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[L]a mémoire en effet est un cadre plus qu’un contenu, un enjeu toujours disponible, un ensemble de stratégies, un être-là qui vaut moins par ce qu’il est que par ce que l’on en fait

Nora, 1984 :16

Le Théâtre du Peuple, fondé en 1895 à Bussang (Vosges) par Maurice Pottecher, propose, depuis 117 ans et sans autre interruption que celles dues aux deux guerres mondiales, des spectacles associant amateurs et professionnels durant l’été[1]. Il est reconnu comme la plus ancienne entreprise de théâtre populaire en France et possède une longévité soulignée comme unique. Pourtant, aucune véritable histoire n’en a été écrite à ce jour ; les chercheurs se concentrant généralement sur la période de création et de direction du théâtre par son fondateur, sans s’intéresser aux évolutions ultérieures de ce lieu.

Après le retrait de Pierre Richard-Willm, qui a, dès 1920, réalisé les décors et costumes de certains spectacles, puis assuré les mises en scène de textes du « Padre » de 1935 à 1967[2], la filiation naturelle semble s’être s’interrompue et la double question du choix d’un successeur et de la nature du projet à perpétuer s’est posée. Tibor Egervari, qui avait signé quelques mises en scène au Théâtre du Peuple au début des années 1960, assure la direction artistique du lieu entre 1972 et 1985. Il impulse progressivement un changement de répertoire, refusant de ne jouer que les textes de Maurice Pottecher. Cette remise en question de la tradition constitue le début de réorientations successives, de tensions et de choix nécessaires pour rendre à ce théâtre sa dimension novatrice, tout en restant fidèle à son fondateur. Aujourd’hui, suite au rachat du bâtiment par l’État (2005) et à la signature d’une convention entre le Théâtre du Peuple, l’État et les collectivités territoriales (2003), l’entreprise semble stabilisée et un équilibre paraît avoir été trouvé entre le respect de l’héritage et le renouvellement, porté par les propositions des metteurs en scène qui sont nommés par l’association du Théâtre du Peuple pour un mandat de trois ans[3].

Si l’évolution de ce théâtre – qui s’est progressivement institutionnalisé et professionnalisé, perdant ainsi en partie son caractère privé et sa dimension familiale – montre une prise de distance vis-à-vis de Maurice Pottecher, la figure de ce dernier reste cependant, aujourd’hui encore, un point de référence permanent. Au fil des années, la quête formulée par le fondateur n’a jamais été remise en cause : l’idéal d’un théâtre populaire a persisté, bien que les manières de l’actualiser aient pu changer, et un certain nombre des choix originels perdurent. La mémoire, comme « reconstruction continuellement actualisée du passé» plutôt que comme « restitution fidèle de celui-ci » (Candau, 1998 :1), est donc à l’oeuvre au Théâtre du Peuple. L’hypothèse développée ici sera la suivante : si la référence à Maurice Pottecher est constante et dominante, si à son sujet se constitue une mémoire partagée, de manière essentiellement orale, c’est parce que sa figure permet le maintien de la singularité de ce lieu, défini originellement autour d’un idéal tentant de dépasser des contradictions importantes du monde théâtral de son époque et persistant jusqu’à nos jours, telles que la quête d’un public populaire alliée à l’excellence artistique ou la réunion des amateurs et des professionnels. La mémoire collective dont il fait l’objet – « portée par des groupes d’individus qui se reconnaissent dans des expériences et des représentations communes » (Haddam, 2008 : 34) – semble permettre de sauvegarder l’« esprit » de ce lieu et de fonder une identité collective, susceptible de rassembler les acteurs si divers que ce théâtre mobilise. Les archives du Théâtre du Peuple déposées à la Bibliothèque Nationale de France[4], de même que des observations réalisées lors d’une étude menée dans les Vosges entre 2007 et 2008 et des entretiens effectués au cours de l’été 2009[5], nourriront cette réflexion.

Les relectures de l’héritage

En fondant le Théâtre du Peuple, Maurice Pottecher donne un lieu à ce qui pouvait se présenter alors comme une utopie théâtrale. En quelques années, entre 1895 et 1913, il définit un projet stable, mais également les moyens de sa mise en oeuvre réussie : un répertoire qu’il écrit précisément pour ce cadre et pour ses comédiens, amateurs et professionnels ; une scène qui s’ouvre sur la nature vosgienne ; des représentations gratuites pour les plus démunis, tout en gardant le souci de s’adresser à tous – le peuple qu’il vise est l’universel humain – et de renouveler l’art théâtral de son temps (voir Boisson, 2010). En quelques années, avec l’aide de sa famille qui s’investit fortement dans l’aventure, il est ainsi reconnu, à Bussang, mais aussi au niveau national et même international, comme le porteur d’un projet novateur dont les réalisations, à la fois comme directeur, comme auteur et comme metteur en scène, viennent confirmer la possibilité d’existence du théâtre populaire. Cet homme incarne donc diverses fonctions habituellement partagées dans le champ théâtral et une utopie devenue réalité. Pour résumer rapidement le projet mis en oeuvre à Bussang, nous reproduisons ici en partie le programme de 1899, année où furent joués deux textes de Maurice Pottecher :

Le Théâtre du Peuple a été fondé à Bussang (Vosges), le 1er septembre 1895.

