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Si, selon la fameuse définition de Claude Lévi-Strauss, le mythe est la somme de ses versions, la contribution du drame à une prolifération quantitative et à un épanouissement qualitatif de cette somme – sous toutes ses formes esthétiques et tous ses genres spécifiques – a été indubitablement très importante, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, au niveau européen et mondial. En Grèce notamment, l’écriture dramatique (une des « matrices » fondamentales de la mythologie mondiale) n’a jamais cessé de constituer l’un des ses réceptacles et d’être l’un de ses promoteurs les plus dévoués. Et ceci, qu’il s’agisse du théâtre Crétois et des îles ioniennes, qui a déjà fait valoir de façon créative les éléments mythiques des prototypes dramatiques anciens ; qu’il s’agisse du théâtre du siècle grec des Lumières qui a équipé la mythologie et l’histoire grecque d’une fonction idéologique à objectif évident ; qu’il s’agisse du théâtre romantique grec qui a également eu recours au passé grec antique – y cherchant des réponses aux questions nationales aiguës – ainsi qu’à l’influence du romantisme européen ; qu’il s’agisse enfin du théâtre à l’aube du XXe siècle et plus particulierement des premières décennies qui s’est essentiellement resitué vis-à-vis du passé grec, en essayant de mettre en relief la dynamique diachronique des modèles mythiques légués et, en même temps, leur propres façons de refléter l’actualité (Chassapi-Christodoulou, 2002 : 1150-1153).

En 1988, en tête des thématiques traditionnelles à propos desquels Walter Puchner constate que « le drame d’après-guerre fait preuve d’un attachement inopiné », se trouve celle de la « Mythologie et de l’histoire de l’antiquité », thématique qui, d’après le chercheur, « va de pair avec le développement dorénavant systématique des représentations des drames anciens, ou s’inspire des transcriptions modernes de la mythologie ancienne, comme celles opérées par le théâtre français de l’entre-deux-guerres » (Puchner, 1988 : 430-431). Treize ans plus tard, dans la nouvelle typologie dressée par Giorgos Pefanis et dans laquelle il classe le drame d’après-guerre jusqu’en 1998, l’Antiquité (et ses deux sous-catégories : « Histoire et Mythologie ») se place de nouveau en tête, suivie juste après des thématiques suivantes : « Épopée de l’année 1940 » – « Occupation italo-allemande » et « Vie urbaine moderne » (Pefanis, 2001 : 28-34).

C’est sur ce même thème de l’antiquité que nous centrons notre intérêt dans cet article, en déplaçant cependant les limites temporelles de notre recherche de 1975 jusqu’à nos jours –  période d’écriture, de première édition ou/et de première représentation des pièces – et en limitant notre champ de recherche aux seules oeuvres dont le noyau thématique mythique est commun à celui des drames anciens (tragiques ou comiques) qui ont survécu à l’action destructrice du temps.

Nous avons choisi de focaliser notre intérêt sur les pièces grecques modernes qui paraissent « dialoguer » avec des drames antiques à thématique correspondante, précisément en raison de et grâce à cette « mémoire généalogique » qui semble survivre, manifeste ou latente, dans l’écriture théâtrale depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Par ce, « dialogue homogène » (Pefanis, 2005 : 19-34), maintenu entre les traitements dramatiques anciens et modernes des mythes communs, cela nous permet, espérons-nous, d’approcher de façon plus patente et plus probante leurs relations intertextuelles explicites ou implicites, et de constater de façon globale et à plusieurs niveaux (formes, contenus, motivations, modes, fonctions, etc.) la tension et l’extension de l’influence et de l’envergure diachronique du mythe ancien, sous toutes ses formes esthétiques et codifications théâtrales possibles.

