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Toujours un pli dans le pli, comme une caverne dans la caverne Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque

1988 : 9

Alors que la manifestation de la réflexivité théâtrale est passablement ancienne – le titre du dernier ouvrage de Tadeusz Kowzan, Théâtre miroir : métathéâtralité de l’Antiquité au xxie siècle, est à cet égard révélateur[1] –, la réflexion théorique qu’elle a suscitée est relativement récente. Avant l’écriture contemporaine qui, pour citer Michel Foucault, « n’est pas marquée comme résultat mais dominée comme pratique[2] » (1994a : 792), et la prédilection postmoderne pour toutes les manifestations de métafiction, la théorisation de la réflexivité théâtrale trouve une possible origine dans la problématique de l’esthétique spéculaire formulée par le romantisme allemand, notamment par Friedrich Schlegel (Schaeffer, 2002 : 15-17), ou encore dans l’effort des formalistes, notamment Roman Jakobson, pour mettre au jour une évanescente « littérarité » de la littérature. Relevant de la forme plutôt que de toute autre considération hétérotélique, cette fameuse « littérarité » devait résulter, je le rappelle, de la prédominance au coeur du processus de communication analysé par Jakobson d’une fonction dite « poétique » – ou encore « rhétorique » ou « textuelle » – mettant l’accent « sur le message pour son propre compte » (1963 : 218). Au lieu du concept analogue de « théâtralité », tout indiqué pour dénoter un phénomène similaire au théâtre, on adopta pourtant le terme de « métathéâtralité ». Il est vrai qu’à la différence de « littérarité », néologisme libre de toute connotation contraignante, la notion déjà existante de « théâtralité » était entachée d’un tel flou sémantique qu’elle avait peu de chance d’acquérir une valeur conceptuelle efficace. « Mot de sens si confus », résume Anne Ubersfeld à propos de la « théâtralité », « qu’il finit par être un cache-misère, et ne plus désigner que… le théâtre » (1996 : 83). Et cela à la différence notable des notions de « performance » et de « performativité » qui gagnèrent en investissement théorique ce que « théâtralité » perdit en précision conceptuelle. « Métathéâtralité », en revanche, pouvait clairement indiquer un retour du théâtre sur lui-même, pour « son propre compte », et correspondait en outre à « metatheater », le concept forgé par Lionel Abel et vraisemblablement inspiré de « métalangage » tel que l’avait défini le linguiste Louis Hjelmslev : « des langages qui traitent de langages[3] » (1968 : 161).

Aussi simple que discutable, la thèse d’Abel postule qu’à un théâtre « naïf », que serait la tragédie grecque – tout particulièrement l’Oedipe roi de Sophocle, qui manifeste un développement continu de pitié et de terreur, éléou kai phobou (έλέου και φόβου), les deux ingrédients requis par Aristote dans La poétique (1980 : 6, 53) –, ferait suite un théâtre qui aurait pris conscience de soi, et cela de façon quasi définitive. Au lieu de renvoyer au monde, ce « metatheater », du fait de sa lucidité (self-consciousness) – lucidité à la fois des dramaturges et de leurs personnages « aware of their own theatricality » (Abel, 2003 : vi) –, serait incapable d’entretenir un quelconque rapport avec le hors-scène et ne renverrait donc plus qu’à lui-même. Alors que la tragédie renverrait au réel, le métathéâtre ainsi compris glorifierait les pouvoirs infinis de l’imagination face aux limites que lui imposerait le monde. Cette théorie permet à Abel d’affirmer que les dramaturges occidentaux qui ont voulu produire des tragédies se sont tous fourvoyés. Seules deux pièces feraient exception : Macbeth de Shakespeare, capable pour sa part d’induire pitié et terreur, et Athalie de Racine, « one of the greatest tragedies ever written » (2003 : 86-87), grâce à la catharsis qu’elle provoque en suscitant de la sympathie à la fois pour le bourreau et pour sa victime. Irrémédiablement prises dans la conscience qu’elles ont d’elles-mêmes, les autres tentatives auraient inéluctablement débouché non sur une réflexion de la condition humaine – si telle doit être la nature de la tragédie[4] – mais au contraire sur une projection poétique de la conscience humaine à travers un commentaire sur le genre tragique lui-même. Les travaux de Florence Dupont ont toutefois remis en question la vulgate de la tragédie grecque « comme texte lisible et comme incarnation première du tragique » (2001 : 15). En tant que « performance ludique » (2007 : 10), la tragédie grecque n’aurait pas relevé, selon Dupont, du genre littéraire et, contrairement à la doxa relayée par Abel – mais aussi par Jean-Pierre Vernant –, elle n’aurait nullement renvoyé au réel social de la Cité. Le fondement historique de la tragédie grecque proposé par Vernant serait « une belle théorie » que Dupont s’efforce de remplacer par « une raison esthétique » (2001 : 193-194). Le théâtre grec en tant que lieu du débat politique serait tout simplement un mythe, un « grand fantasme » : « Cette idée que la tragédie est la façon dont la cité athénienne se regardait et se remettait en cause, est devenue le grand fantasme de nos démocraties modernes et de leurs théâtres subventionnés. Notons qu’Aristote est indirectement responsable de ce dérapage » (2007 : 14-15). Plutôt qu’avec le politique, c’est par conséquent avec l’esthétique que l’efficacité spectaculaire souhaitée aurait eu partie liée. La tragédie romaine, de même, aurait été « perçue comme un mensonge, et cela sans illusion, sans ressemblance » (2000 : 152). Quant à la comédie, il est postulé que son intrigue « se défait par « ludification » et alimente ainsi le spectaculaire ludique » (2007 : 242). Le plaisir du spectateur et la réussite de la performance n’auraient donc pas dépendu de la mimesis d’un quelconque muthos originaire, mais auraient au contraire reposé sur des « jeux verbaux et sonores issus de la parole éloquente, verba, sententiae, numeri, avec parfois, en plus, leur exploitation chantée, cantus » (2000 : 152). Considérant que la métathéâtralité est constitutive de la comédie ancienne, Dupont ne théorise pas la question spécifique du « théâtre dans le théâtre ». Quant à Abel, étant donné sa conception particulière du metatheater, il est logiquement enclin à n’accorder qu’une place somme toute restreinte à un phénomène qu’il considère comme un simple procédé et non comme une structure parfaitement définie, « only a device, and not a definite form » (1963 : 60 ; 2003 : v-vi).

