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Bérénice Hamidi-Kim – Est-ce que vous pourriez décrire votre parcours avant votre arrivée au TNP ?

Christian Schiaretti – Mon milieu social était exonéré de toute éducation culturelle, un milieu très simple et dans lequel il n’y avait aucun rapport ni au théâtre ni aux arts en général. On considérait, en gros, que ce n’était pas pour nous. En même temps, il y avait une mythologie familiale du TNP. Je me souviens d’une sorte de deuil familial à la mort de Gérard Philipe, non pas parce que mes parents étaient des spectateurs assidus du TNP, mais parce qu’ils considéraient que c’était à eux. Le droit de pouvoir y rentrer suffisait. J’ai eu un parcours scolaire assez brillant à l’école primaire et dans le secondaire qui m’a mené en terminale littéraire. J’étais un grand lecteur entre 15 et 20 ans. J’ai ensuite poursuivi pendant trois ans des études de philosophie, entre la Sorbonne et l’université de Vincennes - Paris VIII, avec un enseignement très brillant : Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, François Châtelet, Alain Badiou... J’ai ensuite été coursier-manutentionnaire pendant sept ans au festival d’Automne, alors dirigé par Alain Crombecque. J’ai découvert au plateau Peter Stein, Bob Wilson, Tadeusz Kantor. J’ai éprouvé tout d’un coup une fascination théâtrale qui devait déjà être latente chez moi. Je suis allé au théâtre-école de Montreuil, sur les conseils d’un ami d’enfance. J’y ai reçu une formation d’acteur et en suis devenu permanent pendant cinq ans. Ensuite, grâce à une licence de lettres, je me suis inscrit au Conservatoire national supérieur à Paris comme auditeur libre et j’ai profité de l’enseignement d’Antoine Vitez, de Jacques Lasalle et de Claude Régy.

J’ai eu ensuite plusieurs postes d’assistant à la mise en scène ou de dramaturge (notamment de Denis Guénoun), et puis j’ai créé le théâtre de l’Atalante qui se trouve à côté du théâtre de l’Atelier. J’y ai fait mes premières armes, qui ont été fêtées, reconnues. Mais une sorte d’enthousiasme parisien m’a fait peur et j’ai décidé de partir, c’est-à-dire d’aller vers la décentralisation. J’ai succédé à Denis Guénoun à la tête du centre dramatique national de Reims – que j’ai renommé Comédie de Reims, ce qui était un signe fait vers la décentralisation première[1] – et où je me suis installé avec douze acteurs, clos sur moi-même et dans une dévotion à la prosodie ; un théâtre de langue et de langue métrée, si possible. La période rémoise a duré de 1991 à 2002, au cours de laquelle j’ai été président du SYNDEAC (de 1994 à 1996).

Si on résume mon parcours, on peut dire que c’est un parcours assez pragmatique qui m’a permis de recevoir une formation très éclectique.

B. H.-K. – Comment s’est passée votre nomination au TNP de Villeurbanne ?

C. S. – Un inspecteur du théâtre m’a demandé si j’étais intéressé par la direction du TNP de Villeurbanne, après une représentation de Jeanne d’après Charles Péguy au Théâtre national de la Colline, en 1998. Je pense que si on m’a posé la question, c’est pour trois raisons fondamentales. La première relevait de mon passé syndical : on savait que j’avais la détermination politique pour affronter ce genre de difficultés. La deuxième, c’était mon attachement à la décentralisation et ma dimension vilarienne. La troisième raison est, je crois, une certaine tempérance. C’est-à-dire une réputation, dans le métier, d’être quelqu’un qui avait, par rapport à la question de l’héritage, une responsabilité déclarée. À plusieurs reprises, j’ai choisi d’être dans des articulations : le nom de l’Atalante faisait explicitement référence à Jean Vigo, à Jean Dasté et à la famille Barsacq[2]. J’ai toujours revendiqué une logique de débordement et non de rupture, et je me suis opposé aux notions d’émergence et à l’impératif de production.

J’ai ensuite rencontré Roger Planchon à Marseille où il a apprécié en moi le fait que je n’avais pas demandé cette fonction et que je sollicitais trois mois de réflexion pour donner ma réponse. La relation avec Roger Planchon ne s’est jamais établie sur la base d’une estime artistique – le seul spectacle dont il m’ait parlé avec affection était Père de Strindberg. Il était d’une politesse silencieuse, il disait de moi que j’avais une tête bien faite, c’est-à-dire qu’il aimait l’espèce de pugnacité avec laquelle je me conduisais.

