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Avant d’aborder l’étude de Comme deux frères[1], qu’il me soit permis d’en donner un bref résumé. Notons d’abord la didascalie initiale, car le lieu aura son importance : « Une cellule de prison. Lavabo. WC en évidence. Sur un des côtés, une lourde porte verrouillée, percée d’un judas. C’est le devant-jour » (CDF : 7). Deux personnages : Jeff, nerveux, bel homme, intellectuel et Grégoire, un homme fort et macho[2] ; amis depuis longtemps, ils ont commis de nombreux crimes que Jeff planifiait, que Grégoire exécutait, et pour lesquels Jeff acceptait d’être puni. Ils sont dans une cellule de prison après un braquage qui a mal tourné parce que Grégoire a tué un homme, ce qui n’avait pas été prévu par Jeff. Se retrouvant ensemble de nuit en prison, ils font face à une situation nouvelle : est-ce qu’ils resteront tous les deux en prison, ou l’un d’eux va-t-il pouvoir sortir, et alors lequel ? Jeff acceptait d’être puni dans le passé, mais Grégoire accepte la prison cette fois-ci, puis il change d’idée et voudrait que Jeff reste incarcéré. Jeff acquiesce, mais à une condition qui horripile Grégoire. La pièce est assez courte – neuf scènes, un seul acte, une durée d’environ 55 minutes – et elle est tout à fait dépouillée : deux hommes, un seul espace vide et sombre, une pièce répondant tout à fait aux critères d’une pièce classique observant les unités de temps, de lieu et d’action. Je vais d’abord analyser la pièce sous deux angles conjoints : la forme de la pièce, particulièrement les divers aspects de la temporalité, et le rapport entre les deux hommes qui est un rapport de pouvoir, puis je m’intéresserai aux enjeux de la pièce par rapport à son contexte social.

L’exposition : entre rêves et souvenirs

L’exposition occupe les deux premières scènes. La première démarre brutalement par un cri de Jeff qui se réveille d’un mauvais rêve et qui veut aussitôt le raconter à Grégoire. Ce moment du réveil est crucial, ne serait-ce qu’en raison de la situation particulière dans laquelle se trouve le dormeur. Bien qu’à propos d’une oeuvre très différente, Georges Poulet décrit ainsi un tel moment : « Au commencent du roman proustien il y a donc un instant qui n’est précédé par aucun autre, un instant premier […] il va devenir le point initial de l’immense développement qui s’ensuit […] il révèle un dénuement fondamental » (Poulet, 1965 : 364). Le moment du réveil de Jeff est tout de suite dominé par l’angoisse d’un lendemain tout proche, presque déjà là, où il faudra confronter l’avocat de service et « tout lui expliquer » pour « l’aider à nous sortir de là » (CDF : 8). Dans la foulée surgissent d’abord trois rêves de Jeff : trois rêves de bonheur dans l’enfance où Jeff est tour à tour un enfant de choeur, un bedeau et un enfant de trois ans emmené en Afrique où il mène une vie opulente avec sa mère. Que ces rêves soient fantaisistes et irréels est vivement souligné par Grégoire, que ces rêves agacent et qui demande à Jeff d’arrêter de rêver : « Cesse de te mentir. Cesse de refaire ta vie […]. Cesse de rêver et laisse-moi dormir » (CDF : 10). Puis apparaissent d’autres souvenirs, cette fois vrais mais également disjoints, qui racontent la jeunesse des deux hommes. Ces souvenirs établissent qu’ils sont des partenaires dans le crime, qu’ils ont été les victimes de violences répétées et qu’ils sont « inséparables » : « Enfant, il [Grégoire] me protégeait des autres enfants. Lui le tigre, le brutal, le violent. Aujourd’hui, il fait des bêtises et c’est moi qui trinque » (CDF : 12). Le dernier rêve conjugue le bonheur de l’enfance à l’horreur : Jeff tout jeune, assis sur les genoux de sa mère, est soudainement jeté à terre par un homme apparemment connu et sa mère est décapitée « d’un seul coup de coutelas. Le sang bondissait comme un jet d’eau » (CDF : 12). Dans l’obscurité d’une cellule de prison, des fantasmes surgissent, et le combat s’engage entre les deux hommes. Il s’agit donc d’« une rencontre essentiellement fantasmatique entre deux consciences qui se cherchent […] le monde du rêve et toutes les pulsions de l’irrationnel structurent la mise en scène » (Ruprecht, 2007).

