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Ce bel ouvrage articulé en cinq chapitres réunit les communications présentées au colloque « Avatars du théâtral en France sous l’Ancien Régime » qui s’est tenu à la Maison française d’Oxford en juin 2008. La problématique posée est celle de la place de la théâtralité dans une société qui semble la développer dans toutes sortes de lieux. Ainsi Sabine Chaouche définit cette période de l’Ancien Régime qui combine présentation de soi et représentation comme étant à la fois Mundum Theatri et Theatrum Mundi. Ce sont les questions portant sur l’auto-représentation, l’utilisation du théâtral par le politique, la théâtralisation de la pensée et la reprise du schéma théâtral par différentes sphères professionnelles que les quatre premiers chapitres illustrent avec beaucoup de variété. Le dernier chapitre aborde les questions de définitions du théâtral qui découlent en quelque sorte de la diversité des présentations précédentes.

Le premier chapitre envisage donc le théâtral tel qu’il est mis en oeuvre par l’individu. C’est ainsi le fait du galant (l’article de Sophie Tonolo), dont l’exacerbation des sentiments s’exprime dans les lettres où il joue à être un autre. C’est aussi le jeu de déguisement qui se tient dans les salons : Ionna Galleron décrit le salon de la duchesse de Maine, où tout a lieu autour du personnage central de la duchesse, théâtral sans intrigue où il s’agit simplement de copier la hiérarchie de la monarchie. Masano Yamashita montre à son tour comment la parole est mise en scène et la personne théâtralisée dans les Confessions de Rousseau, et conclut à l’artifice comme servant la vérité du sujet. Mickaël Bouffard-Veilleux étudie les positions du corps dans le ballet, insiste sur le rôle important que jouent les maîtres à danser pour une élite sociale qui tient les apparences pour un miroir des qualités de l’âme. Si Sabine Chaouche se rapproche du théâtre à proprement parler, c’est pour y étudier la place occupée par le spectateur. Elle montre que même là le théâtral est secondairement sur scène, et plutôt le fait des spectateurs qui ont trouvé dans le théâtre un lieu pour se montrer. Il est intéressant de voir comment acteurs et spectateurs en viennent à se disputer l’attention du public. Ce dernier chapitre se clôt sur un article d’Anastasia Sakhnovskaia-Pankeeva revisitant l’Hôtel de Bourgogne d’après les comptes rendus d’Evariste Gherardi, Arlequin de la troupe italienne du roi qui s’y donne en spectacle. C’est une excellente illustration de l’article précédent, qui décrit ce double lieu théâtral où les spectateurs montent sur scène et improvisent tandis que les acteurs en scène produisent un reflet de la salle.

Le chapitre suivant, dans la continuité, a trait à l’utilisation du théâtral dans le politique. La naissance du Dauphin, dans l’article de Valérie Worth- Stylianou, est décrite avec un vrai talent de dramaturge par la sage-femme de Marie de Médicis qui dispose les personnages avec soin et plante le décor de la scène dont elle est aussi actrice – théâtralisation qui a pour fonction d’asseoir la légitimité de cette naissance. C’est avec une fonction semblable d’assise du pouvoir qu’est présenté le roi dans ses deux corps dans l’article de Klaas Tindemans. Reprenant la distinction faite par Kantorowicz, l’auteur montre comment le prince doit se faire personnage pour contrer l’instabilité sociale. Cette thèse est ensuite illustrée dans l’article de Marie-Claude Canova-Green avec l’exemple des cérémonies d’entrée en ville sous Louis XIII. C’est le corps royal qui est mis en scène, celui de sa dignité, qui trouve son écho dans le corps constitué des magistrats de la cité. Et dans ses effigies, le roi va à la rencontre de son corps imaginaire. Marine Roussillon s’intéresse quant à elle aux carrousels, qu’elle décrit comme un exercice de mise en valeur de la noblesse guerrière. Le Traité des Tournois de Claude-François Ménestrier auquel elle se réfère est un vrai manuel d’instructions pour une mise en scène de cet exercice dont le public glisse d’une cour guerrière à une cour galante. L’article suivant, d’André Blanc, s’intéresse à la théâtralisation de la narration : à une époque où toutes les grandes occasions donnent lieu à des réjouissances qu’André Blanc énumère et décrit, des Mme de Sévigné, La Fontaine ou Ménestrier les font revivre dans le récit, en exprimant verbalement ce qu’il y a de plus visuel dans cette société où le spectacle est capital. Les deux derniers articles de ce chapitre traitent l’un (de Valeria Barboni et Barbara Sommovigo) de l’aspect théâtral des grottes édifiées dans les jardins, l’autre (de Solveig Serre) du public des salles d’opéra, où comme décrit précédemment au sujet des salles de théâtre, les spectateurs sont là pour se montrer.