Dédié au peuple tout entier, il convie à ses fêtes dramatiques tous les citoyens, sans distinction de classe ni de fortune. Les spectacles qu’il donne sont accessibles aux plus humbles et s’adressent aux plus cultivés. À tous, il offre un plaisir et un enseignement.

C’est le premier de ce nom qui fut fondé en France ; il servit d’exemple et de modèle aux entreprises analogues, qui marquèrent dans notre pays la renaissance du Théâtre populaire.

Le Théâtre du Peuple donne des représentations gratuites et des représentations réservées. Chaque année on y joue une pièce nouvelle, tantôt un drame et tantôt une comédie. L’année suivante, cette pièce est représentée gratuitement, afin que tous ceux à qui leur fortune ne permet pas de payer leurs plaisirs puissent participer quand même à cet enseignement et à cette distraction.

Situé au flanc d’une colline, dans le beau décor des montagnes et des forêts vosgiennes, le Théâtre du Peuple garde le charme du plein air par son parterre qui reste à ciel ouvert, abrité seulement par un velum contre l’ardeur du soleil. Mais sa tribune et ses galeries de bois recouvert d’écorces offrent, en cas de mauvais temps, un abri aux spectateurs. Il contient plus de 2000 places.

Les vastes dimensions de la scène, dont le fond peut s’ouvrir sur le décor naturel des champs, se prêtent à des spectacles présentant un grand développement de mise en scène et de figuration et évoquant soit des souvenirs historiques et légendaires, soit des tableaux de la vie locale, des moeurs lorraines et des coutumes du pays. Ces spectacles comportent souvent de la musique et des chants.

Ils sont joués par une troupe d’acteurs populaires, réunissant en eux toutes les conditions sociales et qui apportent chaque année leur concours à cette entreprise, pour retourner ensuite, le rideau tombé, à leurs besognes ou à leurs études quotidiennes.

Les représentations ont lieu chaque année, au mois d’Août ou de Septembre. Elles sont données ordinairement un dimanche ou un jour de fête, dans l’après-midi. […]

Depuis sa fondation, le Théâtre du Peuple a représenté les pièces suivantes : [suit la liste des pièces données jusqu’alors]

Théâtre du Peuple, 1899

Dans ce texte, les divers éléments fondant la singularité et l’identité de ce lieu – et qui constitueront l’héritage à préserver – sont déjà présents. Ils ne varieront guère jusqu’en 1924, où l’originalité du Théâtre du Peuple est justifiée par la qualité artistique, le fond mobile, le répertoire et la troupe. Ces quatre éléments forment le socle commun guidant les pratiques jusqu’à la disparition de Maurice Pottecher qui écrit son dernier texte pour le Théâtre du Peuple en 1955.

De l’abandon du répertoire de Pottecher au public comme fondateur de l’esprit du lieu

Après le décès de Maurice Pottecher en 1960, aucun des éléments précédemment cités n’est remis en cause, mais, dès la décennie suivante, la question du répertoire sera soulevée. Dans un premier temps, les désirs du « Padre », « qui souhaitait qu’après lui, fussent reprises Le Sotré de Noël, T’es pris Grillot, Le Lundi de la Pentecôte, C’est le vent, Jean de l’Ours, et même L’Héritage » (Pottecher, 1981 : 22), sont respectés. Pierre Richard-Willm soutient l’idée des reprises et entre 1961 et 1970, seuls des textes de Pottecher sont joués[6]. Malgré cette apparente continuité, divers problèmes surgissent : le recrutement de bénévoles et la règle d’une majorité d’amateurs sur scène paraît de plus en plus difficile à respecter[7], mais surtout, « se pose le problème des auteurs “ à jouer ” au Théâtre du Peuple » (Decombis, Pottecher : 142). En 1972, Tibor Egervari[8] devient le nouvel animateur du lieu. Il propose de reprendre Le mystère de Judas Iscariote et rappelle dans le programme, qui est illustré des photographies de la création de la pièce en 1911, sa volonté de rester fidèle à la tradition. « Qu’on se rassure, l’équipe du Théâtre du Peuple trouve toujours son inspiration dans le retour aux sources […]. Le Padre nous l’a appris, Pierre Richard-Willm nous y a habitués, et nous le pratiquons » (Egervari, in Chan : 160). Pourtant, dès 1973, plusieurs changements auront lieu. Il cite dans le programme, rompant pour la première fois la règle de l’anonymat, les noms des comédiens amateurs et des bénévoles des équipes artistiques et techniques. Surtout, il décide de monter Les joyeuses commères de Windsor dans une traduction de Frédéric Pottecher, en plus de la reprise de la pièce de l’année précédente. L’innovation est en réalité mesurée puisqu’en choisissant de mettre en scène l’auteur anglais traduit par le neveu de Maurice Pottecher, Tibor Egervari s’inscrit encore dans une tradition, certes plus mineure, ce qu’il ne manque pas de rappeler dans le programme de saison : d’autres texte que ceux du « Padre » ont déjà été présentés à Bussang ; Shakespeare avait été traduit et monté en 1902 par Maurice Pottecher et, en 1935, Frédéric Pottecher avait déjà écrit pour le Théâtre du Peuple (voir Egervari, in Théâtre du Peuple, 1973). Cependant, la presse, tout comme Frédéric Pottecher lui-même, décèle là un tournant dans l’histoire du théâtre.

