Corps de l’article

Introduction

Nous avons réalisé une recherche qualitative analysant le discours d’une vingtaine d’intervenants de première ligne en CLSC[1] (Rhéaume, Sévigny et Tremblay, 2000). Nous présentons ici la relecture d’une partie des résultats de cette recherche, afin d’examiner les rapports entre la pratique professionnelle et le contexte pluriethnique actuel. En effet, l’analyse de la pratique d’intervention des professionnels en santé et services sociaux oeuvrant auprès d’une population caractérisée par la diversité culturelle liée à l’immigration introduit une complexité additionnelle des rapports entre intervenants et clients. Cette dimension ethnoculturelle se retrouve aussi bien dans l’activité professionnelle que dans le cadre organisationnel et les contextes social, politique et économique dans lesquels ces pratiques s’inscrivent. Nous rappelons d’abord les éléments essentiels de cette recherche, puis nous concentrons notre réflexion sur notre grille d’analyse de la pratique professionnelle en mettant l’accent sur la dimension ethnoculturelle. Nous intégrons une mise à jour de cette grille en fonction de quelques modèles classiques des rapports interculturels. Nous en illustrons l’application avec l'une des monographies tirée de la recherche, pour terminer par une brève discussion.

Sociologie implicite d’intervenants en contexte pluriethnique

Cette recherche avait comme objectif général l’analyse de la sociologie implicite d’intervenants en milieu pluriethnique. Un premier objectif spécifique, d’ordre épistémologique, visait à rendre explicite leur savoir informel sur le contexte social de leur pratique. C’est l’hypothèse de base de la sociologie implicite (Rhéaume et Sévigny, 1988; Sévigny, 1983 et 1990) : il existe dans le savoir d’expérience et de sens commun une connaissance développée du social, moins formalisée que le savoir sociologique et non explicitée, mais qui constitue en quelque sorte une sociologie implicite. En découle un second objectif spécifique, qui consiste à mettre en relief les connaissances acquises dans la pratique et ses caractéristiques favorisant une meilleure saisie des représentations de la pratique professionnelle.

Méthodologie

Cette recherche a été réalisée auprès de seize intervenants choisis à partir de listes de professionnels oeuvrant au sein de quatre CLSC, dont trois desservaient une population ayant une forte clientèle pluriethnique. Un quatrième CLSC, composant avec une faible population pluriethnique, a été choisi comme cas contrasté. Le choix s’est fait suivant les règles d’un échantillon raisonné, pouvant offrir un maximum de variété de participants en fonction des secteurs de pratique, des professions, du genre et de l’expérience. Différentes disciplines ont ainsi pu être représentées : travail social, sciences infirmières, ergothérapie, organisation communautaire, médecine. Ces professionnels oeuvraient dans divers secteurs : les services courants, le maintien à domicile, le milieu scolaire et le programme enfance famille.

Nous avons choisi comme méthode de production des données des entretiens en profondeur, semi-dirigés, du type récits de pratique. Deux entretiens par personne ont été réalisés, avec un retour lors du second entretien. Nous avons construit une grille d’analyse heuristique des résultats, fondée sur des catégories générales issues de la sociologie de l’action permettant la prise en compte de catégories plus spécifiques puisées dans le récit de l’intervenant. Adaptée à notre objet de recherche, cette grille conceptuelle permet de comprendre l’intervention en contexte pluriethnique et, plus précisément, de voir comment est cernée la notion d’ethnicité par les intervenants et la place relative qu’elle occupe dans leur vision de la pratique professionnelle. Il est à souligner que, dans la conduite des entretiens, la notion d’ethnicité n’était pas posée d’emblée par les enquêteurs, la laissant émerger dans le discours des intervenants sur leur pratique.

Les données ont fait l’objet d’une analyse thématique. Les catégories de la grille d’analyse qui nous ont guidé ont été les suivantes : (1) conception de l’ethnicité, (2) conception de l’intervention en contexte pluriethnique, (3) encadrement organisationnel et professionnel de l’intervention en rapport avec l’ethnicité, (4) systèmes sociaux d’appartenance, (5) rapports avec la société globale et (6) identité ethnique personnelle. Plus spécifiquement, l’analyse s’est faite autour de quatre composantes majeures du contexte de la pratique d’intervention : l’appartenance professionnelle, l’appartenance organisationnelle, le cadre de vie dans une communauté locale et le rapport au contexte sociopolitique. Ainsi, l’intervenant est appelé à se définir impérativement autour d’un métier, d’une approche et d’une appartenance à un groupe professionnel spécifique : médecin, travailleur social, ergothérapeute, etc. De même, il intervient dans une organisation publique, un centre local de services communautaires ou un autre type d’organisme qui offre des services dans un territoire précis : un quartier dans une ville, un sous-ensemble urbain. Enfin, il intervient auprès de personnes et de groupes sociaux dans le cadre de lois et de règles relatifs à l’ensemble sociopolitique immédiat dans lequel il se retrouve : le Québec, le Canada. En intervenant, il prend position plus ou moins explicitement quant à ces univers de référence. Cependant, d’autres cadres de référence sont importants aussi : la vie privée de la famille et les relations primaires, le cadre international, la problématique du changement sociétal, politique et économique, l’univers des croyances et des idéologies et le parcours de vie personnelle… Ces éléments ne sont pas examinés dans cet article.

