Corps de l’article

Introduction

Différentes étapes marquent l’insertion sociale des personnes immigrantes. Après avoir atteint un niveau de fonctionnement permettant de communiquer et de se sentir autonome dans la nouvelle société, les arrivants souhaitent y jouer un rôle actif (Vatz Laaroussi, 2019). La participation sociale peut se faire de différentes manières. Ainsi, la possibilité de partager son expérience des soins périnataux en contexte migratoire offre l’occasion de contribuer à les améliorer et d’accroître sa participation à la société d’accueil. C’est ce désir qui a motivé deux jeunes femmes immigrantes ayant donné naissance après leur arrivée au Québec à participer à la formation d’étudiantes en pratique sage-femme.

Les professionnels de la santé sont de plus en plus amenés à accompagner une clientèle immigrante (Pouliot, Gagnon et Pelchat, 2015). Certaines des femmes/familles immigrantes peuvent avoir des besoins ou des préférences différentes des femmes d’origine québécoise. C’est ce qui a amené le programme de baccalauréat en pratique sage-femme de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) à introduire un atelier sur les compétences culturelles. À partir de 2013, afin de donner une voix aux premières concernées, une invitation a été lancée par la professeure à Marie-Louise, Sénégalaise d’origine, et Fernanda, originaire du Brésil, pour coanimer ces ateliers. Ceux-ci ont suscité chaque fois différents partages entre elles. Puis elles ont entrepris ensemble, au cours de la dernière année, une démarche pour explorer comment la participation des coanimatrices aux ateliers a provoqué leur réflexion sur leur parcours de migration au Québec. Ayant toutes trois suivi une formation universitaire en ethnologie de l’interculturel, elles souhaitaient mieux comprendre cette expérience et ses répercussions sur leur processus d’insertion et de transformation identitaire.

Dans cet article, nous souhaitons partager ce travail auto-ethnographique ainsi que témoigner de cette expérience en tant que stratégie d’insertion et de contribution à la société.

Problématique

Au Québec, plus de 52 000 personnes immigrantes ont été admises en 2017, dont un peu plus de la moitié était des femmes. Le taux de croissance annuel moyen de la population immigrante est de 1,5 % (Institut de la statistique du Québec [ISQ], 2019) et environ le tiers de cette population a entre 25 et 34 ans.

Diverses raisons sont à l’origine de l’immigration, notamment : motivations économiques, conflits politiques ou armés, rapatriement familial (Gouvernement du Canada, 2019). Le fait d’immigrer peut aussi faire partie d’un projet de vie qui ouvre un espace pour se projeter vers le futur (Guilbert, 2015). Bâtir une famille ou l’agrandir en est un élément. Ainsi, plus de 30 % des bébés nés en 2017 avaient au moins un parent né à l’étranger (ISQ, 2018).

Les personnes immigrantes sont amenées à vivre différentes expériences dans leur pays d’accueil. L’intégration peut se définir comme « l’insertion des nouveaux venus dans les structures économiques, sociales et politiques du pays d’accueil » (Abou, 1990, p. 128). On distingue trois niveaux d’intégration : 1) de fonctionnement : communiquer dans la langue du pays et gagner sa vie; 2) de participation : être actif dans la société et vouloir y jouer un rôle; 3) d’aspiration : décider de lier son avenir et celui de ses enfants aux projets d’avenir du groupe (Vatz Laaroussi, 2019). Il s’agit donc d’un processus multidimensionnel complexe (langue, économique, social, culturel...) dont le rythme est à la fois individuel et continu.

Deux dynamiques majeures sont à l’oeuvre dans l’insertion dans la société. D’une part, la réciprocité des échanges entre les personnes immigrantes et les locaux, et d’autre part la participation, qui réfère au concept du vivre-ensemble (Vatz Laaroussi, 2019) impliquant une qualité et une intensité des liens sociaux (Manço et Barras, 2018). Durant le processus d’intégration, l’identité, ce qui caractérise chaque personne en tant qu’individu unique, cette construction de soi (Drouin-Hans, 2006), résulte des diverses interactions avec l’environnement social, et elle est en constante évolution (Dubar, 2015).

L’une des dimensions du parcours d’insertion sociale est d’ordre culturel. Or il est important de préciser la notion de culture, puisque ce concept a connu plusieurs définitions. Pour Camilleri (1989), il réfère aux significations acquises les plus persistantes et partagées par les membres d’un groupe qui induisent des attitudes, des représentations et des comportements communs. La culture prend son sens dans l’interaction. Elle est construite dans un rapport social et, avec elle, apparaît une hiérarchie de valeurs associées à un milieu donné (Fortin et Laprise, 2007). Parler de culture, c’est aussi parler du concept de porteur de culture, c’est-à-dire du sujet qui « participe à la construction de l’objet culture, l’interprète, en porte ce qui a du sens pour lui […] dans les comportements communs valorisés » (Kanouté, Hohl, Xenocostas et Duong, 2007, p. 244). La culture est une composante de l’ethnicité tout en étant en constante transformation (Fortin et Laprise, 2007). Elle est une « construction synchronique » qui se renouvelle par un processus de construction, déconstruction et reconstruction constant (Cuche, 2016). C’est au sein de la rencontre interculturelle que survient la prise de conscience des valeurs et des écarts de perception. Il appartient alors à chacun de définir sa propre version de son identité culturelle et de ses préférences culturelles.

