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Le théâtre est peuplé de fantômes qui ne demandent qu’à être réveillés. J’espère que le lecteur me pardonnera de reprendre ici la première phrase de la critique que j’ai faite du spectacle franco-brésilien The Seagull-Play présenté au Festival TransAmériques en mai 2008 (Guay, 2008 : C7). Or, non seulement cette phrase décrit à merveille de quelle manière l’équipe de cette variation autour de La mouette de Tchékhov produisait un jeu de va-et-vient entre ce que la pièce a été pour l’histoire du théâtre et ce qu’elle peut signifier aujourd’hui, mais elle traduit plus généralement le lien puissant que l’art dramatique entretient avec la mémoire – en se chargeant notamment de garder bien vivant le souvenir de la tradition spectaculaire dans l’esprit du spectateur.

Cette activation de la mémoire au coeur de l’expérience théâtrale, Herbert Blau l’a bien mise en relief en parlant de la « fonction mémorielle » de l’art dramatique et en y allant de la formule-choc suivante : « Là où il y a théâtre, il y a mémoire » (Blau, 1990 : 382). Blau est d’ailleurs à l’origine de la notion de ghosting, phénomène que l’on pourrait rendre en français par « présence fantomatique[1] » et dont cette étude mettra en évidence la récurrence dans le théâtre québécois. L’armature théorique de cet article lui doit d’ailleurs beaucoup ainsi qu’à Marvin Carlson qui étendit à tous les aspects de l’expérience théâtrale le concept fécond de Blau dans son ouvrage, The Haunted Stage: The Theatre as Memory Machine.

Marvin Carlson considère les théâtres comme des lieux de mémoire au fonctionnement bien particulier. Pour lui, le passé théâtral est une présence invisible dont l’art dramatique ne cesse de jouer avant, pendant et après la représentation, dans son rapport avec le public, dans le but d’influencer la réception du spectacle. Le ghosting fait, par exemple, en sorte que toute nouvelle mise en scène de Hamlet convoque inévitablement le spectre de celles qui l’ont précédée[2]. Or, Marvin Carlson est d’avis que cette présence fantomatique des productions antérieures et des comédiens qui y ont pris part caractérise davantage la réception théâtrale que celle d’autres arts, notamment parce que le répertoire constitue une bonne partie des pièces qu’on présente sur les scènes théâtrales, mais surtout parce que la répétition d’expériences similaires est au coeur de la représentation théâtrale. Herbert Blau fait en conséquence valoir que le public de théâtre s’y rend, dans une grande mesure, pour « voir ce qu’il a déjà vu » (Blau, cité dans Carlson, 2003 : 1). Le spectateur vient au théâtre, en somme, pour voir des revenants. Selon Marvin Carlson, leur présence invisible est tout aussi indispensable au plaisir du spectateur que celle des comédiens en chair et en os et des objets bien concrets qui peuplent la scène. D’où, selon lui, la propension de tant de metteurs en scène à convier volontiers sur le plateau des fantômes de toutes provenances, mais dont beaucoup appartiennent à la tradition théâtrale. Cette tendance à recycler de vieux matériaux se manifeste à tous les niveaux de l’expérience théâtrale : qu’il s’agisse du texte, des acteurs, des éléments de la production ou du lieu lui-même. Pour peu qu’on les utilise à cette fin, tous ces éléments peuvent devenir porteurs de la mémoire culturelle en général et de la tradition spectaculaire en particulier. C’est principalement à la mémoire de la tradition spectaculaire, telle qu’activée au moment de la représentation, que je m’attacherai dans les paragraphes qui suivent, sans m’interdire de préciser quand des revenants d’autres provenances hantent la représentation théâtrale et ce qui l’entoure. Quant à l’aire géographique, pour l’essentiel, je m’en tiendrai au théâtre québécois d’expression française. Chemin faisant, il sera sans doute possible de mettre au jour quelques tendances esthétiques et idéologiques relatives à l’emploi du ghosting sur les scènes d’ici et de dégager certaines contraintes liées à l’usage de ce procédé dans le cadre culturel québécois.