Sous couvert de son inscription dans une voie déjà ouverte par le fondateur, l’évolution est en marche. En 1974, Egervari met en scène, non sans quelques contestations, La Goualeuse[9] ; à partir de cette date, alterneront les saisons avec des textes de Pottecher et celles sans, où des auteurs de plus en plus divers seront présentés : Hugo, Labiche, Molière viennent compléter l’exploration des textes shakespeariens.

Sous la direction de Tibor Egervari, le discours quant à l’héritage évolue sensiblement, en même temps que l’image du lieu. En 1981, au cours de la présentation de saison, le metteur en scène, rappelle les spécificités de cette entreprise, raisons de sa remarquable longévité : « le lieu physique » tout d’abord, c’est-à-dire le théâtre lui-même (classé monument historique en 1975), mais aussi son fond s’ouvrant sur la nature, sa troupe et son public « dont la composition véritablement populaire contredit toutes les prédictions pessimistes des esthètes du jour » (Théâtre du Peuple, 1981). Au répertoire, Tibor Egervari substitue donc le public comme élément constitutif de l’identité du Théâtre du Peuple, thème qui sera souvent mentionné par les metteurs en scène qui lui succéderont[10]. En 1985, la non-exclusivité des textes de Pottecher semble définitivement acceptée puisque le metteur en scène prend la peine de justifier une pratique considérée jusque là comme une évidence : la reprise d’un texte du fondateur, en l’occurrence Amys et Amyle, pour une date anniversaire de la création du théâtre (Théâtre du Peuple, 1985).

Quand en 1986, Jean Chollet[11] succède à Tibor Egervari, la tentation muséale paraît écartée. Un communiqué de presse très laconique propose une inversion remarquable dans la présentation du répertoire : au Théâtre du Peuple, on joue « Molière et Hugo, Shakespeare et Labiche, Maurice Pottecher aussi (….) » (Théâtre du Peuple, 1986a). Le nouveau directeur, pour sa part, rend hommage à Tibor Egervari pour « le nouvel esprit qu’il s’est efforcé d’insuffler à Bussang » (Théâtre du Peuple, 1986b).

Au cours de ces années de transition importantes, le public vient donc remplacer le répertoire parmi les éléments essentiels de l’identité du Théâtre du Peuple[12]. Déjà en 1975, Claire Devarrieux notait dans Le Monde :

Par delà les mutations et les conflits, il y a en effet quelque chose qui subsiste, une certaine unité, un amour de ce théâtre pour lequel professionnels et amateurs acceptent de passer leurs vacances à Bussang, […]. L’esprit du théâtre du Peuple, il est tout entier dans le public. C’est un public subtil, qui réagit comme aucun autre

Devarrieux, in Chan, 1995 : 163

De la mise en avant de l’artistique à l’inscription dans le champ du théâtre public

Le tournant des années 1990 est marqué par une réhabilitation de la dimension artistique du lieu, qui se traduit dans le discours sur les oeuvres montées ou dans le rappel de la vocation de créateur du fondateur.

En 1988, Pierre Dieppendaële[13], nouvellement nommé à la tête du théâtre, explique ainsi sa décision de monter La Mouette de Tchekhov :

Le choix de La Mouette, pièce fétiche, emblème du Théâtre d’Art de Moscou fondé par Stanislavski, est […] voulu comme un hommage à la fondation prophétique, en 1895, du Théâtre du Peuple par un poète, Maurice Pottecher.

Que cette Mouette nous fasse nous souvenir “ Par l’Art, pour l’Humanité ” des profondes affinités entre des figures comme Romain Rolland et Tolstoï et des hommes de théâtre et de lettres, Tchékhov, Gorki, Maupassant, Maeterlinck, Claudel…

Théâtre du Peuple, 1988

L’année suivante, la lettre d’invitation à la conférence de presse et le communiqué de presse, montrent un point de vue clairement artistique, sans mentionner Maurice Pottecher. Pierre-Étienne Heymann, en 1990, puis François Rancillac[14], qui dirige le théâtre de 1991 à 1994, adopteront une démarche similaire (voir Théâtre du Peuple, 1990a et 1992).