Le deuxième aspect significatif de cette scène, c’est qu’à travers ces échanges de souvenirs et de rêves se manifeste une intense relation de pouvoir, voire de violence entre les deux hommes, à commencer par Grégoire qui reproche à Jeff d’avoir hurlé dans son cauchemar. Grégoire lui coupe constamment la parole de manière agressive et ne le laisse pas parler pendant la première partie de la scène : les trois premiers rêves de Jeff ne sont pas racontés par Jeff, mais par Grégoire qui se moque de lui, jusqu’à ce que Jeff reprenne le dessus en racontant les souvenirs de leur enfance, et alors c’est Jeff qui coupe la parole à Grégoire jusqu’à la fin de la scène. La narration du quatrième rêve, celui du cauchemar que Jeff vient d’avoir, est différée et acquiert donc une importance accrue lorsqu’il peut enfin reprendre la parole. C’est la fin du moment du réveil, rempli de la violence des rêves et des souvenirs, et de l’hostilité entre les deux hommes rendue manifeste par le dialogue au rythme heurté et rapide. Alexandre Kojève, qui a étudié les relations de pouvoir chez Hegel, décrit ainsi la lutte entre deux adversaires égaux (ou « Maîtres » dans le langage de Hegel): « Sans cette lutte à mort de pur prestige, il n’y aurait jamais eu d’êtres humains sur terre […] l’être humain ne se constitue qu’en fonction […] d’un désir de reconnaissance » (Kojève, 1947: 14). Et dans ce moment fantasmatique, il semble bien que couper la parole soit une sorte de mise à mort symbolique.

À la séquence du réveil succède la deuxième partie de l’exposition marquée par le fait que Grégoire allume la cellule, mettant fin ainsi au « devant-jour » (CDF : 7). C’est le temps des souvenirs disjoints qui finissent par donner un portrait de la relation des deux hommes. La deuxième scène complète l’exposition de la première de manière tout à fait plausible, en surmontant la difficulté de toute exposition qui doit informer le spectateur sans être trop artificielle. En cherchant dans leurs souvenirs de jeunesse pour fournir des « circonstances atténuantes » (CDF: 12) à l’avocat, les deux hommes mettent les spectateurs au courant de leur passé, de leur oscillation entre complicité et hostilité, et divulguent de manière naturelle la circonstance qui les a jetés tous les deux en prison pour la première fois. « Rien n’est plus difficile que de faire une bonne exposition », observe Jacques Scherer; l’exposition, qui doit être selon les critères classiques, « courte et complète […] représente un idéal, difficile à atteindre » (Scherer, 1959 : 56). Celle-ci, appartenant au cinquième type selon Scherer, « une scène entre deux héros » qui font « connaître au spectateur les éléments acquis de la situation » (Scherer, 1959: 60), est déjà remplie d’action et donc fait débuter la pièce « de façon animée, voire passionnée » (Scherer, 1959 : 61).

En même temps que ces réminiscences exposent le passé des deux hommes, la scène continue à montrer un autre aspect des rapports de pouvoir entre eux, non seulement l’hostilité, mais aussi un partage du pouvoir entre deux hommes qui se ressemblent. Comme dans la première scène, on voit Grégoire qui empêche Jeff de parler, et Jeff qui reprend la parole de manière accusatrice à la fin de la scène. Mais lorsqu’ils passent en revue leur enfance partagée, il est clair que les deux hommes se ressemblent foncièrement, à preuve l’utilisation de la première personne du pluriel : « Nos deux mères », « […] nous ne sommes rien du tout. Méprisés. Depuis toujours. […] On nous a renvoyés des mêmes écoles » (CDF : 13). Ils ne se distinguent pas l’un de l’autre, sinon par une différence déjà indiquée dans la première scène : Jeff avait besoin de la protection de Grégoire, « le tigre, le brutal, le violent » (CDF : 12). Et pourquoi Jeff avait-il besoin de la protection de Grégoire ? C’est que Jeff est « mythomane » et il avait « un don : écrivain ! » (CDF : 13). Peut-être pas écrivain dans le sens strict du mot, mais quand même « [i]l était écrivain avec plein d’imagination » (CDF : 14). C’est Jeff qui est le penseur, et Grégoire l’exécutant dans leurs actes criminels. Ainsi apparaît un aspect important de leur relation : malgré leur rivalité, leur hostilité même, ils sont aussi complémentaires, l’un ayant les idées et les plans, l’autre la force. Jeff, celui qui imagine et planifie des mauvais coups, dit à Grégoire plus tard dans la pièce qu’il est « sensible à [s]on dévouement et à toutes ces années où [il a] porté le chapeau » (CDF : sc. 5, 23). Il y a une certaine logique à ceci, qui n’est pas expliquée dans la pièce, mais qui pourrait se comprendre ainsi : celui qui utilise la violence encourrait une peine plus lourde, donc si celui qui n’a pas utilisé la force accepte une peine moindre, ceci leur permet de se retrouver plus vite. Cette distribution des rôles, planificateur et exécutant, permet aux relations de pouvoir d’être équilibrées, de ne pas sombrer dans une lutte à mort entre les deux hommes. Car, comme l’énonce Kojève, « Pour que la réalité humaine puisse se constituer […], il faut que les deux adversaires restent en vie après la lutte » (Kojève, 1947 : 15). La solution de Hegel est que l’un des deux adversaires se soumette à l’autre, et devienne de la sorte l’Esclave du vainqueur. Ici, les deux adversaires ont choisi une autre voie, une reconnaissante mutuelle du besoin que l’un a de l’autre, mais, comme on le verra, cette entente est fragile et sujette à se désintégrer et à retomber dans la lutte à mort.

