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Color is not a human or personal reality; it is a political reality.

James Baldwin, The Fire Next Time

Introduction

La question raciale et raciste dans le roman québécois (Étienne, 1995) est un livre savant fondé sur la sémiotique anthropologique et des analyses statistiques, publié à Montréal aux éditions Balzac. À l’époque, il touche à un sujet sensible, non seulement pour l’auteur, mais pour la critique littéraire et la communauté universitaire québécoises. En effet, évoquer une forme de racisme en ce qui concerne la littérature québécoise dérange à une époque où les intellectuels et les professeurs affirment fortement l’identité québécoise francophone et rejettent la domination du Canada anglais. La société minoritaire, qui doit défendre ses valeurs et sa langue, a du mal à discuter du fait qu’elle pourrait manifester des comportements et des attitudes coloniales ou racistes vis-à-vis des minorités, qu’il s’agisse des immigrants, des Juifs, des Amérindiens ou des Noirs. C’est ce que l’on peut constater dans le livre au titre provocateur de Pierre Vallières, indépendantiste et marxiste, intitulé Nègres blancs d’Amérique (Vallières, [1968] 1979). Il y explore la situation des Québécois dominés par les anglophones et un capitalisme virulent. Il y analyse le conflit linguistique en retenant que celui-ci est plus important que les problèmes raciaux[1]. On ne niera pas que les Canadiens français minoritaires étaient relégués dans les marges de l’État canadien, comme l’ont montré bien des auteurs, que ce soit Gabrielle Roy dans Rue Deschambault, notamment dans la première nouvelle intitulée « Les deux Nègres[2] », ou Jacques Renaud dans Le cassé. On constate cependant avec surprise que Vallières ne reconnaît pas le racisme qui menace les Noirs au Québec :

Au Québec, les Canadiens français ne connaissent pas ce racisme irrationnel qui a causé tant de tort aux travailleurs blancs et aux travailleurs noirs des États-Unis. Ils n’ont aucun mérite à cela, puisqu’il n’y a pas, au Québec, de « problème noir »

[1968] 1979 : 26

Vallières affirme cette idée seulement quelque temps après l’occupation de l’université George Williams (Concordia maintenant), pour protester contre le racisme et la discrimination, par des étudiants noirs, blancs et antillais, le 29 janvier 1969 et la répression policière du 11 février 1969. Certes, contrairement aux États-Unis, et malgré le militantisme des Noirs à Montréal et leurs liens avec le Black Power et divers mouvements internationaux, les Noirs sont, dans les années 1960 et 1970, trop peu nombreux pour poser « problème », c’est-à-dire pour être écoutés lorsqu’ils dénoncent des formes d’exclusion diverses d’autant plus que, contrairement à la population noire des États-Unis, souvent mais pas toujours, ils sont des immigrants relativement récents. Au sujet des remarques de Vallières, on retient aussi ce que précise David Austin : « [I]l reste que la discrimination raciale systémique favorise même les plus pauvres des Blancs par rapport aux Noirs. C’est précisément un type de raisonnement douteux consistant à nier les expériences vécues par les Noirs – expériences qui, tout en étant variées, transcendent souvent les différences de classe – qui fait douter de l’analyse de Vallières. » (2015 : 98)

Il faut retenir, en ce qui concerne Étienne, que son livre scientifique ne se consacre pas seulement à un racisme irrationnel tel qu’évoqué par Vallières, mais aussi à un racisme rationnel soutenu depuis des siècles par l’opposition barbarie/civilisation. Étienne souligne, preuves à l’appui, que le racisme a toujours été systématisé dans des entreprises intellectuelles : « [E]t ce n’est pas un hasard si le racisme et l’antisémitisme ont été d’abord des référents morbides d’un groupe d’écrivains pour devenir ensuite ceux de milliers d’individus » (1995 : 20). Il se réfère de nombreuses fois au livre de Gilbert Varet intitulé Racisme et philosophie (1973), tout en citant des exemples tirés de Voltaire, de Marx ou de Drieu La Rochelle. Nous allons donc voir qu’Étienne dans sa recherche scientifique innove radicalement non seulement dans sa manière d’analyser les textes, mais aussi dans sa capacité à prendre la parole et à tirer des conclusions de ses analyses. En effet, il ne s’engage pas dans une rhétorique qui adoucirait les constats concernant la présence du racisme dans les textes retenus. En un style clair et argumenté, dans un texte structuré et documenté, il construit un raisonnement scientifique qui, cette fois, s’éloigne des oeuvres poétiques ou fictionnelles belles et stimulantes auxquelles il nous a habitués.