L’insistance sur l’artistique va de pair avec une professionnalisation accrue du théâtre. À partir de 1994, un nouveau système de direction est institué par l’association du Théâtre du Peuple : les directeurs se succèdent tous les trois ans et invitent la deuxième année de leur mandat le metteur en scène qui les suivra. Après Philippe Berling (1995-1997) viendront donc Jean-Claude Berutti pour deux mandats (1997-2002), Christophe Rauck (2002-2005) et Pierre Guillois (2005-2011)[15]. Au cours de la saison 1998-1999, quatre « sages », personnes dont les « engagements culturels » sont « parallèles au nôtre », signale Pierre Chan, sont intégrés au conseil de l’association du Théâtre du Peuple : Monique Blin, Jack Ralite, Michel Bataillon et Pierre Barrat (Chan, in Théâtre du Peuple, 1999). La même année, deux spectacles sont à l’affiche, l’un l’après-midi et l’autre le soir, celui du soir rassemblant une équipe exclusivement professionnelle. Ce qui est présenté alors comme une exception va en réalité durer jusqu’à aujourd’hui. Enfin, depuis 1995, des ateliers sont proposés à destination des comédiens amateurs, « dans [leur] relation avec un comédien professionnel » (Berutti, in Théâtre du Peuple, 2000).

Cette professionnalisation ne va pas sans entraîner un sentiment d’exclusion chez certains des amateurs historiquement engagés au théâtre ou dans la population bussenette. À l’occasion du centenaire du théâtre, qui voit pourtant de nombreuses associations locales participer à l’organisation de l’événement, cette impression est relayée par la presse. Ernest Claudel, ancien secrétaire de mairie et acteur à Bussang de 1954 à 1979, ayant côtoyé, comme le rappelle l’article pour donner autorité à son témoignage, les grandes figures historiques du théâtre (Pierre Richard-Willm, les membres de la famille Pottecher, André Liénard), affirme : « Le théâtre, même s’il le faut, est devenu à mon goût trop professionnel et ne permet plus aux Bussenets d’y accéder aussi facilement » (« Souvenirs des anciens du Théâtre du Peuple », 1995). Parallèlement, le terme de sensibilisation apparaît dans les discours des directeurs. Jean-Claude Berrutti explique, par exemple, que les répétitions de La Forêt d’Ostrovski se feront sur place, à Bussang pour « avoir le temps de tisser des liens avec la population » (Théâtre du Peuple, 1997). Le rôle essentiel des amateurs, dans ces spectacles au cachet professionnel, est également réaffirmé. Leur présence apporte au public, qui sait la troupe composée de gens qui lui ressemblent, « un plus indéniable, une émotion différente »

Berrutti, in Deletraz, 2001

L’insistance sur la dimension artistique du projet, tout autant que la professionnalisation, permettent une réinscription du théâtre dans le champ théâtral national et sa reconnaissance comme lieu de création, dont la presse se fait l’écho. En 1994, Les dernières nouvelles d’Alsace notent, à propos de L’Aiglon d’Edmond Rostand mis en scène par François Rancillac, que le Théâtre du Peuple « présente sans nul doute un spectacle de grande qualité qui nous rappelle combien cette scène singulière a de raisons de s’inscrire dans le champ culturel existant » (Hartmann, 1994). En 2000, Armelle Héliot souligne le retentissement désormais national des créations bussenettes –  dont l’audience n’est plus seulement régionale –, et l’explique par le talent des metteurs en scène (Héliot, 2000)[16]. Françoise Dargent établit, elle, une opposition radicale entre « le gai folkore qui entoure Bussang » : les bénévoles, l’histoire légendaire de la fondation du théâtre, les spectateurs munis de leur coussin, ou encore la nature luxuriante, et « le reste », c’est-à-dire les créations, dignes d’« une ambitieuse entreprise de théâtre public, à la fois populaire et exigeant » (Dargent, 2002). Enfin, dans Le Monde, Jean-Louis Perrier constate :

François Rancillac et Jean-Claude Berrutti sont de ceux qui ont fait passer le Théâtre du Peuple dans la modernité, “ afin de le ramener là où il devait être : dans le giron du théâtre public ”

Perrier, 2003

Ainsi, au fil de ces années, le Théâtre du Peuple trouve une place dans le champ du théâtre public et s’inscrit dans l’histoire de ce dernier. Pour son premier spectacle en tant que directeur du lieu, Christophe Rauck se présente comme « un enfant du service public » (in Migliorni, 2003) auquel l’outil convient. Et quand il fait le bilan de son expérience bussenette, ce n’est plus dans le sillage pottechérien que le jeune metteur en scène situe le Théâtre du Peuple, en assurant que ce dernier « constitue l’exemple même du “ théâtre élitaire pour tous ” prôné par Vitez » (Iovene, 2005).