B. H. -K. – Qu’est-ce qui fait selon vous l’identité du TNP ?

C. S. – Depuis l’âge de 25 ans, je me disais que notre génération devait affronter ce qui s’était passé dans les années 1970, quand le sigle « TNP » a été transféré à Villeurbanne (1972). Le TNP me semblait le lieu d’une schizophrénie générale du métier, pris entre l’intention vilarienne et l’héritage néobrechtien, même si Planchon ne peut se résumer à cette dernière dimension. J’étais conscient de cette tension et j’étais repéré comme un vilarien, avec toute l’ironie postmoderne que cela peut supposer. J’étais pris pour un naïf, voire pour un diminué de sa vocation artistique, puisque j’avais des préoccupations d’essence civique.

Le TNP, pour moi, se résume tout d’abord à son sigle. J’ai souhaité que l’on assume non seulement l’histoire du « TNP de Villeurbanne », mais également celle du Théâtre National Populaire qui transite par la colline de Chaillot, mais qui a vécu également le théâtre national ambulant de Firmin Gémier, les premières tentatives de décentralisation parisienne à Suresnes, puis l’installation sur la colline de Chaillot au Palais du Trocadéro[3], le lien avec Avignon… Le TNP se situe aujourd’hui à Villeurbanne, mais ce qui m’intéresse, c’est l’énigme que me pose les trois mots qui composent son sigle.

« Théâtre », parce que c’est un métier et que le TNP doit être un représentant aigu de sa discipline. « National » parce que c’est un théâtre qui porte la célébration d’un génie propre à la langue française au travers de son répertoire et de son élaboration nouvelle. Et enfin « populaire », parce que c’est simple, au sens où l’on dit des gens généreux qu’ils le sont. Ce terme de « populaire » aspire à la clarté : les conflits et les complications du monde exposés sur la scène doivent bénéficier d’un éclairage qui les mettent, non pas à la portée de tous – ce qui serait un peu réducteur –, mais dans la capacité de tous. C’est un théâtre qui demande un effort, mais qui n’est pas d’essence décorative, qui n’est pas dans une dérive opératique de l’art théâtral, que je définis comme la constatation du bien fondé de l’effort financier général conduisant à la jouissance de certains. Il s’agit d’un authentique geste démocratique. Le théâtre populaire est une forme plus qu’une vérité.

B. H.-K. – Est-ce qu’il vous semblait qu’il y avait des choses à réformer ou à modifier dans l’identité du TNP de Villeurbanne ?

C. S. – Au terme de « réformer », je préfère ceux de « réaffirmer » ou de « refonder ». Ce qui me semble devoir être réinterrogé n’est pas propre au TNP, mais concerne l’ensemble du métier. Il s’agit de la raison d’être de nos relations financières à la République. Il y a pour moi deux dimensions à cette question. La première concerne la notion de service public. Il existe aujourd’hui une forme de mécénat d’État : l’artiste qui reçoit la subvention la reçoit en son nom propre et pour l’épanouissement de son art. Cette manière de faire se pratique souvent, mais je la trouve dérisoire et présomptueuse, au regard du caractère éphémère du geste théâtral qui se contente parfois de bégayer l’histoire théâtrale. Je trouve surtout qu’elle dénature l’objet même de nos outils qui, d’abord et avant tout, sont subventionnés pour la relation qu’ils entretiennent au public. Cette dimension nécessite forcément de notre part plus de modestie et plus de servitude. Je me positionne donc pour une définition de l’art comme service public que nous construisons. Les moyens qui sont mis à notre disposition sont faits pour faciliter l’accès du public et pour rendre la jouissance de ces oeuvres possibles à tous.

La seconde dimension de la subvention concerne la possibilité d’exercer notre art dans la dignité, sans être redevables des contingences commerciales qui nous permettent de nous nourrir. Ce luxe a une forme de contrepartie dont les artistes doivent être conscients : ces aides publiques nous obligent à exercer quotidiennement notre art. Cela se traduit pour moi par le fait de favoriser l’esprit de troupe qui est fondamental dans la décentralisation dramatique. La permanence artistique conduit à une discipline qui permet de dire des langues complexes, comme celles du théâtre baroque, de Paul Claudel, de Victor Hugo, de Kateb Yacine, d’Aimé Césaire ou des écritures plus contemporaines qui nécessitent un entraînement pour les maîtriser comme un outil et un objet d’expression. Je suis attaché à l’idée de transmission. C’est en forgeant qu’on devient forgeron ; c’est en jouant qu’on devient acteur. Le grain de voix, l’appréciation des plateaux, le sens de l’espace ou le muscle dont on a besoin pour jouer se forgent à l’expérience du jeu. Le théâtre doit être conçu comme école, y compris comme école de soi-même. Je ne suis absolument pas dans cette pensée pyramidale dans laquelle il y aurait le metteur en scène, le grand esprit et grand lecteur qui éclaire, du génie qui lui est propre, une masse d’acteurs disponibles. C’est pourquoi, je voulais réaffirmer la permanence artistique, le fait de répéter là où nous sommes, là où nous habitons.