Passages racistes dans certains textes fictionnels québécois

Dans La question raciale et raciste dans le roman québécois, Étienne s’engage dans une recherche détaillée, documentée et fondée d’une part sur l’anthropo-sémiotique, alors en pleine expansion et, d’autre part, sur l’exploitation des ressources statistiques qui vont l’aider à montrer sans équivoque que la question raciale tourne souvent, chez plusieurs auteurs, au racisme. Il est bon de retenir l’utilisation de ces deux perspectives : question raciale et question raciste. La première engage une réflexion sur le rapport à l’altérité, sur les problèmes de stéréotypie, d’aménagement des différences. C’est ce que l’on peut observer dans la nouvelle de Gabrielle Roy, « Les deux Nègres », placée en tête de Rue Deschambault (1960). C’est dommage qu’Étienne ne mentionne pas ce texte. En effet, on y voit Roy explorer avec humour les différentes modalités des rapports de la communauté francophone de Saint-Boniface au Manitoba avec deux Noirs partiellement nomades qui travaillent pour les chemins de fer transcanadiens. On y mesure les écarts, les réticences, les angoisses de la communauté face à ces deux Noirs. La narratrice, Christine, y évoque toutefois une attitude de reconnaissance et de communication, qui échappe aux stéréotypies qui excluent. Dans cette nouvelle, Roy affirme son désir de rejeter toute forme d’exclusion et de racisme fondé sur l’origine et la couleur de la peau.

Étienne, donc, différencie bien question raciale et question raciste. Il a tendance, en suivant les procédures de l’analyse sémiotique, à se consacrer au racisme manifesté dans les stéréotypies par un certain nombre d’auteurs, Gilbert Larocque ou Victor-Lévy Beaulieu par exemple. Ces auteurs présentent les personnages noirs en fonction de qualificatifs, de sèmes : « puanteur, méchanceté, cannibalisme, laideur, bestialité, diabolisme, lèvres épaisses » (Étienne, 1995 : 86). Ces sèmes sont classés dans des configurations statistiques concernant une quarantaine de romans. On y découvre un tableau peu flatteur des Noirs et des Noires, des Juifs, des Amérindiens, par rapport aux Nord-Américains blancs, aux Européens et même aux Asiatiques. Par exemple, les Noirs affichent un taux identitaire négatif de 42, les Juifs de 25, les Amérindiens de 24. Quant aux Nord-Américains, le taux est de 4, celui des Européens de 5 et il monte à 19 pour les Asiatiques (Ibid. : 55). Les résultats de la méthodologie d’Étienne sont bien documentés et sont indéniables.

Cependant, il reste quelques cas plus flous, notamment celui de Réjean Ducharme, qui propose souvent des remarques à l’emporte-pièce. Elles sont marquées par un humour certain. Autrement dit, Ducharme reprend très souvent des stéréotypes racistes pour les utiliser dans ses romans, mais afin de les dénoncer dans leur outrance même. Il semble donc qu’en ce qui concerne Ducharme, Étienne n’a pas souligné cette utilisation antiphrastique des violences langagières racistes qui sert à les exposer de plein fouet pour les rejeter d’autant plus vivement. Il y aurait donc chez Ducharme une problématique raciale, mais pas raciste. Certes, chez lui, on n’est pas dans un humour manié de façon persistante, comme chez Dany Laferrière qui, dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer (1985), mène à une prise de conscience des différences, du racisme, de l’immigration, du multiculturalisme et des stéréotypies négatives. Toutefois, Ducharme sait lui aussi provoquer. Ces stéréotypes violents qui circulent dans les paroles du quotidien et qui sont placés dans un contexte qui les déconstruit s’ajoutent aux chiffres des statistiques retenues par Étienne. Ces chiffres révèlent une problématique raciste chez un certain nombre d’auteurs.