On pourrait croire que le recyclage de matériau spécifique à l’art dramatique est moins répandu dans le théâtre québécois, étant donné le peu d’affinité de ses créateurs pour le répertoire et l’histoire relativement courte de cette tradition théâtrale. J’estime qu’il n’en est rien. On peut même émettre l’hypothèse que la tradition spectaculaire étrangère y prend sans doute une importance décuplée, justement parce que l’établissement d’un théâtre professionnel de langue française fut plus difficile au Québec qu’ailleurs. Les modèles et les citations culturelles ont longtemps dû venir d’ailleurs. Les exemples qui suivent, issus des principaux aspects de la représentation théâtrale, démontrent cependant hors de tout doute que les revenants abondent dans le théâtre québécois. Reste à savoir quel genre de revenants est privilégié.

Prédominance de la veine parodique dans les textes

Commençons par la présence fantomatique des textes passés dans l’écriture dramatique elle-même. Elle est flagrante chez Gratien Gélinas : son souci de créer un théâtre populaire explique qu’il se soit abreuvé à deux genres très prisés du public au début du XXe siècle : la revue et le mélodrame. Il en a même tiré deux types qui appartiennent maintenant en propre au théâtre québécois, Fridolin et Bousille. Le premier peut être vu comme une adaptation locale du gavroche parisien[3] et le second, pauvre d’esprit directement issu du mélodrame, tire son pathétisme de son statut de victime sans défense. Tant et si bien que Fridolin et Bousille hantent désormais à leur tour nos auteurs dramatiques qui n’ont jamais cessé d’avoir une prédilection pour les demi-portions frondeuses et les innocents maltraités[4].

Plus rares ont été les écrivains qui ont voulu égaler Euripide et Sophocle en s’emparant des sujets tragiques. Marcel Dubé est du nombre à qui l’on doit une Médée (1973) et Au retour des oies blanches (1966). De cette dernière pièce, Jean Basile a dit que son héroïne, Geneviève, « est en même temps Antigone et Électre » (Basile, 1966 : 8). D’autres y verront plus volontiers un double féminin d’Oedipe. Quoiqu’il en soit, Dubé est une figure isolée : le recyclage des tragiques dans une tonalité grave n’a guère connu de succès chez nous, l’entreprise étant le plus souvent jugée trop difficile à cette époque. Le public de Dubé a cependant bien réagi au pari d’Au retour des oies blanches qui fut l’un des plus grands succès de l’auteur et l’une de ses oeuvres les plus étudiées dans les écoles québécoises.

En revanche, le traitement parodique et la politisation des classiques font partie intégrante de l’avènement de la modernité québécoise au théâtre. Ces procédés conviennent bien aux auteurs québécois de la fin des années 1960. Comme l’a fait Robert Gurik avec son Hamlet, ceux-ci voient tout le parti à tirer de l’emploi d’une histoire familière afin, paradoxalement, de montrer l’originalité de leur propre contribution. Or cette originalité, si elle se manifeste parfois à la faveur d’une transposition sociopolitique, fait vraiment sauter un verrou quand elle touche la langue. Le meilleur exemple en est Le Cid maghané de Réjean Ducharme au sujet duquel Jean Cléo Godin écrit avec justesse : « Ducharme ne gauchit, ne vulgarise, n’enlaidit Le Cid que pour souligner une distance, se ménager un instrument » (Godin et Mailhot, 1988 : 350). Aussi lui et Mailhot retiennent-il la farce de Ducharme comme une des pièces phares de notre dramaturgie dans Théâtre québécois I au même titre que Les Belles-Soeurs de Tremblay, drame dont il ne faut pas oublier que la réintroduction du choeur antique est un des principaux traits formels. Une fois de plus, il s’agit d’un emploi détourné des matériaux dramatiques classiques, jugés connus, que l’on utilise pour marquer une différence qui s’affirme davantage dès lors qu’elle s’exerce sur du familier. Ce travail de détournement du matériau classique se poursuit avec Ronfard qui porte la parodie et le pastiche à un niveau inégalé, au cours des années 1980, avec Vie et mort du roi boiteux, vaste théâtre du monde s’élevant d’une ruelle d’un quartier populaire sur lequel plane l’ombre funeste du vilain par excellence de Shakespeare, mais également celle de maints héros de la Grèce antique, de Racine, de Hugo, de Tremblay et de Ducharme, pour n’en nommer que quelques-uns[5].