La rencontre interculturelle se vit donc avant tout à travers une variété de relations et d’interactions. L’interculturalité est une notion très vaste, où les notions de culture et de diversité peuvent se retrouver de multiples façons (Gratton, 2009). Puisque l’altérité, ce que nous identifions comme étant « autre », est plurielle, l’altérité culturelle en fait partie, mais elle ne peut définir à elle seule tout ce qui différencie les personnes entre elles (Kanouté et collab., 2007). Et donc, si l’on veut mieux comprendre les besoins des femmes enceintes, la prise en compte du contexte social, historique, politique antérieur ou actuel est très importante (Cognet, 2007).

Par ailleurs, à travers les adaptations vécues par les nouveaux arrivants, mettre au monde un premier enfant implique une double transition : celle de devenir parent en même temps que celle de devoir s’adapter à un nouveau pays. Ceci implique également de découvrir rapidement de nouveaux fonctionnements institutionnels, s’y inscrire et devoir s’ajuster à des normes et pratiques différentes (Goguikian Ratcliff et Diaz-Marchand, 2019). Vivre la grossesse souvent loin de sa famille représente un défi de plus.

Dans plusieurs cultures, traditionnellement, la grossesse est un moment initiatique qui se vit entre femmes (Moro, 2017). La famille, en plus de transmettre des savoirs à la future mère, joue aussi un rôle de maternage (Nedelcu, 2018). « La migration entraîne plusieurs ruptures dans ce processus de portage et de construction de sens. » (Moro, 2007, p. 46). Malgré l’utilisation accrue des réseaux sociaux facilitant la communication et le partage de moments intimes avec sa famille (Fortin et Le Gall, 2007), ces médiums ne se révèlent pas une solution satisfaisante pour suppléer à la distance physique et être avec les siens (Schlobach, 2019). Donner naissance en contexte migratoire demeure une expérience où bien des femmes se retrouvent isolées et en situation de vulnérabilité en raison d’une situation socioéconomique précaire (Battaglini et collab., 2002). En outre, au Québec, la grossesse, l’accouchement et la période postnatale sont davantage vécus en présence de professionnels de la santé (Dufour-Turbis et Hamelin-Brabant, 2019). Le type de suivi, l’environnement et le lieu d’accouchement peuvent varier énormément entre le pays d’origine et la société d’accueil, ce qui peut avoir un effet sur le déroulement de ces événements et sur l’état affectif de la femme (Goguikian Ratcliff, Sharapova, Pereira et Borel, 2016).

Pour leur part, les intervenants en santé vivent parfois des situations qui suscitent leur incompréhension en raison de pratiques différentes (Cohen-Emerique, 2016). La barrière de la langue amène souvent à devoir recourir à un interprète, professionnel ou non, ce qui complexifie la relation (Brisset et Kotobi, 2020). En formation initiale, les étudiants n’ont souvent pas vécu d’expérience interculturelle (Leanza et collab., 2019) ou ont peu réfléchi à celles qu’ils ont eues. C’est pourquoi un atelier réflexif portant sur les relations interculturelles a été mis en place dans l’intention de mieux former les futures sages-femmes à répondre adéquatement aux besoins des femmes et des familles immigrantes. Adopter une posture réflexive (Cognet, 2007) aide à prendre conscience de ses préjugés, de ses privilèges, de sa pratique professionnelle et à mettre à distance ses propres références (Vatz Laaroussi, Arneton, Bensalah et Ralalatiana, 2019). C’est donc pour créer une opportunité d’échanges sur le vécu des soins de maternité par de jeunes mères originaires d’un autre pays que Marie-Louise et Fernanda ont apporté leur contribution.