En parallèle du retour du théâtre dans la vie théâtrale nationale, le statut du lieu évolue sous l’impulsion de Jean-Claude Berutti. Celui-ci s’affaire à développer un projet artistique et culturel pour Bussang qui permettrait sa reconnaissance par les tutelles et un financement plus conséquent. En 2003, une convention est signée entre l’État, les régions Lorraine, Alsace et Franche-Comté, le département des Vosges et la commune de Bussang. Si la part des recettes propres reste très importante dans le budget du théâtre, ses subventions augmentent sensiblement et il est reconnu aujourd’hui pour sa mission « de formation et de sensibilisation des publics aux pratiques théâtrales » (Guillois, in Théâtre du Peuple, 2011). En 2005, l’État rachète le théâtre, qui appartenait jusqu’alors à la famille Pottecher, et en laisse le libre usage à l’association du Théâtre du Peuple, grâce à un bail emphytéotique. L’institutionnalisation du lieu, bien que celui-ci n’obtienne aucun label et garde un statut particulier, s’accompagne d’une présence moins prégnante des descendants de Maurice Pottecher dans l’aventure. En 2004, François Rancillac, qui a depuis sa direction entretenu des liens privilégiés avec le Théâtre du Peuple mais n’est ni un bénévole vosgien, comme le fut André Liénard, ni un descendant du « Padre », comme Pierre Chan, devient le président de l’association du Théâtre du Peuple.

Une aventure singulière

Bien que plusieurs éléments aillent dans le sens d’une certaine intégration dans le secteur public de la culture, les discours, tout en soulignant la primauté de son projet artistique et culturel et en recherchant sa reconnaissance sur le plan national, ne cessent de rappeler la spécificité du Théâtre du Peuple et son unicité. L’idée devient un véritable lieu commun à partir des années 1990, relayée par les metteurs en scène et par la presse qui insistent à la fois sur l’intuition profondément originale de Maurice Pottecher et sur l’aventure exceptionnelle que représente la direction d’un tel théâtre, tant pour le public qui s’y rassemble que pour sa troupe composée d’amateurs et de professionnels. À propos de cette expérience selon lui sans équivalent, Pierre Dieppendaële souligne le caractère « génial » du projet de Maurice Pottecher : « c’est cette folie et cette générosité, tellement à côté de l’histoire, des facilités de l’histoire, de cette reconnaissance parisienne, […] » (in Clarke, 1994). Dans la même optique, Jean-Claude Berrutti, rappelle que « Pottecher, dont le théâtre, bienpensant, a énormément vieilli, a eu un coup de génie malgré lui. [...] [I]l va inventer l’éducation populaire d’aujourd’hui » (in Perrier, 2003). En tant que président de l’association, François Rancillac s’engage, pour sa part, à « défendre fermement la “ singularité ” et “ l’indépendance artistique ” du Théâtre du Peuple » (Wicker, 2004).

En 2008, Pierre Guillois présente Le Ravissement d’Adèle, texte écrit par Rémi De Vos pour le spectacle de l’après-midi. L’adéquation entre cette oeuvre et l’utopie du Théâtre du Peuple est soulignée par une presse unanime. En écrivant lui-même ou en passant des commandes pour le spectacle mêlant amateurs et professionnels, le jeune metteur en scène « souhaite réintroduire l’écriture à Bussang, régénérer l’utopie première de Maurice Pottecher » (Descamps, 2008). « Ce qui m’intéresse, c’est ce que nous dit aujourd’hui la position de Maurice Pottecher quand il fonde le théâtre » affirme Pierre Guillois, qui, sensible à la composition si diverse du public, souhaite « remettre sur le métier la réflexion sur ce que peut être un théâtre fédérateur » (Guillois, 2008)[17]. La fidélité se déplace : on ne respecte plus le répertoire, mais l’esprit si particulier du lieu, lié à l’intuition première de Maurice Pottecher.

Cette rapide histoire nous montre le chemin parcouru vis-à-vis de l’héritage pottechérien depuis la disparition du fondateur. Si les textes de Maurice Pottecher, élément identitaire fort de ce lieu jusque dans les années 1970, sont progressivement délaissés, les autres éléments de l’héritage –  la qualité artistique, la mixité de la troupe et le cadre – restent revendiqués tandis que la composition singulière du public est remise en avant. Bien plus, le projet de Pottecher est réhabilité dans sa dimension novatrice et l’unicité du lieu est défendue, en même temps que son inscription nécessaire dans le champ du théâtre public est affirmée. Au final, si les références à Maurice Pottecher ont pu s’estomper au fil des années dans les discours de certains metteurs en scène, sa figure ressurgit fréquemment, moins pour y prêter allégeance que pour y trouver le soutien nécessaire à la poursuite d’un idéal. Cette mémoire, présente dans les écrits et les discours des représentants officiels du Théâtre du Peuple, nourrit aujourd’hui l’engagement de tous ceux qui s’y investissent et permet de les rassembler, dans le sentiment de participer à une entreprise exceptionnelle.

Une mémoire fondatrice de l’identité du lieu ?