Sur le contexte socio-politique et théâtral d’après 1975

Au cours de la transmission séculaire du mythe à travers l’écriture dramatique en Grèce, la chute de la junte et le retour à la démocratie en 1974 déclenchent des changements socio-politiques et culturels importants qui apportent une nouvelle dynamique à la réalité théâtrale grecque (Mavromoustakos, 2005 : 145-159). L’un des effets, voire des facteurs constituants de cette nouvelle dynamique, fut indubitablement le changement immédiat du profil du festival d’Épidaure qui, dorénavant, ouvre progressivement ses portes – hormis le Théâtre National qui en était le bénéficiaire exclusif depuis l’établissement du festival en 1954 jusqu’en 1974 – à diverses troupes théâtrales, accueillant ainsi dans son territoire l’expérimentation et la révision qui ne peuvent émaner que du dialogue, de la confrontation et de l’osmose de tendances et d’idéologies différentes (Siouzouli, 2002 : 234-235). Et il est à peu près certain que la production pléthorique et plus ou moins « polyphonique » des représentations de drames anciens qui suivit la chute de la junte, tout d’abord dans le cadre du festival d’Athènes et d’Épidaure, et ensuite dans le cadre d’autres organisations artistiques « hors-festival » en province et dans la capitale – hormis les objections possibles sur le conformisme idéologique ou l’esthétique unilatérale que cette production peut souvent favoriser (Patsalidis, 2000 : 243-262; Mavromoustakos, 2005 : 238) – influence clairement et promeut la production de la dramaturgie à thématique ancienne qui, de toutes façons, a suivi de près, tout au long de sa propre évolution, le parcours historique des représentations du drame ancien, depuis le siècle grec des Lumières ou même avant, dans la perspective de l’exploitation idéologique du passé grec et de la mise en relief de la continuité nationale de l’identité hellénique.

Description générale du paysage: les auteurs

Pendant la période en question, les pièces dialoguant avec la dramaturgie ancienne proviennent d’un grand nombre d’auteurs parmi lesquels certains étaient déjà consacrés dans la conscience théâtrale avant la chute de la junte (p. ex. Iakovos Kampanellis, Giorgos Skourtis, Marios Pontikas, Pavlos Matesis), certains autres sont apparus pour la première fois après le retour de la démocratie et ces dernières décennies (p. ex. Akis Dimou, Elena Pega, Andréas Flourakis, Manolis Tsipos, Yannis Kontrafouris). Certains écrivains se sont consacrés à plusieurs reprises à la relation dialogique entre la dramaturgie ancienne et moderne (p. ex. Vassilis Ziogas, Dimitris Dimitriadis, Konstantinos Bouras, Ntinos Taxiarchis, Maria Kekkou), d’autres ne nous ont donné – pour l’instant, du moins – qu’un seul échantillon de cette thématique (p. ex. Elena Pega, Vassilis Alexakis, Manolis Tsipos). Certains écrivains se sont inspirés de la littérature ancienne en général (p. ex. Iakovos Kampanellis, Pavlos Matessis, Giorgos Skourtis, Dimitris Dimitriadis), tandis que d’autres n’ont puisé leur inspiration – pour l’instant, rappellons-le – que dans le réservoir dramatique (p. ex. Akis Dimou, Bost). Pour la grande majorité, les sujets anciens ne constituent qu’une partie plus ou moins importante de la thématique globale de leur oeuvre, tandis que pour certains la littérature ancienne constitue la source exclusive de leur inspiration et de leurs sujets dramatiques (Konstantinos Bouras). Sur l’ensemble des auteurs en question, le nombre de femmes, loin d’être négligeable, s’accroit de façon spectaculaire, surtout au cours des deux dernières décennies, voire à l’aube du XXIe siècle (Lia Vitali, Chrysa Spilioti, Elena Pega, Maria Kekkou, Avra Sidiropoulou, Tina Stefanopoulou, Alexandra Papageorgiou, Maria Efstathiadi, Anna-Maria Margariti), ce qui vient confirmer et renforcer la constatation du dynamisme et de la créativité du théâtre grec moderne féminin – indépendamment de son point de vue thématique et (post)féministe (Sakellaridou, 2007 : 308-338). Ce cortège d’écrivains, d’âges et de sexes différents, d’expériences théâtrales et dramaturgiques distinctes, d’intérêts et de sujets dramatiques divers, annonce déjà une abondance de tendances équivalentes et de modes différents d’approche et de ré-écriture de la dramaturgie ancienne, ce qu’une étude attentive des pièces en question va venir confirmer.

