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La voie d’accès au présent a nécessairement la forme d’une archéologie.

Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?

Le terme « contemporain » a, depuis plus d’une dizaine d’années, évincé ceux de moderne et de postmoderne comme appendice lexical privilégié pour désigner la pratique artistique actuelle. En outre, le sens premier du terme, soit « ce qui a lieu maintenant », a subi un déplacement sémantique : loin de se limiter à « l’actuel », il tend à désigner tout un champ de l’art qui se fait au présent, certes, mais suivant certaines modalités esthétiques distinctives. Penser le contemporain comme ce qui désigne de nouvelles formes et pratiques artistiques, après le moderne et le postmoderne, suppose toutefois un point de vue n’échappant pas à l’idée d’une narration progressiste de l’histoire de l’art. Or, cette option mène nécessairement à une surenchère de qualificatifs cherchant à désigner le toujours plus actuel, le futur du présent, telle l’expression largement utilisée « d’extrême contemporain », qui ne dit au fond rien d’autre qu’une vague fuite en avant face à un impensé qui demeure : qu’entend-on par « art contemporain »  ? Qu’entend-on d’autre que le « nouveau » du présent artistique ?

Je vais, dans le cadre de cet article, tenter une hypothèse, forcément partielle, pour ensuite poser un regard sur quelques cas singuliers qui, à mon sens, permettent d’exemplifier certains déplacements opérés par la scène et l’art contemporains. L’avenue que j’entends explorer concerne l’inscription matérielle de la mémoire des arts traditionnels et modernes au sein des créations contemporaines : certaines d’entre elles nouent en effet un dialogue fertile avec des oeuvres fondatrices de l’histoire de l’art. Ce dialogue prend la forme d’une reprise de l’original, lequel va être déplacé ou replacé au sein de nouveaux agencements de matière constitués par les dispositifs visuels et/ou scéniques, qui nous sont contemporains. Cette reprise est strictement différente du « style d’utilisation des styles » (Danto, 2000 : 37) qui était spécifique au postmodernisme[1], et elle se distingue aussi sensiblement du processus de recyclage. En effet, comme je tenterai de le démontrer, la reprise est dialogique au sens fort du terme, elle ne se contente pas de faire subir un nouveau traitement à l’ancien en vue de sa réutilisation. Au contraire, certaines créations contemporaines effectuent une sorte de mise en perspective mémorielle des arts, de façon à penser le présent en regard d’une certaine tradition, ce qui du même coup permet de réactiver la contemporanéité de cette dernière, en l’arrachant à son contexte muséal. Cet art contemporain recourrait à la mémoire des formes comme matière première de leur création, l’invention se tramant comme une interrogation ouverte sur le temps, celui de l’art et de l’humain.

Cotemporalités du contemporain

Le terme « postmoderne » est apparu entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, et il en est venu à désigner, selon Arthur Danto, une esthétique spécifique de l’art contemporain : « En fait, j’ai l’impression que “postmoderne” désigne un véritable style qu’on peut apprendre à reconnaître, tout comme on peut apprendre à reconnaître des objets de style baroque ou rococo. » (Danto, 2000 : 39) L’usage marqué, à l’orée du XXIe siècle, du terme « contemporain » soulignerait probablement la volonté d’artistes et de critiques d’indiquer une distance face à l’ouverture infinie du « futur antérieur » du moderne, pour reprendre l’expression de Jean-François Lyotard. La position de Michel Bernard est, à cet égard, représentative de ce déplacement : « […] si j’emploie le terme de contemporain au lieu de moderne, c’est qu’automatiquement le moderne me paraît déjà être surchargé d’une certaine valeur et d’une certaine connotation que le contemporain serait censé contourner ». (Bernard, 2004 : 23) Pour sa part, Arthur Danto affirme que le terme contemporain

s’est mis à désigner un art créé dans le cadre d’une structure de production qui […] est différente de toutes celles que l’histoire de l’art avait connues jusque-là. […] En outre, il […] semble qu’il désigne moins une période que ce qui se passe depuis qu’il n’existe plus de périodes susceptibles de composer un grand récit de l’art […].

Danto, 2000 : 37

Danto approche la question par la philosophie analytique et la théorie institutionnelle de l’art (le contexte institutionnel détermine l’oeuvre), et sa vision possède des affinités, au moment où elle s’énonce, avec la pensée postmoderne. Selon le philosophe, c’est la notion d’« oeuvre d’art  », soutenue par une pensée esthétique et philosophique (notamment hégélienne), que le contemporain mettrait en crise, et ce depuis Warhol. Sans adhérer entièrement à ses hypothèses, j’en retiendrai « l’entrée dans l’ère du pluralisme et de la diversité », le champ de l’art contemporain nous mettant devant une hétérogénéité à la fois de pratiques et de formes, qui fait obstacle à notre capacité de le penser en termes d’ensembles cohérents ainsi qu’à notre faculté de juger (p. 40-41). À cet égard, Marc Jimenez, qui critique l’approche exclusivement descriptive et non évaluative de la philosophie analytique (d’Arthur Danto et de Nelson Goodman), rappelle qu’une « philosophie de l’art contemporain ne saurait s’élaborer sur la base du seul constat de l’hétérogénéité des goûts, de la disparité des pratiques artistiques et des expériences esthétiques. Si elle parvient à se “construire”, c’est en prenant en compte la logique artistique, en particulier celle du créateur qui ne coïncide pas toujours avec la logique extra-artistique de la culture marchande ». (Jimenez, 2005 : 259)

