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Au Québec, depuis le début des années 2000, les groupes de recherche multidisciplinaires portant sur les périodiques (presse généraliste, magazines, revues intellectuelles) ont connu un impressionnant essor, ce qui a aussi eu pour conséquence de multiplier les travaux d’envergure (Guay et Nadon (2021); Savoie (2014); Rannaud (2021); Loranger et Savoie-Bernard (2018); Bergeron (2013), etc.[1]). À ce sujet, on consultera en particulier la stimulante introduction de Nadon et de Guay (2021) à Relire les revues québécoises : histoire, formes et pratiques (xxe et xxie siècle), laquelle « dresse un bilan historiographique de l’étude de la revue au Québec » qui éclaire le cheminement de la recherche dans ce domaine depuis le début des années 1980, en France et au Québec, et souligne comment les perspectives historienne, sociologique et politique qui dominaient la discipline autour des années 1975-2000 ont été notamment remplacées dans le nouveau millénaire par des approches davantage socio-rhétoriques et socio-poétiques.

Les articles du présent numéro s’inscrivent dans le prolongement de ces avancées. Ils abordent des objets périodiques souvent encore peu étudiés, voire méconnus, des derniers cinquante ans (1976-2020[2]). Surtout, ils remettent en question un lieu commun assez répandu, qui veut que les intellectuel.les se seraient réfugiés dans le silence après le référendum de 1980. Ce topos de la démobilisation relative des voix militantes (qu’on pense à celles des mouvements indépendantistes ou socialistes) a pu faire croire à un retranchement presque total du politique. Or, le présent numéro illustre plutôt comment on assiste à une reconfiguration des formes d’engagement portées par les périodiques. Comment en serait-il autrement, pour peu que l’on pense la revue comme un appareil dont l’économie du discours est justement structurée par la rencontre du personnel et du collectif?

Il est évident que, de 1976 à nos jours, des revues militantes définies selon les codes traditionnels perdurent : cependant, durant cette période, plusieurs se cherchent, périclitent et meurent. En braquant le regard sur une prise de parole qui renouvelle l’engagement et la mobilisation, le présent dossier cherche à mieux saisir comment l’intime et la subjectivité (avec leurs manifestations dans le corps, l’art, la poésie, la sexualité, etc.) ont été investis afin de servir de lieux de réflexion pour une expression personnelle et collective. Les études qui suivent apportent un éclairage original pour comprendre cette évolution historique : elles font état des rapports nouveaux qui s’imposent entre l’intime et le collectif, entre le personnel et le politique; elles en repensent les liens, au point où l’on peut se demander si c’est l’intime qui devient politique ou le politique qui s’exprime désormais sur le mode de l’intime.

On ne peut pas penser à ces questions sans reconnaître l’apport des féministes (en particulier de la deuxième vague) dans leur articulation à la fois théorique et pratique de cette question. C’est sans doute pour cette raison que le dossier comprend trois articles portant sur des revues féministes différentes. Le texte d’Aurore Turbiau porte sur la revue Les Têtes de pioche et sur le rapport à la subjectivité qu’entretient le collectif dans sa ligne éditoriale et dans la façon de rattacher les expériences individuelles aux luttes collectives. Dans « La force plurielle du je : la revue Françoise Stéréo », Laurence Patenaude abonde dans le même sens, en montrant que le forum de voix rassemblées par Françoise Stéréo octroie une force non seulement à la parole plurielle, mais à la pluralité des prises de parole et à la représentation des subjectivités. Marie-Andrée Bergeron traite pour sa part d’une revue peu connue et pourtant déterminante dans l’histoire du féminisme québécois. Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui (AHLA) a représenté plus qu’un organe de presse; ce fut un outil politique pour les lesbiennes québécoises, surtout montréalaises. Bergeron montre que c’est notamment par le truchement d’AHLA que les théories wittigiennes ont eu un écho au Québec, alors que l’identification « lesbienne », une dénomination qui condense en elle-même des dimensions intimes et politiques, constitue un moyen de se situer en dehors du cadre binaire de l’hétérosexualité systémique et de se placer en faux par rapport au mouvement féministe traditionnel.