Alors que d’un point de vue dramaturgique les notions de « métathéâtre » et de « théâtre dans le théâtre » se rejoignent en ce qu’elles manifestent toutes deux la même propension du théâtre à représenter moins un référent hétérogène qu’à pointer vers lui-même, il est légitime que d’un point de vue théorique ces concepts soient nettement distingués. Si tout texte spectaculaire, c’est-à-dire toute représentation théâtrale qui contient une pièce ou un spectacle interne, peut être qualifié de métathéâtral, la métathéâtralité n’implique pas nécessairement la présence d’une pièce enchâssée. La métathéâtralité intègre certes la manifestation du « théâtre dans le théâtre », elle ne saurait pourtant être réduite à ce phénomène particulier.

En effet, à la différence de la métathéâtralité – ou du « métadrame[5] » – qui relève de ce que l’on pourrait appeler le « théâtre du théâtre » et qui revêt de multiples aspects, le phénomène du « théâtre dans le théâtre » dépend d’une structure dramatique précise. Celle-ci consiste dans l’enchâssement d’un spectacle dans un autre afin de donner l’occasion à un personnage au moins de la pièce-cadre de devenir spectateur de la pièce enchâssée. Le « théâtre dans le théâtre » relève donc d’une « réflexion de l’énonciation », l’une des modalités de mise en abyme analysées par Lucien Dällenbach (1977), à qui l’on doit une description minutieuse ainsi qu’une typologie précise du procédé. Nul besoin, en effet, que l’action de la pièce enchâssée reflète celle de l’action enchâssante pour que l’on soit en droit de parler de mise en abyme. Si la mise en abyme peut impliquer l’énoncé[6], elle peut aussi être métatextuelle, c’est-à-dire en mesure de s’appliquer au code, à l’énonciation. Cette mise en abyme du code est d’autant plus marquée lors du phénomène de « théâtre dans le théâtre » qu’il est extrêmement fréquent que les commentaires des personnages-spectateurs soient eux-mêmes métadramatiques. C’est-à-dire que ces commentaires portent moins sur l’action de la pièce intérieure observée que sur les aspects dramaturgiques de celle-ci, en particulier sur le jeu de ses personnages, ou sur les conditions matérielles de cette représentation enchâssée.

Certains, comme Georges Forestier ou Richard Hornby, veulent que pour qu’il y ait « théâtre dans le théâtre », la pièce-cadre et la pièce emboîtée ne partagent pas la même continuité dramatique. Cet impératif demande, c’est le cas de le dire, réflexion. Je prétends en effet que le « jeu de rôle » constitue lui aussi une variante parfaitement légitime du « théâtre dans le théâtre ». Ce que récuse Forestier (1996 :12) en arguant du prétexte que le « jeu de rôle », sous sa forme la plus habituelle du déguisement, participe à l’action de la pièce qui le suscite et, de ce fait, n’entraîne pas un changement de niveau dramatique.

Si, dans une certaine mesure, le degré d’autonomie de la pièce intérieure par rapport à la pièce-cadre peut s’avérer pertinent pour discriminer entre différents types de spectacles enchâssés, la dépendance dramatique de la première à l’égard de la seconde n’est pas incompatible, loin de là, avec l’instauration d’un nouveau niveau théâtral. En reflétant le code d’une manière aussi efficace que le « théâtre dans le théâtre » tel que l’envisagent Forestier et Hornby, le « jeu de rôle » ménage fréquemment un moment de suspens dans le déroulement de l’intrigue. Sans présenter, je le concède, une véritable métalepse dramatique, le « jeu de rôle », du fait de son extrême théâtralisation, rompt néanmoins l’uniformité esthétique du niveau commun et, ce faisant, y ménage une certaine profondeur. Celle-ci se traduit par une indéniable rupture de niveau sur le plan théâtral, lors de la réception du texte spectaculaire et/ou dramatique par le spectateur et/ou lecteur de la pièce.