Le corps noir et le cerveau juif : un aspect du dualisme ambiant

Étienne a su lire attentivement les manifestations des diverses formes de dualisme à la base de stéréotypies exclusives se manifestant dans les textes littéraires dans le Québec des années 1960 aux années 1990. Il souligne le lien entre les transgressions morales, familiales et religieuses de l’époque par rapport à la période pré-Révolution tranquille, ainsi que l’immigration massive des personnes de race noire. « Dès lors, la question raciale au Québec, particulièrement dans la région de Montréal, va connaître les mêmes perspectives que dans les grandes villes américaines, c’est-à-dire le trafic sexuel par le commerce des femmes noires » (Étienne, 1995 : 129). Voilà qui va à l’encontre de Vallières dans Nègres blancs d’Amérique affirmant qu’au Québec, « il n’y a pas de problème noir ». Étienne évoque la neutralisation de la distanciation entre les hommes blancs et les femmes noires dans les bordels « où les garçons et les filles des collèges classiques vont essayer de liquider leurs pulsions ou leurs phantasmes… » (Ibid. : 137) en fonction du stéréotype de la sensualité du Noir ou de la Noire. La femme noire, à l’époque, selon Étienne, reste ainsi économiquement une marchandise et politiquement une colonisée. C’est ce qui se passe dans La nuit de Jacques Ferron, un roman pourtant ouvert au renouveau identitaire et à la relation positive avec l’altérité. Dans ce roman, Frank/François quitte sa femme et son bungalow, la nuit, pour explorer le monde du centre-ville de Montréal et s’inventer une autre identité. Il se consacre par la même occasion à savourer des stimulations régénératrices avec une prostituée noire, Barbara, ce qui lui redonne ses capacités de remise en question de soi et de la société dans une optique d’affirmation nationale.

Comme on le voit par cet exemple, et à la suite des remarques d’Étienne, la présence d’un personnage stéréotypé, une prostituée noire, s’enracine dans une réalité sociale extralittéraire. Toutefois, le problème est que, comme le montrent clairement les statistiques produites dans la recherche, il n’y a quasiment que des attributs négatifs ou figés dans les rôles qui sont attribués à des personnages qui ne sont pas blancs. Bien sûr, ce n’est le cas ni pour les Blancs ni pour les Blanches, comme le montrent aussi les statistiques. Il restera à Laferrière à bousculer ces stéréotypes du Noir grand baiseur. Dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, son personnage, en effet, séduit parce qu’il est un écrivain intéressant et un intellectuel très cultivé. Dans ce roman, Laferrière relie la tête et le corps des Noirs dans une contestation du dualisme exclusif. Ainsi, à partir de Laferrière, il n’y aura pas que les Juifs qui auront un côté cérébral et inquiétant, ainsi que le souligne Thomas F. Pettigrew, dans A Profile of The Negro American (1964), au sujet des préjugés raciaux. Étienne cite d’ailleurs Pettigrew : « L’objet tabou du premier type est le Juif cérébral ; et l’objet tabou du second type, c’est le Noir sexuel » (1995 : 143). Les Noirs désormais seront représentés hors d’un dualisme primaire séparant le corps et le cerveau. Ce sera un des apports de la littérature dite migrante ou ethnique qui déplacera, dans une ère postmoderne/postcoloniale en gestation, des catégories excluantes et racistes se manifestant sous forme de stéréotypisations diverses et répétées dans de nombreux textes littéraires des années 1960 à 1990.

La critique face à La question raciale et raciste dans le roman québécois

Peu de critiques ont été publiées au sujet de La question raciale et raciste dans le roman québécois. Retenons deux d’entre elles, particulièrement révélatrices d’un certain malaise devant le livre d’Étienne. D’abord, celle de Frédérick Durand dans Recherches sociographiques (1996 : 330-331). Dès le départ, on parle des forces et des faiblesses du livre d’Étienne en soulignant qu’on ne peut maîtriser tous les domaines, notamment les mathématiques à la base des statistiques qui aident pourtant à prouver clairement les qualifications très négatives des groupes envisagés : « Peut-être l’analyse mathématique nous semble-t-elle confuse et incompréhensible » (Ibid. : 330). Le critique tente donc de nier le caractère scientifique de la recherche au nom de son non-savoir à lui. Pourtant, Étienne, dans les remerciements (1995 : 7), exprime sa gratitude au mathématicien François Söler pour avoir participé au travail statistique. Le côté scientifique du livre est donc fondé. Plus loin, Durand se saisit d’une remarque d’Étienne affirmant que le noir, « (entendons par ce terme, la noirceur) », ajoute Durand (1996 : 331), est associé à la négativité. Durand rappelle qu’il en est de même dans certaines expressions pour le blanc, comme dans « cousu de fil blanc » ou « être blanc » au sens d’avoir mauvaise mine. Nulle part, il ne commente les analyses statistiques, les analyses sémiotiques de contenu, les nombreux exemples clairs tirés de fictions d’auteurs connus. Il mentionne juste le fait que Ducharme était peut-être ironique dans les reprises des stéréotypes. Finalement, Durand affirme que les intentions d’Étienne étaient « fort louables » (Ibid.). Il conclut en affirmant que les aspects sociologiques et anthropologiques du livre « nous laissent une impression de justesse bien que nous ne connaissions pas ces domaines en profondeur » (Ibid.).