La relation qui a duré tant d’années entre les deux complices est interrompue et l’équilibre détruit, ce qui amène la crise, telle que la concevait la dramaturgie classique : « l’action est une crise dont la durée ne dépasse pas celle de la représentation » (Scherer, 1959 : 118). Quelle est, au juste, la crise qu’il faut résoudre dans cette pièce ? Avant, les deux hommes se partageaient les tâches et donc minimisaient le temps de prison. Maintenant ils sont tous les deux incarcérés, et une question neuve se pose : qui va pouvoir sortir ? Comment choisir ? Maintenant qu’ils ne se complémentent plus, que leurs différences ont disparu, comment vont-ils coexister ? Cela va constituer la partie centrale de toute pièce, que l’on peut appeler action, intrigue, mais que Scherer préfère appeler « noeud » parce que cette partie de la pièce conduit au terme de la pièce, au dénouement - je reviendrai sur cet aspect de la pièce plus loin. Le noeud est basé sur l’obstacle : « sans obstacle, pas de noeud, et même pas de pièce du tout : l’homme heureux n’a pas d’histoire » (Scherer, 1959 : 63). L’obstacle peut être, selon Scherer, intérieur ou extérieur – un personnage affronte un dilemme intime ou rencontre un obstacle, incarné par un autre personnage ou formé par des épreuves insurmontables. Le noeud de Comme deux frères est à la fois intérieur – dans le sens qu’il est lié au dilemme existentiel des protagonistes – et extérieur, lié à leur expérience commune des conditions sociales de leur pays.

Avant de passer à l’examen du noeud proprement dit, terminons l’examen de l’exposition, dans les derniers moments de la scène 2 : Jeff accuse Grégoire d’avoir désobéi en ne suivant pas son plan, à savoir que Grégoire s’abstienne de tuer, en respectant scrupuleusement sa consigne : « Pas d’effusion de sang ! » (CDF : 15). Que voulait faire Jeff ? « L’enjeu était de faire éclater ce foutu pays, signaler sa ruine, sa destruction. Il s’agissait d’une entrée en éruption, comme la Soufrière, et d’engloutir le pays tout entier sous des torrents de soufre et de lave » (CDF : 15). On reviendra sur le caractère irréaliste de cette révolution qui ne comporterait pas de sang versé. Grégoire est donc allé plus loin que ce que Jeff avait imaginé et a commis un crime plus grave que prévu, pour une raison que Jeff explique en réduisant Grégoire au silence : « […] parce que ce salaud avait une expression qui t’insupportait. Il se foutait de nous […]. Tu as tiré. Sans raison » (CDF : 16). Mais Grégoire a-t-il vraiment tué sans raison ? On peut comprendre que Grégoire a tiré pour se venger des paroles méprisantes de l’homme – qui n’est pas identifié, décrit seulement comme n’étant pas armé –, utilisant une force excessive et disproportionnée. Ce type de réaction de la part de Grégoire est déjà évoqué dans la première scène de la pièce, lorsque Jeff raconte comment Grégoire s’en est pris à un homme qui attaquait sa mère : « Mon voisin, mon ami, il s’est bien vengé », en causant un accident de voiture dont le résultat a été « trois mois d’hôpital et tonton-tête-carrée avec une canne anglaise pour la vie » (CDF : 11). Ces propos introduisent une autre forme de violence, la vengeance, qui occupera tout le reste de la pièce.

Le noeud : un conflit tiraillé entre présent et futur

L’exposition faite, on entre dans le noeud, et dans une autre temporalité que celle du rêve ou du passé. Le conflit s’installe à demeure à partir de la scène 3, ce qui réclame une réponse à des questions urgentes : Que faire maintenant qu’ils sont incarcérés, et qui va pouvoir être libéré ? Or, dans ce présent si fugitif, les deux hommes se projettent tout de suite vers l’avenir, Grégoire redoutant « toutes ces années à l’ombre », quand son chien, les filles, et la vie vont lui manquer (CDF : 17-18). Le noeud se situe ainsi dans une double temporalité, le présent et l’avenir. L’urgence du présent, de prendre une décision « ici et maintenant » acquiert soudainement une dimension sexuelle qui va durer jusqu’à la fin de la pièce, par la question que pose Jeff : « Et comment fait-on sans femme ? […] Comment je fais […] sans femme pour assouvir mon désir sexuel ? […] ici et maintenant ? » (CDF : 21).

