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Un théâtre populaire n’apparaît plus possible aujourd’hui. Pareil constat n’inspire guère de regret à qui aura acquis la conviction que les conditions sociales, culturelles et esthétiques de ce modèle ne peuvent plus être réunies, et qui conçoit qu’en dehors même de la scène, soit à l’échelle des représentations sociales, l’idée de collectif, de communauté ou de peuple s’incarne de plus en plus difficilement[1]. Devant ce qui s’apparente ni plus ni moins à un champ de ruines, tout indique que le théâtre aurait pris acte de son incapacité à exercer son rôle de miroir de l’histoire, de même que celui de réconcilier les divisions sociales, tâchant au mieux, pour reprendre les termes de Jacques Rancière, d’inscrire une dissension dans « le contexte contemporain du consensus » (Rancière, 2008 : 75). Et pourtant, un théâtre populaire existe, du moins est-il revendiqué ouvertement par certains créateurs contemporains qui se réclament de sa « tradition ». Il n’est pas rare non plus de voir cette expression utilisée par la critique, signe sans doute qu’elle correspond encore à une sensibilité qui n’est pas complètement étrangère au spectateur actuel.

Ce paradoxe reflète bien la situation du théâtre populaire au Québec, mais à condition d’inverser ici le raisonnement. S’il est vrai que l’on entend dire encore aujourd’hui que le théâtre a su conserver dans cette société un certain prestige auquel on associe volontiers un effet mobilisateur sur la communauté théâtrale, et qui explique, pour une bonne part, le soutien public qui lui est consenti, en revanche la logique qui sous-tend l’engagement des uns et des autres envers la pratique comme la politique du théâtre semble pouvoir se passer de plus en plus de la nécessité de faire oeuvre collective. Le fait est que, même si la courbe évolutive du théâtre québécois n’a pas suivi le même tracé que celle du théâtre européen, son histoire récente confirme l’hypothèse d’un désenchantement qui apparaît contradictoire avec les ambitions d’un véritable théâtre populaire. Si la comparaison avec la France peut aider à clarifier les choses, il suffirait toutefois d’ajouter que plus l’espace de réalisation du théâtre populaire s’est rétréci plus s’est imposé, dans les discours québécois, un mythe compensatoire qui en préserve la mémoire et agit comme référent commun dans les débats récurrents sur le théâtre.

S’il faut parler d’un mythe québécois du théâtre populaire, convenons d’entrée de jeu qu’il ne saurait être confondu avec celui qui traverse l’histoire culturelle française où, de Gémier à Rolland en passant par Pottecher et Copeau, une pensée du théâtre populaire en a incarné l’idéal et paver ainsi la voie de son institutionnalisation avec le TNP de Jean Vilar. Même en tenant compte de l’expérience pas trop lointaine du Théâtre populaire du Québec, dont Sylvain Lavoie a su capturer l’esprit dans une recherche récente[2], rien en effet ne permet d’affirmer que les pratiques présentées sous cette étiquette ont pu se développer dans le sens où l’entendaient les précurseurs européens, à savoir comme une forme « savante » de la culture faisant appel aux ressources (une tradition, un répertoire, une structure institutionnelle) de l’art théâtral pour créer un événement collectif[3].

Cette différence explique en bonne partie le silence relatif qui caractérise la production scientifique (historique) sur ce phénomène. Alors que bon nombre de chercheurs ont mené depuis les années 70 des travaux sur les formes et les traditions populaires, y compris au théâtre (Hébert 1981 et 1989 ; Tourangeau 1993 et 2007), il existe peu (ou pas) d’études examinant les réappropriations québécoise du projet initial du théâtre populaire[4], projet dont Vilar et Brecht se feront les derniers interprètes au XXe siècle en recentrant sa mission sur le service public (Vilar) et l’émancipation politique (Brecht). Ce silence ne saurait toutefois faire oublier les tentatives pourtant nombreuses, depuis les années 60 et 70, de réactivation de ce double héritage sous la forme de spectacles divers (la création collective) ou de textes dramatiques (l’oeuvre de Michel Tremblay) ou encore dans les prises de parole multiples des intervenants du milieu théâtral qui, depuis l’événement des Belles-Soeurs en 1968, n’ont cessé de se réclamer du « peuple » et d’en revendiquer les vertus et qualités pour inventer ce qu’il était alors convenu d’appeler le « nouveau théâtre québécois ».