Alors, pourquoi dans une revue savante, comme Recherches sociographiques, confie-t-on un compte rendu d’un livre savant à quelqu’un qui avoue ne pas connaître le domaine et qui ne peut en parler de façon éclairée et efficace ? Autrement dit, ce compte rendu ne sert-il pas à occulter les éléments fondamentaux et stimulants que le livre d’Étienne apporte ? Ne permet-il pas d’invisibiliser les apports importants de Gérard Étienne au sujet de l’analyse du racisme dans certains textes au Québec en ne traitant pas avec toute l’attention qu’elle mérite cette recherche particulièrement innovatrice en 1995 ?

Consacrons-nous maintenant au compte rendu du livre d’Étienne par Janet Paterson, dans University of Toronto Quarterly (1997-1998 : 470-473). On mentionne le but ambigu de l’ouvrage d’Étienne. D’une part, il ne vise pas à présenter le racisme comme un des attributs de la société québécoise, d’autre part, il souligne que, dans les années 1960-1970, il étudie une littérature qui traite de manière répulsive les Noirs et les Juifs. Paterson est mal à l’aise. Elle se demande si Étienne a raison dans ses critiques « très graves » (1997-1998 : 471) qui peuvent mener à faire prendre conscience que « la littérature québécoise contemporaine contient un discours raciste ». Paterson accumule les réflexions qui remettent en question les analyses d’Étienne. Elle retient certes ce qu’il souligne, c’est-à-dire que, dans La belle bête de Marie-Claire Blais, « Isabelle-Marie se voit contrainte de vivre dans un isolement absolu parce qu’elle a les yeux, la chevelure et la peau noire » (Ibid.). Toutefois, Paterson poursuit en affirmant qu’« un problème important se pose dans la mesure où nulle part dans le texte n’est-il indiqué que l’héroïne est noire » (Ibid. : 472). Paterson et Durand, plutôt que de présenter les lignes de force du livre d’Étienne, passent leur temps à tenter de nous convaincre que le livre est sans grand intérêt (Durand) ou qu’il dégage une problématique raciale mais pas raciste (Paterson) : « Si ce genre de passage ne démontre pas en soi, à notre avis, que Beaulieu est raciste, il signale incontestablement la présence d’une problématique raciale dans le texte » (Ibid. : 473). Ainsi, Paterson nous ramène à la thématique d’une problématique raciale qui, en effet, n’est pas forcément raciste, comme le montre la nouvelle « Les deux Nègres », publiée dans Rue Deschambault de Roy.

Ces comptes rendus sont particulièrement intéressants, car ils refusent de se situer dans la logique de l’argumentation d’Étienne et de tenir compte des statistiques qui accompagnent des citations bourrées de stéréotypies racistes et de mentions de personnages constamment présentés comme négatifs. Exemple : « Enfin une nuée de négrillons criards… » (Benoit, 1964 : 9) ; « Oh, ils ne sont même pas propres ces gros Juifs miteux… » (Beaulieu, 1970 : 11) ; « L’Arménien, sa servante noire, trois mendiants aveugles, dix négrillons surgissaient à l’instant » (Grandbois, 1991 : 19). On retient aussi les odeurs sauvages, les odeurs chaudes et animales liées aux femmes noires chez Gilbert La Rocque, dans Corridors (1986 : 186). Ces qualificatifs exprimant le rejet ne font que s’ajouter à des remarques de nombreux autres critiques qui, quand sont évoquées des formes d’exclusion, tentent de remettre en question l’intérêt d’un texte. Retenons par exemple Pierre de Grandpré, dans Le Devoir. Il rejette « Les deux Nègres », la première nouvelle de Rue Deschambault :

Ce que nous savons, c’est qu’aucune enfance n’est plus plausible, plus seyante pour Gabrielle Roy, telle que son oeuvre la révèle, que celle de sa « Petite misère ». On regrette, à ce propos, que le recueil ne commence pas par le chapitre portant ce titre. L’humour un peu éteint du récit intitulé « Les deux Nègres » ne méritait pas, semble-t-il, l’honneur de passer en première place