Il revient cependant à Normand Chaurette, au tournant des années 1980, de renouveler la relation des auteurs dramatiques québécois avec la tradition spectaculaire. Ce dernier y instaure le règne postmoderne de la citation dans nos textes dramatiques. Il n’hésite pas à faire écho à la naissance du théâtre américain dans Provincetown Playhouse (1981), à faire renaître les reines du Richard III de Shakespeare, à garder Verdi captif dans Je vous écris du Caire et à prolonger la vie de l’inquiétante Comtesse Von Geschwitz de Wedekind dans Ce qui meurt en dernier. Dans ce dernier cas, c’est celle-là même qui avait marqué le rôle au TNM en 1996, Christiane Pasquier, qui a hérité de l’héroïne allemande au moment de la création. Les pièces de cet auteur féru d’intertextualité sont pleines de renvois et de personnages issus de l’histoire culturelle, dont il redessine les contours sans jamais que nous oubliions d’où proviennent ces revenants, revêtus de nouveaux oripeaux et pourvus de fables nouvelles. Dominic Champagne s’est peut-être souvenu de l’habileté de Chaurette à recycler des personnages connus en écrivant sa pièce La répétition (1989), texte sur lequel plane à la fois le spectre de Beckett et le fantôme de Tchekhov. La propension de Chaurette à multiplier les citations est imitée, semble-t-il, dans une pièce comme Abraham Lincoln va au théâtre (2008) de Larry Tremblay, voire dans Téléroman (2003), où Larry Tremblay renvoie cette fois à la mémoire télévisuelle du spectateur.

Une dernière tendance se fait jour à la fin des années 1990 qui traduit bien la relation particulière qu’entretient le théâtre québécois avec les chefs-d’oeuvre. Il ne faut pas se les approprier et les relire, il faut les découvrir, car le public ne les connaît pas encore assez. La directrice du TNM, Lorraine Pintal, est à l’origine de ce mouvement qui commande des adaptations de L’Illiade (2007), de L’Odyssée (1999), de Tristan et Yseult (2003) et de Don Quichotte (1997). Faut-il y voir la résurgence du complexe d’infériorité des Québécois face à la grande culture que le théâtre parodique des années 1960 avait combattu ou un retour à l’esprit de la démocratisation de la culture qui prévalait dans les décennies précédentes quand Radio-Canada s’était donné comme mission de présenter les classiques au grand public en les mettant en ondes à la radio ou en diffusant des télé-théâtres au petit écran? Chose certaine, au TNM, c’est la révérence envers la culture classique qui prévaut à l’exception peut-être de L’Illiade où perce l’ironie caractéristique d’Alexis Martin. Dans ce sillage se situe L’Énéide (2007) d’Olivier Kemeid, alors que ce dernier cherche à transmettre un message politique sur l’immigration par le biais de son Virgile. La fidélité à l’oeuvre n’empêche pas ici la fidélité que l’auteur se doit à lui-même et une volonté de se différencier de l’oeuvre matricielle. En marge de ce mouvement « téennémien », d’autres comme Antoine Laprise du Théâtre du Sous-marin jaune renouent avec la veine parodique de la fin des années 1960 avec des spectacles de marionnettes comme Candide (1995), La Bible (2000) ou Le discours de la méthode (2005). Ces adaptations très libres de classiques ultra-connus s’accompagnent d’une critique sociale originale relativement à ces oeuvres et à leur influence dans la culture occidentale.