Pour ouvrir et favoriser cet espace de partage, l’atelier interculturel de l’imaginaire (AII) développé par l’ethnologue Lucille Guilbert (2009) s’avérait un dispositif privilégié avec lequel les trois animatrices étaient familières. L’AII permet d’explorer par l’imaginaire les engendrements symboliques, de prendre conscience de ses à priori culturels et de faire le lien entre le partage des expériences et la théorie liée à l’intervention interculturelle. Il s’agit de créer un espace imaginaire commun en ayant recours à des pratiques culturelles expressives et symboliques (contes, « dits de vie », utilisation d’objets symboliques) qui possèdent des caractéristiques universelles et des caractéristiques locales (Guilbert, Tessier et Gagnon, 2011). Concrètement, les participantes sont assises en cercle. La première étape consiste à se présenter et choisir un objet qui fait sens pour soi en lien avec la thématique, parmi une variété d’objets miniatures (maison, théière, globe terrestre…) disposés au centre du cercle. Puis une animatrice lit un conte en rapport avec la maternité. À la troisième étape, les étudiantes et les animatrices sont invitées à partager et à confronter les réflexions suscitées par le conte et par les expériences qu’elles ont vécues dans les suivis de grossesse ou les accouchements auprès de femmes immigrantes ou sur leur propre expérience vécue au Québec pour celles originaires d’ailleurs. La dernière étape consiste à faire la synthèse des propos et à dégager les attitudes ou interventions favorables dans les rencontres interculturelles femme/sage-femme.

Aller à la rencontre de l’autre, même si au départ la motivation des coanimatrices était de mieux former les futures professionnelles, c’est aussi entrer en contact avec sa propre expérience d’avoir mis au monde un enfant durant les premières années de son arrivée au Québec. Après cinq années de coanimation des ateliers, le désir d’approfondir davantage cette expérience a conduit notre équipe à entreprendre une démarche réflexive, qui a aussi amené Marie-Louise et Fernanda à faire des liens avec leur propre parcours d’insertion dans la société québécoise.

Pour mieux comprendre et analyser les résultats de ce processus réflexif, certains concepts se sont avérés pertinents.

Des concepts utiles à la compréhension de l’expérience

Le concept d’insertion sociale demeure central dans la compréhension de l’expérience vécue, particulièrement en ce qui concerne la dimension de la participation sociale. Par ailleurs les concepts d’agentivité, de réflexivité, d’autonomie et de valorisation sont venus s’ajouter lors de l’analyse.

Le concept d’agentivité réfère au contrôle que les personnes peuvent exercer sur leur propre fonctionnement, leurs conduites et l’environnement (Jézégou, 2014). Dans le cadre de l’expérience de coanimation auprès de futures professionnelles de la santé, il s’applique à la capacité d’une personne à agir sur le monde et les autres, de manière à les influencer ou à les transformer. Proche du concept d’agency développé par Judith Butler autour de la réappropriation de la puissance d’agir féminine, ici, la subjectivation mène à la conscience de soi à travers le récit de soi (Haicault, 2012). Il s’agit alors d’une puissance d’agir marquée par le fait que l’individu se désigne comme sujet dans un contexte habituellement marqué par la présence d’un pouvoir dominant. Rendre compte de soi permet de négocier son autonomie et « plus le sujet explicite le modèle qui le détermine, plus il se donne une puissance d’agir » (Guilhaumou, 2012, p. 27). Cela suppose une réflexion préalable.

Par la réflexivité, la personne manifeste sa capacité d’envisager sa situation et sa propre activité pour en faire l’analyse de son initiation, de son déroulement et de ses conséquences (Bertucci, 2009). Ce processus s’appuie sur la réflexion dans l’action et sur l’action (Schön, 1994). Elle développe l’habileté à « prendre conscience du monde, des gens et des événements qui nous entourent, afin d’éclairer nos actions, nos communications, notre compréhension et notre interprétation d’une situation donnée et de soi dans la situation » (Mercure et Rivard, 2016, p. 75), ce qui correspond bien au processus de réflexion mis de l’avant.

La démarche entreprise portait aussi un potentiel d’autonomisation. En effet, le jugement que l’acteur lui-même porte sur sa capacité d’influence sociale joue sur son sentiment d’autonomie. De plus, l’identité repose sur un ensemble de sentiments, dont celui de l’autonomie (Mucchielli, 2015). Enfin, le concept de « valorisation identitaire » (Manço, 2007) s’applique à la situation vécue par nos participantes-intervenantes puisque la diversité culturelle devient alors source de richesse dans un contexte d’accompagnement au développement de compétences interculturelles chez de futures professionnelles.

Ce qui était au départ un partage de réflexions suscitées par le rappel de son expérience de maternité et du parcours vécu au fil des années s’est formalisé davantage par le recours à une approche méthodologique de recherche.

