? Cet objectif décrit les candidats comme des acteurs opportunistes prêts à tout pour bénéficier des rentes et revenus divers attachés à l’exercice du pouvoir. C’est l’hypothèse traditionnellement attachée au nom de Downs (1957). Une seconde hypothèse énonce que l’objectif des partis est de maximiser leur nombre de voix ou de manière plus générale leur score. Cet objectif n’a aucune raison de coïncider avec le précédent en présence d’abstention mais il peut être défendu même dans le contexte d’un scrutin uninominal si le premier critère ne s’applique pas (par exemple, pour un parti qui cherche à asseoir son assise électorale, à obtenir du financement public pour sa campagne électorale,...). Une troisième hypothèse énonce que l’objectif d’un parti est de maximiser l’utilité du « membre représentatif » du parti, où l’utilité dépend du résultat électoral défini précédemment par l’identité du vainqueur et la politique qu’il va mettre en oeuvre. Lorsque seule la politique mise en oeuvre compte, on obtient l’hypothèse mise en avant par Wittman (1983) et Calvert (1985). Dans certaines circonstances, ces trois types d’objectifs s’avèrent être équivalents (voir par exemple Aranson, Hinich et Ordeshook, 1974, et Duggan, 2014). On peut bien évidemment imaginer d’autres objectifs ou, dans le cas où ces objectifs ne sont pas équivalents, en combiner plusieurs.

La troisième question concerne l’information dont disposent les partis au moment de faire leurs choix stratégiques et, le cas échéant, l’incertitude résiduelle à laquelle ils sont exposés. Cette information portera principalement sur les préférences des électeurs et, dans un contexte de communication, sur la réaction des électeurs aux campagnes d’information.

La contribution de Philippe De Donder et Maria Gallego propose un tour d’horizon des principaux modèles de concurrence électorale dans le cas où deux partis seulement, appelons-les D et R, participent à une élection au scrutin uninominal[12]. La stratégie d’un parti est supposée être limitée au choix d’une plate-forme électorale, en l’occurence un vecteur x dans un espace euclidien (possiblement à plusieurs dimensions). L’utilité des électeurs est supposée quant à elle dépendre de la plate-forme et de l’identité du vainqueur de l’élection. La présence de l’identité du vainqueur dans l’utilité des électeurs est justifiée par les composantes des programmes qui ne sont pas dans les plates-formes électorales et des composantes idiosyncratiques portant, par exemple, sur l’honnêteté, la compétence des candidats, ou la loyauté des électeurs à certains partis. Les électeurs sont supposés être parfaitement informés quant aux plates-formes électorales des deux partis. Avoir deux partis simplifie grandement l’analyse du jeu de concurrence électorale. En effet, en considérant la continuation du jeu, c’est-à-dire la réponse des électeurs aux offres des partis, on peut ignorer les comportements stratégiques de vote. L’attention est donc entièrement tournée vers l’interaction entre les partis. L’article est articulé autour de trois sections. Pour l’essentiel, le modèle est spatial et unidimensionnel : les électeurs sont décrits par leurs points idéaux localisés sur un intervalle. La réponse de l’électorat à une paire de programmes est décrite par une application qui à chaque point idéal associe la probabilité qu’un électeur ayant ce point idéal vote pour le premier parti. Cette probabilité peut, suivant l’interprétation privilégiée, correspondre à l’incertitude des partis sur le comportement de vote des électeurs ayant ce point idéal (encore une fois les électeurs peuvent être sensibles à des éléments autres que ceux qui transparaissent dans l’offre de programmes) ou à la fraction des électeurs ayant ce point idéal votant pour le premier parti (dans ce cas, l’incertitude agrégée disparaît en raison d’un argument de loi des grands nombres). Les auteurs reprennent la distinction entre les formes d’incertitude suggérées dans Duggan (2014) : l’incertitude portant sur la dépendance des utilités des électeurs à l’identité du vainqueur et l’incertitude portant sur le type même des électeurs. À partir de là, il est possible de calculer la probabilité de gagner les élections et le score espéré de chaque parti, et de déterminer les équilibres du jeu de concurrence électorale pour les divers objectifs évoqués plus haut. Une attention particulière est réservée à la question du positionnement des partis dans l’espace idéologique, à la convergence des plates-formes et aux caractéristiques des plates-formes d’équilibre. La deuxième section revisite cette problématique en supposant cette fois, suivant notamment Roemer (2001), que chaque parti est composé de plusieurs groupes dont les intérêts ne sont pas alignés. Enfin, la troisième section se concentre sur le cas particulier, mais important, où l’un des partis bénéficie auprès de l’électorat d’un attrait plus grand que l’autre sur les aspects autres que leurs plates-formes électorales (Stokes, 1992).