Passons outre le raccourci qui consiste à rabattre le contexte institutionnel sur la culture marchande, pour souligner avec Jimenez la nécessité, face aux pratiques contemporaines, de tenter de comprendre les logiques artistiques à l’oeuvre, malgré leur hétérogénéité, sans toutefois préjuger de leur « validité » en tant qu’oeuvre d’art. Combien de fois a-t-on entendu, pour revenir dans le champ du théâtre, « mais ce n’est pas du théâtre! ». Rappelons la querelle d’Avignon de 2005 (Jan Fabre était à l’honneur) et le pamphlet de Regis Debray, Sur le pont d’Avignon (2005), dans lequel il dénonce un « effondrement du symbolique ». L’approche descriptive de la philosophie analytique a l’avantage de nous inviter à observer des pratiques dans leur contexte, à prendre en compte les discours et façons de nommer ces réalités, à comprendre ce qui a changé dans les processus de création comme dans les discours, avant de poser un jugement évaluatif sur le plan esthétique.

Cela étant, ne pourrait-on penser la question du contemporain en art comme participant de ce que Jacques Rancière nomme un « régime esthétique des arts » (2000 : 31) ? Régime du contemporain qui n’emprunterait pas nécessairement la forme stylistique du recyclage et du renversement du postmoderne. Ce régime esthétique des arts se superposerait, plus qu’il ne succéderait, à celui de la modernité. En vertu de son étymologie, le « co » (cum) de contemporain renvoie à la fois à l’idée d’une simultanéité temporelle et à celle d’adjonction (joindre, ajouter une chose à une autre), ce qui permet quelques extrapolations hypothétiques quant au sens qu’il peut revêtir dans le contexte qui est le nôtre, soit celui des arts de la scène. Il mettrait, d’une part, en place une structure de temporalité qui serait celle d’une « co-présence de temporalités hétérogènes » (Rancière, 2000 : 37) ; autrement dit, le contemporain serait non seulement de tous les temps (à chaque époque son contemporain), mais dans le contexte artistique actuel, il effectuerait des nouages temporels inédits. Plus précisément, et suivant en cela Giorgio Agamben, la contemporanéité ne coïnciderait pas précisément avec son temps (contrairement à l’actuel), elle prendrait en compte le « dehors » du présent et ce qui lui est dyschronique : « La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme. » (Agamben, 2008 : 11)

Cette hypothèse permet de pointer un des traits intempestifs du contemporain en art : il agirait à contretemps, de façon à mettre en relation des temporalités et des réalités différentes ; ces nouages singuliers viseraient à déplacer notre regard sur le présent, en l’éclairant d’un rapport syncopé à son origine – distinct, faut-il le rappeler, du recyclage postmoderne, en ce que la différence (voire la résistance) de ce « dehors » du présent serait conservée. D’autre part, et suivant cette fois l’idée d’adjonction que suggère le contemporain, on observe, du moins dans le champ des arts de la scène, la valorisation de processus de création qui travaillent le mode de la coexistence différentielle de phénomènes hétérogènes les uns aux autres. La scène contemporaine se caractériserait ainsi moins par un partage de traits ou d’identités de formes stylistiques (Pouillaude, 2004), que par une valeur pragmatique, celle de ses modes de création, de ses agencements et de ses dispositifs expérientiels – ce qui rejoint l’idée avancée par Danto concernant la mise en place de structures de production et de création inédites. On observe, dans nombre d’oeuvres dites contemporaines, une coexistence des arts et des discours, laquelle est le fruit d’un déplacement des processus de création vers une interartialité (dialogue des arts), une intermédialité (arts et techniques), une interculturalité ainsi que vers une interdisciplinarité (dialogue des discours et des modes de pensée). La scène contemporaine privilégierait le mode de la coexistence simultanée des arts, des cultures, des techniques et des discours – selon le mode de l’inter[2] – et celui de la cohabitation des temporalités (dyschronie). Cette façon de faire ne caractérise pas l’ensemble de la scène actuelle, mais la seule part qui oeuvre à ouvrir et à déplacer son regard sur le présent, selon des modalités relevant de l’inter. En outre, ce régime artistique du contemporain, qui a pris forme dans les années quatre-vingt-dix, favoriserait une manière expérientielle de travailler la coprésence entre la scène et les spectateurs.