L’hypothèse défendue par cette étude consiste à dire que l’idée d’un théâtre populaire a imprégné et imprègne toujours les discours sur le théâtre au Québec, faute d’avoir contribué à en définir de manière durable les orientations et les innovations. Les pages qui suivent s’intéressent par conséquent à un ensemble d’écrits qui révèle les usages rhétoriques mais également idéologiques d’un topos qui, selon les cas et suivant les circonstances, charrie un ensemble de valeurs et recouvre différentes croyances. Dans l’esprit de l’analyse du discours, notre étude se veut attentive à repérer dans les déclarations des acteurs du milieu les modulations d’un concept pour en saisir les significations multiples et contradictoires, mais dans le but également d’identifier, au fil de l’argumentation, les stratégies mises en place par chacun pour marquer leur position dans le champ théâtral et culturel québécois.

Le choix des discours à l’étude a été motivé par deux facteurs principaux. D’abord, le contexte qui permet de reconstituer une trajectoire historique à partir de trois moments-clefs de l’évolution du théâtre québécois moderne. Ainsi seront pris en compte la période de l’avènement de ce théâtre au tournant des années 60 et 70, suivie par sa remise en cause initiée dans la première moitié des années quatre-vingt, enfin la période où le « modèle québécois du théâtre » semble arrivé à son point d’épuisement à l’aube du XXe siècle. Chacun de ces contextes correspond, par ailleurs, à des moments propices à des débats, sinon à l’expression de visions concurrentes du théâtre et de sa fonction sociale. L’intérêt, pour nous, consiste à saisir les enjeux idéologiques que recouvre, sur la place publique, l’idée de théâtre populaire, d’identifier les pratiques qu’elle convoque, enfin de mieux comprendre la vision esthétique qui s’en dégage.

Un dernier mot de nature méthodologique s’impose. Notre intention n’est pas de retracer de la sorte les filiations souterraines qui relient le théâtre québécois contemporain aux différents modèles européens du théâtre populaire[5]. Encore moins de montrer qu’en l’absence d’une véritable « institution », incarnée dans un Théâtre National, le théâtre québécois accuserait le caractère inachevé de son projet. Bien plus, il nous semble pertinent de suivre le parcours discursif de ce thème pour mettre en lumière l’un des mythes fondateurs du théâtre québécois ou, pour employer un autre terme, l’une des utopies qui captivent l’imaginaire de ses praticiens et commentateurs. Dans cette expression, on comprendra que le théâtre populaire se présente également comme un horizon par lequel s’effectue, dans la réalité de la vie théâtrale, le partage de la valeur associée aux oeuvres elles-mêmes, de même que celle que le théâtre revendique en tant que pratique sociale.

Théâtre national et/ou populaire

La fin des années 60, marquée par la création des Belles-Soeurs dans un théâtre bourgeois de Montréal en août 1968, constitue un moment-clef pour comprendre le destin paradoxal du théâtre populaire au Québec. Alors que la pièce-manifeste de Tremblay est acclamée par la nouvelle génération qui y voit le signe d’une mobilisation grandissante contre le Grand Théâtre, expression qui désigne alors l’attachement des compagnies institutionnelles (Théâtre du Rideau-Vert, Théâtre du Nouveau Monde) au répertoire français (classique et moderne) et à une vision humaniste de l’art théâtral[6], la pièce se voit rapidement investie d’une mission (politique et culturelle) qui trouve de larges échos en dehors de ce milieu, et qui va orienter profondément sa destinée.