Péril de la spécialisation et de la surexposition pour les acteurs

Le théâtre offre naturellement la possibilité de recycler le corps des acteurs en vue d’une autre interprétation, ce qui, invariablement, a un effet sur l’horizon d’attente des spectateurs et la réception du spectacle[6]. De ce point de vue, le corps des acteurs québécois est tout aussi hanté  – et peut-être même un peu plus qu’ailleurs en raison du mode rapide de production qui est le nôtre – par les rôles antérieurement tenus par ces acteurs. Deux tendances se font jour : soit un acteur excelle dans un type de rôle auquel il est dès lors confiné, soit il est capable de rompre, même momentanément, avec l’emploi auquel on l’associe habituellement. Comme le marché est petit, beaucoup d’acteurs québécois doivent s’habituer à passer en douceur d’un emploi à l’autre, voire du dramatique au comique, même quand ils ont une réputation établie dans un genre ou un type bien défini. Sylvie Drapeau en est un bon exemple. Même si elle doit sa réputation aux rôles dramatiques qu’elle a tenus au début de sa carrière, La Locandiera a relancé celle-ci en révélant son talent comique. Au cours de la saison 2008-2009, par exemple, elle a enchaîné Marie Stuart de Schiller et Lucrezia dans L’imprésario de Smyrne, deux héroïnes ayant en commun d’être rusées et superficielles. Aussi a-t-elle étonné le spectateur qui l’a vue employer une gestuelle versatile et des ruptures de ton fréquentes dans les deux rôles, mais à des fins dramatiques dans le Schiller et comiques dans le Goldoni. On peut aussi penser à Benoit Brière, spécialisé dans les valets comiques, à qui Serge Denoncourt a demandé d’incarner Hosanna (1972) de Michel Tremblay en 2006. Son passé d’acteur comique l’a cependant partiellement décrédibilisé dans ce rôle. Mentionnons au passage que la pièce elle-même joue sur la présence fantomatique de Liz Taylor interprétant Cléopâtre, la comparaison entre les trois « femmes » (Cléopâtre, Elizabeth Taylor et celle derrière laquelle se cache le travesti) devenant pratiquement un des ressorts dramatiques de la pièce.

Par ailleurs, certains acteurs sont tellement associés au travail d’un metteur en scène qu’ils en deviennent des citations vivantes. Imaginer un spectacle de tel metteur en scène sans tel acteur devient alors terriblement difficile. Le couple Anne-Marie Cadieux et Brigitte Haentjens vient automatiquement à l’esprit du public montréalais qui les a suivies de Heiner Müller en 1996 à Feydeau en 2003[7]. Il a fallu d’ailleurs un certain temps à Haentjens pour trouver une actrice susceptible de chausser les souliers de la Cadieux quand elles se sont séparées[8]. Mais Haentjens a fini par la trouver en Céline Bonnier avec qui elle a fait La cloche de verre (2004), Tout comme elle (2005) et Vivre (2006). Avec cette actrice, la metteure en scène a misé sur un autre niveau de ghosting en la faisant jouer Blasté (2008) de Sarah Kane aux côtés de l’acteur Roy Dupuis avec lequel la comédienne partageait alors sa vie. Le couple le plus célèbre du théâtre québécois contemporain est cependant un ménage à trois composé d’une actrice, d’un metteur en scène et d’un auteur. Tout le monde aura reconnu Rita Lafontaine, André Brassard et Michel Tremblay que le public a suivis d’un théâtre à l’autre de 1968 jusqu’au début des années 2000, trio sur lequel Brassard a tablé au moment de la création d’Encore une fois, si vous le permettez (1998) de Michel Tremblay en s’attribuant le rôle du fils de Nana. Il faut dire que Tremblay lui-même donnait dans cette pièce un merveilleux exemple de « présence fantomatique », alors qu’il présente son héroïne comme littéralement visitée par le spectre de la comédienne Huguette Oligny dont Nana a si souvent admiré l’élégance à la télévision.