Les quatre logiques de référence qui construisent la pratique de l’intervention sont traversées par une autre dimension, un autre lieu d’appartenance qui fait l’objet central de la présente étude : l’appartenance ethnoculturelle qui définit en partie l’intervenant lui-même ainsi que ses interlocuteurs, usagers ou patients. La notion d’ethnoculturalité réfère à l’ensemble des caractéristiques culturelles liées à l’origine ethnique, définie selon le pays d’origine, la langue, la religion et d’autres acquis historiques et habitudes de vie liés à cette appartenance. Or cette référence à l’ethnoculturalité est fort variable d’un intervenant à l’autre, comme pour les interlocuteurs objets (sujets) de son intervention : elle est le résultat de tout un travail identitaire, personnel et social, développé par l’expérience sociale et dans toute l’histoire de vie de la personne, et cela à travers un réseau complexe d’interactions sociales.

Nous avons pu examiner sous deux lectures différentes, par monographie (récit individuel singulier) et par thèmes transversaux, comment se développent les représentations de l’intervention et de la dimension ethnoculturelle à partir de ces catégories d’analyse.

Résultats

Nous allons présenter ici une synthèse des principaux résultats de notre recherche. Nous avons pu dégager différentes postures adoptées par les intervenants à l’égard de l’importance relative de l’ethnoculturalité en les croisant avec les quatre logiques de référence qui guident leur intervention professionnelle. Certaines typologies de postures adoptées par rapport à la culture de l’autre vont aussi nous inspirer dans cette présentation, dont celles de J. M. Bennett et M. J. Bennett (2004) et de J. Berry (2004). Ces typologies recoupent en partie celles que nous avons pu cerner.

Intervention et diversité culturelle : confrontations de logiques d’action

Une première posture, a-culturelle, est définie comme l’absence de toute référence à l’appartenance ethnoculturelle dans la pratique d’intervention. Prise absolument, elle est à peu près absente dans la recherche précitée. Cependant, elle apparaît principalement dans la référence à la logique professionnelle de l’intervention. L’analyse d’une situation difficile ou d’un problème que vit l’usager ou le patient, tout comme le traitement de ce problème, est alors présentée comme identique pour tout usager ou patient, indépendamment de ses origines ou appartenances ethnoculturelles : faire une prise de sang chez un Canadien français ou un Haïtien d’origine, c’est la même chose. Cette expertise professionnelle est renforcée par les exigences de performance attendues dans l’organisation formelle, qui accentue souvent la charge de travail et définit des normes uniformes d’efficacité et de qualité, exprimant une rationalité gestionnaire. De plus, nous retrouvons cette neutralité ethnoculturelle dans la vision qu’ont plusieurs intervenants à l’égard de la collectivité locale définie comme homogène. Dans cette vision d’homogénéité sociale, la pluriethnicité n’intervient pas d’une façon significative ou spécifique dans la dynamique et les procédures régissant l’accès aux services ou à la consultation. De même, les différences que l’on peut relever dans la communauté locale n’ont pas de liens avec l’appartenance ethnoculturelle : un milieu de vie pauvre ou des familles dites multiproblématiques sont des contextes plus significatifs que le fait de se retrouver, avec d’autres, dans un parcours de précarité liée à l’immigration ou à la différence ethnoculturelle. Nous retrouvons enfin une position a-culturelle dans la référence au contexte sociopolitique dans lequel la société de droit et l’égalité pour tous est fortement affirmée contre toute forme de discrimination de sexe, de langue et d’appartenance ethnoculturelle. Cette position démocratique simple peut aller jusqu’à dénoncer toute référence trop marquée à l’identification ethnoculturelle, voire à des références ethnobiologiques ou ethnoreligieuses, définies alors comme discriminatoires et contraires aux droits et libertés de la personne : faire état d’une différence culturelle menacerait la vraie citoyenneté. Cette position a-culturelle (au sens du déni ou de la méconnaissance de l’ethnoculturalité) peut varier selon les différents contextes ou des logiques de référence qui ne sont pas nécessairement reliées. Par exemple, un intervenant peut adopter (consciemment ou non) une logique professionnelle universalisante (la science et la pratique professionnelle sont les mêmes pour tous), se soumettre à une rationalité organisationnelle purement technique, mais être plus critique dans la référence aux difficultés de vie dans la communauté locale ou aux politiques d’accueil et de services aux immigrants, constatant l’inégalité de statut des minorités ethniques ou de la précarité des populations d’immigration récente. Cela introduit chez l’intervenant des tensions, des conflits, voire une dissonance, qui peut être source de changement dans un sens ou dans un autre, par exemple, amener à modifier son approche professionnelle pour prendre en compte la diversité culturelle ou, au contraire, devenir plus fortement universaliste dans la sphère publique en déniant l’exception culturelle et ses implications sociales.