De fait, la véritable rupture, s’il en est une, que produit cette oeuvre concerne la polémique linguistique[7] qu’elle contribue à raviver et à l’enjeu que revêt momentanément, pour la société globale, la question du théâtre. En d’autres mots, voilà que le théâtre semble vouloir sortir de l’enclos dans lequel les professionnels des années 40 et 50 l’avaient, en définitive, enfermé et qui contribuait à en faire une donnée marginale dans l’ordre culturel canadien-français[8]. L’événement des Belles-Soeurs vient de la sorte réconcilier deux évolutions en apparence contradictoires : à la fois celle qui offre une alternative au modèle désuet des institutions, assimilé à une sorte de colonialisme volontaire, et qui prend acte des efforts menés depuis plus d’une décennie par des jeunes troupes amateures ou semi-professionnelles inscrites dans la mouvance des avant-gardes européennes[9] ; et cette autre évolution qui se veut, malgré les dénégations à cet égard du duo (Michel) Tremblay - (André) Brassard, le prolongement des tentatives de « nationalisation » du répertoire dans le sillage desquelles s’édifie, depuis les années 30, le théâtre « canadien ».

Assurément, le thème du théâtre populaire trouve son sens le plus immédiat dans la reprise, par l’auteur des Belles-Soeurs, de ce projet national[10] qui oriente le discours vers une esthétique ancrée dans le terreau populaire pour faire oublier l’affront que représente la pièce tant du point de vue des bienséances théâtrales que de l’image dégradée du peuple qu’elle donne à voir. La critique journalistique et, peu après 68, la critique savante qui se charge d’ériger un monument à Tremblay et d’en faire un « classique du répertoire québécois », y verront unanimement l’élément primordial d’une redéfinition de la théâtralité québécoise résolument tournée vers l’affirmation de l’identité culturelle et, par la même occasion, le gage d’une restauration de la fonction sociale du théâtre. Suivant cette logique, on comprend que la discussion sur les aspects plus formels de la pièce ainsi que sur la nécessité que ceux-ci font apparaître d’articuler l’esthétique au politique sera le plus souvent escamotée au profit d’un accord faisant de la scène le lieu d’une libération (catharsis) collective. Une telle « ambiance » aura pour effet immédiat d’occulter l’autre filiation tracée par Les Belles-Soeurs, celle où la scène devient le lieu d’un questionnement sur l’identité en adoptant, cette fois, le point de vue de l’Autre, ce que réaliseront notamment la mise en scène et la dramaturgie des années quatre-vingt.

Pareille tension se trouve néanmoins au coeur des réflexions de Michel Bélair qui publie, dès 1973, un essai intitulé Le nouveau théâtre québécois. À la fois synthèse critique dans le contenu de ses analyses et énoncé programmatique par le ton général employé, l’ouvrage rédigé à la hâte à l’intention d’un public étranger curieux de ce qui se passe alors sur les scènes québécoises pointe les directions dans lesquelles s’orientent les jeunes troupes de l’époque, et tente de replacer le mouvement dans son continuum historique. Le thème du « populaire » parcourt cet essai tel un fil rouge en contrepoint de considérations diverses sur le public, le répertoire, les formes scéniques, l’institution, l’engagement politique, bref un propos qui cherche à enregistrer une réalité (la popularité du théâtre) dans un contexte général marqué par le triomphe de la culture de masse et de consommation où tout concourt (en Occident) à refouler le théâtre dans la marge :

Pourtant, malgré tout cela, écrit Bélair, malgré cette présence constante à la réalité québécoise, malgré ce souci de s’adresser au public à travers des formes et à travers une langue qui lui soient immédiatement accessibles et signifiantes, le théâtre québécois n’est pas connu de la majorité des Québécois

Bélair, 1973 : 35

Relire l’essai de Bélair aujourd’hui, c’est en quelque sorte suivre un mythe à la trace pour déceler les principaux ressorts qui l’animent, et comprendre la nature du réinvestissement de la notion de théâtre populaire qui fait naître alors, au sein d’une génération agissante, des espoirs démesurés. Démesurés dans la perspective où l’auteur lui-même ne cesse de s’étonner du succès remporté par les représentants affichés de ce courant relativement au peu d’empressement des pouvoirs publics à modifier les règles du jeu pour leur assurer une meilleure place. Le fait est que, rétrospectivement, celles-ci ne seront pas changées substantiellement sinon pour encadrer[11] un mouvement d’expansion « sauvage » qui se poursuivra pendant plus de 10 ans et qui perdra peu à peu son élan réformateur. La force du plaidoyer de l’auteur réside en cela dans la formulation d’un idéal-type du théâtre québécois qui va néanmoins, sous l’effet d’un bricolage théorique typique de ces années de militance, constituer une référence partagée par la critique et les acteurs du milieu.