L’article de Damien Bol, Arnaud Dellis et Mandar Oak aborde les questions de la décision d’un candidat de participer ou non à l’élection et du nombre de candidats à l’équilibre du jeu d’entrée dans le cas d’un scrutin uninominal à la pluralité[13]. Ils motivent leur article en rappelant que les modèles exposés dans l’article précédent supposent l’existence de deux partis et débouchent fréquemment sur l’absence de polarisation des candidats/partis. Pour aborder simultanément les questions de l’entrée, du positionnement des candidats et de la politique mise en oeuvre par le parti victorieux, ils commencent par introduire un cadre unifié décrit par un jeu à trois étapes. Ils exposent ensuite les trois principales familles de modèles de compétition électorale avec candidature endogène : les modèles où des partis historiques établis font face à une menace d’entrée de nouveaux partis, les modèles où tous les partis en concurrence sont sur un pied d’égalité en matière d’entrée et, enfin, les modèles où tous les candidats sont sur un pied d’égalité en matière d’entrée mais ne disposent d’aucune flexibilité en matière de positionnement car ils ne peuvent s’engager de façon crédible à dévier de leur idéologie. Le nombre de candidats et leur polarisation à l’équilibre constituent le fil directeur de leur exposé.

La dernière contribution de cette partie est un article de Benoît Crutzen et Nicolas Sahuguet portant sur l’analyse des partis politiques. Nous avons déjà attiré l’attention sur le fait que la quasi-totalité des modèles s’appuie sur une modélisation simplifiée, sinon caricaturale, des partis politiques, souvent identifiés par un seul objectif, un peu comme le sont les firmes dans la théorie microéconomique. Les partis, comme les firmes, sont des organisations complexes agrégeant des intérêts divergents, et sont souvent le théâtre de jeux internes qu’il convient de comprendre. Comme le notent les auteurs, même si cette préoccupation est ancienne chez les politologues[14], il peut être opportun de revisiter certaines problématiques à l’aide des outils modernes de la théorie des jeux et de l’information. Leur article propose un tour d’horizon de cette littérature récente et embryonnaire, qui est encore loin d’être unifiée. Une première section de leur article est consacrée aux arguments le plus souvent invoqués pour justifier l’existence des partis. Ensuite dans une deuxième section, ils passent en revue les différents modèles et la littérature empirique s’y rattachant après avoir classifié les fonctions principales des partis en trois catégories : la sélection des candidats, la sélection des leaders et le rôle des factions. La troisième section est consacrée à l’étude théorique et empirique de l’impact des partis sur la polarisation idéologique et les politiques mises en oeuvre. Ils concluent par une incursion dans l’« économie politique de la vie politique ».

3. Y a t-il un système électoral idéal?

Les contributions des deux premières parties du numéro spécial sont toutes de nature positive. Leur objet est la compréhension des réactions comportementales/psychologiques aux institutions électorales des principaux acteurs que sont les électeurs et les candidats/partis politiques. Aucun jugement de valeur n’a été formulé sur les systèmes électoraux. La dernière partie de ce numéro vient combler cette lacune en offrant deux manuscrits à vocation normative. Leur objet est de contribuer à l’évaluation et à la comparaison des systèmes électoraux et par voie de conséquence à l’évaluation de réformes électorales[15]. Il y a de multiples façons d’aborder un tel sujet. La théorie classique du choix social appliquée au vote privilégie une évaluation basée sur les propriétés/axiomes satisfaits ou non par le système électoral[16], et examine les difficultés de sa mise en oeuvre/implémentation résultant des contraintes d’incitation. La science électorale se livre aussi à une comparaison des mérites des règles en utilisant quelques indicateurs synthétiques capturant chacun une dimension particulière : distance à la proportionnalité, parité, gouvernabilité, simplicité, responsabilisation des élus,... Dans un cas, comme dans l’autre, on parlera ici d’ingénierie électorale[17].