À cet égard, et afin d’exemplifier un peu plus concrètement cette hypothèse – qui demanderait d’être validée de façon extensive, par l’étude d’un plus vaste corpus d’oeuvres –, j’aimerais m’arrêter brièvement sur l’exposition de l’artiste français Laurent Grasso, intitulée Uraniborg[3]. Le choix de cette oeuvre non théâtrale, mais empreinte de théâtralité, se justifie dans le contexte des arts contemporains, où règne un flottement quant aux territoires artistiques : une expérience théâtrale survient parfois hors du théâtre, au musée par exemple, alors que les arts de la scène se déplacent de plus en plus vers des formes installatives relevant du dispositif plastique. Ce jeu de vases communicants entre les arts opère un déplacement des habitudes interprétatives, qui sont déterminées par le cadre institutionnel de leur présentation : ce qu’on voit au musée ne devrait pas relever du théâtre ou de la danse par exemple (d’où la surprise et le trouble générés par l’oeuvre d’un Tino Seghal[4], par exemple). Ou encore, et c’est précisément le cas avec Uraniborg, une exposition artistique se doit d’être originale, c’est-à-dire offrir un matériau singulier témoignant dans sa plasticité même de la vision de l’artiste. Or, Grasso agence un ensemble dont les parties se révèlent être non seulement hétérogènes, mais également empruntées à un dehors contextuel et/ou temporel : elles ne sont pas toujours de lui ou elles constituent des reprises d’un style ancien, sans processus d’ironisation. C’est, au final, l’agencement des parties qui révèle la singularité de l’oeuvre, autrement dit, son dispositif (à la fois sa disposition et l’expérience sensible proposée) constitue l’oeuvre dans son entièreté.

Les temps de l’art : Uraniborg de Laurent Grasso

L’exposition Uraniborg est un excellent exemple de coexistence des arts et des temporalités que l’on retrouve dans certaines oeuvres contemporaines. Uraniborg est le nom d’un palais (aujourd’hui disparu) construit en 1576 sur l’île de Ven (Hven), située entre le Danemark et la Suède, et qui tire son nom de la Muse de l’Astronomie, Uranie. « Financé par le roi Frédéric II, le palais abritait le plus important observatoire d’Europe où l’astronome Tycho Brahé mena, sur une période de vingt ans, des recherches sur la configuration des étoiles et le mouvement des planètes[5]. » L’installation très scénographiée de Grasso se présente comme un long labyrinthe constitué, d’une part, de fenêtres ouvertes sur des salles d’exposition rectangulaires, auxquelles le visiteur n’a accès que de l’extérieur grâce à des ouvertures carrées pratiquées dans les murs, et, d’autre part, de salles que le spectateur est invité à traverser, où sont projetés des films ou vidéos et installées des oeuvres plastiques picturales ou au néon. Ce qui relie toutes les salles est le motif du ciel, de l’air, de la hauteur, de tout ce qui est vu de haut mais aussi de tout « ce qui nous regarde » de son lointain, telles les figurines de la Basse époque égyptienne ou de l’époque perse, les étoiles, les sculptures de monstres mythiques d’un jardin datant de 1550.

L’artiste nous invite à faire l’expérience de la présence des choses, la figure humaine étant pratiquement absente des installations, à l’exception de la vidéo montrant le cortège diplomatique lors des funérailles du pape Jean-Paul II. Diverses modalités du visible et du regard sont donc mises en jeu, le parcours orchestrant un vaste dialogue entre des médiums et des temporalités les plus hétérogènes. Grasso fait cohabiter le passé, le présent et le futur tant sur le plan référentiel que plastique, ainsi que différentes formes artistiques : la peinture, la sculpture, la sérigraphie, des livres rares, le film, des oeuvres au néon. Les oeuvres de Grasso entremêlent les temps, en se tramant à partir de formes et de matières empruntées à la tradition picturale et à la gravure : ses peintures intitulées Studies into the Past, par exemple, sont des huiles sur panneaux de bois inspirées des peintres flamands et italiens des XVe et XVIe siècles. Elles sont exécutées minutieusement, de façon à reprendre à l’identique la tradition artistique de l’époque. Ces oeuvres comportent cependant des éléments dissonants introduits par l’artiste, tels une éclipse, une météorite géante, un rocher surréaliste flottant au-dessus d’un paysage. Laurent Grasso effectue des nouages entre la tradition picturale (remise en jeu par le peintre) et une iconographie aux tonalités surréalistes ou futuristes. De la sorte, il interroge l’articulation du passé au présent, son geste composant une fausse oeuvre ancienne, qui adhère au présent par « le déphasage et l’anachronisme » (Agamben, ibid). Cela dit, au final, rien n’est faux, il n’y a que des oeuvres contemporaines qui empruntent la voie d’une sorte d’archéologie de la forme picturale.

Cette coprésence de temporalités hétérogènes se retrouve également au sein des installations que l’on retrouve dans les salles d’exposition fermées sur elles-mêmes : y sont présentés, côte à côte, d’autres Studies into the Past de l’artiste, et de véritables oeuvres et livres anciens, qu’il a empruntés au Musée des Beaux-Arts de Montréal, au Centre canadien d’architecture, aux collections des livres rares de la bibliothèque de l’Université McGill – ce qui indique que l’oeuvre se module en fonction des lieux où elle est présentée. Ainsi retrouve-t-on une Figurine de Guerrier datant du Ve siècle avant J.-C., un livre de Roberto Valturio (1405-1475), une Petite tête féminine datant du IIIe s. av. J.-C., alors que rien n’indique au visiteur qu’il s’agit de véritables oeuvres anciennes. Grasso les entremêle avec ses propres dessins et peintures, lesquels apparaissent voilés derrière leur style ancien, sans que le visiteur ne puisse faire la différence entre l’oeuvre antique véritable et ses reprises de styles traditionnels : ainsi tout apparaît-il relever d’une fabrique de l’artiste qui se serait amusé à mettre en scène une mémoire des arts. Cette installation fait « être de nouveau ce qui a été » (Alleau, 2013 ), ce qui correspond à la définition de la tradition, mais en y intégrant des « existants nouveaux », le contemporain naissant de cette tension créée entre le lointain de l’arkè et le présent de l’oeuvre, c’est-à-dire de l’agencement du dispositif dans son ensemble. En effet, c’est dans l’agencement complexe, labyrinthique, de toutes ces matières plastiques et filmiques que loge l’opération du dispositif, lequel constitue l’oeuvre dans sa globalité.