Qu’est-ce donc que le théâtre québécois ? La pensée de Bélair se résumerait dans la formule suivante : le théâtre québécois sera réaliste, joualisant et collectif… ou ne sera pas. Dans l’emploi du terme « populaire », ces motifs sont sans cesse brandis afin de poser les assises d’une pratique qui, apparemment pour la première fois dans l’histoire, se met au diapason de la société. L’interprétation de l’auteur comporte son lot de contradictions, pour ne rien dire de ses apories, par exemple le fait que l’image de la société offerte par ce théâtre apparaît figée dans une représentation unidimensionnelle (la Famille) alors même que le Québec de cette période affiche de plus en plus les signes de son hétérogénéité démographique[13], à quoi on peut ajouter les dissensions nombreuses qui fissurent la communauté nationale. Dans cette perspective, on comprend son insistance à parler du « public vierge » du nouveau théâtre québécois. L’expression est significative à plus d’un titre. Bélair en fait usage à propos des tournées en province du Grand Cirque Ordinaire (GCO) pour préciser que cette troupe « s’adresse (…) à un public qui n’a pas l’habitude du théâtre et qui n’a pas été “ formé ” par une tradition théâtrale avec ce que tout cela comporte de stéréotype et d’encrassement plus ou moins conscients. » (Bélair, 1973 : 62). À la virginité du public correspond ici l’idée d’un territoire imaginaire à défricher, à l’exemple de celui qu’ont su explorer de lointains ancêtres, et qui s’articule elle-même à la mythologie du peuple incarnant le dernier poste de résistance contre les assauts répétés du Pouvoir (économique, culturel, religieux). Est-ce besoin d’ajouter que cette argumentation emprunte par ailleurs à une autre logique ancienne, celle de la conversion des bons sauvages, que la jeunesse théâtrale de l’époque récupère à son compte en se donnant le double rôle d’éveilleur et d’éclaireur. Le public québécois, par son ignorance des codes savants de la culture, fournit ainsi la preuve, explique Bélair, que le « théâtre peut peut-être encore servir à quelque chose [dans ce pays], parce qu’une prise de conscience politique ne peut que passer par une affirmation culturelle qui touche tous les Québécois quels qu’ils soient, initiés ou non […] » (Bélair, 1973 : 63. Nous soulignons).

Dans l’image que lui renvoie son public et par laquelle est mise à distance toute référence à l’art « bourgeois » du théâtre, la troupe (à l’opposé de la compagnie institutionnelle) se conçoit comme un antidote aux errements de la pratique officielle et professionnelle. Le prestige qu’acquièrent ainsi les nombreux collectifs de création[14] se nourrit de la conviction répandue selon laquelle le théâtre s’expérimente comme une vocation, voire une sorte de missionnariat. Cette valeur était un élément central de l’action menée par les amateurs de la génération précédente, celle notamment des Compagnons de Saint-Laurent du Père Émile Legault, une filiation que rejette paradoxalement la nouvelle génération de créateurs des années 60 et 70. Dans ce même esprit, la volonté manifestée par le GCO et consorts de briser le moule imposé par les écoles de théâtre de l’époque s’impose rapidement comme un leitmotiv du renouveau théâtral, lequel explique une certaine valorisation du non-savoir dans l’exercice du métier d’acteur, preuve ultime de son engagement collectif et de son identification au public. À cet égard, Michel Bélair insiste, à juste titre, sur le recours à l’improvisation comme ressource créatrice et moyen pour le comédien québécois de faire table-rase des automatismes hérités de la tradition (et transmis par la formation). Ce qui s’affirme ici implicitement comme une réponse à ceux qui déplorent, chez l’improvisateur, le refus de toute notion de maîtrise ou de compétence, c’est la conviction que l’improvisation libère des forces révélant l’ancrage de l’acteur dans une culture (gestuelle, verbale) populaire que l’académisme dominant a toujours chercher à étouffer. Cette donnée fondamentale rachète, aux yeux des partisans de l’improvisation, le fait que cet art les confine aussi à un mode d’expression ordinaire qui fait obstacle à tout formalisme et assure une communication efficace, immédiate avec le public visé.