Lorsque tous les critères/indicateurs sont agrégés en un seul, on obtient un objectif unique qui peut être un objectif social (représentant l’intérêt général) ou un objectif privé (représentant les intérêts d’un groupe d’acteurs). On peut songer alors à effectuer un travail d’optimisation : choisir le meilleur système électoral dans la classe des systèmes électoraux possibles. Cette approche est en tout point similaire à l’approche connue sous le vocable mechanism design et chère aux économistes. Il est essentiel de remarquer que cette approche intègre la réponse comportementale des acteurs. À titre de comparaison, lorsqu’on compare différentes méthodes d’enchères, on commence par analyser avec soin la réaction des participants pour chaque méthode envisagée. Naturellement, les réactions des acteurs vont dépendre de leurs préférences/utilités, et ces inputs ne sont pas connus de l’ingénieur au moment où il conçoit le mécanisme (même si elles le sont à court terme, sachant que le mécanisme est conçu pour être utilisé dans la durée, l’ingénieur ne peut pas prétendre connaître avec certitude ce que le futur réserve en matière de préférences/utilités). Le paradigme bayésien consiste à supposer que la croyance de l’ingénieur est représentée par une loi de probabilité sur les profils d’inputs concevables et l’objectif de l’ingénieur derrière ce voile de l’ignorance devient alors l’espérance de son objectif de départ. Notons, d’une part, que cette approche diffère de l’approche axiomatique et, d’autre part, qu’il existe des approches en mechanism design qui ne postulent pas le paradigme bayésien; dans ce dernier cas, on obtient un résultat électoral pour chaque profil d’inputs et on se refuse à les agréger au prétexte que certains sont a priori plus vraisemblables que d’autres.

Les deux articles de la troisième partie du numéro spécial s’inscrivent dans une approche de type mechanism design. L’article de Michel Le Breton, Dominique Lepelley, Antonin Macé et Vincent Merlin propose un tour d’horizon des résultats d’ingénierie dans le cas où la régle électorale n’est pas destinée à l’organisation d’une élection de masse mais à l’organisation du vote dans le contexte d’une organisation représentative d’une communauté (de pays, de municipalités,...) dont les décisions résultent d’un vote auquel participent les représentants des composantes de la communauté. Il n’y pas d’offre politique ni de partis, mais des questions supposées binaires auxquelles les représentants devront répondre par oui ou par non. Comment en pareil cas faut-il distribuer le pouvoir de vote entre les représentants pour atteindre tel ou tel objectif derrière le voile de l’ignorance, c’est-à-dire avant de connaître les préférences des électeurs des différentes composantes? L’originalité et la difficulté du problème prennent leur source dans le fait que le mécanisme est à deux étages; on ne peut passer outre[18] la partition de la communauté entre composantes, et on exclut donc les mécanismes directs de type référendum. Il est bien connu (Rae, 1969; Curtis, 1972; Schofield, 1972; Dubey et Shapley, 1979) que sous des hypothèses de symétrie et de neutralité, le mécanisme direct optimal est le mécanisme majoritaire. La première section de leur article est consacrée à l’énoncé du théorème de Barbera et Jackson (2006) qui offre une caractérisation du mécanisme de vote optimal (au sens de l’utilitarisme espéré) sous une hypothèse d’indépendance. Dans une deuxième section, ils répertorient les facteurs qui contribuent à donner un poids de vote important à une composante dans le schéma de Barbera et Jackson. La troisième section est tournée vers une présentation de plusieurs autres contributions importantes dans ce domaine, les liens avec la littérature, notamment celle se rapportant aux indices de pouvoir, et les principales voies d’extension et questions ouvertes.