Aspects méthodologiques

L’approche auto-ethnographique a été utilisée pour rendre compte de l’expérience vécue par les coanimatrices. Cette méthode permet d’allier analyse théorique et recherche empirique en s’intéressant aux expériences vécues par les personnes directement impliquées dans ces phénomènes pour mieux comprendre les pratiques sociales qui ont cours dans la société à leur égard (Denzin, 2014). Cette approche cherche à décrire et à analyser systématiquement l’expérience personnelle afin de comprendre l’expérience culturelle (Ellis, Adams et Bochner, 2011). Elle suppose un engagement intentionnel et subjectif pour comprendre les phénomènes en cause dans leur essence (Rondeau, 2011). Ici, la démarche réflexive permet de revisiter son expérience de nouvelle maman en contexte migratoire et celle vécue dans la posture d’animatrice auprès de futures professionnelles. Elle contribue potentiellement à l’émancipation identitaire (Spry, 2001) par le travail de réflexivité sur soi.

Le processus utilisé a premièrement consisté en une analyse rétrospective et sélective. Chacune (Marie-Louise et Fernanda) a d’abord écrit ses réflexions sur son expérience et nous les a ensuite partagées. Puis, à l’occasion d’une conférence, nous avons rédigé un résumé de leurs expériences en montrant à la fois les convergences et les divergences des vécus respectifs et les apports de ces expériences (Gagnon, Thiaw et Fernandes, 2019). Une troisième étape a permis de faire émerger les changements ou transformations survenus à travers l’expérience migratoire. Celle-ci a été réalisée par le biais d’une entrevue individuelle où chacune était invitée à se raconter dans les changements et transformations observés. Les entretiens enregistrés sur support numérique ont été retranscrits puis codifiés selon les principes d’une analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2012). Puis, toutes trois, placées dans la posture de chercheure, nous avons analysé et interprété, au cours de discussions et de retours itératifs à la littérature, ce qui constitue leur expérience unique et singulière. Sur le plan éthique, la démarche était volontaire et respectueuse des postures de chacune. C’est librement que nous nous sommes engagées dans tout ce processus et l’avons poursuivi, incluant la rédaction de cet article.

L’approche auto-ethnographique a l’avantage de faire émerger des constats sur une expérience vécue de l’intérieur au lieu de porter un jugement SUR l’expérience de l’autre. Elle conduit « l’intéressé à identifier les moments constitutifs de son parcours et à les interpréter. Il s’agit pour lui de construire du sens dans la double acception de ce mot : signification et direction » (Brun, 2003, p. 7). La démarche réflexive de Marie-Louise et Fernanda ajoute plus de profondeur à l’analyse de leur expérience. La présentation des résultats de cette démarche n’a pas la prétention de vouloir généraliser les expériences relatées comme représentatives du vécu de toutes les nouvelles mères immigrantes ou des répercussions d’une telle expérience sur le processus d’insertion sociale. Par contre, ce partage s’avère intéressant puisqu’il permet de témoigner d’une expérience singulière de participation à la société impliquant une qualité et une intensité des liens sociaux dans le vivre-ensemble (Paugam, 2012).

Résultats de l’analyse du travail de réflexivité

Les rencontres avec les étudiantes ont marqué une autre étape dans le parcours migratoire des coanimatrices. Elles leur ont permis de revisiter leur vécu et de découvrir une autre réalité qui a eu des retombées positives. Dans ce parcours rétrospectif, les souvenirs douloureux liés aux expériences de maternité ont d’abord émergé.

Accoucher en contexte étranger laisse des traces

Le vécu lié au premier contact avec le système de santé québécois était déconcertant et il a créé un sentiment d’impuissance ou de soumission.

Attendre 8 semaines avant d’avoir un premier rendez-vous pour un suivi était pénible. En attendant, je me suis promenée dans le réseau de santé pour me rassurer que tout va bien, qu’il est correct d’attendre si longtemps pour un premier rendez-vous. « Oui madame, ici c’est comme ça. C’est le système public, pas de choix ». Difficile de digérer ces réponses trop courtes, pas rassurantes et aussi les regards d’incompréhension de plusieurs qui ne comprennent pas mes inquiétudes.

Fernanda

J’avais eu le sentiment quand j’ai accouché de mon premier enfant de me faire dire quoi faire et comment le faire. […] J’ai vécu mon accouchement de façon passive. Dans mon état de vulnérabilité, j’acceptais tout ce qu’on m’offrait sans remise en question.

Marie-Louise

La méconnaissance des services périnataux et de leurs règles confronte les nouvelles arrivantes. Selon Fernanda, le bagage culturel est souvent ignoré, ce qui implique de se dissocier de ses repères pour s’adapter à la réalité locale « parce que c’est comme ça que les choses se font ici ». Le manque de sensibilité culturelle est une expérience marquante qui laisse des traces dans un des moments les plus significatifs de sa vie, soit la transition vers la maternité. Avoir l’opportunité d’agir en amont dans l’espoir d’apporter un changement d’attitudes chez de futures professionnelles de la santé à l’égard des personnes immigrantes était donc une source de motivation importante pour répondre à l’invitation reçue.