La position intermédiaire définie autour de l’intégration adaptatrice, celle d’un ajustement stratégique, est la plus fréquemment évoquée dans le discours des intervenants. Langue, culture religieuse, culture familiale, rapport à l’éducation sont alors soulignés et analysés comme sources de différences qui interviennent dans la pratique professionnelle. Par exemple, on dira qu’il faut prendre en compte la différence linguistique ou la conception différente de l’autorité paternelle pour que l’intervention, à l’école ou dans les services cliniques, puisse se faire adéquatement suivant une logique professionnelle adaptatrice. Cela peut demander aussi une plus grande souplesse dans l’organisation du travail, une souplesse d’exceptions : pouvoir compter sur des ressources d’interprétariat, accepter des temps variables pour une intervention selon les contextes (langues, précautions religieuses, information déficiente, etc.). Cela joue aussi dans la vision de la dynamique du quartier ou de la ville, des rapports sociaux où il faut lutter contre les préjugés ou les stéréotypes qui enferment les immigrants ou des groupes minoritaires dans des logiques d’exclusion ou de marginalisation, en se référant au contraire à une logique de vie communautaire ou à des mesures sociopolitiques d’intégration des différences. C’est en voulant traiter adéquatement la différence que l’intervenant professionnel mise alors sur le partenariat avec des organismes communautaires pour assurer un accès à des services équitables pour tous. Enfin, les positions définies autour de l’intégration adaptatrice correspondent à une certaine interprétation de la politique québécoise « d’intégration dans la différence » ou dite parfois de « convergence culturelle » et, jusqu’à un certain point à la politique multiculturaliste canadienne adossée à la Charte des droits et liberté de la personne. En effet, ces adaptations partagent une vision intégrative où est visée, à terme, l’insertion pleine et entière des minorités culturelles à la culture majoritaire d’une société de droit sans pour cela modifier substantiellement les politiques et les pratiques institutionnelles (ou professionnelles, organisationnelles).