L’article de Peter Postl est exemplaire de ce que pourrait être demain l’ingénierie électorale théorique. Il est dans la lignée des travaux pionniers de Weber (1978), hélas tombés dans l’oubli pendant trop longtemps. Le point de vue du mechanism design y est remarquablement développé. L’article porte sur le choix d’un scrutin uninominal dans un contexte de compétition entre trois candidats. L’utilité de chaque électeur pour chacun des candidats (son type donc) est une information privée et la croyance ex ante (commune à tous les électeurs) sur le profil des utilités est décrit par une probabilité supposée être indépendante, symétrique et neutre. Lorsque le système électoral est fixé, les électeurs jouent donc un jeu bayésien et leur comportement peut être décrit par leur stratégie de vote à l’équilibre de Bayes-Nash. L’évaluation du système électoral est alors basée sur la valeur espérée de la somme des utilités comme chez Barbera et Jackson. La première section de l’article est consacrée à une présentation de quelques-unes des principales contributions sur la comparaison des règles de vote uninominales basées sur un modèle probabiliste et plusieurs critères, comme par exemple un critère de bien-être social ou encore la vulnérabilité à la manipulation ou la coincidence avec le choix du vainqueur de Condorcet lorsqu’il existe[19]. La deuxième section introduit le modèle bayésien que nous venons d’évoquer et décrit les stratégies de vote à l’équilibre dans le cas où le système électoral est une méthode de score dédoublée. Enfin, la dernière section conclut en déterminant le mécanisme électoral, du type méthode de score dédoublée, optimal sous l’hypothèse que la loi de probabilité est de type bêta. Il est montré en particulier comment le mécanisme optimal (sous la contrainte d’être une méthode de score dédoublée[20]) dépend des paramètres de la loi bêta considérée.

Comme nous l’annoncions au début de cette introduction, les sciences économique et politique s’appuient sur une multiplicité de méthodologies allant de l’approche théorique dans ce qu’elle a de plus abstrait (déduire des propositions réfutables résultant, par le biais d’un raisonnement hypothético-déductif, d’un corps d’hypothèses) aux approches empiriques et expérimentales (valider/réfuter des propositions de la théorie en mobilisant les données et en utilisant les techniques statistiques inférentielles, ou en concevant ou exploitant des expériences naturelles, quasi naturelles sur site ou en laboratoire). L’approche expérimentale en sciences sociales, et notamment dans les deux sciences qui nous intéressent ici, connaît depuis quelques années un engouement certain. L’idée de tester expérimentalement les théories du comportement et les effets d’une politique économique ou d’une réforme institutionnelle sur ceux-ci est séduisante tant la demande pour une compréhension de la causalité en sciences sociales est élevée. Ce numéro spécial ne répond pas à toutes les interrogations soulevées par la nécessité de réconcilier de manière harmonieuse ce développement méthodologique contemporain avec les traditions intellectuelles plus anciennes. Nous renvoyons le lecteur à Clark et Golder (2015) pour un point de vue pertinent sur ces enjeux[21].

Pour des raisons d’espace, plusieurs thèmes relatifs aux élections n’ont malheureusement pu être abordés dans ce numéro spécial. Les différents articles mentionnent brièvement certains de ces thèmes (par exemple, le vote stratégique dans les comités, les questions d’activisme partisan, ou encore la comparaison des comportements stratégiques de candidature sous différentes règles de vote) et fournissent au lecteur des pointeurs vers des contributions de référence sur ces thèmes. D’autres thèmes ne sont abordés qu’en passant (par exemple, les questions d’abstention/participation des électeurs), voire même ne font l’objet d’aucune mention. En particulier, alors que les contributions à ce numéro spécial se focalisent sur deux types d’acteurs de la compétition électorale, à savoir les électeurs et les candidats/partis, d’autres acteurs interviennent dans la compétition électorale, et ne font ici l’objet d’aucune mention. Il s’agit, entre autres, des groupes d’intérêt et des médias[22].

Nous ne saurions terminer cette introduction sans remercier les contributeurs d’avoir répondu favorablement à notre demande. Tous les manuscrits ont été évalués selon les critères en usage dans la profession (rapports anonymes par des pairs ayant autorité dans leurs domaines respectifs). Précisément, chaque article a été évalué par au moins deux, mais plus souvent trois, arbitres et un éditeur invité, ce qui signifie que les auteurs disposaient de trois ou quatre rapports pour préparer leur(s) révision(s). Nous remercions très chaleureusement tous les collègues qui ont accepté de nous aider dans ce travail d’évaluation de nous avoir livré des rapports d’excellente facture. La qualité de ce numéro leur doit beaucoup.