La mémoire comme caractéristique première du Théâtre du Peuple

Se souvenir, évoquer Maurice Pottecher ou le passé du théâtre, semblent être des activités communes à tous ceux qui prennent part à l’aventure bussenette, qu’ils soient spectateurs, bénévoles, stagiaires, comédiens amateurs et professionnels, membres de l’équipe permanente ou de l’association. La mémoire prend diverses formes, allant de la tradition perpétuée, que l’on pourrait assimiler à une « protomémoire » – « mémoire de bas niveau», de l’ordre de la « mémoire sociale incorporée », qui « agit le sujet à son insu » (Candau, 1998 :12-13) –, à la métamémoire, en passant par la mémoire de haut niveau, ou mémoire de rappel[18]. Dans l’ordre des habitudes transmises, le pique-nique peut être mentionné. On arrive à Bussang longtemps avant la représentation, pour prendre le temps de manger dans le parc du théâtre, tout comme on apporte ou on achète son coussin, pour résister à la dureté des bancs de bois. La mémoire de haut niveau, « mémoire de rappel ou de reconnaissance : convocation délibérée ou involontaire de souvenirs autobiographiques ou appartenant à la mémoire encyclopédique (savoirs, croyances, sensations, sentiments, etc.) » (ibidem) est convoquée chaque fois qu’il s’agit de commenter l’ouverture des portes en fond de scène, permettant l’apparition du décor naturel. Cet événement est attendu en cours de représentation et fait toujours l’objet d’applaudissements et de discussions ; les spectateurs expliquant à leurs voisins qu’il s’agit d’une tradition, et comparant ce moment à ceux vus antérieurement.

Cette intégration systématique du paysage dans les mises en scène actuelles illustre bien la manière dont se constitue, dans tout lieu théâtral animé pendant une longue période, un esprit du lieu qui devient un protagoniste de l’activité théâtrale. Ce phénomène de personnalisation s’explique par l’action qu’exercent les uns sur les autres les différents participants de l’activité théâtrale, pour entretenir la mémoire théâtrale du lieu

Leverratto, 1997 : 116

Dans le parc du théâtre, avant la représentation de l’après-midi, 2008

Dans le parc du théâtre, avant la représentation de l’après-midi, 2008
© Victore Tonelli /  ArtCom Art

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L’esprit du lieu évoqué ici au sujet de l’ouverture des portes, constitue l’objet d’une métamémoire. Même s’il reste difficile à expliquer pour la plupart des protagonistes, qui lui attribuent des causes diverses, il semble s’imposer à chacun lors de son séjour bussenet et se présente comme ce qui doit être maintenu au Théâtre du Peuple. Cet élément émerge progressivement au cours de l’histoire du théâtre, nous l’avons vu, pour constituer finalement un élément central de l’identité du lieu. Aujourd’hui, Sylvie Tuaillon, trésorière de l’association du Théâtre du Peuple, conçoit celle-ci comme la « dépositaire » de la mémoire du théâtre dont la mission serait de veiller à la perpétuation de l’« esprit du lieu ». Elle est heureuse de constater que les bénévoles, qui se renouvellent depuis quelques années, se sentent à leur tour liés à cette mémoire (Tuaillon, 2009). Il est d’ailleurs étonnant d’observer à quel point ces nouvelles recrues – le constat est également vrai pour les professionnels permanents arrivés avec Pierre Guillois – sont vite renseignées sur le fondateur : des histoires et des anecdotes sont racontées qui assurent une transmission orale. Cet esprit du lieu constitue ainsi une « représentation », une « forme de métamémoire, c’est-à-dire un énoncé que des membres d’un groupe vont produire à propos d’une mémoire supposée commune à tous les membres du groupe », « énoncé qui accompagne généralement la mise en relief d’une identité locale » (Candau, 1998 :15-16). Par ces termes, Joël Candau décrit la mémoire collective. Autour de l’esprit du lieu se jouerait donc aujourd’hui le passage de la mémoire individuelle à la mémoire collective et la construction identitaire du Théâtre du Peuple.

L’existence d’une mémoire collective à Bussang peut être corroborée par un autre fait : la durée de l’engagement y fait critère d’autorité. Comme spectateur, comme amateur, comme membre de l’association, on revient au Théâtre du Peuple et l’engagement se compte souvent en années. Les exemples de personnes qui sont partie prenante de cette aventure depuis plus de vingt ans sont nombreux, et plus l’histoire partagée avec le théâtre remonte loin – le mieux étant d’avoir connu Maurice Pottecher lui-même –, plus elle est valorisée. On peut alors parler à Bussang d’une « mémoire forte »,

une mémoire massive, cohérente, compacte et profonde qui s’impose à la majorité des membres d’un groupe, quelle que soit sa taille, […]. Une mémoire forte est une mémoire organisatrice, en ce sens qu’elle est une dimension importante de la vie et de la structuration d’un groupe, et, par exemple, de la représentation qu’il va se faire de sa propre identité

id. : 40

L’existence de ce type de mémoire, généralement perçue comme collective, dépend de celle d’un « milieu de mémoire », d’un groupe restreint où « les mémoires individuelles d’une part veulent et peuvent s’ouvrir facilement les unes aux autres […], d’autre part tendent à viser les mêmes objets […] » (id : 42).