Souvent d’une totale gratuité du point de vue de l’action dramatique, les « jeux de rôle » qu’enveloppent le regard et les commentaires d’un personnage-spectateur peuvent aisément se métamorphoser en spectacles autonomes. Il convient par conséquent de distinguer le « jeu de rôle » du « jeu de masque », c’est-à-dire du simple déguisement. Si, de par sa nature éminemment théâtrale, le « jeu de masque » – comme d’ailleurs le mensonge, qui en est l’équivalent linguistique – constitue bien un marqueur implicite de réflexivité dans la mesure où le masque tend à l’emporter sur le visage, le rôle joué à prévaloir sur le personnage, il demeure toutefois plus utilitaire que véritablement métathéâtral. Je pense en particulier ici à tous ces déguisements qui, après avoir fait preuve de leur extrême efficacité dans le roman, envahissent le théâtre baroque. Éminemment efficaces pour récupérer un amant ou une amante, ces déguisements se distinguent de ceux mis en scène dans les « jeux de rôle » par le simple fait qu’ils ne bénéficient pas du regard et des commentaires de spectateurs internes chargés, à l’intention des véritables spectateurs et spectatrices de la pièce, d’en souligner, comme dirait Ubersfeld, les « signes-théâtre » (1981 : 115). Tout en étant des indices indéniables de réflexivité, les regards muets qui enveloppent souvent ces « jeux de masque » demeurent non suffisamment marqués pour octroyer aux épisodes observés le statut de « théâtre dans le théâtre ». Comme je le proposais précédemment, il vaudra mieux parler dans ces cas de « théâtre du théâtre ». Davantage que l’hétérogénéité du spectacle enchâssé par rapport à la pièce-cadre, c’est donc la présence d’une instance réceptrice interne active qui valide le phénomène du « théâtre dans le théâtre ».

Inséparables de la structure dramatique du « théâtre dans le théâtre », ces personnages-spectateurs mis en scène ne sont pas sans rappeler ces spectateurs mis en toile recommandés jadis par Leon Battista Alberti pour faciliter la réception des tableaux :

[…] il est bon que dans une histoire il y ait quelqu’un qui avertisse les spectateurs de ce qui s’y passe ; que de la main il invite à regarder […], que par un visage menaçant ou des yeux farouches, il leur interdise d’approcher, ou qu’il leur indique qu’il y a là un danger ou une chose digne d’admiration, ou encore que, par ses gestes, il t’invite à rire ou à pleurer avec les personnages.

1992 : 179

En inscrivant directement sur la toile le type de regard que l’épisode représenté doit susciter, ces figures de liaison révèlent le mécanisme de la représentation et, ce faisant, perturbent nécessairement l’illusion picturale. Mais voir fonctionner la représentation, la voir « fictionner » pourrait-on dire, ne détruit ni le charme de la chose théâtrale ou picturale, ni encore moins le plaisir du théâtre ou de la peinture. Contribuant à la rupture de cette « douce illusion » qui, selon La Bruyère, serait « tout le plaisir du théâtre » (1962 : 84), la présence d’une instance spectatrice interne enchante en désenchantant. En faisant en sorte que l’attention du spectateur ou de la spectatrice porte sur ce que la convention théâtrale s’évertue généralement à oblitérer, cette suspension de l’action représentée au bénéfice de la mise en abyme de la représentation a quelque chose d’insolite, voire d’insolent. Pli de la représentation sur elle-même, le « théâtre dans le théâtre » offre ainsi au théâtre la possibilité d’entrer dans la souveraineté d’une mise en scène ayant le pouvoir de représenter sa représentation et, dans le même temps, donne à l’instance spectatrice l’occasion de faire réflexion sur son propre rôle, de devenir un partenaire actif du jeu dynamique de la réception/signification. Trois fonctions majeures peuvent être associées au phénomène :

  1. Une fonction de focalisation. Projection dynamique de l’instance spectatrice, les personnages-spectateurs répercutent en direction du public les signes de l’espace scénique. À l’instar des « admoniteurs » du tableau recommandés par Alberti pour contraindre la réception de ceux qui le regardent, la scène utilise ce même type de personnages afin de moduler le regard des spectateurs réels. Comme leurs homologues de la toile peinte, les admoniteurs scéniques « invitent à regarder », mais aussi à écouter, la partie de la représentation dont ils sont censés être les spectateurs. Ayant généralement trait à la manière plutôt qu’à la matière de ce qu’ils observent, leurs commentaires affectent les véritables spectateurs qui vont de la sorte privilégier la dimension dramaturgique (théâtrale) de la pièce au détriment de sa dimension dramatique (fictionnelle). Cette fonction de focalisation se combine ainsi avec la fonction suivante.

  2. Une fonction didactique. Du fait de la présence scénique de son reflet, le spectateur fait réflexion sur son rôle et prend ainsi une part beaucoup plus active au processus signifiant de la représentation. Au lieu de miser sur la fascination du spectateur – ce que s’ingénie à faire le théâtre dit « de boulevard », comme souvent d’ailleurs le cinéma et, plus encore, la télévision –, le procédé du « théâtre dans le théâtre » transforme le spectateur et la spectatrice en sujet, aux deux sens du terme, de la représentation. À l’instar de l’acteur qui se voit jouant, le spectateur se voit regardant et acquiert ainsi la conscience d’être partie intégrante de la construction de la pièce au moment où celle-ci s’élabore. Transformant un spectacle qui se satisfait habituellement de la passivité de l’instance réceptrice en un spectacle qui, au contraire, en favorise l’activité, cette « école du spectateur » est d’autant plus intéressante qu’elle souligne aussi la nécessaire dialectique entre production et réception. Deux pôles qui contiennent en eux l’étape inverse et néanmoins complémentaire du mécanisme de création : l’acte réceptif intègre le processus de la production qui ne saurait, quant à lui, se concevoir sans l’anticipation d’une instance réceptrice.