La permanence artistique construit également la relation que nous entretenons avec le public. Je pense que les outils nationaux, comme les centres dramatiques, doivent privilégier la création et ne pas contribuer à cette dérive festivalière qui fait que l’on trouve les mêmes spectacles dans différents établissements. Il s’agit de déterminer une cohérence dans notre travail, en permettant à la création, et accessoirement aux accueils que nous faisons, de mener un dialogue avec le public. La programmation se construit donc dans une approche pédagogique, avec une obligation d’alternance de répertoire : des grandes oeuvres de l’humanité – je suis très malrusien quand j’exprime cette idée – et, dans le même temps, des oeuvres contemporaines, ce qui vous demande d’avoir une équipe d’acteurs entraînée au service de ces idées supérieures. Nous postulons que le spectateur n’a pas besoin qu’on change les distributions pour le faire venir au théâtre. Ainsi, j’ai monté la même saison Par-dessus bord de Michel Vinaver et Coriolan de Shakespeare. On était dans une tension entre une grande oeuvre de l’humanité et un grand texte contemporain que personne n’avait monté pendant 40 ans ; 36 acteurs d’un côté, 34 de l’autre.

Inauguration du Grand théâtre du TNP de Villeurbanne, 11 novembre 2011

Inauguration du Grand théâtre du TNP de Villeurbanne, 11 novembre 2011
© Christian Ganet

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B. H.-K. – Le centre dramatique national de Villeurbanne est identifié comme un lieu pivot de la décentralisation dramatique, marqué par un double héritage, celui de Vilar et celui de Planchon. Comment vous situez-vous dans cette histoire ?

C. S. – Je ne dois rien, dans le processus direct de mon élaboration théâtrale, à l’aventure du TNP de Villeurbanne. Dans la relation directe, Planchon n’était pas pédagogue : cette espèce de joie de déléguer ou de donner n’était pas à l’oeuvre dans son travail. En revanche, Antoine Vitez était pédagogue. Je n’ai pas simplement été son élève au Conservatoire, j’ai été spectateur d’un souci, chez Vitez, de la jeunesse. Il suffit de se rappeler les Molières qu’il présenta au festival d’Automne en 1978 et 1979 et qui reposaient sur l’apparition de jeunes talents, Nada Strancar, Dominique Valadié, Didier Sandre, Richard Fontana. Pour des jeunes acteurs qui voyaient cela, il y avait une promesse. Parce qu’il ne le faisait pas dans la contrainte, il le faisait dans le bonheur, dans la joie ; c’était quelqu’un qui enthousiasmait. La démarche de Planchon n’était pas de cette couleur-là. C’est pourquoi, je dis que j’ai dû créer un héritage de Planchon, alors qu’il n’y avait pas de filiation. L’héritage que je pouvais avoir était le respect du sigle TNP, le fait d’avoir conscience qu’il fallait défendre ce théâtre à tout prix. De ce point de vue, j’ai l’impression d’avoir été dans la gestion de l’héritage : le fait d’imposer des travaux de rénovation s’installe dans la perspective et dans l’héritage de l’exigence liée à ce lieu.

B. H.-K. – Quelle est la nature de cet héritage ?

C. S. – En terme esthétique, on ne peut pas dire que l’inspiration de mon travail soit influencée par Roger Planchon ou par Patrice Chéreau, ni même par Georges Lavaudant[4]. Je suis quelqu’un du dépouillement, du champ poétique, dans ce double héritage vilarien et vitézien. Le théâtre de Vitez n’était pas un théâtre d’essence dramaturgique qui articulait sa pertinence ou son développement à partir d’une pensée préétablie qui essaierait de contrôler tous les paramètres de la représentation. Il était plutôt une saisie poétique du moment, aussi bien de la poétique de l’auteur que de celle de l’acteur.

En revanche, je revendique un double héritage de Roger Planchon. D’une part, j’ai de la pugnacité à gérer les politiques sans déroger à la nécessaire combativité. Planchon n’était pas un courtisan, moi non plus. L’autre héritage, à propos duquel nous n’avons jamais échangé, concerne cet affolement de lecteur, que nous partageons l’un et l’autre. Nos rapports furent toujours courtois. Et je crois être le seul metteur en scène succédant à quelqu’un qui, sans le subir, a offert à son prédécesseur trois productions.