L’existence d’un tel « milieu de mémoire » soutenant le développement d’une mémoire collective à Bussang est aisément repérable. Pourtant, la dimension réellement collective de la mémoire semble rapidement problématique à quiconque s’intéresse précisément à l’actuel Théâtre du Peuple.

De multiples métamémoires

Jean-Marc Leveratto et Olivier Goetz repèrent au Théâtre du Peuple trois « états de la mémoire collective » (Leverratto, 1997 :116) – ils décrivent en ces termes des métamémoires – qui révèlent l’existence en ce lieu de divers groupes identitaires. Si notre partition n’est pas tout à fait celle de ces deux chercheurs, il nous semble cependant intéressant d’affirmer avec eux que « [c]’est la confrontation de ces [diverses] mémoires et la nécessité de les concilier qui contribuent à la formation de […] lieu[x] commun[s] » (ibid.) – ils pensent pour leur part à l’ouverture des portes – dans ce théâtre.

Les divers groupes repérables à Bussang seraient les suivants : le cercle familial, dont l’influence a pu diminuer au fil des ans, mais qui reste présent et participe, au sein de l’association, à la préservation de l’esprit du lieu ; l’association du Théâtre du Peuple elle-même, composée d’individus aux parcours divers, ayant en commun un long engagement pour le théâtre; les directeurs artistiques qui se succèdent en apportant avec eux l’histoire du théâtre français, et plus précisément celle du théâtre public ; les spectateurs qui viennent à Bussang moins pour les spectacles qui y sont proposés que pour ce qu’ils peuvent y vivre, ou y ont vécu ; les comédiens amateurs qui, de saison en saison, conservent la mémoire des créations. Ces catégories recoupent celles dégagées par Jean-Marc Leverratto et Olivier Goetz, même si nous les qualifions différemment. D’autres doivent cependant être ajoutées : les Bussenets eux-mêmes et les compagnies d’amateurs locales. Ces deux groupes ont pu se sentir dépossédés du théâtre lors de sa professionnalisation et ceci se traduit par des revendications persistantes, réfutées au nom du projet originel par les membres de l’association et l’équipe permanente. Ces derniers, tout en restant attentifs à tisser des liens avec les compagnies d’amateurs, rappellent fréquemment que le Théâtre du Peuple, s’il permet depuis ses débuts, la rencontre entre professionnels et amateurs, n’a jamais été un lieu de diffusion pour les amateurs, contrairement à ce qu’ils croient. De même, Sylvie Tuaillon insiste fortement sur l’idée que le Théâtre du Peuple n’a jamais été le théâtre des Bussenets exclusivement : il a toujours constitué un lieu de rencontres, animé par des gens venant de la France entière (les amis parisiens de Tante Camm et Maurice Pottecher, des comédiens de Nancy, de Strasbourg, etc.) et a toujours représenté un lieu à part dans le village, que tous les habitants ne se sont pas approprié, même au temps de Maurice Pottecher. À travers ces deux exemples, on voit à l’oeuvre la mobilisation de la mémoire pour justifier des revendications diverses, des visions différentes de l’art théâtral et des définitions hétérogènes de l’identité du Théâtre du Peuple. On pourrait encore ajouter, même s’ils constituent un groupe encore plus flou, les spectateurs qui ne viennent plus parce qu’on ne joue plus Pottecher ou ceux qui ont écrit des lettres irritées à Pierre Guillois pour lui reprocher ses vulgarités ou ses provocations, en convoquant, pour justifier leurs opinions, la figure du fondateur[19]. Ces métamémoires, fortement idéologisées, mobilisent moins le projet réel de Maurice Pottecher, ou les pratiques alors en cours, que les représentations que chacun s’en fait, représentations relues et réorientées en fonction des besoins et des stratégies des divers groupes.

Le maintien de l’identité du Théâtre, identité elle-même liée à l’investissement de ce lieu par des groupes divergents, nécessite l’existence de points de consensus. Ces « lieux communs » – l’ouverture des portes, la mixité de la troupe, le maintien d’un public populaire tout en proposant des spectacles de qualité, le respect de l’esprit du lieu ou l’engagement pour la devise « par l’art, pour l’humanité » – sont tous liés au projet initial de Maurice Pottecher. Ils sont l’objet de négociations incessantes, l’équilibre étant délicat à trouver[20], mais ils parviennent à susciter une adhésion commune.