  3. Une fonction d’illusion et d’effet de réel. Le clivage entre personnages-spectateurs et personnages-acteurs instaure aussi une dichotomie dans l’espace scénique. En dotant une partie de la scène d’un surcroît de « signes-théâtre » qui en soulignent explicitement le code, la théâtralité inhérente à tout ce qui est situé dans l’espace scénique (phénomène de dénégation) se trouve automatiquement canalisée vers cette zone surthéâtralisée. L’autre partie de la scène se fait ainsi oublier en tant que « théâtre » et, idéalement, se confond avec la réalité de la salle. Plus les parties enchâssées s’afficheront comme « théâtre », plus les parties enchâssantes donneront l’illusion de la réalité[7]. Ainsi, dans la pièce Bonbons assortis au théâtre de Michel Tremblay, la piètre performance d’Albertine, prétendument envoyée du père Nowell [sic] et « déguisée en fée des étoiles des pauvres » (didascalie) donne, par la présence concrète de ce personnage-acteur porteur d’une fiction ostensiblement factice, un effet de réel à l’épisode familial de l’acte II qui la met en scène. Exhibant l’extrême maladresse de la comédienne improvisée, la pièce enchâssée permet d’autre part aux éventuelles carences des comédiens de la pièce-cadre de passer par comparaison sinon tout à fait inaperçues du moins de bénéficier de l’indulgence des spectateurs. Effet de réel, encore, dans L’impromptu de Versailles de Molière qui, comme l’écrit Philippe Beaussant, « n’est pas une pièce mais une absence de pièce » (1999 : 142). Ici, l’esquisse d’une « comédie des comédiens » (scène I) et la répétition subséquente (scènes III-V) oblitèrent l’effet déréalisant du plateau et, à la création de la comédie en 1663, pouvaient faire apparaître, et ce, de façon éminemment paradoxale, Molière (qui jouait Molière jouant un marquis ne voulant pas « être joué par Molière » [scène III], dans une pièce de Molière) comme le véritable Molière…

Infraction narrative à valeur de métalepse, la rupture de l’illusion référentielle entraîne une indubitable autonomie du texte dans le processus de la représentation. Mais, si cette infraction est en mesure de rassurer le spectateur par la mise en évidence de la fiction, du faux, elle peut s’avérer aussi éminemment déstabilisatrice. C’est un élément de type existentiel qu’il faut maintenant considérer et qui, je pense, contribue aussi à cet « enchantement » paradoxal auquel je faisais précédemment allusion. Sur le plan de la réception, la mise en abyme métatextuelle du « théâtre dans le théâtre » dans le genre dramatique – à l’instar de la métalepse dans le genre romanesque – conduit à la conclusion logique, et pour le moins troublante, que si les personnages d’une fiction peuvent en être les spectateurs – ou les lecteurs –, il n’est certainement pas exclu que nous, spectateurs ou lecteurs, puissions à notre tour être de simples personnages fictifs. En effet, il se pourrait que ce que nous prenons pour de l’extradiégétique ne soit en fait que du diégétique qui s’ignore. Au lieu de constituer, comme nous l’assumons allègrement, une instance réceptrice résolument externe, rien ne prouve en fin de compte que nous ne soyons pas les spectateurs-acteurs d’une pièce qui cache son jeu. Avant que n’en parle Jorge Luis Borges (1974 : 669), cette inquiétante éventualité avait été mise en scène par Ludwig Tieck dans Die verkeherte Welt (« Le Monde à l’envers ») (1798) :

Scävola : C’est trop dément ! Regardez-moi ça bonnes gens, nous voici assis comme spectateurs qui voyons une pièce, et dans cette pièce d’autres spectateurs sont assis qui voient une pièce, et dans cette troisième pièce une autre pièce est jouée à l’attention des acteurs de la troisième pièce.

L’Autre : Pensez maintenant qu’il est possible que nous-mêmes, nous soyons des acteurs de quelque pièce et que quelqu’un voie cette chose, tout ce mélange !