Pourtant, avant d’envisager les possibilités d’un avenir heureux, survient encore un souvenir du passé de Jeff qui sera lourd de conséquences pour la fin de la pièce. Dans cette scène, Jeff révèle sa bisexualité à Grégoire : en effet, Jeff a vécu pendant trois mois avec un « méridional, brun, velu, moustachu. Un macho viril » (CDF : 22). Grégoire ne semblait pas être au courant de la tendance homosexuelle de son ami, probablement pas si cachée, puisque Jeff a été dragué « comme une femme » (CDF : 22) par cet homme. Les deux prisonniers qui adoptent des attitudes machistes semblables par rapport à l’hétérosexualité - mépris et idéalisation du féminin - ont une posture opposée vis-à-vis de l’homosexualité : Grégoire incarne le machisme typiquement homophobe, mais Jeff s’avère ambivalent en s’avouant bisexuel. Le cas de ce dernier est intéressant dans le contexte de l’oeuvre de Condé qui – plusieurs commentateurs l’ont relevé – est l’un des rares écrivains de la Caraïbe à avoir montré l’homosexualité « sous une lumière plutôt positive », même s’il s’est agi d’abord d’aborder une relation épisodique entre deux femmes dans Moi, Tituba, sorcière (Spear, 1995 : 142). Ici Condé va plus loin en montrant un homme qui fera carrément une avance sexuelle à un autre homme sur la scène. La nouveauté du personnage qu’est Jeff est assez rare chez les écrivains des Antilles pour être soulignée comme une audace de la part de Condé[3]. Toutefois, l’homosexualité n’est pas valorisée en soi ici, mais elle annonce l’intention de Jeff — qui, peut-être plus perspicace que Grégoire, a compris que celui-ci veut cette fois éviter la prison — de profiter de la situation pour en tirer un avantage sexuel.

Comment satisfaire la sexualité au présent et comment envisager l’avenir ? L’action va maintenant s’engager, ce qui nous vaudra plusieurs revirements inattendus. Avec le changement de temporalité se produit aussi un changement dans le rythme du dialogue, qui, tout en comportant encore des échanges saccadés et du tac au tac, devient plus ample et réflexif.

L’avenir réserve des surprises : si le poids du passé semblait exclure toute ouverture ou possibilité de changement, l’avenir apparaît malléable à souhait, et la projection de soi dans un avenir heureux s’accompagne de la conviction de s’affranchir de tout le poids du passé. La première surprise survient à la scène 5 : Grégoire s’est-il senti menacé par la question de Jeff dans la scène précédente, que je viens de commenter ? Dans la scène 5, Grégoire fait en effet une proposition surprenante, sans dire exactement s’il a compris ce que Jeff avait sous-entendu : « Je te propose d’assumer à moi tout seul, pour une fois, la responsabilité de mes actes » (CDF : 22) et de « faire de la taule » (CDF : 24). Soit Grégoire a compris et préfère éviter d’avoir à vivre ce que Jeff suggérait, soit il n’a rien compris et il imagine vraiment pouvoir se réformer et vivre une vie honnête dans l’avenir. Lui qui a laissé Jeff « porter le chapeau » (CDF : 23) exprime sa reconnaissance à Jeff pour les « efforts […] que tu as toujours faits, pour assumer à ma place » (CDF : 22), dans un discours teinté d’existentialisme sartrien. Un rêve non plus au passé, mais au futur, qui débouche sur un nouveau rêve où Grégoire s’imagine après sa sortie de prison reconstruisant sa vie avec un papa, une maman, un ami non violent, des enfants, une vie stable et non criminelle : « Pas de bêtises, pas de conneries qui mènent à des impasses, à des cellules, à des cachots. Et s’il le faut nous partirons chercher du travail en métropole » (CDF : 26). Jeff qui, jusque là, s’en était tenu à des interjections moqueuses, explose tout à coup dans une longue réplique virulente contre les femmes, d’une misogynie démesurée. Il attaque le rêve de Grégoire d’une vie familiale rangée après sa sortie de prison, pour démolir sa vision idéalisée de la famille dans une tirade contre les femmes et les mères :

[U]ne mère, c’est avant tout une femme, une pétasse, une de ces foutues salopes […]. Une femme, on l’insulte. Une femme, on la bat. On la trompe. On la méprise. […] Une mère, vois-tu, c’est bien souvent une fillette de quinze ans qui gambade sur le Morne […] Une fillette qui croise la route d’un king ou d’un kong qui, pour montrer sa puissance, se jette sur elle. Alors forcément, la mère de quinze ans, son bébé primate, elle ne l’aime pas, elle le déteste, elle l’abandonne […]. Une mère, c’est une absente. (CDF  : 26-27).

Mais telle est la force du rêve, quelque irréalisable qu’il soit, que Grégoire continue sur sa lancée dans un long monologue à la scène 7, et s’installe dans une vie imaginaire au futur avec Lisette, une femme idéalisée elle aussi, « pas très noire », une « négropolitaine » qui « ne sait même pas parler créole » et qui travaille comme « standardiste dans un cabinet d’avocats » (CDF : 28). Jeff n’est pas arrivé à démolir sa vision idéalisée de la famille par sa tirade coléreuse contre les femmes et les mères. Grégoire procède alors à un deuxième revirement, en revenant sur sa décision de rester en prison. Telle est la force de la vision de son avenir d’homme heureux, marié, rangé, qu’il en oublie complètement sa première résolution d’assumer son crime. Finalement, ni la décision d’assumer son crime ni l’envie de refaire sa vie ne sont réalistes ou réalisables. Notons ici une autre fantaisie, celle de Jeff qui croyait pouvoir faire la révolution en Guadeloupe sans verser de sang (scène 2). S’en remettre à l’avenir virtuel, parce qu’il puise à une grande puissance d’autoréalisation, produit sa part d’aveuglement face à la réalité.