B. H.-K. – Est-ce un avantage ou un inconvénient de travailler dans un lieu qui a un tel passé et qui suscite de telles attentes ? Avez-vous ressenti des attentes spécifiques de la part du public du TNP et des pouvoirs publics ?

C. S. – Fondamentalement, mon arrivée a été difficile parce que, comme je l’ai déjà expliqué, le lieu était schizophrénique, dans la mesure où il fallait conserver et en même temps changer, être dans l’orthodoxie et ne pas l’être… La difficulté était que Roger Planchon était resté trente ans à la tête de cet établissement et que rien du théâtre qui se faisait ici n’était innocent de son histoire.

Concernant le public, j’ai été davantage apprécié pour mon respect que pour ma pertinence, ce qui m’a obligé à nombre de génuflexions… Le public de Villeurbanne a une véritable formation dramaturgique, mais c’est un public difficile à conquérir, qui recherche à travers moi l’histoire mythique du TNP et qui a pu me reprocher de monter Claudel. De manière générale, que ce soit le public ou les acteurs politiques et administratifs locaux, à Villeurbanne, j’ai le sentiment d’avoir dû franchir de nombreux obstacles parce que je ne faisais pas partie de l’histoire locale, mais qu’on me demandait pourtant des comptes à propos d’un passé qui ne m’appartenait pas - contrairement à Reims où je m’étais senti attendu.

B. H.-K. – Comment vos choix de metteur en scène s’inscrivent-ils dans cet héritage ?

C. S. – En 2001 est organisé l’anniversaire de Roger Planchon[5] qui coïncide avec celui des trente ans de la fondation du TNP de Villeurbanne. Alors que j’aurais déjà pu occuper les fonctions de directeur du TNP, j’ai préféré proposer une mise en scène qui soit accueillie dans le cadre de cette saison d’anniversaire par un Planchon encore directeur du lieu qu’il avait fondé.

Je suis donc venu avec Mère Courage et ses enfants que Jean Vilar avait montée pour ouvrir les week-end artistiques de Suresnes en 1951. Ce choix s’inscrivait dans une démarche de filiation. Mais laquelle ? Ensuite, j’ai choisi de monter Par-dessus bord de Michel Vinaver qui avait fait l’ouverture en 1972-1973 du TNP de Villeurbanne. J’ai voulu déployer l’oeuvre dans son intégralité, non pour rivaliser avec ce qu’avait fait Planchon, mais simplement pour faire que l’intuition de Planchon se réalise avec le même TNP. C’était comme refermer un livre avec une première et une dernière de couverture. En revanche, je n’ai pas découvert Par-dessus bord au TNP de Villeurbanne, mais chez Charles Joris à la Chaux-de-Fonds, vers 1976-1977. Je m’étais dit que c’était une oeuvre à monter. Et puis, il y a mon amitié avec Michel Vinaver. Quand le théâtre du Vieux-Colombier a réouvert, Michel Vinaver et Jacques Lassalle m’ont proposé de monter Aujourd’hui ou Les Coréens[6]. Quand Michel est venu voir le spectacle, il m’a offert l’affiche de la création des Coréens par Roger Planchon, en 1955. Pour moi qui suis très superstitieux, ce cadeau a revêtu une grande importance ; c’était comme si j’accomplissais un destin.

Plus généralement, mes choix s’inscrivent dans une perspective de théâtre populaire. D’abord en raison de l’émerveillement provoqué par une ample distribution. Il n’y a que des institutions comme la nôtre qui peuvent le faire. D’ailleurs, si nous ne le faisions pas, on nous reprocherait d’être nantis et de ne pas nous fatiguer. Quand vous avez 12 personnes qui saluent au plateau, ce qui était le cas sur Philoctète, par exemple, le salut est raisonnable, parce qu’il est dans le cadre. Quand il y a 34 comédiens sur la scène, l’oeil du spectateur est excédé. Instinctivement, la distribution se met en cercle comme si elle achevait celui de la salle. C’est une assemblée qui salue. À côté de cette démesure, le théâtre public a également besoin de grandes oeuvres, c’est-à-dire de chefs-d’oeuvre, parce que ce sont des énigmes qui savent nous lire. C’est pour cela qu’il faut les faire entendre au premier degré. Mon choix esthétique est donc plutôt de l’ordre du théâtre épique, même si je me satisfais d’un héritage naturaliste, comme celui de Strindberg, ou d’un héritage tragique, comme celui de Philoctète. Mais mon instinct est épique parce que je pense que, dans le théâtre populaire, il y a quelque chose du geste épique. Si on regarde le répertoire mythique de la Cour d’honneur du festival d’Avignon, c’est Le Cid, c’est Corneille ; ce n’est pas Racine. On pourrait également citer le répertoire espagnol du Siècle d’or ou un certain romantisme allemand, comme Le Prince de Hombourg[7].