Des sous-textes, des sur-textes et des inter-textes dramatiques

Parmi les sous-textes préférés, le cycle des Atrides – ayant pour point central les conséquences du meurtre d’Agamemnon sur le psychisme et la vie ultérieure d’Oreste, d’Électre, de Clytemnestre, de Cassandre, ou même d’Égisthe, de Pylade, de Chrysothémis, du mari supposé d’Électre – continuent à alimenter cette dramaturgie, prolongeant ainsi la popularité traditionnelle de ce cycle mythique dans l’ensemble de la dramaturgie grecque moderne, voire mondiale (Papandreou, 1994 : 11-12 ; Pefanis, 2005a : 66-113). Dans les sources d’inspiration, suivent les tragédies du cycle thébain (les mésaventures d’Oedipe sur le chemin douloureux de la connaissance de Soi se révélant être les préférées) et, ensuite, l’engagement d’Antigone, d’Ismène, de Créon, de Tirésias ou d’autres personnages plus ou moins secondaires (le Gardien de Créon, le Serviteur de Laïos, Jocaste, Laïos lui-même vivant ou en tant qu’esprit). Ensuite, il y a Médée, unique drame du cycle argonautique qui nourrit l’inspiration moderne notamment de l’action – supposée ? – meurtrière de la princesse colchidienne, de ses motifs et de ses conséquences sur elle-même et sur ses proches. De plus, dans le cycle attico-minoen, Hippolyte d’Euripide offre aux épigones de ce dernier la liaison triangulaire par excellence et particulièrement complexe entre Thésée, Phèdre et son beau-fils. Les drames inspirés par les tragédies du cycle troyen soulignent surtout les conséquences émotionnelles de la guerre sur certains personnages impliqués, en particulier féminins (Andromaque, Hécube, Hélène) ; le « viril » Philoctète et les « passionnées » Trachiniennes de Sophocle alimentent aussi, d’un côté, les préoccupations modernes sur la fin du guerrier abandonné et, de l’autre, celle du héros (sur)humain. Quant au Prométhée enchaîné d’Eschyle, il continue – bien que beaucoup moins souvent qu’avant – à inspirer parfois la thématique moderne ; enfin, Alceste, Ion et les Bacchantes d’Euripide, ainsi que les Perses d’Eschyle traversent l’écriture dramatique moderne, mais de manière plus isolée.

Par ailleurs, il existe dans plusieurs cas une intersection de sous-textes dramatiques différents – élément très rare jusqu’à cette époque-ci – qui peuvent tous appartenir au même cycle mythique : comme dans La purgation d’Ismène de Vassilis Tertipis où la figure d’Ismène, issue de l’Antigone de Sophocle, s’entretient non seulement avec l’esprit de sa soeur, mais aussi avec ceux d’Étéocle et de Polynice, dramatis personae (conjointement ou séparement) d’abord dans les Sept contre Thèbes et ensuite dans les Phoeniciennes et Oedipe à Colone. Dans les Atrides de Parlavantzas, le premier acte s’appuie sur Iphigénie à Aulis d’Euripide, le deuxième sur Agamemnon d’Eschyle et le troisième sur Électre de Sophocle, alors que dans la Rue transversale de Thèbes Iakovos Kampanellis réunit des personnages secondaires issus d’Oedipe Roi et d’Antigone. Parallèlement aux exemples cités, les sous-textes anciens distincts qui se croisent dans le champ d’une pièce grecque moderne peuvent également provenir de cycles mythiques différents : c’est le cas, par exemple, de Tragédie dans le crâne d’Ernestos Voutsinos qui mêle des personnages issus d’Agamemnon, de Médée et d’Oedipe Roi ou de Phaedra ou Alceste –  Histoires d’amour d’Elena Pega qui juxtapose explicitement les deux sous-textes anciens respectifs – ou d’Accouchement de Dimitris Dimitriadis où s’entrecroisent implicitement – et dans un milieu petit-bourgeois grec moderne – des motifs empruntés à Oedipe Roi et Médée.

De même, les liaisons hypertextuelles qui se développent entre un ou plusieurs drames anciens et une pièce grecque moderne n’excluent absolument pas le dialogue complémentaire et leurs relations intertextuelles « internes » avec d’autres pièces du théâtre mondial (cf. Les Acteurs de Giorgos Skourtis et l’Othello de William Shakespeare et la Danse de mort d’August Strindberg ; la Lettre à Oreste de Iakovos Kampanellis et Clytemnèstre de Marguerite Yourcenar ; Le Jardin gelé de Maria Efstathiadi et Philoctète de Heiner Müller ; Oreste de Zoë Karelli et Hamlet de Shakespeare ; Philoctète de Vassilis Ziogas et Philoctète d’André Gide) ou même leurs relations intertextuelles « externes » avec des textes originaires d’autres champs d’expression (littéraires, historiques, philosophiques, picturaux, etc.).