Motivation initiale qui se transforme

Au point de départ, Marie-Louise et Fernanda avaient comme objectif de déconstruire mythes et préjugés. « Nous pensions nous poser en quelque sorte comme expertes de la réalité des femmes immigrantes puisqu’en plus d’être immigrantes, nous avions aussi étudié dans le domaine de l’interculturel ». De plus, pour Marie-Louise, cela s’inscrivait en continuité du projet de recherche « Migrer, étudier, travailler et devenir maman, les transitions multiples des jeunes adultes » (Guilbert et collab., 2013) auquel elle avait participé, car il lui semblait crucial de continuer à réfléchir sur les enjeux de la périnatalité en contexte d’immigration. Par ailleurs, pour Fernanda, son implication résultait d’une souffrance vécue. Sa prise de parole, en tant que femme immigrante, témoignait d’un long apprentissage :

la façon qu’ils m’ont imposé les choses, m’ont expliqué les choses, je prenais toujours ça comme une sorte de colonisation. À partir de cette réflexion, je parle de mon expérience et je parle tout le temps de l’importance de se mettre en contexte […] ça fait en sorte que je prends plus de parole. Je n’ai pas besoin de quelqu’un qui me légitime en tout temps dans la société.

Fernanda

Être invitées à rencontrer de futures professionnelles représentait une opportunité d’être écoutée en tant qu’usagères.

Alors moi, en tant que patiente, j’avais envie de décrire la complexité que c’était pour moi de s’adapter à un système de santé différent de celui que j’étais habituée dans mon pays d’origine. Cela représentait en quelque sorte pour moi un pouvoir, un simple pouvoir de parler et d’être écoutée.

Fernanda

Ces rencontres étaient un moment privilégié pour s’asseoir et discuter sans relation de pouvoir comme dans celle qui peut exister entre intervenantes et usagères en contexte de soins. Cette occasion constituait en soit une expérience valorisante et une reconnaissance du vécu expérientiel.

Depuis 2013, la coanimation se poursuit car elle favorise chez les étudiantes une meilleure compréhension du vécu de femmes immigrantes. Aussi, les intervenantes ont pu interagir chaque année avec une nouvelle cohorte. Il s’agit chaque fois d’une expérience singulière où le partage est réciproque. « Les histoires partagées sont toujours empreintes d’empathie et de dépassement de soi. » [Marie-Louise]

La rencontre : porter un autre regard sur le professionnel

L’approche de l’AII avec ses quatre phases (présentation, performance orale, échange et conclusion) permet d’établir un climat propice au partage de son vécu personnel et professionnel, de ses représentations et de ses questionnements. Les échanges tournent rapidement autour de récits d’accompagnement lors d’accouchements vécus par des migrantes. Ils se transforment alors en une rencontre entre femmes autour d’une expérience à la fois singulière et universelle, celle de donner naissance.

Marie-Louise affirme s’être rendu compte qu’elle avait aussi des préjugés à l’égard des sages-femmes, car elle pensait qu’elles ne connaissaient rien à la réalité des femmes immigrantes, « ce qui n’est pas tout à fait vrai ». En outre, l’approche sage-femme, et leur vision de la naissance, fut l’occasion d’une découverte. Les expériences racontées par les étudiantes laissent transparaître le respect qu’elles ont pour les familles qu’elles accompagnent :

C’est enrichissant pour moi de voir et d’entendre les différentes réactions des personnes présentes autour de la table qui nous conforte dans l’idée que l’accouchement est d’abord une expérience humaine basée en premier sur la capacité de la femme à puiser ses ressources en elle-même.

Marie-Louise

L’atelier permet à Marie-Louise et Fernanda de se raconter, mais aussi de porter un autre regard sur le professionnel, car elles peuvent entrevoir ses questionnements et ses incertitudes. Ainsi les étudiantes doivent parfois faire preuve d’ingéniosité pour briser la barrière de la langue avec certaines familles, « ce qui ramène à dire que parler, ce n’est pas uniquement avec des mots ».

Écouter l’expérience de terrain, parfois désarmante de ces futurs professionnels de la santé est édifiant pour moi qui espérais tout changer […], mais de me mettre un peu à leur place, de dire comment j’me sentirais si je devais faire face à quelqu’un qui n’est pas de ma culture, qui ne parle pas la langue. Comment lui parler, comment réussir à lui faire vivre une expérience positive, malgré mes propres limites. Je pense que c’est une des choses qui ont le plus transformé mon regard au fil des rencontres.

Marie-Louise

La méconnaissance des rites et traditions des familles rencontrées, les hésitations en regard de l’attitude souhaitable et des comportements à adopter montraient les questionnements intérieurs des étudiantes, mais témoignaient aussi de leur impuissance dans certaines situations.