La troisième et dernière posture, l’interculturalité, est fréquemment évoquée dans la littérature sur l’ethnicité (Emongo et White, 2014; INSPQ, 2014) qui aborde la question de l’intervention ou de la formation interculturelle. Nous la définissons ici dans sa spécificité, qui va au-delà de la seule reconnaissance de la pluralité culturelle (ou multiculturalité de co-existence) et de pratiques adaptatrices de type stratégique : elle tend plutôt à favoriser une intégration forte, établir des liens dialogiques entre les personnes porteuses de différences culturelles ou entre les communautés dites culturelles. Un tel dialogue comporte une remise en cause des positions adoptées par les intervenants suivant les contextes de pratique. Comme telle, dans la recherche que nous avons menée, nous la retrouvons peu dans le discours des intervenants sur leur pratique, à quelques exceptions près. En effet, malgré le discours tenu sur l’interculturalité, il s’agit le plus souvent de diverses nuances de la position dominante de l’intégration adaptatrice stratégique. Une logique professionnelle interculturelle forte tend à remettre en cause l’ethnocentrisme de la production scientifique et de la pratique professionnelle et ouvre sur les limites et la relativité des modèles culturels en présence dans la relation entre intervenants et usagers. Par exemple, l’intervenant peut proposer une interprétation clinique d’un malaise ou d’une maladie, mais respecte également une interprétation ancrée dans les croyances religieuses d’un patient. Il se produit alors une synthèse complexe, qui exige le développement d’un cadre théorique élargi, qui fasse place à des conceptions différentes et à des pratiques différentes qui se complètent ou s’ajoutent : par exemple, proposer une thérapie qui s’appuie sur un cadre psychologique reconnu (psychanalyse) et reconnaître la valeur d'une consultation avec une thérapie dite alternative (méditation orientale), en pouvant établir des liens pertinents. De même, une perspective interculturelle de la vie organisationnelle se traduira par une vision pluraliste du vivre ensemble, où la différence devient la règle dans le respect de chacun. Dans une approche de gestion plus participative, il est possible de développer une polyvalence des modes d’intervention et d’organisation du travail, un climat d’échanges introduisant un autre type de culture organisationnelle, ouverte à la diversité de ses employés et de sa clientèle. De tels développements sont requis déjà pour un management d’adaptation stratégique. Plus radicalement, des politiques favorisant l’innovation et un management fondé sur une sensibilité interculturelle (Adler, 1983; Guénette, Mutabazi, Van Overbeck Ottino et Pierre, 2014; Morgan, 1999) peuvent favoriser des pratiques de ce type. Par exemple, des pratiques d’ethnopsychiatrie, ou des expériences respectant la diversité culturelle autour des services de maternité, sont caractéristiques de cette optique. En ce qui concerne les milieux de vie ou les collectivités locales, comme dans le monde sociopolitique, une société interculturelle serait une société vraiment multiculturelle, de l’égalité dans la différence, ce qui remet en cause tout rapport de pouvoir reproduisant une supériorité de la majorité sur la minorité, et ce qui implique le respect commun de balises nécessaires définies par la Charte des droits de la personne et une vision démocratique de la société. En même temps, une telle citoyenneté pluraliste ou multiculturelle n’est pas éclatement des différences : elle suppose une interaction transformatrice d’où peuvent émerger de nouvelles règles communes, fruit de l’interaction sociale.

Diversité culturelle et pouvoir

L’apport nécessaire des positions respectives – universaliste, intégrative, interculturelle – peut entraîner, quand elles deviennent des postures rigides, des dynamiques d’exclusion ou de marginalisation des rapports de pouvoir spécifiques.

Une position a-culturelle universalisante constitue un point de référence majeur sur l’importance du refus de la discrimination, une référence nécessaire à toute intervention dans ses fondements de citoyenneté démocratique. Dans sa version trop abstraite, juridiste et rigide, elle peut devenir source d’une discrimination plus subtile et radicale : celle de l’homogénéisation oud'une négation des différences culturelles, d’une rationalité un peu vide qui nie l’altérité et la différence. Ainsi, toute discrimination, au sens premier du terme de faire une différence, qu’elle soit positive (d’ouverture) ou négative (de rejet), serait à éviter au nom même de l’égalité citoyenne. Toute personne qui ne se conforme pas à cette injonction est objet d’exclusion ou de marginalité.

La position d’intégration adaptatrice affirme pour sa part la nécessité de changements progressifs qui vont des particularismes aux règles communes et vice-versa. Dans sa version courte et manipulatrice, elle peut n’être que l’imposition retardée des modèles dominants et des règles de la majorité, ce qui conduit à la subordination et à une vision réductrice des cultures minoritaires ou vulnérables. Dans les cas extrêmes, elle devient aussi négation de l’altérité, et la différence est certes reconnue, mais sans qu'on assiste à un changement substantiel dans les pratiques et les normes de référence, cette position rejoignant alors la tendance universalisante abstraite et rigide.

Enfin, l’interculturalité permet davantage l’affirmation du pluralisme, de la diversité des savoirs et des cultures, en suivant la perspective d’une citoyenneté pluraliste. Elle prend en compte les différences qui font la différence, source de dialogue et de changements réciproques sur fond de droits et règles communes d’une société démocratique. Mais alors, peut-il y avoir une position extrême alimentée au départ par une sensibilité interculturelle qui deviendrait source de discrimination? Il est possible en effet d’adopter une posture qui dissocie la reconnaissance de la différence culturelle d’une part et la visée des règles communes de la citoyenneté démocratique d’autre part, et d’affirmer alors l’égale valeur de toutes les cultures, accusant d’ethnocentrique toute position qui questionne les valeurs ou les pratiques d’une culture. Une telle posture peut conduire au relativisme culturel, où même la Charte des droits de la personne devient suspecte en tant que produit d’une culture occidentale dénoncée comme ethnocentrique. Elle peut s’exprimer aussi dans un repli identitaire fermé au dialogue interculturel, dans la forme souvent critiquée de communautarisme.

Nous présentons dans le tableau 1 un certain nombre de positions dans l’intervention autour des cinq dimensions de notre grille d’analyse heuristique, ce qui peut servir d’instrument d’analyse pour des pratiques similaires.