Une telle opération est expérientielle, en ce qu’elle inclut discrètement le visiteur qui arpente l’espace sombre des couloirs et des salles. Comme je l’ai mentionné précédemment, les salles rectangulaires longeant le long couloir sont fermées sur elles-mêmes et le visiteur n’y a accès que de l’extérieur, grâce à des ouvertures carrées, qui ont la grandeur d’un cadre. Ces salles se présentent comme des espaces muséaux où sont disposées au mur et sur des socles des oeuvres anciennes. Le visiteur qui introduit sa tête dans l’ouverture pratiquée dans le mur, afin de regarder les oeuvres installées dans cet espace qu’il ne peut arpenter, se retrouve cadré comme dans un tableau, d’autant qu’un faux cadre en relief est présent du côté de la salle (lequel est invisible du couloir d’où il regarde les oeuvres). L’artiste renverse ainsi notre rapport aux artefacts du passé, en nous installant comme présence muséale en devenir, aux côtés d’autres figures et tableaux qui nous regardent les regarder. Qui regarde qui ? Quel regard ces figures du passé posent-elles sur notre présent ? De quelle vie (maintenant inaccessible) sont-elles les témoins ? Et quels sont les visiteurs à venir (s’il y en a encore) qui nous regarderont d’un lieu que nous ne pouvons pas imaginer ? Voilà autant d’effets perceptifs et sensibles qui sont ouverts par l’intégration discrète du visiteur au dispositif, de façon à travailler le présent par son dehors, en le faisant apparaître à la fois comme décalé et étrangéifié grâce à ce renversement des points de vue, lequel évoque du même coup notre devenir autre ou devenir matière. Au final, les jeux de cadrage et de regards imaginés par Grasso ouvrent une réflexion sur les temps de l’art.

Le dispositif labyrinthique interroge notre rapport au visible et au temps, sur un mode qui s’avère expérientiel pour le spectateur. En effet, la composition d’ensemble d’Uraniborg ne se livre que très progressivement au visiteur, qui doit faire l’expérience de chacune des matières filmiques et plastiques présentées, lesquelles exigent un temps de contemplation. Ce n’est qu’à la sortie de l’exposition que les effets perceptifs se transforment en liens cognitifs, que l’hétérogénéité des matières et des formes traversées s’agence en une forme cohérente, qui a trait à tout ce qui nous regarde et que nous ne voyons pas, ou encore, à tout ce qui cadre notre regard et nous empêche d’accéder à d’autres modalités du visible et du perceptible : « Visibility is a Trap[6] », peut-on lire dans une immense oeuvre au néon. L’espace manque pour traiter précisément des films qui sont projetés dans les autres salles de l’exposition et qui participent de cette visibilité qui nous piège – et du stratagème du regard ou du perceptible, orchestré par Grasso. Ces films, qui demandent aux visiteurs un certain temps du regard et de l’écoute, ouvrent des perspectives inouïes sur des paysages inhabituels : un désert inaccessible filmé du point de vue d’un faucon le survolant ; les sculptures extravagantes de Bomarzo, le Parc de monstres datant de 1550 ; les nuées d’étourneaux filmés au-dessus de la place Saint-Pierre de Rome, qui forment des configurations graphiques surréelles. Chaque film se présente comme un événement du réel qui, paradoxalement, lui « dissemble » (Didi-Huberman, 1990) : il est rendu irréel et étranger à notre regard, qui ne sait plus comment lire l’image, sinon comme un phénomène venant ouvrir une brèche dans notre rapport ordonné au visible. Enfin, le dispositif dans son ensemble nous fait expérimenter cette vague impression d’un visible sans ou hors sujet, par cette représentation d’une pure présence des choses, et ce tant dans les oeuvres plastiques que filmiques.

L’exemple d’Uraniborg permet de souligner la manière dont certaines créations contemporaines nouent des espaces de dialogue tant avec la modernité qu’avec l’arkè de l’histoire des arts, lequel ne se résume pas uniquement au passé éloigné (dans son rapport à l’origine), mais prend en compte tout ce que recouvre le présent avec ses airs de nouveauté. Le régime esthétique des arts est d’abord, affirme Rancière, « un régime nouveau du rapport à l’ancien ». (Rancière, 2000 : 36) Le dispositif imaginé par Laurent Grasso fait dialoguer les temporalités et les formes artistiques, de façon à ouvrir une réflexion sensible sur la mémoire que portent les choses de l’art ainsi que sur tout ce qui dépasse notre appréhension subjective du monde, laquelle est déterminée par ce temps qui est le nôtre.