Grandpré, 1955 : 32

Il y a dans la critique portant sur la littérature québécoise une tradition qui tente de marginaliser des réflexions sur les problématiques explorant les questions d’exclusion et de racisme, notamment au sujet des Noirs. Pour les critiques, qui sont souvent des professeurs d’université, il ne faut généralement pas mentionner un problème de racisme, notamment à l’époque où la littérature représente un médium privilégié d’affirmation nationale pour une communauté menacée comme celle des francophones du Québec. De ce point de vue, la recherche d’Étienne est en avance sur son temps, car après l’affirmation des écrivains dits ethniques ou migrants et des auteurs autochtones, de nombreux livres, thèses et articles jetteront une lumière intéressante et documentée sur les rapports d’inclusion et d’exclusion dans la littérature québécoise.

Défendre un groupe homogène

Les auteurs étudiés par Étienne font partie d’une époque où un groupe se constitue, comme tout groupe, en tombant d’accord sur qui il faut exclure. C’est ce que montre René Girard dans Le bouc émissaire (1982). Sans mentionner Girard, Étienne n’est pas loin d’aboutir à cette perspective lorsqu’il affirme que « le champ culturel du Blanc, qu’on le veuille ou non, intervient à tout moment comme instance de jugement dans la production d’un acte » (1995 : 157). De ce fait, Étienne laisse entendre qu’il est nécessaire d’encourager une forme de changement culturel qui permettra aux prochaines générations d’échapper à des modes de pensée dépassés dans le contexte de la légitimation des déplacements géosymboliques (Imbert, 2014). Il propose aux écrivains l’exploration d’une forme de dissidence, ce qui correspond à la position de la littérature toujours située « entre les dogmes d’une culture vécue ou subie et les perpétuelles remises en question des paramètres conservateurs de cette culture » (1995 : 156). En cela, il rejoint la réflexion de Jacques Godbout qui, dans la revue Liberté en 1975, affirmait ce qui suit :

Quand en littérature, affleure la xénophobie […] quand les étrangers se taisent parce qu’on leur reprocherait de parler de ce qu’ils ne savent pas… quand il faut avant de publier porter un serment d’allégeance […] il est grand temps d’affirmer qu’écrivain, on n’est pas de la famille… que ce n’est pas par manque d’amour, mais parce que la littérature est un texte qui doit prendre et garder ses distances et surtout parce que, essentiellement, l’écriture est une activité d’étranger

1975 : 9

Ainsi, La question raciale et raciste dans le roman québécois, comme les oeuvres fictionnelles et poétiques d’Étienne, est une oeuvre dissidente par rapport à certaines productions scientifiques ou littéraires plus insérées dans une norme liée à la volonté d’affirmer une identité homogène. Malheureusement, les critiques de Recherches sociographiques et de University of Toronto Quarterly, dont la tâche était d’analyser et de présenter les apports de ce livre à la connaissance des discours intégrés dans les oeuvres de littérature québécoise des années 1960 à 1990 par l’intermédiaire d’une analyse anthropo-sémiotique, n’ont pas visé ou ne sont pas parvenus à en dégager les lignes de force et l’apport innovateur.

Durée longue et durée courte dans les groupes noirs au Canada

Il faut constater qu’Étienne pas plus que les critiques de son livre ne soulignent qu’au Canada, il y a des Noirs qui, comme les Blancs, sont au Canada depuis bien avant la Confédération. De nombreux Noirs sont nés au Canada et cela, depuis l’arrivée des esclaves qui travaillaient pour des Canadiens français, comme l’a rappelé Marcel Trudel (1963). De plus, beaucoup de Noirs sont arrivés au Canada au xixe siècle. Ils fuyaient les États-Unis et l’esclavage et se sont installés dans le sud de l’Ontario ou à Halifax, comme le mentionnent George Elliott Clarke (2001) ou Yves Antoine (1998).