À côté de cette dimension épique, mes choix sont également marqués par la foi et la spiritualité, au travers de la dimension poétique. D’une certaine façon, le point commun entre le mystique et le poète est l’intuition de l’irrésolution fondamentale du verbe. Cette tension du texte spirituel, que l’on trouve chez Paul Claudel, chez Charles Péguy ou chez Johannes von Saaz, m’interroge[8]. Enfin, la troisième constante de mon travail renvoie à l’énergie dionysiaque de la farce que j’avais abordée en montant les textes d’Alain Badiou et qui se retrouve, par exemple, avec les Molières[9]. Ces Farces et comédies de Molière sont typiquement un théâtre de répertoire, à l’intérieur d’une troupe.

B. H.-K. – Comment situez-vous votre génération dans l’histoire du théâtre contemporain ?

C. S. – Il y a peu de metteurs en scène de mon âge à la tête d’institutions publiques. On trouve surtout des directeurs de 40 ou de 60 ans, mais pas de 50 ans. Ma génération, c’est celle de Koltès, c’est celle de Lagarce, c’est une génération de morts.

Ma génération n’a pas pris les commandes institutionnelles, car elle était trop proche de celle de 1968, et elle s’est faite doublée par une génération qui est arrivée dans le champ théâtral en revendiquant le pouvoir. Je me sens donc esseulé, en terme générationnel. En revanche, mon ambition est de travailler avec des jeunes : les acteurs avec lesquels je travaille ont une moyenne d’âge qui n’atteint pas 30 ans. C’est le cas également de mes collaborateurs artistiques. À cause d’une espèce de naufrage de ma génération, j’ai un sentiment très relatif de ma durée et de mon importance.

B. H.-K. – Quel est votre projet pour le TNP de Villeurbanne ?

C. S. – Je souhaite avant tout stabiliser l’idée de troupe, dans des locaux rénovés, avec un répertoire et un principe d’alternance, sur un mode alternatif à celui de la Comédie-Française. Malgré les résistances politiques, malgré les lenteurs de la décision, malgré les difficultés, j’essaie de faire du TNP un théâtre de répertoire et de création qui diminue ses accueils, mais les exploite plus longtemps. Dans une saison, j’aimerais qu’il y ait deux à trois créations, des reprises de répertoire, de l’accompagnement productif avec des compagnies ou des créateurs sur du long terme, des formes variées allant du plus petit au plus grand, en utilisant l’ensemble du bâtiment. Cela signifie diminuer le nombre de propositions, mais allonger les temps d’ouverture et de représentations. Ce fonctionnement reposerait sur une troupe d’une trentaine d’acteurs. Le fond serait composé de 12 à 15 jeunes permanents, engagés à durée indéterminée. Quand on sait parler à la jeunesse, elle n’est pas impatiente. Elle est dans l’intuition et la saveur de son vieillissement futur. Ensuite, il y aurait des acteurs proches du théâtre qui seraient engagés à la saison. Et, enfin, des acteurs incontournables, comme Laurent Terzieff[10], Roland Bertin ou Nada Strancar qui viennent nous rejoindre sur un ou deux projets. Cette troupe se déploierait dans des productions allant de travaux à deux acteurs, voire même des monologues, jusqu’à des pièces à plus de trente acteurs. Le tout dans une tension entre texte contemporain et répertoire classique et dans une relation de dialogue avec le public. J’aimerais, en plus, poursuivre l’idée d’un Théâtre des Nations, en proposant une biennale internationale de théâtre. Je souhaiterais, enfin, organiser un concours de compagnies, pour réhabiliter l’idée qu’il vaut mieux concourir sur le plateau que derrière les bureaux[11]. Parce que quand on concoure derrière un bureau, ça s’appelle de la séduction.

Mon rêve est d’aller au bout de ce projet et de prouver que l’idée d’une troupe et de l’alternance peut fonctionner. Mon rêve est également de recevoir un accompagnement explicite, tant du public que des pouvoirs publics pour mener à bien ce projet, ce qui nécessiterait un engagement financier plus conséquent.