Dans la plupart des cas, la tragédie antique constitue un pourvoyeur de sujets dramatiques par excellence. Il arrive très rarement que la dramaturgie grecque moderne ait recours à la dramaturgie ancienne comique. En fait, on ne peut vérifier l’existence d’un sous-texte spécifique explicite que dans trois exemples : il s’ agit de la Douche écossaise de Chrysa Spilioti qui transporte le conflit des sexes et le sujet de l’amour (de la paix) de Lysistrata d’Aristophane dans les locaux d’une troupe moderne, de Lysistrata dort de Christos Prossylis qui porte sur scène la même héroine comique éponyme et de l’Ignorance de Dimitris Dimitriadis, inspirée également de cette même pièce emblématique aristophanienne (les deux premières pièces furent montées, toutes les trois restent inédites). Quant à Une comédie de Iakovos Kampanellis et Les Cyniques reviennent de Nikos Kalogeropoulos, la dramaturgie grecque ancienne a beau couver plus ou moins sourdement en tant que source d’approvisionnement intertextuel en sujets, personnages, moyens comiques, objectifs satiriques et surtout en traits constitutifs de l’espace dramatique (l’Autre Monde des Grenouilles ou le « non-lieu » des Oiseaux), on ne peut pourtant pas y repérer ni confirmer des références certaines à un sous-texte comique spécifique, d’autant plus que la prédominance intertextuelle d’Aristophane est fortement menacée par la dynamique théâtrale des Dialogues – Funèbres et autres – de Lucien (Diamantakou-Agathou, 2009).

Si le corpus comique ancien subsistant est beaucoup moins choisi que le corpus ancien tragique en tant que source de sous-textes, la comédie en général et les genres connexes (parodie, satire) sont également négligés par les sur-textes, comparative à la forme dite sérieuse qui prédomine chez les auteurs grecs modernes, comme elle prédominait déjà chez leurs prédécesseurs (Chassapi, 2002 : 1107 ; Grammatas, 2002 : 135-137 et 2004 : 207-227). Ainsi, au genre de la parodie proprement comique n’appartiennent que les pièces Médée de Bost, Tragédie dans le crâne d’Ernestos Voutsinos, Quelle Hélène ? de Michalis Reppas-Thanassis Papathanassiou et Ne m’appelle pas Fofo de Vassilis Alexakis, tandis que les oeuvres Une comédie d’Iakovos Kampanellis, Les Cyniques reviennent de Nikos Kalogeropoulos et La douche écossaise de Chrysa Spilioti sont plutôt des satires comiques ou des comédies satiriques – les frontières entre la parodie et la satire restant toujours difficilement discernables et facilement franchissables (Diamantakou-Agathou, 2007 : 437-552).

Tendances formelles et thématiques

Plusieurs choix linguistiques, métriques et formels, qui avaient été déjà testés et pratiqués dans le passé, évoluent maintenant dans les mains des auteurs grecs modernes (langue démotique, usage exclusif ou alternatif du discours en prose et en vers, vers iambique ou souvent libre, division des pièces en « actes », « images », « parties », « scènes », « chapitres », séquences numérotées, etc.), tandis qu’il ne manque pas de pièces – comiques entre autres – où règne un pluralisme linguistique, métrique, stylistique, formel et structurel exceptionnel (voir la Médée de Bost). Très caractéristique est la tendance à la production de pièces monologiques qui portent sur scène des personnages singuliers, issus de la dramaturgie tragique ancienne, féminins par excellence : Andromaque de Vassilis Tertipis, Cassandre ou Délire d’oracles d’Anna Manolopoulou-Skoufa, Lettre à Oreste d’Iakovos Kampanellis, Les larmes de Clytemnèstre d’Avra Sidiropoulou, Andromaque ou Paysage de Femme à la hauteur de la nuit d’Akis Dimou, Le meurtrier de Laios et les corbeaux et Cassandre s’adresse aux morts de Marios Pontikas, L’Annonciation de Cassandre de Dimitris Dimitriadis, Médée – Exodus et Jocaste de Yannis Kontrafouris, KASSY de Andréas Flourakis (Kaiti Diamantakou-Agathou, 2010). La tendance mentionnée ci-dessus s’inscrit dans une augmentation globale des monologues dans le théâtre moderne, grec et mondial, et remonte plutôt à une constellation de facteurs : financiers et politiques (renforcement du néolibéralisme et de la mondialisation et, en conséquence, recul des productions artistiques coûteuses), sociaux (retraite rapide de l’idéologie et de la pratique de la création collective qui avait fleuri dans les années 60), personnels et pratiques (mise en valeur de la personnalité et de la dynamique de l’artiste singulier, possibilité de contrôle des moyens de production et de la hauteur des dépenses), dramaturgiques (« ampleur narrative » du monologue, « point de vue panoramique » sur le personnage monologuant, mise en relief de la subjectivité, etc.) (Patsalidis, 2008).