La fin de l’innocence : le théâtre québécois contre lui même

Historiquement, la fin de la période triomphante du théâtre québécois correspond à la consolidation, au tournant des années quatre-vingts, de ses structures de financement et de diffusion, rendue nécessaire par une contraction du soutien de l’État et l’obligation qui est faite aux acteurs du milieu d’ajuster la production aux réalités du marché[15]. À l’échelle de l’organisation, l’heure est ainsi à la spécialisation des vocations, de même qu’à la segmentation des publics qui donnent lieu à l’éclosion de formes, de genres et d’oeuvres de plus en plus hétérogènes, y compris celles qui cherchent à s’affranchir de cette logique de marché. En dépit de ce phénomène de diversification, qui consacre ni plus ni moins l’aboutissement d’un processus continu de professionnalisation de la sphère théâtrale, un certain discours dominant persiste visant à préserver l’unité du système et à assimiler dans les termes de l’ancien modèle la conversion de plusieurs à l’idéal de différenciation.

Pour tout dire, l’horizon populaire du théâtre québécois ne disparaît pas mais des fissures apparaissent néanmoins dans les débats qui ont cours, moins à l’échelle de la société globale que dans les limites tracées par le cadre institutionnel qui se met en place. Outre la tribune que constitue, à cet égard, le Conseil québécois du théâtre, mis sur pied en 1983 à la suite de l’éclatement de l’Association québécoise du jeune théâtre[16], on pense aux Cahiers de théâtre Jeu, revue fondée en 1976 qui, dans ses premières années, s’emploie à revaloriser et à repenser la pratique de la critique tout en servant de véhicule aux idées qui agitent le milieu. Celles entourant les usages et les vertus du théâtre populaire y seront notamment discutées sur une base régulière avec, en arrière-plan, l’ambition affirmée par la rédaction de mettre à l’épreuve l’idéologie dominante.

La lecture de Jeu sur une période d’environ cinq ans suivant sa fondation (1976-1981) permet d’entrevoir la question du théâtre populaire selon deux optiques qui se dégagent clairement de deux articles, l’un paru en 1977, l’autre en 1979. Dans « l’envers du nouveau monde », Gilbert David s’inscrit dans la lignée des pourfendeurs du Grand Théâtre pour dénoncer ouvertement, en cette année qui marque le 25e anniversaire de fondation du Théâtre du Nouveau Monde, la tromperie orchestrée par cette compagnie qui affirme s’inspirer de l’héritage de Jean Vilar alors qu’elle en trahit les principes dans une entreprise relevant du marketing culturel. Ce qui pouvait, à l’époque, apparaître comme un vieux contentieux sur la légitimité du seul théâtre à vocation nationale du Québec se trouve ainsi reformulé, sous la plume de David, dans les termes du débat portant sur le « service public », mais que l’auteur refuse lui-même de réduire à l’opposition entre publics populaire et bourgeois. Si la question du nombre de spectateurs intervient ici, c’est pour introduire un doute sur la nécessité d’assimiler, comme on le faisait alors trop souvent, le populaire au « plus grand nombre ». Citant Bernard Dort à l’appui, David pointe sans le dire explicitement vers une définition du théâtre comme « art minoritaire[17] » introduisant alors une brèche dans l’édifice idéologique qui perdurait depuis au moins 20 ans :

[...] on pourrait s’interroger sur cette ambition de faire du théâtre pour “ le plus grand nombre ” et se demander s’il ne vaut pas mieux au contraire faire du théâtre non pour mais avec un petit nombre de spectateurs socialement homogènes, ainsi à même d’adopter une attitude active, tandis que des spectateurs en grand nombre, artificiellement homogénéisés, transformés en une collectivité artificielle, ont tout naturellement une attitude passive, dans l’oubli momentané de leurs différences