Dans la construction idéologique des racines canadiennes, les peuples fondateurs sont les Blancs canadiens-anglais et canadiens-français. C’est encore ce que l’on peut constater en partie de nos jours, car les décisions de reconnaître des peuples fondateurs passent par des exclusions qui sont des effacements historiques parfois quasi complets, comme le soulignent régulièrement les écrivains autochtones, en particulier Naomi Fontaine (2017) et Tomson Highway (2003). Rappelons donc dans le cas des Noirs, l’histoire d’Angélique, cette esclave noire accusée, par rumeurs, d’avoir incendié une partie de Montréal et qui fut pendue. Lorena Gale, une écrivaine montréalaise anglophone nous propose d’explorer les malheurs de la vie d’Angélique dans la pièce de théâtre intitulée Angélique (2000). Les esclaves et les descendants d’esclaves ont contribué à développer le pays, mais, parce qu’ils sont restés très minoritaires, ils n’ont laissé que peu de traces, et on ne s’est pas intéressé à eux. Le racisme n’est pas qu’une question de rejet violent lié à du « trop visible » : la couleur de la peau. Il est couplé simultanément à l’invisibilisation, au déni de présence qui entraîne une perte de droits. De plus, comme le souligne Laura Rizzà, les politiques multiculturelles canadiennes ont certes contribué à reconnaître les autres, mais elles ont aussi mis en péril la reconnaissance des Noirs canadiens établis dans le pays depuis très longtemps. Dans « Dismantling Canadian Multiculturalism in African-Canadian Fiction », en particulier dans son analyse de Any Known Blood de Lawrence Hill (Rizzà, 2013), elle montre que l’histoire longue des Noirs canadiens disparaît sous les accommodements ouverts aux nouveaux arrivants. En effet, le récit du multiculturalisme persuade les gens que les Noirs sont au Canada depuis peu, car ils tendent à être tous perçus comme des immigrants, ce qui rend la présence longue des Noirs au Canada invisible.

Conclusion

Je ne me limite pas à mon sang, ni à ma langue, ni à un drapeau.

Antonio D’Alfonso, Avril ou l’anti-passion

Étienne propose une excellente discussion de la situation des minorités dans le contexte d’un Québec qui n’a pas les mains libres face aux politiques multiculturelles de l’État fédéral. Il souligne que l’on peut « considérer les politiciens des partis libéral et conservateur comme les alliés objectifs des Anglais et des Amérindiens vu leur refus d’adhérer aux valeurs éthiques de la société québécoise » (Étienne, 1995 : 173). En effet, après avoir analysé la présence de stéréotypes racistes dans divers textes de la littérature québécoise et les liens entre ces stéréotypes et certaines dynamiques sociales racistes à Montréal, Étienne mentionne que le Québec est en train d’instaurer des politiques qui vont permettre une meilleure intégration des immigrants et des personnes racisées dans le but de maîtriser le racisme institutionnel. Comme le note Dany Laferrière dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, « [u]n pays est un roman écrit par ceux qui l’habitent. Chaque interprétation nouvelle l’enrichit. » (2015 : 199) La littérature a en effet un rôle important à jouer dans les rapports à l’altérité et dans la redéfinition de ces rapports. Étienne, en tant qu’écrivain, intellectuel et chercheur scientifique, est très bien placé pour analyser et repenser les relations de pouvoir et proposer des pistes de réflexion qui ouvrent sur des changements.

C’est pour cela qu’il critique simultanément les groupes ethniques qui véhiculent des valeurs non libérales, comme la ségrégation des femmes ou, pire, comme les mutilations sexuelles, ou encore des perspectives féodales et répressives dans l’éducation des enfants. En cela, il annonce les critiques de Will Kymlicka, dans Multicultural Odysseys : Navigating the New International Politics of Diversity (2007). Kymlicka souligne que nombre de groupes ethniques sont dominés par des agents d’ethnicité ou des agents des pays d’origine. Ils cherchent souvent à perpétuer des perspectives non démocratiques, ethnocentrées et racistes face à d’autres groupes ethniques dans les pensées et la dynamique sociale des immigrants installés au Canada.

Ainsi, Étienne, tout en constatant la présence de stéréotypes racistes dans plusieurs textes littéraires québécois, sait proposer une réflexion nuancée au sujet des rapports aux altérités. Il regrette aussi que les productions littéraires québécoises qu’il a analysées donnent des armes à des agents illibéraux, qui luttent contre les valeurs démocratiques afin de maintenir la cohésion du groupe ethnique qu’ils veulent conserver dans des traditions culturelles qui, parfois, sont dévastatrices pour les individus. Autrement dit, la recherche scientifique d’Étienne publiée en 1995 est détaillée, contextualisée, approfondie, nuancée et ouverte au mieux-être des sociétés canadienne et québécoise, qui peuvent s’ouvrir davantage aux autres afin de développer toutes les facettes d’une démocratie multiculturelle (au Canada) ou interculturelle[3] (au Québec) efficace et tournée vers l’avenir.