Cité par Schaeffer, 2002 : 24

La réaction de L’Autre recoupe certainement celle que pourrait avoir un lecteur ou une lectrice véritable de Coeur de pierre (Gallimard, 2007), un roman de Pierre Péju, auteur précisément d’une monographie sur Ludwig Tieck : Teinte pastel et encre noire (Corti, 1993). Dans ce roman, de la plume d’un familier de Tieck, il est question d’une certaine Leïla qui, après avoir appris de l’énigmatique Mémé la Noire qu’elle n’était autre qu’un personnage de roman, parvient à passer dans l’univers de son auteur, Jacques Larsen, afin de lui faire modifier le destin misérable qu’il avait concocté pour un certain Schulz, chômeur expulsé de chez lui et mort de froid. Une fois la chose faite, Leïla réintègre son monde et c’est alors que nous apprenons que Juliette, la femme disparue de l’écrivain Larsen, était elle aussi partie à la recherche de son auteur pour lui demander de favoriser une carrière théâtrale jusqu’alors médiocre. Comment, à la lecture de tous ces personnages donnés comme réels mais s’avérant en fin de compte – en fin de conte – personnages de roman, le lecteur ne serait-il pas lui aussi enclin à se poser quelques délicates questions quant à sa véritable nature ? À l’« être-devant », pour parler comme Artaud, que suppose le rapport du spectateur à la représentation – ou du lecteur à la fiction –, se substitue par conséquent l’« être-dedans », qui annule celle-ci et nous annule du même coup dans l’indifférenciation généralisée d’un mystérieux spectacle – ou un non moins mystérieux récit – qui nous échapperait autant dans sa production que dans son ultime réception.

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Forme la plus aboutie de métathéâtralité, l’intéressant phénomène du « théâtre dans le théâtre » est cependant loin de constituer la seule manifestation d’ostension théâtrale. Outre dans les nombreuses allusions renvoyant au champ sémantique de la création dramatique ou de la technique des acteurs et des praticiens de la scène, la réflexivité théâtrale s’incarne aussi dans tout ce qui évoque la vue, ce sens particulièrement valorisé au théâtre. Théâtralisé de façon explicite dans le « théâtre dans le théâtre », le regard se trouve continûment mis en scène de manière implicite : personnage, ou « simple » confident, qui a les yeux fixés sur son partenaire ; comédiens qui interviennent depuis la salle ou restent en scène alors même que leur personnage n’est pas en jeu et contemplent le spectacle en cours, ou même, comme par exemple dans l’Hippolyte de Garnier mis en scène par Robert Cantarella (Avignon, Gymnase du lycée Mistral, 2007), qui vont s’asseoir à côté des spectateurs ; caméras de télévision qui enregistrent le spectacle depuis la salle ; public disposé de part et d’autre de la scène – avatar moderne de l’habitude consécutive au Cid d’installer des spectateurs à même le théâtre ; éléments de décor susceptibles de signifier le regard ou, comme dans Le Roi Lear de Jean-François Sivadier, la scène elle-même (Avignon, Palais des Papes, 2007) ; figurants muets ajoutés dans certaines productions, etc. Complexes et variées, ces formes ostensibles de théâtralité participent à cette réflexivité inéluctable dont le théâtre, ou pour mieux dire, la représentation théâtrale, le texte spectaculaire, ne saurait faire l’économie. Je souhaiterais en effet poser comme axiomatique que représenter implique l’exhibition inéluctable de la dimension autotélique du processus. C’est-à-dire, pour paraphraser Louis Marin (1994 : 255 et 343), le théâtre ne saurait représenter sans se représenter lui-même représentant. Sans évoquer, ne serait-ce que de manière détournée ou implicite, son propre statut, ses propres procédés de création et de réception. Narcissique, le théâtre dévoile toujours son propre fonctionnement.

Cette réflexivité dramatique est parfaitement congruente avec les réflexions des logiciens de Port-Royal (Arnauld et Nicole, 1992 : 47 sqq.) quant à la nature duelle du signe, à la fois signe et chose, qui elles-mêmes recoupent parfaitement la double acception que les lexicologues de l’époque (Furetière et l’Académie) reconnaissent à la notion de représentation[8]. À l’instar du signe, la représentation doit effacer sa matérialité afin de renvoyer à autre chose qu’à elle-même ou, au contraire, elle peut la faire valoir pour son propre compte[9]. Dans le premier cas il y a transitivité, la représentation-figuration se fait oublier pour renvoyer à un ailleurs ; dans le second il y a réflexivité, la représentation-exhibition ne renvoie qu’à elle-même. Pour qu’il y ait signification, c’est-à-dire représentation-figuration, l’on doit nécessairement passer par la représentation-exhibition, mais sans s’y attarder. Trop repliée sur elle-même, la représentation-exhibition éclipserait en effet l’absence vers laquelle la représentation-figuration a vocation de renvoyer. C’est bien ce que note Marin à propos du processus de signification : « Lire, on le sait, c’est traverser les signes écrits ou imprimés – comme s’ils étaient absents – vers le sens. [...] Quand les signes se manifestent comme signifiants, c’est alors que la transparence de la signification s’opacifie » (1994 : 370). Cette apparente nécessité a été également soulignée par François Récanati : « Pour accéder à la chose signifiée, on doit certes passer par le signe, mais on ne doit surtout pas s’y arrêter » (1979 : 17). Il semblerait en effet logique que représentation-figuration et représentation-exhibition ne puissent avoir lieu simultanément, mais au contraire alternativement : soit le théâtre est transitif, soit il est réflexif. Et dans une certaine mesure nous retrouvons ici le dénominateur commun à toutes les définitions proposées de la métathéâtralité : soit il y a théâtre, soit il y a métathéâtre.