Dort, in David, 1977 : 7. Nous soulignons

La distinction établie par Dort entre d’une part le théâtre destiné au plus grand nombre et, de l’autre, celui qui se pratique dans des cercles restreints (constitués par des professionnels et des amateurs éclairés) fonde, pour une large part, le différend qui naît des transformations structurelles évoquées ci-haut. Dans un système qui oppose de plus en plus un corporatisme à un autre et qui, par ailleurs, encourage une sorte de balkanisation des effectifs culturels, chacun se rachète (ou sauve son honneur) en affirmant faire du « théâtre pour ». Le doute énoncé par David concerne précisément cette croyance qui va de pair avec un théâtre démocratique souscrivant à l’impératif d’efficacité communicationnelle du capitalisme avancé. Se pourrait-il, à l’inverse, qu’une façon de détourner cet ordre soit de perturber le lien de servitude du théâtre à l’égard du public ? Si Dort emprunte le terme « avec » dans cet esprit, Jean-Pierre Ronfard, dans un de ses coups de gueule notoires publié dans la revue Jeu en 1979, parlera pour sa part d’un « théâtre contre ». Aux yeux du co-fondateur du Théâtre expérimental de Montréal, la liturgie populaire du théâtre québécois risque de condamner la profession à disparaître à force de restreindre son champ d’opération à la dramatisation sociale. À ce compte, dit-il, le public sera tôt ou tard forcé de conclure que sa « demande » excèdera toujours l’offre (théâtrale) et qu’il peut très bien la satisfaire ailleurs :

Car s’il s’agit d’être politiquement efficace (et les deux termes sont indissociables), s’il s’agit de diffuser des idées, de dénoncer des réalités cachées, d’en faire l’analyse critique, d’agir sur la mentalité populaire (c’est-à-dire du plus grand nombre) avec l’autorité de la chose finie, ce n’est plus par le théâtre qu’il faut passer. La pièce de théâtre qu’on joue 200 fois avec un immense succès restera toujours un phénomène marginal face à l’émission télévisée qui touche en un soir des millions de spectateurs. En tous cas, c’est un phénomène d’un autre ordre, d’une autre nature

Ronfard, 1979 : 250

Comment assimiler le multiple et l’hétérogène à l’affirmation et au respect éthique de la singularité artistique ? Telle est la question que Ronfard ramène à l’avant-plan dans son texte et qu’il développe en parallèle d’une réflexion qui défend la vision d’un art engagé dans un mouvement perpétuel de redéfinition de soi-même auquel il apparaît périlleux, sinon présomptueux, de vouloir associer le « spectateur moyen ». Cette formule du reste n’apparaît pas sous sa plume, pas plus que celle-ci n’abuse de la notion malencontreuse de « grand public » à laquelle l’auteur préfère visiblement celle de spectateur en insistant sur la singularité qu’elle recouvre. Ce simple déplacement sémantique n’est pas le fruit du hasard quand on considère le lien d’organicité qu’a toujours cherché à établir la scène québécoise avec la collectivité nationale. Ronfard milite, dans ce contexte, en faveur d’un art théâtral qui, plus qu’un substitut à l’action populaire, doit servir d’instrument privilégié à l’artiste qui sait faire et à qui il appartient de donner forme (et non des leçons !) à la multiplicité des destins, des désirs, des imaginaires contenus dans un public momentanément assemblé, et cela « sans préjuger […] de l’effet qu’on pourra faire sur lui. » (Ronfard, 1979 : 250).

L’empire du « milieu »

L’enjeu du public, dans la suite des développements esthétiques et organisationnels que connaît la pratique théâtrale québécoise dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, semble fléchir quelque peu dans le discours général des professionnels comme de la critique. Sinon pour rappeler un constat qui fait peu à peu consensus selon lequel, dans une petite société comme celle du Québec, l’élargissement du public théâtral passe ou bien par une politique éducative concertée[18] ou bien par l’exportation du « produit » à l’étranger. Pour plusieurs troupes de la période, cette dernière solution devient même une condition de survie dans un paysage où l’offre culturelle dans le domaine des arts du spectacle atteint un point de saturation avec l’addition de joueurs campés résolument du côté des variétés et du divertissement (spectacles d’humour, cirque, comédie musicale) et qui exercent sur le milieu une pression aux multiples effets en drainant spectateurs et artisans jusque là dévoués à la « cause » du théâtre. Les succès remportés sur les scènes internationales par Robert Lepage et Denis Marleau comme par le Théâtre des deux mondes et la dramaturgie québécoise (Normand Chaurette, Daniel Danis, Carole Fréchette) alimentent de ce fait des sentiments contradictoires de fierté et d’inquiétude : les uns prenant appui sur cette réussite pour parler de la « vitalité » sans pareille de la création théâtrale québécoise ; les autres pour dénoncer un système fonctionnant en vase clos, accaparant d’importantes ressources, pour un dividende collectif à peu près nul.