En fait, le rêve de Grégoire se heurte vite à un obstacle, car il a besoin du consentement de Jeff pour sortir de prison et vivre sa vie idéale, pour vivre « près de [s]a Lisette, au soleil de [leur] amour » (CDF : 30). Alors que les deux hommes étaient complémentaires dans le passé, maintenant ils deviennent rivaux et, pendant un moment, Grégoire menace Jeff de montrer à l’avocat « notre vrai visage de nègres et t’enfoncer […], c’est toi qui a[s] tiré. Je vais lui dire et, à ce jeu-là, je suis plus fort que toi » (CDF : 29). Alors Grégoire, coincé par le refus silencieux de Jeff, change les termes de sa demande : « […] je me tiens devant toi, à genoux pour te supplier dans la clarté du jour naissant, de te sacrifier pour moi » (CDF : 30 ; je souligne). Le sacrifice, en effet, serait une solution pour sortir du dilemme, pour départager les deux hommes qui se font face. Seul le sacrifice mettrait fin à la lutte infinie entre rivaux – mais le sacrifice n’a de sens que par rapport à une collectivité au nom de laquelle il est accompli. La pièce renoue avec la structure ancienne des deux frères et, comme le précise le théoricien du sacrifice, René Girard, « […] les frères sont presque toujours des frères ennemis. La violence qu’ils paraissent fatalement appelés à exercer l’un contre l’autre ne peut jamais se dissiper que sur des victimes tierces, des victimes sacrificielles » (Girard, 1972 : 17-18). Or, dans cette pièce, aucune victime tierce ne peut exister ; le sacrifice n’existe que dans une société qui choisit un « exutoire sacrificiel » (Girard, 1972 : 18) ; dès lors, seule une victime peut permettre

une véritable opération de transfert collectif […] qui porte sur les tensions internes, les rancunes, les rivalités […], toutes les velléités réciproques d’agression au sein de la communauté. […] La victime […] n’est pas offerte à tel ou tel individu particulièrement sanguinaire, elle est […] offerte à tous les membres de la société par tous les membres de la société.

Girard, 1972 : 21-22 ; je souligne

Autrement dit, le sacrifice ne peut pas se faire entre deux personnes rivales qui sont prises dans le cycle de la vengeance, à moins que l’une des personnes ne représente une valeur plus générale provenant d’une institution sociale, par exemple une famille, un gouvernement ou une religion, ce qui n’est pas le cas ici. Entre deux personnes égales, la chaîne de la vengeance est infinie : « La vengeance constitue donc un processus infini, interminable. Chaque fois qu’elle surgit en un point quelconque d’une communauté elle tend à s’étendre […]. C’est pourquoi la vengeance fait partout l’objet d’un interdit très strict » (Girard, 1972 : 31). Aucune issue ne semble donc possible pour Jeff et Grégoire.

L’univers social en filigrane dans Comme deux frères

Il faut s’interroger sur la signification du cul-de-sac appelé par le noeud, et pour cela il est intéressant d’examiner la pièce au delà du conflit immédiat entre les deux prisonniers, afin de dégager l’univers social qui transparaît à travers leur dialogue. Commençons par revenir à la citation de Girard, qui soulignait le rôle crucial d’une société pour donner un sens à un sacrifice : sans une société qui fait et qui reçoit le sacrifice, il n’y pas d’acte qui peut mettre fin à une chaîne infinie de vengeances individuelles ; il n’y a qu’un meurtre qui appellera un autre meurtre. Sans une autorité supra-individuelle, la chaîne de la vengeance n’a aucune raison de s’arrêter. Dans les sociétés anciennes, ce sont les autorités religieuses ou royales qui intervenaient, par exemple Louis XIII qui interdit le duel. Serge Doubrovsky a étudié la situation dans laquelle les nobles du XVIIe siècle se trouvaient sans l’intervention du roi pour « sortir de l’impasse de la subjectivité et déboucher sur un ordre » (Doubrovsky, 1963 : 200), ce qui peut s’appliquer à un conflit entre protagonistes égaux, qu’ils soient nobles ou criminels. Il faut demander « à l’individu d’abdiquer sa liberté pour se récupérer dans l’État […] monarchique ou autre » (Doubrovsky, 1963 : 220). Le portrait de la société guadeloupéenne qui se profile à travers les dialogues de Jeff et Grégoire semblerait indiquer qu’il n’y aucune autorité qui pourrait intervenir et imposer une fin à un interminable règlement de comptes entre individus hostiles.