Tableau 1

Les croisements de quatre logiques de référence dans l’intervention professionnelle en lien avec le rapport à l’ethnicité

Les croisements de quatre logiques de référence dans l’intervention professionnelle en lien avec le rapport à l’ethnicité

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Il convient de noter la grande complexité des positions résultantes possibles à partir de cette combinatoire ici simplifiée par rapport à toute la diversité des classifications d’approches ou de positions que nous pouvons retrouver dans la littérature spécialisée. Ces combinaisons permettent toutefois de faire émerger un certain nombre de positions adoptées par les intervenants. Loin d’être fixes, elles varient en fonction des contextes d’intervention ou des moments de l’évolution professionnelle.

Vers l’ouverture à la diversité culturelle, le cas d’une intervenante

Pour illustrer les éléments de notre analyse de la pratique sous l’angle des rapports à l’ethnoculturalité, nous allons maintenant présenter l’exemple de Charlotte, une intervenante professionnelle, et dégager, à partir de son récit d’intervention, sa vision de la pratique en contexte pluriethnique. Nous retrouvons la dynamique des rapports sociaux telle que nous venons de la présenter et le rapport entre universalité et particulier en lien avec les différentes logiques d’action mises en cause dans la pratique d’intervention.

Charlotte est infirmière scolaire employée dans un CLSC de Montréal depuis près d’une vingtaine d’années, après une brève expérience en hôpital. Elle oeuvre dans un quartier traditionnellement fortement homogène, où la population canadienne-française est largement majoritaire. L’arrivée récente d’un groupe plus important de Québécois provenant d’autres origines ethniques ou d’immigrants récents vient modifier cette situation. Elle travaille auprès de jeunes enfants (maternelle et primaire) depuis quelques années seulement, après avoir travaillé surtout en milieu secondaire auprès d’adolescents.

Ce cadre social de travail permet de voir en pleine émergence le questionnement sur les rapports interethniques, autour du passage professionnel de l’intervenante du milieu hospitalier au milieu de CLSC, d’écoles secondaires à écoles primaires, et autour d’un changement assez récent dans la composition de la population. L’intervenante est elle-même d’origine canadienne-française.

Le discours de l’intervenante donne priorité à une logique professionnelle, celle de l’infirmière qui donne des soins, mais d’une infirmière communautaire préoccupée par la santé au quotidien des enfants, par les relations humaines et par la prévention. La dimension ethnoculturelle intervient secondairement dans ce contexte, mais elle se présente suivant toute la gamme des positions identifiées plus haut. Un épisode de traitement à faire autour du problème des poux chez des enfants à l’école montre bien au départ une posture a-culturelle : tout le monde doit être épouillé et les mesures de prévention sont les mêmes pour tout le monde. Et, pour elle, la norme de santé consistant à éliminer les poux est indiscutable. En même temps, elle remarque une différence de sensibilité culturelle face à ce problème et des tensions fortes entre les parents : il a ceux qui n’ont pas de tolérance devant ce problème d’hygiène et d’autres qui n’ont pas accordé la même gravité au problème. Bien sûr, elle devra « parler » à certains parents issus de l’immigration et de culture différente, dont les enfants ont des poux, pour les convaincre d’accepter les mesures requises. Elle manifeste une ouverture stratégique d’explication et d’échange qui correspond bien à une posture adaptatrice et intégrative. En même temps, elle s’oppose au désir exprimé par d’autres parents d’enfants de faire eux-mêmes la leçon aux parents fautifs. Selon elle, le droit à la vie privée de la famille et l’autonomie de la décision parentale doivent primer sur la question d’hygiène en cause. Il lui revient, comme intervenante, d’agir comme médiatrice, expliquant le problème et accompagnant les parents impliqués, mais en leur laissant la décision. Cette affirmation du droit à la vie privée et à l’autonomie familiale et l’appel à la tolérance exprime bien une ouverture sur ce qu’elle perçoit être une autre vision culturelle du rapport à l’hygiène et spécifiquement à cette question des poux, même si elle est loin d’accepter, professionnellement et scientifiquement, cette tolérance à ce problème d’hygiène. Elle déplore finalement le refus de certains parents concernés, issus d’une autre culture, d’accepter ces mesures d’hygiène, refus en partie accentué par l’intolérance d’autres parents face à cette situation d’hygiène. En fait, certains parents mis en cause vont se sentir obligés, plutôt que d’appliquer les mesures prévues, de déménager. Le changement désiré par l’intervenante, soit la solution au problème d’hygiène lui-même, est ainsi mis en échec. Mais l’intervenante réaffirme alors sa position plus centrale, celle d’une logique professionnelle d’intervenant en santé publique, a-culturelle : il faut éliminer les poux à l’école car c’est malsain et les parents doivent comprendre.