Parfois, les prestations passées d’un acteur hantent à jamais un rôle. C’est tout particulièrement vrai quand l’acteur le reprend à plusieurs reprises. Ce fut le cas de Willie Loman dans La mort d’un commis voyageur (1949) pour Jean Duceppe qu’a tout de même repris Michel Dumont. De même, qui osera reprendre The Dragonfly of Chicoutimi (1995) après l’interprétation géniale qu’en a livrée Jean-Louis Millette? Ceci explique peut-être pourquoi Claude Poissant s’est résolu à en présenter une version scénique à cinq acteurs au FTA en 2010. En 2000, Luc Chapdelaine, le débutant à qui l’on confia le rôle du jeune prostitué de Being at Home with Claude (1985), ne parvint jamais à effacer la marque vive qu’avaient laissée sur le rôle tant Lothaire Bluteau que Marc Béland au moment de la création et de la première reprise. Le même sort frappa Francine Ruel quand elle eut à reprendre le rôle colossal de Germaine dans Les Belles-Soeurs (1968) immortalisée tour à tour par Denise Proulx et Germaine Giroux. Même les gens comme moi qui n’ont pas assisté à la création ont l’impression d’avoir vu ces comédiennes à l’oeuvre, tant leur apport fut déterminant pour le théâtre québécois. Pour le grand public, cependant, la pratique qui modifie de la manière la plus décisive la réception théâtrale aujourd’hui ne vient pas des fantômes issus de la scène, mais des continuités télévisées auxquelles prennent part beaucoup d’acteurs, souvent affublés d’un rôle qui leur colle à la peau. Aussi le public a-t-il souvent de la difficulté à croire aux personnages qu’ils campent sur scène, dès lors que se surimpose à ce rôle celui qu’ils occupent dans un téléroman. Par exemple, Nicole Leblanc était encore tellement associée au rôle de Rose-Anna dans le téléroman Le temps d’une paix quand André Brassard lui confia le rôle de Germaine dans Les Belles-Soeurs en 1993 que personne ne put y croire. Son accent du terroir ramenait inévitablement le public aux paysages de Charlevoix plutôt que de le transporter dans l’est de Montréal. De même, chaque fois que je l’ai vue au théâtre, la comédienne Kim Yaroschevskaya avait immédiatement pour concurrente la Fanfreluche de mon enfance, ce qui m’éloignait inévitablement de la pièce qu’elle interprétait. Au Nouveau théâtre expérimental, un comédien comme Jacques L’Heureux est néanmoins parvenu à faire oublier le spectre de Passe-Montagne, héros de la populaire série jeune public Passe-Partout, mais c’est pour mieux être hanté par le fantôme de Robert Gravel, dont il a repris notamment le rôle du père dans Matroni et moi après la mort du cofondateur du NTE.

Le ghosting tel qu’il se décline dans le théâtre québécois met en lumière quelques-uns des problèmes qu’il pose aux acteurs dans un marché étroit soumis à un mode de production accéléré où il est presque indispensable de faire carrière en parallèle à la télévision et au cinéma si un comédien veut joindre les deux bouts. La spécialisation de l’acteur dans certains emplois ou dans un registre unique s’y révèle passablement périlleuse : si elle fonctionne bien, l’acteur peut lasser plus rapidement[9] ou manquer de travail si son type est peu en vogue. La polyvalence extrême peut mener quant à elle à la « surexposition », si l’on me pardonne ce barbarisme. Bref, la gestion de carrière pour les acteurs et l’établissement des distributions par les metteurs en scène et les directions artistiques se révèlent d’autant plus délicats que le théâtre ainsi que le petit et le grand écran se partagent un même bassin d’acteurs. Le théâtre payant moins bien ses acteurs que la télé ou que le cinéma, l’art dramatique sert souvent de tremplin pour les artistes en début de carrière qui le délaissent ensuite pour obtenir de meilleurs cachets et davantage de notoriété. En outre, le prestige du théâtre peut encore, dans certains cas, relancer une carrière vacillante, en particulier si l’acteur est confronté à un grand rôle[10] ou s’offre un spectacle solo[11]. Comme machine mémorielle, le théâtre possède, en somme, le pouvoir de ramener à l’avant-scène tant ceux qui en ont disparu pour de bon que ceux qui subissent une éclipse temporaire.