La pièce débouche en fait sur une impasse totale, quand, à la scène 9, Jeff pose explicitement ce qu’il avait seulement suggéré à la scène 4 : « Je vais t’aider […]. En échange, je mets une condition […]. Une proposition […]. C’est une proposition indécente » (CDF : 31-32). Mais la scène s’étire dans un va et vient entre Jeff et Grégoire : Jeff devient de plus en suggestif, alors que Grégoire ne comprend pas : « Tu veux négocier ? […]. Je t’écoute […]. Je suis prêt à tout » (CDF : 32). Grégoire semble soit naïf soit aveugle, ce qui renforce la complémentarité des deux hommes : dans ce couple, c’est bien Jeff qui est le cerveau et Greg l’homme fort. Dès lors, il faut que Jeff soit encore plus explicite : « C’est une proposition indécente […]. Comme celle qu’on se fait entre hommes », et c’est seulement à ce moment-là que Grégoire comprend. La situation est sans issue, devient un huis clos absolu, rendu physiquement par les refus hurlés par Grégoire : « Non ! Pas ça ! ». Puis, Jeff réitère tous les enjeux de la pièce dans un constat final qui vaut la peine d’être cité en entier : « Comme deux frères, au fond d’un cachot lorsque la vie, le pays, le système tout entier les a rejetés. Alors, il ne leur reste plus rien : plus de rêves, plus d’espoir, plus d’illusions. Rien que la culpabilité et un désir obscur à négocier » (CDF : 32). Les protestations désespérées de Grégoire montrent l’impasse dans laquelle se trouvent les deux hommes : « Jamais ! Jamais ! Saloperie ! Misère ! Chienne ! Chienne de vie ! » (CDF : 33). Selon la didascalie finale, Jeff prend Grégoire dans ses bras, mais celui-ci résiste dans une lutte « [c]orps à corps, secs, abrupts, fermes et feutrés à la fois », une lutte dont nous ne verrons d’ailleurs pas le résultat, puisqu’un « noir brusque » (CDF : 33) intervient pour clore la pièce.

Une dramaturgie du désespoir ?

Maryse Condé n’en est pas à sa première pièce avec Comme deux frères et elle a écrit plusieurs pièces de différentes sortes[4]. Dans ses autres pièces, il y a une exposition, suivie d’un conflit qui forme le noeud de la pièce, et un dénouement. Elle est consciente, par exemple, de la fin qu’elle a choisie pour Pension les Alizés, lorsqu’elle avance : « […] pour clore une telle pièce avec deux personnages, il est tentant d’avoir le même monologue au début et à la fin pour montrer que le cycle se referme et qu’il n’y a pas d’issue » (Pfaff, 1993 : 126). Ici, dans une autre pièce à deux personnages, Condé a fait le contraire. L’issue n’est même pas ambiguë, elle est impossible, une autre manière de signifier la condition tragique des protagonistes. Condé affirme : « J’écris pour provoquer les gens, pour les obliger à accepter des choses qu’ils n’ont pas envie d’accepter, à regarder des choses qu’ils n’ont pas envie de regarder » (Pfaff, 1993 : 49). Quelles seraient ces choses dérangeantes dans Comme deux frères ? Sur quoi nous oblige-t-elle à réfléchir au juste ?

Il s’agit de réfléchir d’abord sur ce que la pièce présente, au premier plan de l’action, celui du conflit entre les deux hommes : que la vengeance est un cycle répétitif dont on ne se sort pas - vieux thème du théâtre, sinon de la littérature, depuis des siècles. La résolution, en ce cas, ne peut être que de deux sortes. Elle peut être intérieure au conflit premier, si l’un des deux protagonistes change d’idée, ou pardonne, ou s’il domine ou élimine son adversaire de manière durable. Elle peut être extérieure, avec l’intervention d’une tierce personne ou d’une institution qui serait reconnue par les personnages. La première solution n’est nullement envisageable dans la situation actuelle des deux hommes emprisonnés, ne serait-ce qu’en raison de la psychologie des personnages. La deuxième solution n’est pas davantage possible, car, à « l’impasse de la Maîtrise », il y a une « seule solution concrète à la lutte à mort […] la monarchie » (Doubrovsky, 1963 : 198-99 ; souligné par l’auteur), instance permettant à « l’individu d’abdiquer sa liberté pour se récupérer dans l’État, la raison d’État, monarchique ou autre » (Doubrovsky, 1963 : 220). En fin de compte, Jeff et Grégoire agissent en l’absence d’une autorité sociale capable d’arrêter la répétition des conflits, et continuent de fonctionner entre eux selon le mécanisme de leur rivalité indépassable.

Le portrait de la société guadeloupéenne qui se dégage des expériences vécues des deux hommes, comme en témoigne la longue tirade de Jeff à la scène 6, est des plus sombres. Aucune institution ne semble fonctionner dans cet univers où les relations entre individus sont basées sur la force brute, et non sur le respect de la personne. La famille est inexistante : les mères sont des prostituées, les pères sont absents, et la seule figure autoritaire et paternelle mentionnée, le commissaire de police, est un pédophile (scènes 1 et 2). Les enfants sont battus et renvoyés des écoles. La religion est réduite à des rites pompeux et à des vêtements chamarrés (scène 1). Aucune institution gouvernementale n’est mentionnée dans le texte. L’avocat qui pourrait plaider pour eux sera probablement inefficace, « jeune, un requis d’office » (CDF : 8).