En passant de la forme au contenu et en vertu des « axes thématiques » qui, d’après Giorgos Pefanis, (co)existent dans la dramaturgie de la période 1944-1998 (Pefanis, 2001 : 34-44), on constate, d’un côté, que les pièces de la période d’après 1975 et surtout celles de la dernière décennie, qui ré-écrivent et dialoguent avec des pièces anciennes de sujet identique, restent plus ou moins attachées à certains contextes sémantiques « traditionnels » – à savoir le théâtre et les arts du spectacle, le pouvoir (et plus généralement, la violence et les coulisses de la politique), le fossé qui sépare les générations, la haine – la vengeance (et en sens inverse, pourrait-on ajouter, la rémission, la rédemption), bien-sûr l’amour (et sa conséquence, l’infidélité), la relation au passé – la culpabilité, la mort, la maternité. D’un autre côté, on constate un élargissement important des intérêts thématiques, ce qui suit sans doute de nouveau les évolutions idéologiques, socio-politiques et dramaturgiques globales qui sont en train de s’accomplir dans le théâtre grec et mondial. Ainsi, parmi les nouveaux intérêts thématiques qui s’insinuent dans la dramaturgie plus moderne à thématique ancienne, coexistant avec des sujets plus vieux, l’emportant sur eux ou les substituant complètement, on pourrait distinguer : le langage, en tant que capacité mentale et interne à parler (Langue), en tant qu’application articulée et extérieure, orale ou écrite, de cette capacité (Parole), en tant que raisonnement dialectique (Discours) ; la crise de tous ces niveaux de langage, leur insuffisance fondamentale et leur effondrement final ; par conséquent de l’aphasie linguistique, la perte de la communication et la mort existentielle ; par conséquent de la rupture de la raison et de l’objectivité, l’acte ouvert de la lecture et de l’interpretation du « texte » ; la fluidité et les régressions de l’identité (sexuelle) ; le désir homosexuel ; la famille contemporaine et ses complications psychanalytiques ; la domination des média et des nouvelles technologies. Il est remarquable que les axes thématiques mentionnés ci-dessus apparaissent et coexistent, en combinaisons plus ou moins complexes, d’ailleurs plutôt dans l’oeuvre de jeunes auteurs et dans des pièces de la dernière décennie, où le mythe agit désormais sous la forme de l’ambiguïté, de la fluidité des contenus, dans un contexte pragmatique également multiforme, multiculturel et multisexuel, sur lequel l’ombre de la déconstruction et du post-modernisme laisse des traces désormais bien discernables et assimilées, après les premiers germes semés par Andréas Staikos et sa Clytemnestre peut-être qui, écrite d’abord en français en 1974-75, a été publiée en grec en 1977 (Patsalidis, 2000 : 467-481).

Modalités et fonctions de remaniement et de resémantisation du sous-texte

Parmi les modes les plus importants d’intervention structurale sur le sous-texte ancien qui coexistent et co-fonctionnent dans le sur-texte grec moderne, on pourrait distinguer et énumérer les suivants : premièrement, les changements dans la composition des dramatis personae (à travers l’adjonction de nouveaux personnages ou l’exclusion de personnages qui étaient compris dans l’intrigue et le texte anciens), ainsi que dans leur représentation quantitative et qualitative (différente représentation textuelle et scénique, différente dynamique communicative et importance dramatique). Deuxièmement, il y a la focalisation sur des séquences, des motifs ou des personnages singuliers du sous-texte, la forme extrême de ce « rétrécissement » étant la pièce-monologue. Troisièmement, il y a, au contraire, « prolongement » du sous-texte, à travers le développement étendu de ses structures narratives et discursives, ou encore « continuation » de l’action après la fin donnée par le sous-texte, continuation qui peut être en quelque sorte « fidèle », d’après des sources directes ou indirectes diverses sur le mythe précis, ou être totalement arbitraire et fictionnelle, d’après le point de vue et la vision spécifique de l’auteur. En outre, il y a un usage original de différentes techniques dramatiques (théâtre dans le théâtre, jeu de rôles, mise en abyme, etc.) ou / et usage de nouvelles technologies (projections vidéo, enregistrements en cours, etc.), mais aussi une narrativisation de l’action ou, au contraire, une dramatisation de la narration. Notons aussi les déplacements inter-dramatiques de genre, surtout à travers la déformation caricaturale d’un sous-texte tragique. Enfin, l’intégration de l’intrigue mythique du sous-texte dans un contexte méta-théâtral moderne ou l’intervention étendue et radicale à tous les niveaux du discours dramatique du sous-texte, de façon à ce qu’il existe un canevas de base maintenu et reconnaissable, mais dont le développement s’écarte franchement de celui du prototype sous-jacent.

