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Pour cette cinquante-deuxième livraison, L’Annuaire théâtral propose une réflexion de fond autour d’une problématique complexe : les rapports entre les traditions théâtrales et les pratiques scéniques contemporaines. Le terme de « tradition », faut-il le noter, était il y a peu banni du vocabulaire des praticiens et des théoriciens du théâtre. Depuis la rupture moderne, il restait en tous cas associé à ce que ceux-ci cherchaient consciemment à combattre, sinon à mettre à distance en adoptant des postures et en posant des gestes ayant une visée critique. La postmodernité n’opère pas, à cet égard, un changement radical si l’on considère qu’elle maintient, à la faveur de stratégies nouvelles de réappropriation ou de récupération, la ligne tracée par la modernité entre l’ancien et le nouveau, entre le passé et le présent.

Or c’est cette démarcation qui semble aujourd’hui, dans le régime contemporain de l’art, remise en cause. En premier lieu parce qu’il convient de plus en plus d’assigner à ce qui était jusqu’à récemment considéré comme « nouveau » le qualificatif de tradition. Au Québec notamment, où cette mutation s’est opérée sur une période plus courte et où la tradition était au surplus associée à une forme de colonisation culturelle, l’on commence ainsi à revendiquer le droit de parler d’une tradition québécoise pour nommer à la fois un corpus d’oeuvres et un ensemble de pratiques (dramaturgiques et scéniques) issues du mouvement de rupture des années 1960 et 1970. Au-delà du contexte québécois, le même terme recouvre des acceptions quelque peu différentes mais qui servent néanmoins à souligner, là encore, un rapport dynamique, voire décomplexé, avec des traditions ou bien anciennes (si on se limite à l’Occident) ou bien appartenant à des cultures (Japon, Chine, Inde, etc.) et des médiums (cinéma, télévision, arts plastiques) « autres ».

Ce sont précisément ces rapports dynamiques, ce dialogue fécond entre les traditions (entendues dans la pluralité de leurs significations, et non comme un bloc statique et uniforme de conventions) et les pratiques scéniques actuelles qui font l’objet du présent dossier, conçu et dirigé par Robert Reid, professeur à l’Université Concordia. Ce dernier s’en explique clairement dans son texte de présentation en faisant valoir la nécessité, pour le metteur en scène d’aujourd’hui, de revisiter certaines formes dites traditionnelles lorsque confronté au défi posé par des écritures qui opposent une résistance aux manières de faire dominantes du théâtre. Mais il en irait de même, si l’on suit d’autres propositions livrées dans ces pages, pour les textes anciens qui gagnent à être relus, réinterprétés au moyen de conventions qui ne leur sont pas « naturelles ». Pour reprendre ici l’analyse de Marie-Christine Lesage, plusieurs artistes contemporains pratiquent un « art du décalage » qui se manifeste à différentes échelles et sur une diversité de registres pour créer des oeuvres complexes sollicitant activement la mémoire des spectateurs.

On ne s’étonnera pas de constater, en parcourant ce dossier, que cette interrogation sur la tradition implique la collaboration de praticiens de la scène. Bon nombre des contributions exposent ainsi les points de vue du metteur en scène, de l’acteur, du marionnettiste, bref du créateur ou de l’artiste-chercheur, et peuvent se lire comme des réflexions concernant une méthode de travail particulière et des modes de fabrication (et production) de l’objet théâtral aujourd’hui. À cette perspective, qui n’interdit d’aucune façon l’approfondissement théorique, s’ajoute celle des formateurs qui s’imposait dans le cadre de cette traversée des enjeux de la tradition. Par définition, celle-ci est constituée par l’acte même de transmettre, d’une génération à l’autre, un ensemble de savoirs et de techniques. Une tradition qui perdure en est une qui forme la grammaire sous-jacente des enseignements prodigués par une école ou par un maître. Mais il est des circonstances où ceux-ci deviennent aussi les lieux de préservation de savoirs en voie de disparition. On lira, à ce propos, les deux entretiens qui viennent clore ce dossier, l’un avec Gennadi Bogdanov, et l’autre avec cinq comédiens et formateurs québécois, qui disent la nécessité de maintenir ce lien à la tradition non pas tant pour honorer une mémoire mais parce qu’il fonde les assises d’une éthique de l’acteur.

La section « Pratiques et travaux » réunit trois études monographiques centrées sur des figures marquantes du théâtre français dont les auteurs retracent le parcours en mettant en lumière la fortune critique de leur oeuvre respective. Aux deux extrémités du spectre, les cas de Sade (J. Paquette) et Camus (S. Bastien) exposent certains des mécanismes qui ont conduit à la marginalisation de ces auteurs dans l’histoire du théâtre. À l’opposé, l’article de T. K. Challier sur Artaud cherche à aller au-delà du discours des commentateurs nombreux qui ont fait de ce dernier un mythe de la modernité théâtrale, usant de celui-ci pour dégager les principes de la révolution qu’il a inspirée mais occultant, du même coup, le fait qu’il en aurait été lui-même, physiquement et psychiquement, le siège.

Ce numéro se termine avec nos habituelles sections réservées aux « Notes de lecture » et à la « Revue des revues ». Nous profitons de cette occasion pour remercier celle qui a tenu, ces trois dernières années, la revue des revues en langue anglaise, Tanya Déry-Obin, dont c’est la dernière chronique. Quant à Élizabeth Bourget, qui signe sa première recension, nous l’accueillons en souhaitant que ce soit l’amorce d’une collaboration fructueuse.

Bonne lecture.