D’autres oeuvres, à la fois plastiques et scéniques, travaillent le présent de l’art dans une perspective mémorielle, en interrogeant ce que la tradition artistique peut faire advenir de nouveau, ou encore, plus audacieusement, en suggérant que la tradition contiendrait déjà sa contemporanéité à venir. Aussi aurais-je pu tout aussi bien développer l’exemple de l’installation scénographique Stifters Dinge [7] (2007)créée par Heiner Goebbels qui, de façon semblable, agence des matières artistiques hétérogènes et des temporalités dyschroniques. Ce dispositif scénoacoustique hautement technologique met en scène des sons, du texte, des images projetées et des matières (liquides, gazeuses, une sculpture de cinq pianos, des arbres décharnés) comme autant de formes plastiques et sonores agencées dans l’espace, données à voir et à entendre au spectateur qui fait face à l’installation sans acteur. Mais si le dispositif dans sa forme relève de la haute technologie (par le recours à la robotique, à l’automatisation d’écrans mobiles dans l’espace, à la spatialisation sonore, etc.), les matières convoquées font faire aux spectateurs un retour en arrière, et le propos adopte la forme d’une méditation sur la nature et l’avenir de l’homme. Un peu comme dans l’exposition de Laurent Grasso, Heiner Goebbels agence des images de tableaux et des matières (sonores, visuelles) qui renvoient à une histoire des arts, en les replaçant dans le contexte d’un dispositif très sophistiqué sur le plan technique. Ce qui nous est donné à voir, ce sont deux tableaux projetés dans l’espace, lesquels sont issus de la tradition picturale des XVe et XVIIe siècles, soit Le Marais de Jacob van Ruysdael (1666), un peintre hollandais reconnu pour ses paysages où n’apparaît aucun être vivant, et La Chasse de Paolo Uccello (1470), un peintre du Quattrocento italien. Ces paysages naturels font écho aux écrits de l’auteur allemand Adalbert Stifter[8], autour desquels est composée l’oeuvre scénique, et qui ont la particularité de développer de longues descriptions de la nature. Celles-ci, peut-on lire dans le programme, sont

la conséquence d’un respect à l’égard des choses : elles exigent du lecteur le temps nécessaire à leur perception détaillée – comme si le lecteur qui entend traverser le texte devait d’abord traverser la forêt. Les choses et les matières parlent d’elles-mêmes, souvent les personnages ne sont qu’ajoutés, sans être les sujets qui dominent leur histoire[9].

La figure humaine est en effet absente du dispositif, sinon par le médium de la voix enregistrée – laquelle fait tout de même résonner un corps sonore –, Goebbels cherchant à laisser parler « les choses de Stifter », ainsi que tout ce qui relève de l’altérité, comme il l’explique encore dans le programme :

L’installation performative (durée d’environ 70 minutes) traite ses textes comme un défi pour aller à la rencontre de l’Autre et de forces dont nous ne sommes pas les maîtres, comme un plaidoyer pour être disponible et permettre à des critères et des jugements différents des nôtres de devenir des référents […].

À ces méditations littéraires et picturales sur la nature, s’ajoutent les propos pessimistes du père de l’anthropologie moderne, Claude Lévi-Strauss[10], ainsi que ceux de Malcom X et de William S. Burroughs, deux noms associés à l’Amérique des années 1950 : le premier fut un ardent défenseur des droits des noirs américains, le second un des écrivains les plus influents du XXe  siècle, qui mit au point la technique du cut up consistant à créer un texte à partir de fragments textuels de toutes provenances (journaux, romans, etc.), afin de faire émerger ce qu’occulte le présent. Et c’est un peu le mode de composition scénique adopté par Goebbels dans Stifters Dinge, celui d’un montage de voix, de textes et de matières visuelles surgis du passé (celui de la modernité historique), qui font apparaître, par leur agencement même, une méditation sur le présent et l’avenir de l’humain ainsi que sur sa relation à son environnement naturel. Cette création nous invite, en outre, à poser un regard contemplatif sur les oeuvres picturales fondatrices de la tradition occidentale, lesquelles sont retravaillées par les lumières[11] et cadrées par un écran vidéo mobile qui nous en fait voir les détails : Goebbels use de l’écran comme d’une loupe, qui lentement révèle chaque partie du tableau d’Uccello, en le fragmentant en autant de petits cadres mobiles (ce qui n’est pas sans évoquer le travail de pixellisation du numérique). Cette « remédiation[12] » d’une peinture (et de sa technique issue de l’art de la Renaissance) par la technique de fragmentation (pixellisation) vidéographique renvoie au renversement advenu au XXe siècle quant aux modes artistiques d’appréhension du réel, et plus précisément de la nature. En somme, par ses agencements de matières, le dispositif ouvre un espace de réflexion critique et mélancolique sur ce qu’il reste des rêves d’émancipation de la modernité, de ses espoirs quant à l’humanité et de ses échecs, de ses avancées et de ses catastrophes humaines et naturelles. La composition sonore et visuelle orchestrée par Goebbels creuse notre regard sur le présent en faisant se télescoper les temps et les matières artistiques, de façon à inventer de nouvelles perspectives et d’autres modalités de présences scéniques.