Il faut noter par ailleurs la place complémentaire, mais importante des deux autres logiques de référence, communautaire et sociopolitique. Elle est évoquée dans la présentation que l’intervenante fait du problème des poux. En effet, comme elle le dit : « Aussi surprenant que ça peut l’être, on est encore aux prises avec des problèmes de poux ». Le « surprenant » ici fait écho aux conditions d’hygiène liées à la pauvreté ou à des conditions culturelles où l’on est moins sensible à certaines formes de propreté ou de saleté. Au moment de la deuxième entrevue, elle décrit longuement les conditions d’appauvrissement du quartier : fermeture d’usine, chômage, familles en crise, déménagements fréquents et finalement, immigration et insertion difficile. L’intervention en santé est ainsi indissociable des conditions de vie de la population locale, de ce quartier, ce qu’elle a pu apprécier de près dans des visites à domicile.

Cette vision concrète de la vie de quartier et des besoins de la population est sous-jacente à quelques prises de position de l’intervenante sur les politiques de santé. Elle oppose les besoins prioritaires, à ses yeux, d’une bonne éducation sexuelle pour les enfants, et surtout pour les filles qui risquent de rester enceintes trop tôt et dans de mauvaises conditions, à ceux d’une formation préventive à l’hygiène de base, aux priorités trop générales et abstraites du Ministère, comme la lutte contre le tabagisme ou la vaccination précoce contre l’hépatite B. Elle reconnaît le bien-fondé de ces mesures, mais déplore que l’on doive réduire ou écarter d’autres mesures plus proches des besoins de la population locale. Elle déplore aussi qu’on ne consulte pas les intervenants avant de définir les politiques de santé publique.

Il y a, dans ces propos, plusieurs éléments d’une vision émancipatrice de l’action sanitaire appliquée à l’éducation des familles et des parents, qui prend en compte les conditions de vulnérabilité de certains secteurs de la population. Cependant, l’appartenance ethnoculturelle occupe une place secondaire dans cette argumentation et la posture principale de l’intervenante demeure plutôt a-culturelle. En ce sens, la référence à l’appartenance ethnoculturelle est simplement inscrite dans le contexte de la prévention des maladies ou des difficultés de vie, sous l’angle de difficultés particulières de résistance à des normes de propreté ou des habitudes de nutrition. S’il y a présence de certains éléments de posture intégrative, elle demeure dominée par la logique professionnelle de la santé publique, reliée à cette préoccupation plus générale d’agir sur des facteurs de pauvreté ou sur les mauvaises conditions de vie pour donner aux parents et aux enfants plus de maîtrise sur leur santé et leur vie.

Dans d’autres passages, cependant, l’ouverture à la diversité ethnoculturelle est plus manifeste, même si l’intervenante adopte alors un ton qui est plus celui de l’observation et de la curiosité, encore loin d’un véritable impact sur sa propre pratique. Par exemple, elle dit être fascinée par l’ouverture concrète de l’école protestante où elle intervient, qui favorise des menus diversifiés en fonction de différentes coutumes religieuses ou encore qui fait une fête de Noël qui respecte la diversité des croyances. Elle va même lier cette ouverture à un climat de travail généralement « plus humain » dans cette école, ou l’on est plus proche des enfants, où les enseignants interagissent, par contraste avec l’école catholique dont la population est plus homogène (canadienne-française, en forte majorité) et le climat plus impersonnel.

L’intervenante note, dans la même veine d’ouverture à la diversité culturelle, son intérêt envers d’autres systèmes de croyances que la seule religion catholique. C’est ainsi qu’elle a souhaité mieux comprendre les Témoins de Jéhovah, religion que pratiqueraient « beaucoup d’Haïtiens » présents dans le quartier. Dans l’esprit de l’intervenante, diversité religieuse et appartenance ethnoculturelle sont liées dans ces deux exemples. Elle pense que cette diversité de croyances ou de coutumes devrait recevoir plus d’attention dans la pratique quotidienne : nutrition, fêtes, relations humaines, et ce, au sein même d’institutions publiques.

Dans un autre contexte, elle rapporte un incident lié à une visite à domicile où elle fait la connaissance d’un parent qui occupe un emploi très modeste de laveur de vaisselle, mais qui en fait est médecin traditionnel chinois. Enthousiaste, elle se demande comment on pourrait mieux utiliser ses savoirs spécialisés au profit de la communauté. « Il serait plus près des familles chinoises et plus efficace », note-t-elle.