Je prétends pourtant que jamais l’une de ces deux dimensions n’est théoriquement en mesure d’évacuer l’autre. Ce n’est pas dire que l’une de ces deux modalités de la représentation ne puisse être partiellement gommée au profit de l’autre, c’est affirmer que toute représentation met nécessairement en scène son dispositif de monstration, son mécanisme de mise en spectacle.

Les analyses de Marin, que Daniel Arasse a opportunément réunies dans De la représentation (1994), reviennent à plusieurs reprises sur trois éléments constitutifs du tableau pictural qui permettent à celui-ci à la fois de représenter et de mettre en évidence les conditions de possibilité de sa représentation : le fond, le plan et le cadre. Légitimée par toute une tradition théorique qui a inlassablement tissé des correspondances serrées entre le tableau, « poème muet », et le théâtre, « peinture vivante », mon hypothèse est que ce que Marin a démontré être pertinent pour le tableau l’est également pour le théâtre. Ut pictura theatrum. Transposés à la scène, ce sont des dispositifs analogues à ceux analysés pour la représentation picturale qui font osciller la représentation dramatique de l’opacité à la transparence. Sans que jamais, comme pour la peinture, l’un de ces pôles ne puisse, je le répète, totalement éliminer l’autre. Au fond, au plan et au cadre de la représentation picturale, je ferai correspondre la scène, le « quatrième mur » et, plutôt que la rampe stricto sensu à laquelle on pourrait l’assimiler, le cadre pictural trouve un meilleur équivalent théâtral dans l’insertion spatiotemporelle de la représentation dramatique.

En refusant l’illusion de profondeur, le fond du tableau s’affiche comme simple surface de figuration. La scène, grâce en particulier à la fonction didactique du « théâtre dans le théâtre », peut se donner elle aussi comme lieu idoine de la représentation. Au contraire, à l’instar des lois de la perspective qui, en creusant la toile, permettent au fond de s’effacer au profit de la chose représentée, c’est un ensemble de conventions théâtrales – les fameuses « unités » – qui, au xviie siècle, devaient par exemple rendre le spectateur « présent à l’action du théâtre comme à une véritable action » et « ôter aux regardants toutes les occasions de faire réflexion sur ce qu’ils voient et de douter de sa réalité » (Chapelain, 2007 : 224). C’est en cela que consistait cette imitation « si parfaite qu’il ne paraisse aucune différence entre la chose imitée et celle qui imite » (p. 223). Il ne s’agissait pas de transposer dans l’espace scénique un fragment de la réalité – ce que tâchera de faire plus tard le théâtre naturaliste –, il convenait alors d’effacer les marques de la théâtralité afin que rien ne pût renvoyer au mécanisme de la représentation. Ce programme qui informera très largement la tragédie régulière visait, comme d’ailleurs la Poétique d’Aristote qui l’inspirait – ou, dirait Dupont, la « vampirisait » –, à marginaliser l’opsis en évacuant la matérialité de la scène[10]. Ce désir de transparence ne pouvait toutefois qu’être annihilé par les réalités contraignantes d’une salle dont le spectacle du public, souvent mieux éclairé que le plateau, concurrençait fréquemment celui des acteurs (Biet, 2002 : 175-214). Mais rendre crédible est différent de rendre vrai. Si la plus élémentaire des conventions suffit à faire accepter une situation et des personnages, ce n’est pas pour autant que ces éléments sont pris pour la réalité. Ceci n’est pas sans rapport avec la Verneinung dont parlera Freud : la capacité de l’esprit à adhérer à ses propres fictions sans pourtant se laisser leurrer par elles (1934 : 174-177). Donnant à voir autant qu’il se donne à voir, ce lieu d’intense sociabilité qu’est la salle de spectacle ne peut, aujourd’hui comme hier, que rendre caduque toute velléité d’occulter la matérialité de la scène.

D’autre part, abandonnant la mimesis réaliste à la technique sans cesse plus performante du cinéma et de la télévision, le théâtre paraît aujourd’hui beaucoup moins préoccupé d’un aléatoire mimétisme du spectacle et semble se désintéresser d’une improbable identification du spectateur. Comme le remarquent Christian Biet et Christophe Triau (2006 : 803), le théâtre a tendance, depuis les années 1990, à privilégier « la monstration du texte comme écriture et comme matériau » et, à travers une « étrangéification » de la représentation (p. 873), à récuser non seulement l’illusion dramatique, mais aussi le monosémantisme d’un réseau signifiant unique. Si le théâtre retourne au texte, à la matérialité de la parole poétique, la performance rejette quant à elle l’autorité de l’auteur(e) ou du metteur en scène et, contre un logocentrisme déjà abondamment dénoncé par Jacques Derrida, accorde une place de plus en plus importante au corps, au processus de monstration et, par conséquent, au rôle même du spectateur. La sémiologie s’effaçant au profit de la phénoménologie, l’éthique de la signification le cède à une esthétique – postdramatique ? – de la perception. Comme l’illustre par exemple la démarche expérimentale et plastique d’un Claude Régy ou d’un Jean-François Peyret, le théâtre est ainsi en mesure de transmettre sans imposer. Et, en mettant abondamment à contribution l’imaginaire du spectateur et de la spectatrice, il peut de la sorte (s’)ouvrir (à) d’autres catégories de perception.