Citation et autocitation dans les productions : la notoriété exhibée

Des mises en scène anciennes, voire une tradition performative, viennent à l’occasion hanter une pièce ou ses reprises : on le remarque soit parce que la nouvelle mise en scène rompt radicalement avec une plus marquante, soit parce qu’elle en reprend des éléments ou intègre une tradition disparue. La seconde situation est cependant beaucoup plus rare que la première. Il y en a tout de même quelques exemples fameux dans le théâtre québécois. En 2009, Frédéric Dubois reprenait Vie et mort du roi boiteux (1980) de Jean-Pierre Ronfard dans une ruelle en réinventant la tradition performative préconisée par l’auteur[12]. L’exemple le plus célèbre demeure cependant la mise en scène d’En attendant Godot (1952) d’André Brassard en 1992 où ce dernier a rendu hommage aux acteurs du burlesque en conférant du même coup au chef-d’oeuvre de Beckett une dimension métathéâtrale. À son tour, Martin Faucher a rendu hommage à la mise en scène d’André Brassard de Britannicus réalisée en 1982. En fait, Faucher a cité l’élément clé de la mise en scène de la même tragédie par Brassard, à savoir, le fracassement du buste de Claude sur lequel s’ouvrait le Britannicus de Brassard, lequel insistait justement sur l’importance du passé familial dans la création du monstre que devient Néron. Chez Faucher, plutôt que de venir d’en haut et d’être en quelque sorte orchestré par les dieux, le buste, miniature et non gigantesque, était projeté contre un mur par le Néron névrosé incarné par Benoit McGinnis. Dans Le paradis à la fin de vos jours (2008), le metteur en scène Frédéric Blanchette termine, pour sa part, l’opus le plus récent de Michel Tremblay sur la même pluie de timbres (ou à ce qui y ressemble) que Brassard avait fait tomber à la fin des Belles-Soeurs[13] conférant par le fait même à celle-ci un sens différent de l’intention originale : à l’échec de Germaine répond la réussite de Nana à qui, laisse-t-on entendre, apparaîtra le Créateur.

Le metteur en scène Denis Marleau s’est plu, quant à lui, à se citer lui-même en recyclant, transformant et complexifiant certains procédés qu’il avait mis au point dans des productions antérieures, comme la projection de visages sur des formes sculptées. Ce procédé est apparu dans son Pessoa (1997). Il est revenu furtivement dans Urfaust (1999) avant d’être poussé à son degré de perfection en 2002 dans Les aveugles (1890) et d’être employé autrement dans Comédie (1963) de Beckett et Dors, mon petit enfant (2000) de Jon Fosse en 2004, puis dans Une fête pour Boris (1970) au FTA en 2009. Il n’est pas indifférent à cet égard que ce procédé crée précisément un effet de présence fantomatique auquel peut difficilement rester insensible le public de théâtre. Les citations culturelles ne manquent pas non plus dans les mises en scène de Marleau : en 2002, tant l’allusion à l’alcoolisme de Beckett dans La dernière bande (1960) que les images tirées des films de Perrault qui encadraient la scénographie d’Au coeur de la rose (1963), unique pièce de théâtre du cinéaste de Pour la suite du monde (1963), instauraient une présence des auteurs dans la représentation de leurs oeuvres.