Dispositifs scénographiques : coexistence des arts

On peut observer que plusieurs changements esthétiques apparus dans le champ des arts de la scène ces vingt dernières années se sont nourris de certaines formes issues des arts visuels, tels l’installation, le dispositif, la performance, les arts numériques. Rappelons d’entrée de jeu que le happening et la performance qui lui a succédé se sont institués contre le théâtre : Kaprow, dès ses premiers happenings, prenait soin d’inscrire cette forme nouvelle hors du champ théâtral, en affirmant son appartenance aux arts visuels. Il en va de même pour la performance, qui a effectué, dans les années 1960 et 1970, une critique systématique de tous les codes régissant la représentation théâtrale. Mais c’est par la performance qu’a pu naître une autre forme de jeu sur la scène théâtrale, revendiquée par toute une génération de créateurs, notamment flamands : Jan Fabre, Jan Lauwers, TG Stan, Les Ballets C. de la B. d’Alain Platel, entre autres, qui ont donné naissance à un « théâtre performatif » (Féral, 2011). De façon similaire, dans le champ des arts visuels, la forme de l’installation est née de la prise en compte du contexte de présentation des oeuvres picturales (le White Cube du musée), ainsi que de la reformulation de la peinture comme objet sculptural, avec les artistes minimalistes américains des années soixante. Et ce que le critique d’art Michael Fried reprocha à ces artistes, dans son article intitulé « Art and Objecthood » (1967), c’est justement la théâtralité implicite des installations minimalistes d’un Robert Morris, Sol LeWitt ou Donald Judd. Théâtralité qui, aux yeux du critique américain, constituait une régression antimoderne, un retour vers un espace de représentation figuratif qui impliquait le corps percevant du spectateur[13].

Mais c’est précisément dans cet écart – celui d’une théâtralité naissant sur une autre scène que celle du théâtre – que loge, paradoxalement, une des sources de renouvellement de la théâtralité scénique : ce que décrie Fried, en 1967, apparaît aujourd’hui comme la prémisse d’un rapport différent à l’espace théâtral, qui va prendre forme dans les années quatre-vingt-dix pour constituer un des modes majeurs du contemporain sur la scène. Robert Wilson (fortement influencé par les plasticiens minimalistes), le Wooster Group, la Compagnie de création UBU, la Needcompany, le Théâtre du Radeau, Romeo Castellucci, par exemple, vont tous mettre de l’avant des « installations scénographiques » valorisant une plasticité scénique parfois abstraite, au détriment d’une scénographie s’attachant à représenter un espace, que ce soit de façon figurative ou métaphorique[14]. De plus, l’installation scénique orchestre d’autres rapports de coprésence entre la scène et la salle, en travaillant le champ de l’expérience perceptive, voire sensorielle, du spectateur, sans que ce dernier ait nécessairement à se déplacer dans l’espace, comme c’est le cas pour une installation en art[15]. Depuis l’émergence de cette forme de l’installation scénique, qui fut parfois le fait de plasticiens ou de sculpteurs invités, par le metteur en scène, à collaborer à une mise en scène[16], on a pu observer un déplacement lexical qui est d’abord apparu dans le champ des arts visuels, soit de la notion d’installation à celle de dispositif. Le terme dispositif ajoute à la forme de l’installation une dimension « articulatoire[17]» entre le corps des performeurs et/ou des spectateurs et le dispositif mis en place sur une scène. Ainsi parle-t-on de plus en plus de dispositifs scéniques pour désigner certaines oeuvres qui déplacent le régime représentationnel du théâtre vers une expérience théâtralisante qui ne possède pas nécessairement d’enjeux dramatiques. Les créations de Rimini Protokoll relèvent souvent de dispositifs théâtralisants non représentationnels : Call Cutta in a Box, par exemple, invitait les spectateurs à dialoguer, par écran d’ordinateur interposé, avec un téléphoniste en Inde qui les soumettait à une enquête téléphonique. La création Gob Squad’s Kitchen[18], du groupe germano-britannique Gob Squad, relevait également de cette logique du dispositif médiatique qui constitue un enjeu central de la scène contemporaine.

Il ne s’agit pas ici d’ouvrir la vaste question des dispositifs au théâtre, mais de souligner la coexistence implicite des arts dans les formes scéniques dites contemporaines, ainsi qu’un déplacement du régime représentationnel du théâtre. Autrement dit, le régime contemporain des arts de la scène a pris forme, pour une part, à partir de lieux de résistance au théâtre (happening, performance, objectité en peinture) qui ont engendré des formes décentrées de théâtralité, lesquelles se sont ensuite imposées sur les scènes théâtrales. On peut observer que la dynamique de l’interartialité, qui caractérise nombre de créations des vingt dernières années, origine de créateurs scéniques qui soit ont une formation de plasticien (c’est le cas de Robert Wilson, de Jan Fabre, de Romeo Castellucci), soit ont établi un étroit dialogue avec ceux-ci (Denis Marleau, Heiner Goebbels). Mais une chose paraît manifeste : la forme de l’installation et du dispositif en art visuel est à l’origine d’une autre façon de penser la scène dans le régime esthétique des arts contemporains, qui va à l’encontre du système représentationnel du théâtre.