Elles ne savent pas trop comment agir dans certaines situations où il y a des rituels que les femmes veulent peut-être reprendre. Je voyais parfois dans les récits, qu’il y avait comme « oh ! que c’est beau ! oh que c’est différent ! » mais qu’est-ce que j’ai fait par rapport à ça ? […] Parfois c’est par rapport à leur propre vulnérabilité… elles ne sont pas capables de comprendre ou elles ont pris une décision qu’elles pensent que ce n’était pas bien, qu’elles n’ont pas bien écouté les femmes qu’elles accompagnaient.

Fernanda

Les moments où la vulnérabilité des étudiantes s’exprimait permettaient d’entrevoir la professionnelle comme personne :

C’était rassurant, qu’on n’avait pas affaire à des machines ou des gens qui sont juste là pour administrer un protocole pis c’est comme ça, mais en même temps sont capables de s’émouvoir, sont capables de sentiments, sont capables de se mettre à la hauteur des autres. Et même parfois de se sentir tellement vulnérables […] De ressentir cette fragilité, que nous aussi on peut vivre ou qu’on vit très souvent quand on fait face à des difficultés de la sorte.

Marie-Louise

Constater cette vulnérabilité a favorisé l’établissement d’un rapport égalitaire au moment de l’atelier, qui se déroulait hors d’un milieu clinique et a fait prendre conscience qu’un professionnel, c’est aussi un être humain qui n’est pas tout-puissant. Ceci a contribué à creuser une brèche dans le rapport de pouvoir tacitement établi avec tout professionnel et à redonner du pouvoir pour le futur, dans ces relations hiérarchiques.

Un nouveau regard a aussi pu être porté sur le point de vue du professionnel, ce qui a permis d’ajouter à la compréhension des situations vécues antérieurement.

Les gens m’expliquaient qu’il faut que ce soit comme ça parce que c’est la meilleure façon. Mais c’est juste une prise de position, car ils se sentent responsables pour la femme.

Fernanda

Occasion dans le parcours migratoire pour contribuer à faire l’équilibre

Il y a peu d’occasions pour les personnes immigrantes de parler de leurs expériences de soins avec des professionnels. Partager le savoir expérientiel et être reconnue pour cette expertise s’est avérée une expérience valorisante qui a accentué le sentiment d’intégration à la société. Par ailleurs, entendre des étudiantes raconter leur vécu personnel contribue à mieux comprendre certaines manières de penser dans la société d’accueil.

Elles pensent comme ça, les choses se font comme ça, donc tout ça, c’est un reflet de la société. Personnellement, ça me fait comprendre et ça me donne plus de, j’peux pas dire de force ou de courage, mais je me sens plus autonome et plus intégrée dans la société.

Fernanda

Un effet non prévu fut aussi apporté par le récit d’une étudiante qui a parlé de la souffrance qu’elle avait vécue lors d’un stage au Sénégal (pays de Marie-Louise). Pour Marie-Louise, constater que ses compatriotes avaient eu des comportements répréhensibles à l’égard de cette étudiante a été confrontant. Puis cela lui a permis de relativiser ses propres expériences négatives vécues avec certains Québécois.

Au-delà de vouloir à tout prix défendre mon pays et les gens qui y sont, c’était l’incompréhension. Parce que ce n’est pas ce que je connais des gens qui vivent là-bas évidemment. Donc, pour moi aussi, je pense que ça a amené l’équilibre.

Marie-Louise

Au fil des années, ces rencontres ont permis de revisiter le parcours accompli par chacune.

Relecture de son vécu

Les moments d’introspection, sur le chemin du retour après les ateliers, ou dans les semaines qui suivent, mènent vers une prise de conscience des changements qui se sont opérés au fil du temps.

Des regards croisés nous amènent à diverses réflexions. Chaque rencontre est pour moi, une relecture. Au début je ne voyais pas comme possibilité de revivre ma grossesse et mon accouchement, mais après quelques participations, je vois une possibilité de revisiter le passé et je perçois les changements dans ma trajectoire.

Fernanda

Pour Marie-Louise, cette activité de réflexivité l’amène à constater la capacité de résilience qu’elle a développée. Le regard empathique des étudiantes contribue à lui donner un sentiment de reconnaissance :

On sentait que les gens voyaient notre capacité de résilience, que les événements ne nous ont pas abattue, mais, au contraire, ont été un tremplin pour nous amener ailleurs. Et pour moi ça a été vraiment une expérience très valorisante.

Marie-Louise

Échanger sur ce passé difficile contribue à lui donner un sens et à constater que la vulnérabilité peut devenir une force qui peut être mise à profit pour aider d’autres personnes :

Revoir cette expérience comme si je la regardais en fait en sortant de mon corps, je trouvais qu’il y avait un détachement et ça me faisait voir comment j’avais grandi au fil des années, comment cette expérience à première vue qui était de vulnérabilité était aussi source de force parce que je m’en sers pour parler à des personnes qui seront peut-être amenées à rencontrer des gens comme moi […] OK, j’ai pas vécu ces années difficiles pour rien.