En 1998 paraît, dans le quotidien Le Devoir, un pamphlet qui marque un point tournant dans cette évolution et qui fait voir rétrospectivement les conflits larvés que dissimulait le consensus du milieu théâtral, notamment vis-à-vis de son rapport à l’État. Son propos reprend l’essentiel des récriminations entendues au fil des ans sur différentes tribunes. Son auteur, Raymond Cloutier, est un acteur réputé et respecté qui a oeuvré au sein du Grand Cirque Ordinaire (1969-1978) et dirigé le Conservatoire d’art dramatique du Québec à Montréal[19], mais qui choisit cette fois de braquer les projecteurs sur un système qui accuse, selon lui, un important déficit démocratique :

Dans la grande région métropolitaine de Montréal, où vivent 3 millions de personnes, on estime qu’environ 30 000 d’entre elles fréquentent nos théâtres, 15 000 habitués et 15 000 qui s’ajoutent lorsqu’il y a un gros succès, soit entre 0,5 % et 1 % de la population. Il y a donc peu de monde admis à la grande fête théâtrale, mis à part les initiés et les abonnés

Cloutier, 1999 : 45

L’article intitulé « Le théâtre montréalais est dans un cul-de-sac » provoque un déferlement de réactions. Certains se portent à la défense de l’auteur, partageant le constat global d’une surproduction malsaine et, par voie de conséquence, d’un appauvrissement généralisé des professionnels. D’autres, au contraire, vont se liguer pour contester, voire détourner son analyse qui conclut en la nécessité de repenser le mode de production des grandes compagnies en y introduisant un principe d’alternance à l’exemple des grandes maisons européennes. On accuse Cloutier de vouloir assujettir de cette manière les théâtres au goût du public et de servir ainsi les desseins de l’industrie grandissante du divertissement. Sans partager cette interprétation, le principal intéressé réaffirme en effet l’ambition, chère à Jean Vilar, de remettre « le théâtre à ceux à qui il est aussi destiné ».

Sortons de nos vieilles habitudes, de nos chicanes de clans, de nos droits acquis, et trouvons des solutions rapidement. Notre théâtre est à l’urgence, encombré, inefficace, en perte de sens, déconnecté de sa société

Cloutier, 1999 : 52

Il serait trompeur d’appliquer à ce débat la même grille d’analyse que celle utilisée pour comprendre ce qui se passait 20 ans plus tôt. Au cours des années qui séparent la fin de l’époque d’effervescence du « nouveau théâtre québécois » et l’intervention de Raymond Cloutier, l’organisation théâtrale s’est complexifiée et ses artisans ont définitivement quitté la marginalité qui leur était jadis imposée. Ce qui sous-tend néanmoins la critique du modèle en vigueur tient à cette conviction qu’en dépit des nombreux progrès enregistrés l’esprit n’est plus à la fête et que le lien étroit et signifiant avec le public, qui constituait la pierre d’assise du projet théâtral québécois, n’a pas su résister aux forces dissipatrices du libéralisme économique et culturel. Cloutier et ses défenseurs se gardent bien d’exprimer par là toute forme de nostalgie à l’endroit des « premiers temps » du théâtre québécois, invoquant plutôt la tradition du théâtre populaire de Vilar. Mais on perçoit qu’à ce chapitre la compréhension de cette référence n’est déjà plus la même, et qu’elle tient compte désormais d’une certaine durée historique qui, à l’approche du XXIe siècle, permet de replacer pour la première fois les pratiques et les oeuvres nationales dans la perspective d’un héritage à réactiver. Ce qui dans le projet de théâtre populaire de Vilar s’apparentait à un reliquat du colonialisme français pour la génération des années 60 et 70, apparaît désormais comme une solution conjuguant « le répertoire national au répertoire mondial ». « Il faut prendre notre place, écrit Cloutier, dans le concert des oeuvres dramatiques et participer à l’affirmation d’une culture en devenir. » (Cloutier, 1999 : 22).