Warhol selon Gob Squad

Le cas de Gob Squad’s Kitchen, du collectif Gob Squad, est à cet égard intéressant en ce que le point de départ de cette création est le film Kitchen (1965) d’Andy Warhol, que les performeurs en scène ont le projet de rejouer à l’identique. Tout comme chez Laurent Grasso, qui refait le geste pictural flamand en respectant les matières et les codes originaux de cet art, le collectif Gob Squad tente de retrouver le geste artistique qui a présidé au film de Warhol, ainsi qu’ils l’expliquent eux-mêmes : « Gob Squad retourne en 1965, afin d’essayer de refaire Kitchen d’Andy Warhol. Mais étant donné que, dans les faits, aucun des performeurs n’a visionné l’original, ils font appel aux spectateurs dans leur quête de l’authentique. » (Gob Squad, 2010 : je traduis.) Cette quête de l’authentique peut être interprétée de deux manières : rejouer le film Kitchen à l’identique ou encore, plus essentiellement, retrouver l’authenticité et l’esprit du jeu qui ont présidé au film de Warhol, afin d’inventer une autre forme de mise en jeu, en s’inspirant de cette matière originale. Ce film se voulait en effet une expérimentation à partir d’une situation banale : des acteurs, réunis dans la cuisine du preneur de son de Warhol, effectuent des actions quotidiennes et minimales. Warhol ne voulait pas un scénario, mais une « situation » dans laquelle devaient évoluer les acteurs. Comme dans la plupart de ses films, on voit quelqu’un faire quelque chose dans une certaine durée. Par exemple, son premier film, Sleep (1963), se présente comme un montage de 5h35 minutes où l’on voit son ami John Giorno dormir pendant toute une nuit ; Screen Tests (1964-66) est composé d’une série de courts films (il en a fait 472) conçus comme des portraits vivants, mais au lieu d’être peints sur une toile, les sujets sont filmés, immobiles, pendant un certain laps de temps (qui pouvait aller jusqu’à une heure). Cette façon de chercher à capter, par la caméra, l’être dans son apparaître phénoménologique correspond précisément à ce que le collectif Gob Squad tente de remettre en jeu dans sa création. Or le spectateur se demande, dans le premier quart du spectacle, quel est l’intérêt de cette tentative de reenactment (reconstitution) de Kitchen. D’autant qu’il s’agit de théâtre et que la présence scénique de l’acteur sera médiatisée tout au long de la représentation par un large écran qui remplit l’espace de la scène. La pertinence d’une telle démarche, qui paraît relever de la reprise médiatique et scénique d’une oeuvre expérimentale datée (référant à l’avant-garde américaine des années soixante), n’apparaît pas de façon évidente au premier abord. Dans les faits, on s’aperçoit progressivement que cette déception ou interrogation (c’est selon) initiale, provoquée par la mise à distance du théâtre au profit de l’écran (qui fait alors participer la scène à un régime de spectacularisation), fait partie de la dramaturgie scénique mise en place par Gob Squad.

Les spectateurs sont invités à entrer dans la salle par le plateau, où sont installées une réplique de l’espace de la cuisine du film Kitchen, ainsi que nombre de caméras. Une fois assis dans la salle, ils se retrouvent face à un grand écran rectangulaire. Lorsque l’image apparaît, on comprend que toute la scène sera médiatisée, les acteurs filmés en direct jouant derrière l’écran, dans l’installation qui a été dévoilée à l’entrée. Étant donné cette exposition initiale du dispositif, une certaine mise à distance face à l’image s’installe. On pense à Frank Castorf ou au Big Art Group de New York, on se dit que cela s’est déjà fait et que, décidément, la scène contemporaine fait du sur place. Au centre de l’écran, les acteurs, habillés comme les acteurs de Kitchen (avec des chandails à rayures marines), expliquent aux spectateurs, par le truchement de la caméra, qu’ils s’apprêtent à rejouer le film d’Andy Warhol ; sur la partie gauche de l’écran, une actrice s’installera sur un lit, prête à dormir comme dans le film Sleep, alors qu’à droite, une autre actrice tentera de rejouer un Screen Test, soit un portrait vivant filmé. Le déroulement en simultané des actions est strictement prévu dans le scénario, composé de dix-neuf séquences détaillant « les tâches » des acteurs pour chaque section de l’écran. Le dispositif intermédial renvoie directement aux films de Warhol et, plus précisément, au moment de la saisie des êtres dans la fugacité de leur présence phénoménale : tout comme Warhol qui cherchait à transmettre, sur écran, cette présence sensible de l’être en dehors de tout processus de fictionnalisation, les performeurs de Gob Squad tentent de retrouver celle-ci par le truchement d’un non-jeu derrière un écran, pour les spectateurs dans la salle. Cette quête de l’authenticité et de l’original (le film Kitchen) les conduit à exclure radicalement toute forme de théâtralisation dans le jeu, ce qui amènera le performeur K2 de l’écran central de la Kitchen à expulser la performeuse exécutant un Screen Test, dans lequel elle s’exprime par des actions étranges qui la théâtralisent (« She’s getting weird[19]», est-il indiqué dans le scénario). Ce dispositif étant posé, on comprend que leur tentative de reenactment sera vouée à l’échec, en raison justement du contexte théâtral, lequel impose une répétition, une reprise, de la part des performeurs, qui rend impossible ce retour vers l’original, d’autant que ces derniers n’échappent pas à leur désir de se mettre en scène.