Un lieu unique

Toutefois, le sentiment le mieux partagé au Théâtre du Peuple est celui de fréquenter un lieu exceptionnel qui n’a pas d’équivalent en France. Toutes les personnes interrogées au cours de l’été 2009 livraient cette impression, en l’attribuant à divers facteurs tels que le cadre, la proximité entre des personnalités diverses, source de rencontres, le mélange des amateurs et des professionnels, le public si varié, l’engagement pour la devise de Pottecher ou l’ouverture des portes. Ces éléments explicatifs s’ancrent tous dans une mémoire, celle du projet du fondateur. Le sentiment d’exception tiendrait, lui, plutôt à l’histoire : c’est bien parce que le théâtre a revendiqué au fil du temps sa reconnaissance comme lieu de création d’envergure nationale que sa dimension de lieu à part a pu être revivifiée.

L’originalité du projet de Maurice Pottecher fut perçue à son époque : des journalistes du monde entier venaient voir ce Théâtre du Peuple, qu’on ne parvenait pas à décrire si ce n’est par la négative. Maurice Pottecher avait quitté le monde théâtral parisien pour fonder son théâtre à l’écart, espérant régénérer l’art théâtral grâce à la nature et à un autre public, et proposer un théâtre qui s’adresserait à tous. Son initiative peut ainsi être perçue comme la création d’un lieu de résistance à l’autonomisation de l’art, constitutive du champ artistique depuis le milieu du XIXe siècle. Le Théâtre du Peuple se situe en marge de ce champ, tout en y revendiquant sa place de droit : Maurice Pottecher met tout en oeuvre pour que ce théâtre soit une réussite locale, mais il lui importe également beaucoup qu’il soit également reconnu par les élites artistiques et intellectuelles de son temps. Dans L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Nathalie Heinich montre comment émerge, à partir du XIXe siècle, la figure de l’artiste ou du créateur, assimilé « à un marginal, dont la place dans la société ne peut-être qu’oppositionnelle, dans une singularité indissociablement esthétique et sociale » (Heinich, 2005 : 169). Cette émergence est liée à l’autonomisation progressive du champ artistique. Avec la vie de bohème, au milieu du XIXe siècle, s’articulent tout d’abord marginalité esthétique et sociale. Dans la seconde moitié du siècle, la dimension politique s’impose, véhiculée par la notion d’avant-garde : l’art est investi d’une « mission émancipatrice » (idem : 167) qui, dans la logique du processus d’autonomisation de l’art, est attribuée aux qualités artistiques des oeuvres et non à l’affiliation à une quelconque doctrine politique. Un paradoxe fort se met alors en place, que l’histoire va ensuite gommer pour mieux assimiler marginalité politique, artistique et sociale. Cette contradiction oppose l’art pour l’art et la vocation politique de l’avant-garde ; elle est d’autant plus forte que l’autonomisation de l’art incite à une « spécialisation de la compétence artistique, génératrice d’un hermétisme qui ne peut que couper du peuple les artistes les plus avancés » (Heinich, 2005 : 168) tandis que la dimension politique, elle, ne peut être que collective.

Maurice Pottecher fonde le Théâtre du Peuple loin de l’élite parisienne, dans le village familial, en associant à son projet des acteurs aux statuts sociaux variés, avec l’objectif de s’adresser au plus grand nombre. Ce geste peut ainsi être interprétée comme une réponse à l’aporie décrite par Nathalie Heinich, comme la tentative de dépasser un paradoxe fort, qui régit encore le monde artistique actuel. Ce théâtre, qui a eu un écho important au niveau national et fut précurseur dans le développement d’un théâtre populaire, a duré et tente toujours aujourd’hui de constituer un lieu où les contradictions du champ artistique se résolvent. Il ne peut le faire qu’en maintenant sa distinction, fondée elle-même sur un équilibre fragile, soutenu par la mémoire du fondateur. Dans cette représentation partagée aujourd’hui de participer au Théâtre du Peuple à une aventure unique, se fonde l’identité d’un groupe instable, au-delà des revendications particulières. Cette identité peut dès lors être désignée de collective, et s’établit sur des « traits distinctifs », une « spécificité » et des « traits communs » (id. : 180) revendiqués au niveau local mais définis grâce à une dynamique d’intégration et de différenciation vis-à-vis du champ théâtral national.

Au fil de son histoire, le Théâtre du Peuple a gardé vive la mémoire de son fondateur, tout en relisant différemment son projet. La fidélité s’est déplacée, du répertoire à la diversité du public et à l’esprit du lieu, ce qui a permis de rompre avec l’isolement progressif du théâtre et d’assurer sa réinsertion dans le champ théâtral national. Parallèlement, l’originalité et la force de l’intuition de Pottecher ont été réaffirmées, afin de défendre la singularité de ce lieu. Ainsi, aujourd’hui encore, une identité collective se soude au Théâtre du Peuple, soutenue par une mémoire partagée, autour de l’idéal défendu par Maurice Pottecher et des choix qu’il fit pour l’actualiser. Les moyens à mettre en oeuvre pour défendre ces valeurs premières peuvent faire débat et sont constamment interrogés, mais chacun s’accorde aujourd’hui sur l’idée que le Théâtre du Peuple doit rester le lieu de l’utopie originelle, où l’art peut se développer en empruntant une autre voie que celle de l’autonomisation.