Les revues littéraires ont été interpellées par la conjugaison du privé et du politique, ne serait-ce, déjà, que par le « je » de l’auteur ou de l’autrice tentant de rejoindre le « nous » du public ou, plus fondamentalement, par la plus irréductible subjectivité tentant de rejoindre l’universel (de l’art ou de l’humanité). Élyse Guay s’intéresse ainsi à la « poétique urbaine et cosmopolite » portée par Claude Beausoleil et Michael Delisle dans la revue Lèvres urbaines, dont la première mouture paraît en 1983. La revue fait le pont entre formalisme et contre-culture, Beausoleil ayant été l’un des collaborateurs les plus importants de Hobo-Québec et de Cul-Q. Cet auteur se démarque par des filiations multiples (NBJ, Herbes rouges) qui lui confèrent une certaine centralité dans le champ littéraire de l’époque. Guay montre que, dans la foulée du retour à la lisibilité et au corps de certaines écrivaines féministes, le projet de Lèvres urbaines s’inscrit en faux contre le pouvoir symbolique de la génération des Miron et consorts, en faisant valoir une recherche poétique fondée sur des « arguments esthétiques » (poème bref, syntaxe simplifiée, narrativité) et une quête identitaire dans un territoire élargi à l’échelle des Amériques. Un imaginaire urbain s’impose dans la revue : voyages, parcours d’immigration, déplacements divers, où triomphe le cosmopolitisme.

Il aurait été difficile de ne pas aborder la question des zines (ou fanzines) : ces petits magazines, le plus souvent autoédités et autodistribués et donc dégagés des contraintes qui pèsent sur d’autres productions culturelles, cultivent un rapport au politique souvent placé, comme l’écrit Izabeau Legendre, « sous le signe de l’individualité, du personnel ». En constituant une généalogie du fanzine contemporain, le texte de Legendre défend l’idée qu’on discerne dans le fanzine une « politique de la mise en commun des intimités », dont la dimension collective reste perceptible depuis l’apparition d’Internet et la fondation des institutions locales vouées à sa promotion (Archive Montréal et Expozine). On a ainsi vu apparaître des fanzines à la circulation volontairement restreinte, marqués par des problématiques féministes de la troisième vague et s’adressant à un fanzinat précis. Ces fanzines nouveaux développent une « politique de l’intime », de l’exhibition et du partage des intimités, qui exige « une réciprocité de la part du lectorat ». Citant Stephen Duncombe (2017 : 32), Legendre conclut en soulignant comment ces zines ne se sont pas contentés « d’ouvrir le domaine du personnel à l’analyse politique », mais ont aussi « personnalis[é] la politique ».

En finissant, les analyses parallèles de Bélanger et de Caumartin permettent de cerner deux modalités d’expression des subjectivités : d’abord celle plutôt tournée vers la polis, le « dehors », puis celle, plus intime, mais non moins politique, tournée vers le « dedans ». David Bélanger présente la première modalité dans une analyse de la revue L’Inconvénient. Son article expose les stratégies rhétoriques de la revue, dont l’ironie est l’un des principaux ressorts. L’ethos de l’analyste lucide (ou cynique) qui s’y dessine se veut en phase avec l’analyse d’un temps présent dégradé et d’une société en perte de repères. Ici, le réseau de revues entre L’Inconvénient, Arguments et YYZ. La revue de la nouvelle est bien établi; les acteurs (le masculin est intentionnel) qui s’y promènent sont souvent les mêmes et tiennent un discours apparenté. La mise à distance qui s’opère par l’examen critique des discours culturels et politiques en circulation vise à donner un certain recul par rapport à ce qui est vu comme une obsession du présentéisme. Le discours de la revue Tristesse, dont traite Anne Caumartin, répond à la vision du monde exposée par L’Inconvénient, en mettant l’accent sur une pensée qui, sans être obsédée par le présent, valorise néanmoins le proche, l’immédiat et l’intime, comme le laisse à penser d’emblée le nom de la revue. Caumartin dresse le portrait d’une publication culturelle d’abord créée pour répondre à des préoccupations personnelles : celles liées à l’expression d’une certaine mélancolie, en investissant un lieu d’écriture créé pour soi.

Le présent numéro illustre comment la fin des années 1970 n’a pas correspondu à la « fin des grands récits ». Ce que certains esprits ont appelé les « tyrannies de l’intimité » ou la « montée du narcissisme » aurait mieux fait d’être interprété comme une reconfiguration de l’engagement autour de lignes de fracture qui étaient désormais autant publiques que personnelles. Dans cette transformation, résumée par le slogan « le privé est politique[3] », il s’agissait au moins autant de politiser le privé que de privatiser le politique. Aussi, le lieu de l’engagement peut changer sans en émousser la force ou en réduire la portée : c’est du moins ce que le présent dossier entend montrer.