Conclusion : le théâtre québécois, une tradition populaire ?

Avec maintenant plus de 10 ans de recul, l’affaire Cloutier met en lumière, derrière les certitudes affichées et les intérêts défendus de part et d’autre, la crainte commune de voir le théâtre entrer dans une phase de dépérissement inexorable. Il importe peu que chacun ait, devant cette perspective, envisagé des solutions différentes. L’appel répété et constant, sur une période de près de quarante ans, à l’idéal du théâtre populaire doit se comprendre dans ce contexte, celui de la perte de légitimité du théâtre qui, tel un symptôme, afficherait le manque de cohésion affligeant les sociétés postmodernes.

Au Québec, cette discussion en cache généralement une autre qui a cours dans le champ politique. Depuis les années 60, théâtre et question nationale ont été fortement liés, on l’a vu, selon les paramètres d’une pensée qui confondait histoire politique et mouvements culturels (artistiques), ces deux dimensions étant soudés par un régime d’historicité résolument présentiste, pour emprunter l’expression de François Hartog, en vertu duquel l’oeuvre du théâtre québécois se devait d’être contemporaine des hommes et des femmes à qui elle s’adressait. Sans prétendre que le dogme de la contemporanéité a fait son temps, loin s’en faut, force est de constater dans les débats récents qui agitent le milieu théâtral une conscience plus nette et partagée du décalage qui caractérisent désormais l’historicité des pratiques et des oeuvres. C’est ce décalage qui expliquerait, pour une bonne part, la virulence des réactions à la diatribe de Cloutier et la volonté de convoquer, quelques années plus tard, tout le milieu aux Seconds États généraux du théâtre professionnel.

Dans l’esprit de ce changement de perspective, deux phénomènes, opérant là encore à l’échelle des discours plus qu’à celle des pratiques elles-mêmes, peuvent être vus comme des manifestations symptomatiques. D’une part la discussion récurrente au Québec depuis 2000 sur le « répertoire » qui, sans être neuve, reste inséparable de la question de la mémoire nationale et que Cloutier, dès le départ, ne manquait pas d’invoquer à l’appui de son modèle populaire comme alternative à un système où les oeuvres tiennent l’affiche si peu de temps qu’elles ne peuvent, écrit-il, se « déposer dans la mémoire collective ». Il n’est pas inutile, à cet égard, de noter dans cette affirmation une parenté avec une certaine orthodoxie de la pensée du théâtre populaire français. À une époque où la réalisation de cet idéal semble des plus lointains, Cloutier se rallie ici à ce qui fondait, chez Vilar, la légitimité de l’entreprise populaire, à savoir une « tradition » définissable par le seul travail qu’opère la durée sur les formes, les savoirs, les techniques et les codes du théâtre.

Mais une tradition ne peut exister que si elle trouve ses relais, ses médiations et médiateurs. Dans les dernières années, au Québec, le souci du legs et de la transmission[20] couplé à celui du répertoire national, ont mis en lumière une profession qui semble être arrivée à un point de jonction historique où le désir de pérennité se conjugue avec l’angoisse des traces qui s’évanouissent dans les mémoires parce qu’elles ne parviennent plus à former un corps (corpus) identifiable. Dans la pensée de Raymond Cloutier et son invocation du théâtre populaire, on entend bien ce refrain un brin mélancolique qui caractérise le théâtre québécois actuel qui doute en effet de lui-même, qui panse les plaies de sa dénationalisation tranquille et souffre de voir ses limites reculées (ou se dissoudre !) au fur et à mesure que ses pratiques se diversifient. Mais il n’est pas interdit d’y voir également l’affirmation d’une vision nouvelle qui intègre désormais la nécessité pour le théâtre québécois d’être enfin pensé comme une Tradition. La possibilité d’un théâtre populaire québécois, s’il reste des gens pour y croire, ne saurait être réalisable et même souhaitable qu’à cette condition.