La question qui se pose face à cette oeuvre scénique est la suivante : quel sens conférer à cette tentative théâtrale de reconstitution de l’oeuvre filmique de Warhol sur une scène ? En quoi le geste nous est-il contemporain, c’est-à-dire en quoi nous concerne-t-il dans le présent ? Gob Squad’s Kitchen a été imaginé dans un rapport étroit avec les films de Warhol, considérés comme fondateurs d’un geste artistique expérimental que les créateurs tentent de retrouver dans toute son authenticité. Mais le propre de l’expérimental est justement de ne pas être répétable, à défaut de quoi il perd son caractère singulier et expérientiel. Aussi la particularité de cette création réside-t-elle en ceci que le nouage avec une oeuvre à la fois originale (par son caractère expérimental) et originelle (de l’avant-garde américaine moderne) permet de reconfigurer, en la questionnant, les modalités de la présence scénique et de la représentation théâtrale. Repartant du caractère ineffable de la présence des acteurs et des individus dans les films de Warhol, s’efforçant d’en retrouver la qualité en scène, autrement dit, en tentant de réactiver l’esprit qui a présidé à ces oeuvres, Gob Squad en arrive à réinventer moins la présence de l’acteur en scène (ils font la démonstration de son échec) que la dynamique de la coprésence scène-salle qui fonde la relation théâtrale en dehors de tout statut fictionnel. En d’autres termes, et paradoxalement, ce dispositif intermédial (très peu théâtral) arrimé à un modèle artistique emprunté à l’histoire moderne de l’art américain permet de faire surgir quelque chose de l’arkè du processus qui fonde le théâtre, soit la coprésence scène-salle, laquelle reconnaît la présence phénoménale du spectateur. Et ce retournement (là où un authentique effet de présence surgit de l’écran) advient à mesure que chaque performeur va dans la salle, afin d’inviter un spectateur à venir le remplacer sur la scène. Ces derniers seront alors guidés très précisément dans leur participation à la partition scénique (derrière l’écran qui, d’une certaine façon, les protège d’une exposition directe à la salle et qui préserve l’intimité du contact avec les performeurs). À partir de ce moment, apparaît en scène cette forme de présence décalée caractéristique des films de Warhol, que le théâtre – dans sa forme instituée – ne semble plus apte à créer. La puissance émanant de l’authenticité de la présence des spectateurs sur la scène[20], qui se prêtent au jeu des tâches à exécuter sur le plateau, est renversante au sens où elle perce l’écran et sa médiation spectaculaire, en impulsant un étrange sentiment de vérité au jeu (car les spectateurs jouent tout de même une partition) qui replace l’acte théâtral en son centre fondateur. Après qu’un long baiser ait été échangé entre une performeuse et une spectatrice, après que les quatre performeurs sur le plateau aient été remplacés par les quatre spectateurs, c’est toute la salle qui les accompagne, en se projetant inévitablement à leur place. N’est-ce pas là une des opérations du théâtre, que de créer cette tension, cette projection, voire cette circulation des corps imaginaires entre la salle et la scène ?

Cet exemple, dont il y aurait encore beaucoup à dire, permet de préciser l’idée, avancée par Agamben, d’un contemporain qui aborderait le présent en se déphasant par rapport à lui, de façon à faire apparaître ce qu’il cache et recouvre. C’est effectivement ce que crée ce dialogue ouvert avec une oeuvre artistique fondatrice de l’avant-garde, lequel permet de retrouver la part manquante du théâtre, enfouie sous les strates de ses conventions scéniques. En outre, cette forme renouvelée de la présence scénique surgit d’un étroit dialogue avec une tradition de la modernité, soit celle de l’expérimentation artistique qui joue des frontières entre le réel et le fictionnel, le sujet et le personnage. Aussi est-ce moins l’oeuvre de Warhol en elle-même qui est remise en jeu que l’esprit qui a présidé à ses créations atypiques, et ce par la voie d’une remédiation de la théâtralité par l’écran (lequel devait permettre la répétition – ratée – d’un film).

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Plusieurs créations contemporaines oeuvrent à mettre en perspective un rapport au présent marqué de temporalités hétérogènes, elles inventent des relations étroites et nouvelles avec le passé, voire avec la tradition. Si la tradition artistique est une pratique qui se prête à la répétition, le contemporain en fait varier infiniment le devenir, en ouvrant un dialogue fertile avec l’histoire des arts, lequel emprunte la voie de la reprise et de la remédiation au sein de nouveaux dispositifs. Ce dialogue a comme incidence de déplacer le régime représentationnel du théâtre et de décentrer les formes de la théâtralité. Dans ce jeu des cotemporalités parfois anachroniques qui surgissent sur la scène des arts se noue un rapport fondateur, mémoriel, entre le contemporain et ses origines, qu’elles soient modernes ou anciennes. Les formes contemporaines, loin de faire fi de toute tradition, opèrent, dans leurs formes mêmes, un rappel quasiment archéologique à ce qui fonde notre relation au présent. Les oeuvres telles Uraniborg de Laurent Grasso, Stifters Dinge de Heiner Goebbels, Gob Squad’s Kitchen de Gob Squad, que nous avons données en exemple, interrogent le présent en le décadrant temporellement et en fouillant les racines de ce qui le fonde artistiquement. Il y a là, me semble-t-il, une voie intéressante à approfondir pour penser le sens qui peut être accordé aux oeuvres qui se créent au présent.