Cette ouverture et cette curiosité confinent à une vision interculturelle qui aurait des incidences sur la vie communautaire dans le quartier, dans les écoles, voire dans certains aspects de la pratique en santé (habitudes de nutrition, activités parascolaires, accueil). Et cette ouverture est d’autant plus frappante qu’elle s’exprime en toute nouveauté, pour une intervenante peu confrontée jusque-là à la diversité ou la pluralité ethnique, portée peut-être par moment à certaines généralisations. Mais la différence lui fait découvrir, par contraste, ce qui caractérise une population canadienne-française, de religion traditionnellement catholique, assez homogène, et à laquelle elle se référait jusque-là, ce qu’elle remet en perspective maintenant.

Un dernier aspect vaut d’être souligné, puisqu’il introduit une autre dimension à la référence ethnoculturelle chez l’intervenante : l’expérience du racisme. Elle note comment, à l’école et dans le quartier, il existe une forte tension entre des groupes de Blancs et de Noirs. Or, dans ce cas, elle constate que dans l’école protestante, où il y a une plus grande diversité ethnique, ces tensions sont absentes : « ici, on ne sent aucune ségrégation », ce qu’elle attribue directement à la diversité des ethnies et au nombre : « parce que les Blancs sont minoritaires ». Elle associe également cette intégration harmonieuse à l’ouverture manifestée par l’école protestante face à la diversité culturelle. Cette observation va dans le sens de la valorisation d’éléments pouvant être reliés à une posture interculturelle, à une vision pluraliste, ouverte sur le traitement égalitaire des individus sur la base d’une acceptation des différences.

Discussion : la dialectique des règles universelles et la particularité des cultures

Les présupposés qui sous-tendent cet ensemble de positions prises par des intervenants reposent sur une nécessaire dialectique entre l’universalité des droits et des devoirs, fondée sur une gouvernance démocratique, et la particularité culturelle de personnes et de groupes sociaux. Ce rapport dialectique se déploie de façon spécifique dans les différents contextes de la pratique : l’activité professionnelle, le cadre organisationnel, le milieu de vie urbain et le cadre sociopolitique.

Il convient de préciser les contours théoriques de cette dialectique entre l’universalité et le particulier. En effet, parler de dialectique, c’est introduire le caractère sociohistorique et mouvant de ce rapport. La dialectique n’est pas pour nous l’idée d’un progrès inéluctable d’une thèse, d’une antithèse et d’une synthèse supérieure, de passer ainsi de la position républicaine à l’adaptation stratégique puis à la synthèse interculturelle. C’est plutôt la référence à une dynamique paradoxale et indéfiniment en interaction : l’universalité prend son sens dans les particularismes, qui prennent sens dans l’universalité, et cela à l’intérieur de chacune des positions présentées plus haut, selon les contextes et les possibilités concrètes de la pratique.

L’a-culturalité démocratique permet d’affirmer la liberté et l’égalité des droits contre toute forme de discrimination vue comme négative, en lien avec les particularités ethnoculturelles ainsi indirectement reconnues (origine ethnique, religion, langue, sexe, etc.). La référence à des bases scientifiques universalisantes dans la pratique professionnelle vient conforter cette posture. La position intégrative et adaptatrice donne plus de poids aux particularités culturelles de langue, de représentations religieuses, de rapport au genre et à l’autorité, et donne une place centrale aux acquis scientifiques, professionnels et citoyens qui demeurent l’horizon de référence dans le temps. C’est une position qui favorise en quelque sorte le côté positif des discriminations, pour une meilleure intégration sociale.

La position interculturelle, si elle repose sur une plus grande affirmation de la différence culturelle et des conditions de changement dans la pratique, dans les cadres institutionnels voire dans les lois et règlements du vivre en société, vise en même temps le progrès d’une citoyenneté qui rejoint les personnes et les groupes dans leur différence. Il s’agit d’une autre façon de poser les liens entre règles communes de citoyenneté dans une société démocratique, d’une res publica comme visée, sur la base d’un pluralisme reconnu comme tel. Les différences culturelles entrent en dialogue, mais sans être éliminées. Par exemple, si le métissage culturel ou l’hybridation peuvent représenter des formes idéales de résolution des différences, comme peut l’être aussi la perspective transculturelle, ces configurations ne rendent pas compte de toute la complexité dialectique ouverte par l’interculturalité, de la tension qui demeure entre règles communes et particularités. Le débat sur le rapport entre laïcité et religion en constitue un exemple récent.