C’est principalement à travers le prisme des relations entre hommes et femmes, constamment évoquées dans la pièce, que Maryse Condé dresse le portrait de sa société. Les femmes sont vues à travers une vieille dichotomie qui les évacue de toute fonction réelle dans la société : la misogynie ou l’idéalisation. Les exemples de la misogynie sont extrêmement nombreux. Les femmes sont tuées comme dans le rêve de Jeff, et elles sont battues pour susciter le désir, comme le dit Jeff : « Une femme, on l’insulte, on la bat » (CDF : 26). Les femmes se prostituent pour vivre, ou sont infidèles et racistes (scène 3), comme Lucinda : Grégoire et Jeff ont été rivaux par le passé, liés par Lucinda, qui a couché avec Jeff puis avec Grégoire, et qui les a trahis tous les deux avec un « Colombien […] clair de peau, beaux cheveux, deuxième du Tour, raide sur le podium » (CDF : 19), avant d’être mise à la rue par Grégoire et de mourir enceinte de quatre mois. Grégoire ne nie pas ce que Jeff dit de lui à la scène 3, à propos de son traitement de Lucinda : « Tu la brutalisais » (CDF : 19). Jeff décrit le type de fille qu’il préfère, par exemple Florette dont le portrait n’est pas très flatteur : elle est surnommée « “Barracuda” à cause de ses dents » et il l’a aimée parce qu’elle était « négligée, méprisée », et seul ce genre de femme semble pouvoir lui procurer du bonheur (CDF : 21). Parlant des femmes en général, Jeff décrit la fille-mère de quinze ans en la ravalant au statut d’un être simiesque ayant un « bébé primate » (CDF : 27) qu’au surplus elle détesterait. Grégoire suggère que les femmes et les chiens ont une importance égale quand il déclare que son chien va lui manquer, puis enchaîne sur la vie qui se réduit à une femme qu’on doit battre (scène 3). Les femmes sont faibles et ne résistent pas à l’argent et aux cadeaux d’un homme riche (CDF : 20). Méprisées, elles sont aussi méprisantes, et battent leurs enfants ou laissent leurs hommes maltraiter les enfants (CDF : 11). Même les mères ne sont pas épargnées : celles des deux hommes sont des prostituées qui élèvent leurs enfants dans une atmosphère instable et sexualisée, Jeff étant littéralement parfumé « à l’eau de Cologne », ce dont les autres enfants se moquaient en chantant, « I ka sentit pit » [il sent comme une pute] (CDF : 13). La mère de Grégoire est abandonnée par lui et meurt seule à l’hôpital (CDF : 15). La seule femme qui est représentée comme traitant bien un enfant, même trop bien – « elle m’idolâtrait » (CDF : 11) – est la grand-mère de Jeff, donc une femme hors du circuit de la sexualité, et qui meurt trop tôt (CDF : 11).

Plus rares sont les manifestations de l’idéalisation de la femme, mais elles existent, principalement lors des rêves d’évasion qui s’expliquent aisément dans le contexte d’une vie malheureuse, pauvre et chaotique. On se souviendra, par exemple, du troisième rêve de Jeff dans la première scène où il imaginait une vie meilleure et aisée, en France, puis en Afrique avec sa mère adorée qui épouse un riche ministre possédant une Mercedes Benz : « C’est une dame, ta maman ! Vous vivez dans la soie, l’opulence, Mercedes Benz ! » (CDF : 10). Grégoire rêve aussi d’une vie familiale complète, avec papa, maman, beaucoup d’enfants (scène 6) et avec Lisette (scène 7). Dans ce même registre, on pourrait inclure l’idéalisation de la femme enceinte par Grégoire : « Rien n’est plus beau que le ventre d’une femme enceinte. Je voudrais me mettre à genoux devant lui » (CDF : 18), ce qui contraste avec le reste de l’histoire racontée dans la suite de la même scène, quand Jeff raconte que Grégoire a mis Lucinda enceinte de quatre mois à la porte parce qu’elle était infidèle. L’idéalisation de la femme semble bien trop faible et, de toute façon, de nature trop fantasmatique pour contrecarrer les réalités vécues par les femmes dans cet univers masculin impitoyable et cruel.

Le portrait que Condé donne du contexte social pourri évoqué par les histoires des deux hommes est donc foncièrement pessimiste. Jusqu’à quel point ce portrait d’une société mutilée, à travers les souvenirs et les velléités de Jeff et Grégoire, représente-t-il la Guadeloupe en général ? Les avis à cet égard semblent varier. L’adaptateur du texte de Condé, José Pliya, affirme dans son avant-texte à la pièce : « Par le biais de ces deux jeunes paumés, Maryse Condé dresse un réquisitoire contre la société guadeloupéenne, de ses absurdités politiques, judiciaires, éducatives et familiales » (CDF : 5). Selon Pliya, les deux hommes de notre pièce sont les « rebuts d’un système qui a échoué et qui ne laisse rien à sa jeunesse » (CDF : 5). Le conflit personnel entre eux comporterait donc une signification politique : un cri du coeur de Maryse Condé à propos de la société guadeloupéenne, appuyé sur ses propres convictions souvent répétées. En 1993, elle déclarait en effet : « Je milite pour l’indépendance de la Guadeloupe, alors que, j’en suis convaincue, je ne verrai jamais cela » (Pfaff, 1993 : 97). Quelques années plus tard, sa position semble s’être durcie et apparaît plus pessimiste encore, même si elle parle d’une pièce écrite en 1986, Les sept voyages de Ti Noël : « Rien n’a changé en Guadeloupe depuis l’abolition de 1848 […], les choses sont même pires qu’avant » et elle ajoute que la pièce en question « devait se terminer par la violence – une tuerie après laquelle il n’y plus rien sur scène » (Ruprecht, 1999 : 59). L’idée que la société guadeloupéenne est défaillante et sans espoir n’est donc pas récente chez Condé. Pourtant, lors d’un entretien à Avignon après la première représentation de Comme deux frères, Maryse Condé s’est défendue d’avoir voulu faire une pièce ayant une portée générale. À la question d’Émile Lansman, son éditeur : « C’est un portrait assez féroce de la société guadeloupéenne que vous faites et des responsabilités de cette société envers ses jeunes qui n’ont presque pas de passé et surtout aucun avenir », Maryse Condé a répondu : « Je n’ai pas voulu faire un réquisitoire contre la société occidentale […] le côté revendicateur que vous voyez n’y est pas vraiment. Pour moi il s’agit d’abord de deux Antillais » (Condé, 2007a).

