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Difficile d’éviter le sujet… La pandémie a bouleversé nos vies, et pas seulement dans la sphère personnelle ou la sphère professionnelle. C’est toutes les sphères de la société qui sont touchées et qui demandent des ressources d’adaptation énormes. Est-ce que, comme individus, nous sommes égaux devant cette nécessité d’adaptation ? Bien sûr que non. Malheureusement, non. Et c’est aussi vrai pour les institutions et les États, ce qui a un effet en cascade sur les individus…

Il est évident que le virus affecte les personnes différemment selon leur âge. Au-delà, même si elles ne sont pas encore nombreuses, les quelques études qui montrent que la pandémie touche également les individus de façon différenciée selon leur sexe, les groupes sociaux auxquels ils appartiennent, la couleur de leur peau ou la langue qu’ils parlent (selon les lieux où ils résident) résonnent déjà comme des appels au secours. Des appels jamais entendus ? Ben voyons… Ce sont les mêmes alarmes que les chercheurs sur les enjeux interculturels en éducation, santé, justice ou encore dans les milieux d’emploi actionnent depuis des décennies, que ce soit dans les articles de cette revue ou sur d’autres tribunes. Quelles sont ces alarmes ? Que disent-elles des sociétés dans lesquelles elles sonnent ? Cela se résume assez facilement : si la pandémie fragilise tout le monde, les plus vulnérables sont d’autant plus touchés, car ils ont moins – moins de ressources, moins d’accès aux soins, à l’éducation, à l’information, à la justice, à l’emploi. Là où cette condition était vraie avant la pandémie, elle est amplifiée. Là où la situation était en équilibre, il est probable qu’elle ait basculé en défaveur des groupes plus fragiles : des discours racistes, xénophobes ou antireligieux de toutes sortes se font entendre avec insistance, comme s’ils contenaient des solutions à ce mal naturel qui nous frappe.

Quelques exemples. L’étude menée par Cleveland, Hanley, Jaimes et Wolofsky (2020) à Montréal montre que certaines « communautés culturelles » (ce terme est utilisé entre guillemets pour marquer que les communautés sont elles-mêmes hétérogènes) sont vulnérabilisées en fonction de l’accumulation de divers facteurs : précarité financière, emploi à risque d’exposition à la COVID-19[*], faible niveau de littératie, être allophone… Les demandeurs d’asile travaillant dans les services essentiels sont particulièrement touchés (TCRI, 2020). La synthèse de littérature publiée par la santé publique de l’Ontario (Canada) montre que les inégalités sociales accentuent pour certains le risque de contracter la maladie et de souffrir de conséquences importantes, aussi bien sur la santé physique et mentale que dans les autres sphères de la vie (économique, éducative…). Aux États-Unis, le taux de mortalité est largement supérieur pour les populations noires et hispaniques (Ford, Reber et Reeves, 2020). Toujours aux États-Unis, si des données fiables sont plus difficiles à obtenir pour les populations des Premières Nations (en raison de l’invisibilisation institutionnelle dont elles sont les victimes), il semble que ces populations soient fortement touchées, en particulier les plus précarisées d’entre elles (Smith, 2020).

Encore une fois, les différences « culturelles » au sein d’une même société révèlent les lacunes des politiques et processus institutionnels ainsi que des enjeux de pouvoir, dont le résultat final est, pour certains, en temps de pandémie, la mort. Cette dimension est intrinsèque aux enjeux interculturels. J’avoue qu’il est frustrant de faire ce constat alors que nombre de recherches et réflexions mettent en lumière et dénoncent ces inégalités de longue date. Cela est d’autant plus frustrant que malgré les connaissances développées, rares sont les institutions publiques qui ont, dès le début de la crise, promulgué des consignes en différentes langues et dans des formats accessibles à une diversité de public. C’est peut-être là une opportunité pour montrer que la recherche en sciences sociales, interculturelle en particulier, est incontournable. La recherche biomédicale seule ne peut répondre aux défis de la pandémie.

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En juin 2019, lors du congrès de l’ARIC à Genève, le prix de la meilleure thèse en recherche interculturelle a été remis à Fahimeh Darchinian, pour sa thèse intitulée « Les parcours d’orientation linguistique postsecondaire et professionnelle : l’expérience de jeunes adultes issus de l’immigration à Montréal. », soutenue en 2017 et codirigée par les professeurs M.-O. Magnan et F. Kanouté de l’Université de Montréal. Basé sur la méthode des récits de vie biographiques et rétrospectifs, le corpus comprend les récits de 25 jeunes adultes qui, après leur secondaire en français, ont poursuivi des études postsecondaires (cégep ou université) dans une institution (anglophone ou francophone) montréalaise et ont ensuite intégré le marché du travail. Les résultats mettent en exergue la vulnérabilité de certaines minorités visibles, tels les Noirs et les Arabes, qui ressentent davantage d’exclusion. Ces jeunes adultes, majoritairement francophones, préfèrent notamment travailler en milieu anglophone. Il est conclu que les rapports de pouvoir qui régissent les relations sociales dans la société québécoise renforcent les frontières ethnoculturelles entre les Québécois francophones et les jeunes adultes issus de l’immigration, et ce, même si ces derniers ont eu un passage relativement réussi au postsecondaire et sur le marché du travail. Un autre exemple d’alarme… Félicitations à la lauréate !

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Ce numéro a été préparé par Stéphanie Arsenault et Lucienne Martins Borges, toutes deux professeures à l’École de travail social et criminologie de l’Université Laval (Québec, Canada), Claudia Prévost, étudiante au doctorat en ethnologie et patrimoine à l’Université Laval (Québec, Canada), Andrée-Anne Beaudoin-Julien, étudiante au doctorat en psychologie également à l’Université Laval (Québec, Canada) et Roseline Lacoste, conseillère pédagogique en francisation des personnes immigrantes et agente sociale au cégep de Sainte-Foy (Québec, Canada). Il porte sur les parcours d’insertion en région au Québec. Un numéro régional dans son ancrage géographique, mais qui soulève des questions à portée universelle.

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Bonne lecture !