Le deuxième dispositif pictural relevé par Marin est le plan. Son équivalent théâtral est ce « quatrième mur », théorisé par Diderot, qui sépare l’espace des personnages de celui des spectateurs : « Soit donc que vous composiez, soit que vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s’il n’existait pas. Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre. Jouez comme si la toile ne se levait pas » (1995 : 201). Ce que Diderot préconise pour le théâtre, il le revendique aussi pour la peinture. Un tableau qui manifesterait la présence de son observateur serait « d’aussi mauvais goût que le jeu d’un acteur qui s’adresserait au parterre » (1959 : 792). Cette division radicale prônée par Diderot entre l’événement scénique et l’instance spectatrice repose sur la présence d’une frontière dont l’imperméabilité absolue dépend paradoxalement de sa totale invisibilité. Toutefois, comme certains éléments (personnages ou objets) de la toile peinte qui donnent parfois l’illusion de s’en échapper pour envahir l’espace de l’observateur[11], la transgression de la coupure symbolique entre la scène et la salle est fréquente. Certains moments de la représentation : apartés, adresses directes au public, monologues inopinés, jeu frontal, etc., franchissent facétieusement ce prétendu « mur » de l’illusion et, ce faisant, dévoilent un mécanisme tout entier construit sur la distinction radicale postulée entre le récit représenté et sa représentation théâtrale. Ainsi, persuadé de l’efficacité illusionniste d’une stratégie que par ailleurs il condamnait, Brecht va régulièrement ponctuer son théâtre d’acteurs-personnages pris entre l’incarnation fictive et la monstration de leur propre personne : ils se présentent eux-mêmes aux spectateurs, deviennent récitants, décrivent les pensées des protagonistes, commentent l’action de la pièce, anticipent son devenir, et vont même, parfois, jusqu’à dévoiler son dénouement. D’autres transgressions de l’illusion théâtrale consistent par exemple à faire prendre en charge les considérations techniques de la pièce par les personnages eux-mêmes. Tel fut en particulier le cas dans la belle mise en scène de Jean-Luc Lagarce de La cantatrice chauve de Ionesco (Théâtre municipal de Montbéliard, 1991 ; Athénée, 2007). Lagarce fait énoncer par le personnage de la Bonne les indications de la mise en scène originelle de Nicolas Bataille contenues dans certaines éditions du texte dramatique de la pièce. À la fin du texte spectaculaire de Lagarce, les personnages s’adressent tour à tour au public pour non seulement lui indiquer les possibilités de dénouements imaginés par Ionesco (« Plusieurs autres fins possibles inédites »), mais aussi pour inviter plusieurs spectateurs et spectatrices à monter sur scène et en demandant aux autres de manifester bruyamment.

Last but not least, le cadre est le troisième dispositif qui permet au tableau non seulement de représenter, mais aussi de se présenter comme tableau. Portant virtuellement, et parfois réellement, le substrat linguistique du texte pictural (son titre, son commentaire, sa description), le cadre, en signalant le tableau comme tel, collabore à sa contemplation esthétique et à son interprétation. De la même façon, opérant un découpage sémiotique dans l’espace urbain, ou linguistique dans le champ littéraire et générique, l’édifice architectural, ou la convention éditoriale, constitue l’une des conditions de visibilité de la représentation théâtrale, ou du texte dramatique. Comme dans Les Ménines de Velázquez (1656), où un tableau se trouve littéralement encadré par son cadre, la représentation dramatique est toujours prise dans un dispositif gigogne qui, tout en la favorisant, signale implicitement la nature du travail théâtral en train de s’effectuer. À l’instar de la représentation picturale soutenue par ce formidable élément ostensible, voire ostentatoire, qu’est le cadre du tableau, la représentation dramatique bénéficie elle aussi de cette fonction de focalisation déjà reconnue au phénomène de « théâtre dans le théâtre », mais que l’on doit maintenant étendre à tous les dispositifs esthétiques ou culturels qui, à la fois, permettent la transitivité de la représentation et la désignent dans sa dimension réflexive. Car, à la grande différence de la représentation picturale (ou d’autres oeuvres d’art telles le cinéma, la sculpture, l’architecture), il est totalement exclu que la représentation théâtrale soit en mesure d’octroyer à la fiction qu’elle met en scène une véritable autonomie : le texte spectaculaire nécessite en effet la coprésence physique réelle de ses producteurs – du moins d’une partie d’entre eux – et de ses spectateurs (De Marinis, 1993 : 50). Production et réception sont ainsi synchrones, et la distinction entre représentation et réception idéelle davantage que réelle. Nonobstant des lieux en principe séparés (sièges et foyer pour les spectateurs, plateau et coulisses pour les acteurs) et des démarcations conventionnelles (scène / salle ; lumière / pénombre), acteurs et spectateurs coexistent dans une temporalité et un espace communs auxquels la rampe au sens large, en donnant une forme au spectacle et en favorisant l’attention du public, impose une disjonction artificielle. À l’instar du rideau, « motif plastique dans un tableau et outil scénographique au théâtre » (Banu, 1997 : 13), la rampe délimite plus qu’elle ne dissimule et développe l’attente pour mieux activer le regard. Indispensable à la représentation, elle ne peut faire autrement que d’exhiber celle-ci en tant que telle.