Chaque société possède son histoire, fait un pas en avant, parfois en arrière, sur la conquête d’une citoyenneté pluraliste, ce qui est vrai aussi pour chaque individu. Les grands principes universels des droits et libertés reconnus par exemple par les Nations unies sont confrontés à autant de particularismes de chaque État-nation, composé d’une réalité aujourd’hui de plus en plus polyethnique, résultant en partie de l’impact grandissant des phénomènes migratoires. Ces principes et les institutions qui en résultent sont fondamentalement confrontés à la qualité de la vie démocratique des sociétés pour leur réalisation, ils sont le produit des interactions sociales (Cognet et Montgomery, 2007) qui en assurent l’ancrage. La citoyenneté pluraliste et inclusive représente en ce sens une forme stimulante de cet imaginaire social qui crée société (Castoriadis, 1975).

Notre présentation du champ des positions possibles quant à l’ethnicité n’est elle-même pas neutre, et le lecteur l’aura lu dans les hésitations entourant nos distinctions conceptuelles. Pouvoir situer des positions comme favorables à une dialectique positive des rapports entre universalité et particularité repose sur notre prise de position en faveur du développement d’une citoyenneté pluraliste comme visée idéale à long terme. Nous sommes conscient par ailleurs des limites d’une vision trop idéaliste d’une citoyenneté pluraliste ou multiculturelle (Kymlicka, 2001), confrontée dans notre société à l’importance des inégalités sociales, des rapports de pouvoir et de domination et des formes diverses de discrimination.

En guise de conclusion

Nous avons fait état dans cet article d'une dimension importante des résultats obtenus à la suite d’une recherche qualitative exploratoire sur la pratique professionnelle de première ligne en santé et dans les services sociaux en milieu pluriethnique : une grille conceptuelle de diverses postures d’intervention face à la diversité ethnoculturelle. Le bref examen d’un cas d’intervenante nous fait voir comment la pratique et le savoir lié à cette pratique résistent à toute classification hâtive. C’est en suivant en quelque sorte les contours de sa pratique que cette infirmière, se définissant de plus comme infirmière communautaire (elle évoque son adhésion à une approche systémique ancrée dans l’école et dans la communauté), va progressivement faire l’expérience de la diversité des appartenances ethnoculturelles. Le discours reste proche de la pratique, et l’intervenante élargit sa première posture, a-culturelle et professionnelle, pour inclure des dimensions d’ouverture à la diversité ethnique, tout en restant proche de son expérience. De même, les éléments critiques qui se dégagent, touchant les orientations de la politique en santé publique ou l’amélioration des conditions de vie de la communauté, restent collés aux préoccupations rencontrées dans la pratique.

Ce savoir pratiqué est le lieu, finalement, où il est possible de saisir en mouvement la complexité des rapports entre l’intervention, la vie de la communauté locale, l’intégration ou non de la dimension ethnoculturelle et l’insertion sociopolitique des citoyens réels. Il repose en grande partie sur une sociologie implicite, et ceci d’autant plus qu’il s’intègre dans des habitudes et des acquis répétés dans la pratique quotidienne. Il convient alors d’éclairer avec plus d’attention ces éléments d’ombre ou de détail qui s’effacent souvent devant un discours plus explicite.

La question d’une pratique de citoyenneté pluraliste, fondée sur une dialectique des rapports entre une vision universelle des codes de conduites et une intégration des différences particulières des groupes culturels et des individus, peut constituer une position à la fois théorique et normative. Comme idéal-type, elle peut servir de repère dans l’examen des pratiques particulières. La grille conceptuelle proposée ici permet de rendre compte du mouvement de la pensée et de la complexité déployée au coeur de la pratique professionnelle. Par exemple, cet éclairage nous a conduit à situer la posture de la grande majorité des intervenants comme intégrative-adaptatrice, dominée par une logique professionnelle. Nous avons pu également apprécier le mouvement d’ouverture critique à la diversité culturelle non seulement dans la pratique professionnelle comme telle, mais aussi dans ses contextes structurants : l’organisation et l’institution, le milieu de vie au quotidien des communautés et le cadre sociopolitique et national. Si viser une pratique d’intervention de citoyenneté pluraliste et inclusive représente un idéal, cet idéal permet de questionner radicalement les visées strictement a-culturelles ou adaptatrices, en montrant les limites et les excès possibles de ces postures, susceptibles d'entraîner marginalisation ou exclusion quand elles se rigidifient. En même temps, il convient de remettre en question cette posture idéale de l’interculturel, en montrant toute la complexité et les variations positives reliées aux autres postures possibles de l’intervention, voire les dérives possibles d’une interculturalité mal comprise.