La partie suivante traque le théâtral dans le textuel. Elle débute sur un article difficile de Violaine Anger traitant de L’harmonie universelle, de Marin Mersenne. Mersenne envisage le lien entre le langage et le signe, la parole et l’activité représentative, pour arriver à l’idée que tout est spectacle car tout est image, sans rien de négatif ou mensonger, essence de l’humanité affirmée par la venue du Christ. Pour Mersenne, la notion d’incarnation est au coeur de l’activité théâtrale, seule la contrefaçon est condamnable. La réflexion d’Anne Staquet se poursuit dans cette veine théorique avec la question de la mise en scène du monde dans la pensée de Descartes, plus appropriée selon elle pour impliquer le lecteur qu’un discours strictement théorique. Descartes manie donc d’abord la fable, puis le tableau, plus proprement théâtral, pour s’assurer un effet sur le lecteur. À la suite, Bérénice Le Marchand aborde les contes, envisagés comme forme abâtardie de théâtre, étroitement liée au rôle des conteuses, aussi bien dans l’espace mondain que sur les foires, et qui s’accompagnent d’accessoires. C’est ensuite au genre romanesque que Marie Pascale Pieretti s’intéresse, avec la théâtralité d’un roman épistolaire de Marie-Jeanne Riccoboni. Il est certain que par sa forme même, ce roman se prête à une sorte de concrétisation de la voix et des personnages. Le Dolbreuse de Loaiseul de Tréogate enfin, qu’étudie Charlène Deharbe, s’ouvre et se clôt sur la métaphore du Theatrum mundi. Là encore, l’auteur du roman a recours à l’esthétique théâtrale du tableau pour présenter ses personnages. Comme dans les textes précédents, on conçoit ce recours au théâtre comme une stratégie pour toucher davantage le lecteur.

La quatrième partie, consacrée aux échos du théâtral dans les arts et métiers, nous semble se rapprocher davantage des deux premières, présentant à nouveau des exemples de ce que peut être un théâtral incarné, en marge de la scène. C’est d’abord dans la vie publique avec l’article de Martial Martin sur les « États du Monde », montrant comment ces comptes-rendus des états généraux qui font du lieu où se rencontre la nation une scène organisée. Plus encore, le texte d’Hervé Baudry présente la leçon d’anatomie comme un lieu éminemment théâtral avec ses acteurs et ses spectateurs, où se met en place jusqu’à la catharsis caractéristique de la tragédie. Plus attendus, les charlatans, bonimenteurs et vagabonds, décrits par Laura Rescia, sont rapprochés des saltimbanques et acteurs, jouant tous de la mise en scène d’un discours pour faire illusion, faisant pareillement surgir la fiction dans le réel. François Moureau au sujet de Coypel et Caroline Vernisse à propos de Crébillon fils abordent tous deux la question d’un théâtral illustré. On assiste à une mise en abyme du théâtre dans des gravures dont le cadrage correspond à celui de la scène et dont les personnages sont vus comme dans un théâtre – spectateurs compris.

La cinquième et dernière partie fait enfin le lien avec les précédentes en constituant une synthèse sur la théorie du théâtral. Les auteurs des divers articles s’interrogent sur les termes de théâtral et théâtralité, analysant la distinction entre le théâtral en scène et le théâtral hors scène. Ainsi, selon Mark Bannister, le cérémonial des rites, qui implique le respect d’un protocole, se distingue du théâtre à proprement parler qui n’a pas la même valeur performative. Au XVIIIe siècle, on assiste pourtant au rapprochement progressif de ces deux espaces, et des spectacles viennent accompagner les processions. Un phénomène semblable est étudié par Noémie Courtès, qui travaille sur les funérailles. Elle pose toutefois la question du regard d’un spectateur dont la compassion fait aussi un acteur, et conclut à une théâtralité du dispositif qui demeure distincte du théâtre. Le déguisement est abordé par Jean-Yves Vialleton, qui l’étudie selon ses degrés – il fait cette remarque intéressante sur le fait que, qu’il s’agisse d’un divertissement parmi d’autres ou de costume de théâtre, il s’agit de se montrer comme cachant ce qu’on est, et non nécessairement de cacher. L’avant-dernier texte, de Joseph Harris, considère la réflexion de l’Abbé d’Aubignac sur le terme de théâtral et l’extension métaphorique du terme hors du théâtre. Il montre comment ce théâtral hors de la scène s’exprime dans l’imprécation et l’ironie, entre autres figures de rhétorique. Sa conclusion sur l’idée que le théâtral est une question d’effet sur le spectateur est aussi celle à laquelle vient Sabine Chaouche dans l’article qui conclut le volume. Elle montre comment, en réaction contre ce recyclage désadapté du jeu de l’acteur hors du théâtre qui marque le théâtralisme, le théâtre du XVIIIe siècle tend peu à peu à s’épurer, en quête d’un plus grand réalisme des effets qui ouvre le champ au naturalisme du XIXe siècle.

Les articles réunis ici, tous très documentés et pointus, forment au final une mosaïque très complète de la présence de la théâtralité en divers lieu de la société, proposée par touches juxtaposées. Tout en regrettant peut-être l’agencement des parties – le théâtral dans le textuel aurait peut-être mieux trouvé sa place en quatrième lieu – on reconnaît l’ouvrage comme une somme savante sur le sujet, où les spécialistes trouveront matière à conforter une réflexion, tandis que les lecteurs non spécialistes se divertiront de la multiplicité des exemples du théâtral dans la bonne société sous l’Ancien Régime.