Appliqués à la scène, les dispositifs relevés par Marin pour le tableau se sont, je l’espère, avérés convaincants. Ils confirment mais aussi problématisent cette fonction d’illusion que j’ai conférée au « théâtre dans le théâtre ». Il est désormais clair que l’illusion à laquelle peut prétendre le théâtre ne saurait faire l’économie d’une représentation qui s’affiche et se dénonce comme artifice. En ce sens, la mise en abyme théâtrale inhérente au phénomène du « théâtre dans le théâtre » confère peut-être moins un effet de réel à la pièce-cadre qu’elle n’en dénonce en définitive la mise en scène : « Je suis une représentation », clame-t-elle, « moi et la représentation qui m’enchâsse ». En effet, si l’on considère que l’espace illusoire instauré sur scène par le « théâtre dans le théâtre » relève de l’« hétérotopie » telle que l’envisage Foucault[12], l’on sait que l’une des fonctions de cet espace d’illusion créé est de mettre en évidence le caractère tout aussi illusoire de l’espace qui l’englobe. Mais étant donné le caractère « hétérotopique » du théâtre dans son ensemble[13], cette dénonciation de l’illusion touche également la salle et son public et nous replonge ainsi dans ce doute et ce trouble existentiels déjà évoqués que suscite la présence scénique de personnages-spectateurs.

Nonobstant le fait divers connu rapporté par Stendhal de ce soldat qui tira sur Othello au moment où celui-ci allait tuer Desdémone sur la scène d’un théâtre de Baltimore, il faudrait être fou ou d’une naïveté peu commune pour se laisser prendre à l’illusion théâtrale. Le plaisir – ou l’intérêt – de la représentation ne réside d’ailleurs pas dans le fait d’être effectivement trompé, mais au contraire dans la perception antithétique d’une représentation simultanément comprise dans sa double dimension de signe et de chose. C’est, je crois, ce qu’avait déjà parfaitement compris Jean-François Marmontel lorsque, dans le Supplément à l’Encyclopédie, il affirmait qu’au théâtre il ne pouvait y avoir au mieux qu’une « demi-illusion », une « erreur continue, et sans cesse mêlée d’une réflexion qui la dément », une « façon d’être trompé et de ne l’être pas » (Marmontel, 1777 : III, 561). De même, on le sait, Stendhal n’accorde aux « instants délicieux et si rares d’illusion parfaite » qu’une durée limitée à « une demi-seconde, ou un quart de seconde »[14] (Stendhal, 1994 : 23).

En effet, comme je l’ai démontré, l’idée qu’on peut avoir de la représentation comme signe ne peut jamais éclipser celle qu’on en a inévitablement comme chose. Ce postulat théorique me paraît à même d’expliciter la réflexion esthétique de l’abbé Batteux : « [...] malgré l’illusion du théâtre, à quelque degré qu’on la suppose l’artifice perce et nous console, quand l’image nous afflige, nous rassure, quand l’image nous effraie » (1992 : 486). C’est dire que le plaisir que l’on éprouve au théâtre dépend d’un jugement portant à la fois sur ce qui est représenté et sur la représentation appréhendée en tant que telle. En mesure, comme l’affirmait Aristote, de supplanter l’histoire en rendant compte de l’essentiel sans s’arrêter au superficiel, la poésie serait « plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier » (1980 : 9, 65). Si Aristote n’avait pas jugé l’opsis « totalement étranger à l’art » (1980 : 6, 57) et s’il ne l’avait considéré comme une pratique subalterne, une « affaire de mise en scène » (1980 : 14, 81), il aurait sans nul doute encore davantage apprécié la poésie puisqu’il aurait vu que le texte spectaculaire, non content d’offrir une merveilleuse réflexion sur le monde, offre conjointement une réflexion – dans la double acception du terme – sur lui-même. Objet regardant et regard sur cet objet, le théâtre est doué d’un double regard sur le monde et sur l’art dramatique. Loin que ces regards divergents perturbent la vision, ils la rendent au contraire éminemment plus perçante. Je rejoins sur ce point Maurice Blanchot pour qui la perception des mots comme choses doit conduire à une incomparable perception des choses[15]. En dénonçant l’automatisme entre le réel et sa représentation, entre les choses et les mots, la métathéâtralité consubstantielle au théâtre favorise non seulement une meilleure perception de la représentation en tant que représentation, elle offre également une vision plus aiguë du « réel », et cela en dehors de tout acte de représentation. Dans cette perspective, le théâtre facilite certainement ce « mouvement spécifique de l’examinateur tournant en tous sens un objet sous la lampe afin de permettre aux spectateurs de réexaminer les représentations données pour définitives » (Cormann, 2003b : 90). L’archaïsme souvent allégué du théâtre par rapport aux autres modalités de communication s’avère ainsi un formidable atout qui lui permet non seulement d’être « une poche de résistance au tout machinique » (2003a : 32), mais de devenir également une critique en acte des représentations dominantes de la « réalité ». Réfléchi comme fait, le théâtre ne cesse pas pour autant de représenter comme signe et, à l’instar de la fonctionnalité de celui-ci, fait de la réflexivité à la fois une irrémédiable nécessité et une admirable vertu[16].