Marie-Louise

La récurrence des ateliers ouvre à de nouvelles perspectives comme celle de faire des liens avec sa propre enfance et s’interroger sur l’éducation que l’on souhaite pour son enfant né ici.

Le fait de vivre dans une société où je suis arrivée 27 ans après ma naissance et d’avoir un enfant c’est comprendre qu’il fallait avoir cette mémoire d’enfance que je n’ai pas eu ici […] mais avec ce moment fort qu’est l’accouchement, ça change, ça tourne la vie à 360. C’est comme... parce que l’immigration c’est fort. Mais avoir un enfant, c’est aussi fort que ça. Mais je peux comprendre à partir de ces histoires que j’ai côtoyées; ça me fait plus comprendre les changements personnels aussi.

Fernanda

Par ailleurs, pour Marie-Louise qui vit l’interculturalité au quotidien dans sa famille, la transmission à ses enfants des traditions de son pays d’origine s’avère importante et lui procure le sentiment de faire l’équilibre entre les deux cultures. Pour sa part, Fernanda prend de plus en plus conscience qu’elle vit entre deux mondes. Lorsqu’elle retourne au Brésil, elle choisit de reprendre certaines habitudes de là-bas, tel l’horaire quotidien, par respect pour sa famille et ses amis :

D’une certaine façon, il faut que tu rentres dans ce moule-là parce que les gens ont des attentes, la société a des attentes envers toi. Ici [Québec], je suis différente. Je ne suis pas 100 % d’ici. Et je me permets cette liberté-là.

Fernanda

Être capable de s’affirmer fait partie des forces intégrées au fil des expériences. La participation aux ateliers a aussi apporté des gains qui se manifestent dans le quotidien.

Des retombées positives : affirmation de ses besoins et engagement communautaire

Marie-Louise et Fernanda se sentent désormais légitimes, grâce aux ateliers, pour faire valoir leurs besoins dans le réseau de la santé. Ainsi, Marie-Louise, lors de son dernier suivi de grossesse, s’est permis de poser différentes questions à son médecin qui s’en est d’abord montré surpris. Comme elle souhaitait prendre part aux décisions, son changement d’attitude a fait en sorte de transformer le rapport établi avec celui-ci.

j’avais le droit de poser des questions, de remettre en question les choses, puis de dire que non, j’suis pas d’accord avec tel ou tel aspect, puis ça aussi j’étais vraiment contente de pouvoir l’expérimenter […] C’est pas seulement en un atelier que ça s’est déclenché, mais c’est de voir qu’il y avait quand même une constance dans ce que ce qui était dit. Je pouvais savoir qu’après tout, c’est nous qui sommes maîtres de notre accouchement c’est pas le médecin, c’est pas la personne en face.

Marie-Louise

Les discussions avec les étudiantes sages-femmes ont aussi été bénéfiques à Fernanda par rapport aux choix de santé concernant son fils :

Il y a beaucoup de retombées sur mon parcours et sur ma façon d’être. Je révisais toujours les choix que j’ai faits. Parce qu’avec les infirmières après la naissance de Lucas, quand elles venaient voir si ça allait, tout allait bien…, je voulais toujours être conforme aux normes. Mais plus il a grandi, plus je me rendais compte que mes choix étaient plus éclairés dans le sens que je vis dans deux mondes. Je choisis des choses d’ici et des choses de mon pays. C’est dans ce sens-là, de prendre plus la parole.

Fernanda

Prendre la parole, avoir le goût de faire bénéficier d’autres femmes d’un espace de parole a mené Marie-Louise à s’engager dans un nouvel organisme communautaire de référence sur les services en périnatalité destinés d’abord aux femmes immigrantes. À son initiative, un atelier regroupant des femmes immigrantes et des femmes nées au Québec a été mis en place afin de favoriser le partage et de créer des ponts autour de l’attente ou de la naissance d’un enfant. Elle a aussi proposé une activité de confection de vêtements pour bébés jumelée à un partage d’informations ayant pour thème : « Accoucher pour la première fois au Québec, quels sont vos droits ? ».

j’organise des ateliers de groupes de parole pour des mamans immigrantes et des mamans québécoises pour l’importance de créer des ponts. Je pense que c’est important d’avoir des espaces où on peut se parler, où ce n’est pas « nous autres, vous autres », mais l’expérience de la maternité. […] si on reste encore dans nos réflexes de « quand j’étais dans mon pays », bien on ne fera jamais de ce pays le nôtre. Alors pour moi c’était une façon aussi de s’intégrer à la communauté, puis d’en faire bénéficier d’autres personnes.