Peut-être qu’entre la société occidentale et le drame de deux Antillais paumés, y aurait-il un moyen terme, touchant certains aspects de la Guadeloupe, dans le prolongement des positions prises par Condé dans le passé ? À cet égard, la dramaturge est revenue sur sa propre évolution dans le même entretien à Avignon : « Entre la militante pure et dure qui écrivait dans les années 1970, et la femme vieillissante qui écrit dans les années 2007, il y a un monde […], un tas de déception, de déboires et une autre conception du rapport entre l’écrivain, son public et la littérature » (Condé, 2007a). Dans cette perspective, j’avance que les deux paumés de Comme deux frères ne constituent pas un portrait de la Guadeloupe dans sa totalité, mais que Maryse Condé formule néanmoins une critique plus fondamentale du pays, non pas, ou pas seulement, au niveau du vécu quotidien, mais au niveau beaucoup plus grave de la carence des institutions, de la structure profonde qui manque pour unifier et orienter la société. À défaut d’une structure religieuse basée sur le sacrifice, pour une société moderne, il faut une institution forte et respectée, comme la justice : « Seul le système judiciaire n’hésite jamais à frapper la violence en plein coeur parce qu’il possède sur la vengeance un monopole absolu » (Girard, 1972: 41). Or, le jeune avocat auquel les deux hommes devront faire confiance ne sera probablement pas à la hauteur. Le huis clos tragique où se trouvent les deux hommes, la cellule de prison, ne fait que renvoyer au huis clos infiniment plus large et tragique d’une société impuissante et injuste.

Revenons encore sur ce lieu. Scherer note que la prison est un des éléments souvent utilisés pour rendre le spectacle pathétique (Scherer, 1959 : 167), mais qu’elle présente des difficultés pour la mise en scène, sauf si la mise en scène « transportera le spectateur à l’intérieur de la prison, en en élargissant les limites jusqu’à celles de la scène, et en rendant ainsi la grille inutile » (Scherer, 1959 : 168). Ainsi, non seulement les deux hommes restent enfermés dans le lieu de la prison physique et morale, mais aussi le public avec eux. La fin de Comme deux frères, dans les deux représentations que j’ai vues, m’a paru inattendue et brutale, presque comme une gifle infligée aux spectateurs.

Par ailleurs, Maryse Condé a déclaré dans l’entretien déjà cité : « Je trouve que la pièce est trop compréhensible […]. Je trouve que la pièce est un peu trop claire. J’aurais aimé que la pièce soit encore plus complexe » (Condé, 2007a). Que Maryse Condé soit rassurée, car la pièce met en scène une multitude de problèmes, tant individuels que sociaux, et donne à méditer sur les profondes exigences nécessaires pour construire une société juste et vivable. L’absence de véritable dénouement laisse planer un désarroi inquiétant et total. Ainsi, en 2007, elle a osé aller encore plus loin dans son écriture théâtrale que dans Pension les Alizés pour joindre la forme, qui nie toute possibilité de résolution ou de changement, au contenu, l’immobilisme néfaste de cette société. Comme deux frères s’inscrit dans la lignée du théâtre de l’absurde, tel que l’avait succinctement défini Martin Esslin : « It is [the] striving for an integration between the subject-matter and the form in which it is expressed that separates the Theatre of the Absurd from the Existentialist theatre[5] » (Esslin, 1961 : 7). Elle est tout à fait consciente que, contrairement au roman, on peut dire des choses au théâtre plus « brutalement » (Ruprecht, 1999 : 51). Contrairement aux tragédies classiques où le dénouement qui, même s’il est sanglant, débouche sur la résolution du conflit, la pièce de Maryse Condé correspond à un tragique du huis clos permanent, sans la moindre ouverture sur une solution, tel un défi lancé aux spectateurs de toutes les sociétés. Si cette pièce n’est pas une tragédie au sens conventionnel du terme, elle montre, en revanche, le caractère tragique de cette société en refusant toute catharsis pour les personnages et pour les spectateurs[6].