En passant des modes aux fonctions de la transcription des drames anciens au cours des dernières décennies du XXe siècle et au début du XXe, on constate facilement que les transcriptions les plus récentes s’écartent de plus en plus de tout effort de reproduction historique et philologique de l’intrigue ancienne, de même qu’elles s’écartent de tout effort de rétablissement d’une continuité entre la dramaturgie grecque moderne et la dramaturgie ancienne à travers des éléments diachroniques de la culture populaire ou même des éléments de la tradition chrétienne. Dans la plupart des transcriptions modernes, sérieuses ou comiques, on voit dominer (de façon exclusive ou même en combinaison) : l’éclairage du point de vue de personnages ou d’événements secondaires, la réinterprétation des données mythologiques en vue de réhabiliter certains personnages (chargés de toutes sortes de fautes et de crimes par le mythe et / ou par la version mythique particulière que l’auteur ancien avait mis en valeur) ou, au contraire, d’incriminer certains autres. La proposition de certaines versions mythiques moins connues ou la proposition de solutions tout à fait originales à des situations dramatiques données sans issue sont également mis en lumière, tout comme la transposition des personnages mythologiques anciens dans une réalité contemporaine. À un degré suprême de transgression et de recréation du sous-texte, il y a l’annulation complète des unités sémantiques qui définissent la substance statutaire d’un personnage ancien ; plus encore, la mise en valeur de l’altérité totale par rapport au(x) texte(s)-modèle(s) et le sapement parodique des idéologèmes stéréotypes liés à un héros mythique et / ou à une pièce ancienne spécifiques lors de leur accueil par la critique et la scène ; last but not least, l’établissement d’un dialogue avec la tradition théâtrale, cette fois-ci, le but étant non la critique ou le commentaire, intra ou extra-textuels, mais la réactivation et la recodification de l’écriture théâtrale en tant que telle.

Épilogue

Au cours des dernières décennies du XXe siècle et à l’aube du nouveau millénaire, l’écriture dramatique grecque moderne continue, de même qu’auparavant, à avoir très souvent recours au corpus dramatique ancien, empruntant et s’appropriant des personnages, des intrigues, des sujets et des motifs toujours propices et inspirateurs (Pefanis, 2009).

Cette dernière période se différencie des périodes antérieures par le fait qu’une grande partie de la production dramatique en question connaît un achèvement éditorial et scénique immédiat, de même qu’un retentissement assez important sur le public large et / ou plus spécialisé.

Une seconde différence importante est l’attitude assez critique, voire subversive qui grandit désormais à l’égard des modèles sous-jacents, une attitude de transgression, de mise à l’épreuve, de recréation souvent radicales du mythe par l’intermédiaire du théâtre, souvent à travers l’intersection de différents sous-textes dramatiques ou à travers un discours palimpseste où le(s) sous-texte(s) mythique(s) se croise(nt) et dialogue(nt) avec plusieurs autres références intertextuelles, d’origine dramatique ou autre.

En même temps, le nombre de monologues s’accroît, en suivant les tensions respectives dans le théâtre moderne grec et mondial ; les principaux axes thématiques évoluent et se déplacent, l’axe principal étant la langue et sa crise fondamentale à tous ses niveaux d’expression.

Enfin, digne d’attention est le dialogue, pour ne pas dire la confrontation entre les transcriptions parfois très « libres », voire « radicales » des drames anciens et les représentations parfois très « fidèles » voire « timides » de ceux-ci. Les pièces à thématique ancienne semblent plus avoir le droit de facto et de jure de s’éloigner du texte original et des intentions dites primaires de son auteur ; elles sont donc beaucoup plus préservées de la critique qui poursuit souvent les représentations modernes de drames anciens, tragiques ou comiques (critique de la modernisation arrogante, de l’intervention démesurée des directeurs, qui « se font passer pour auteurs », etc.) (Patsalidis, 1997 : 425-426) et de ce fait, à travers une sorte de réaction circulaire, elles donnent libre cours, avec beaucoup moins de réserve, à l’expérimentation et à la rénovation créatives qui sont des valeurs intrinsèques de l’art lui-même.