Marie-Louise

Discussion conclusive

Cet article avait pour but de partager la démarche réflexive de deux femmes immigrantes ayant donné naissance au Québec, appelées à coanimer un atelier de formation à de futures professionnelles sages-femmes. Intervenir dans ce contexte a été une expérience valorisante qui a procuré le sentiment d’être reconnue et respectée pour le parcours accompli. De plus, avoir la possibilité de revisiter son vécu des soins périnataux a mené à une nouvelle compréhension des événements. Cette expérience s’est avérée révélatrice des acquis fait par Marie-Louise et Fernanda dans leur parcours migratoire. Elle aussi contribué à générer de nouvelles transformations.

La démarche réflexive a permis de constater que les interactions sociales avec les étudiantes et le rôle joué en tant que coanimatrice a fait partie d’éléments déclencheurs dans le processus identitaire. Le processus de réflexivité entamé, en faisant de cette expérience l’objet de son attention et en se concentrant sur la façon dont le monde existe pour soi (Taylor, 1998), fait redécouvrir son vécu et prendre conscience de sa capacité d’adaptation ainsi que des forces développées au fil des années.

Puisque l’identité est un processus en constante évolution (Dubar, 2015; Sapin, Spini et Widmer, 2014), la récurrence des ateliers a participé à l’évolution identitaire. Les apprentissages réalisés à travers les interactions ont agi comme vecteur pour développer ou consolider son agentivité dans les rapports avec les professionnels de la santé comme ce fut le cas pour Marie-Louise lors de son dernier suivi de grossesse. Plus la conscience de sa propre manière d’agir se développe, plus la puissance d’agir s’accroît, comme l’affirme Guilhaumou (2012). Par ailleurs, développer des initiatives pour offrir à son tour des espaces de parole inscrits dans la réciprocité et créer des moments de réappropriation de son vécu comme l’a fait Marie-Louise sont conséquents de ce cheminement. Pour sa part, Fernanda témoigne entre autres de sa capacité à se différencier et à affirmer maintenant cette différence en cohérence avec ses valeurs personnelles construites entre deux mondes, à la fois issues de son pays d’origine et acquises par son vécu dans la société québécoise. Cette capacité d’intégration d’identités plurielles est caractéristique de l’évolution du soi en contexte migratoire (Manço, 2016).

L’animation de ces ateliers est un exemple de participation sociale qui contribue à l’inclusion de femmes immigrantes. Avoir l’opportunité de partager son vécu avec des intervenants dans différents contextes, que ce soit en milieu éducatif, de travail, communautaire ou autre, pourrait être des occasions d’accroître cette participation. Aussi, créer des espaces de parole apporte aux personnes de la société d’accueil la possibilité d’échanger avec les nouveaux arrivants pour mieux les comprendre. Par exemple, lors des ateliers, le fait d’échanger dans un contexte où les relations étaient horizontales a permis de parler de moments forts où les expériences de femmes transcendent le monde professionnel. Déplacer le rapport de pouvoir habituellement présent dans la relation usagers-intervenants ouvre sur la rencontre entre deux personnes et permet de susciter un sentiment d’empathie réciproque. Comment entendre l’autre et le respecter dans ce qu’il est, sans interférer et sans juger ? Ce processus d’objectivation permet, de part et d’autre, de travailler sur ses préjugés, ce qui selon Abdallah-Pretceille (1999) aide à éviter de les renforcer en situation interculturelle.

Outre l’aspect culturel, l’intégration des personnes immigrantes et le développement du processus identitaire comporte des aspects sociaux. L’emploi, le logement, l’entourage sont des éléments importants qui influencent l’insertion sociale (Massé, 1995). Ces aspects sont peu présents dans la transmission de l’expérience explicitée. Il s’agit d’une limite qui relève du choix des auteures de ne pas exposer davantage leur vie personnelle. Toutefois, ces aspects sont importants à prendre en compte pour éviter le piège de réifier la dimension culturelle.

L’expérience racontée porte aussi le potentiel d’influencer la pratique des futures sages-femmes. Cet aspect a été particulièrement significatif pour Marie-Louise et Fernanda puisqu’il constituait leur motivation de départ. Elles se sont senties valorisées et légitimées dans ce rôle social. Cette expérience illustre bien comment le partage d’expériences vécues par des usagers immigrants ou non devient une source importante de savoirs pour les professionnels de la santé et pour les intervenants d’autres milieux.

Les ateliers d’abord mis en place comme outil pédagogique auprès de futurs professionnels de la santé sont devenus des espaces de parole bénéfiques aux animatrices issues de la migration. Il serait aussi intéressant de présenter les effets que ces échanges ont produits chez les étudiantes et dans quelle mesure ils servent à alimenter une pratique réflexive dans leurs contacts avec la clientèle immigrante.