Citons en terminant une scène célèbre du répertoire à laquelle Robert Lepage a conféré une poésie inhabituelle en modifiant sensiblement sa forme canonique : il s’agit de la scène du balcon de Roméo et Juliette qu’il a fait jouer à Céline Bonnier (Juliette) juchée sur le toit d’un pick-up, alors que son Roméo lui faisait la cour au pied du camion immobilisé sur un bout de route de campagne qui servait de décor à la pièce. Il est aussi possible de voir dans la scène d’Eonnagata (2009) où les trois performeurs dansent avec des tables un renvoi de ce spectacle auquel prend part Lepage à la scène onirique du Dortoir (1989) de Gilles Maheu au cours de laquelle les acteurs pirouettent au-dessus des lits.

Les exemples de citations d’éléments empruntés à des productions antérieures ou la transformation inédite de scènes canoniques du répertoire tendent à montrer que ces emprunts ou ces modifications ne peuvent fonctionner que dans la mesure où l’un et l’autre font appel à des moments marquants d’une pratique ou de la tradition. À bien des égards, ce sont des hommages à ceux qui les ont inventés ou encore à la longévité de la formule scénique retenue. Il n’est donc pas étonnant que ce ghosting élaboré à partir d’éléments de productions antérieures rappelle avant tout le travail de ceux qui sont perçus comme les plus grands (André Brassard). Le procédé paraît aussi favoriser ceux dont la pratique dénote une originalité exceptionnelle (Denis Marleau, Robert Lepage, Gilles Maheu). La persistance dans la mémoire collective d’une tradition performative peut aussi tenir au rôle que celle-ci a joué dans l’évolution de cette pratique (ce serait le cas de figure du burlesque et de la célébration festive à la Ronfard) ou encore au fait que la formule scénique soit inséparable d’un phénomène culturel dont l’influence perdure encore aujourd’hui. Par exemple, l’amour courtois trouve dans la scène du balcon une forme archétypale que le théâtre – mais pas seulement – contribue sans cesse à perpétuer. Le repérage du phénomène dépend évidemment de l’expérience du spectateur ou de celle de la critique et peut survenir instantanément ou à retardement. La critique joue alors un rôle crucial de transmission d’éléments clés du passé théâtral d’une génération à l’autre, d’où l’importance pour une tradition de pouvoir compter sur des critiques d’expérience, retenus dans la profession par des conditions favorables, situation à peu près disparue aujourd’hui dans les médias québécois[14]. Faute de tels professionnels, il va sans dire que la capacité du théâtre d’agir comme machine mémorielle est limitée à un cercle de plus en plus restreint d’individus.

Des lieux paisiblement hantés

Les lieux théâtraux s’avèrent des dépositaires de la mémoire culturelle au même titre que les bibliothèques, les musées et les universités (Carlson, 2003 : 131-164). Certains comme le Rideau Vert, la compagnie Jean-Duceppe ou le TNM affichent leur histoire dans leur hall en accrochant des photos d’acteurs et de productions plus ou moins notables de la troupe. De plus, presque tous la disséminent à présent sur leur site Internet. La dénomination même de ces espaces ou des salles de répétitions qu’ils abritent perpétue la mémoire d’interprètes et de metteurs en scène et marque la filiation dans laquelle on désire se situer. Denise Pelletier, Fred Barry, Jean Duceppe, André Mathieu et Jean Grimaldi prêtent ainsi leur nom à des compagnies, à des salles ou à des auditoriums, tandis que Jean-Louis Millette et Jean-Jacqui Boutet voient le leur coiffer respectivement la salle de répétition du Théâtre d’Aujourd’hui et celle de la Bordée. Sans être écrits en toutes lettres dans la désignation du théâtre, ceux d’Yvette Brind’amour et de Mercedes Palomino demeurent indissociables de l’aventure du Rideau Vert et figurent en bonne place dans le site Internet de la compagnie. En outre, l’Espace Libre évoque le souvenir du premier théâtre d’André Antoine, lui aussi voué à l’expérimentation; Ubu, le célèbre personnage d’Alfred Jarry, sert d’étendard au travail de Denis Marleau, tandis que le Théâtre de Quat’Sous s’est placé sous le patronage de Brecht – qui y a somme toute peu été joué – tout en se réclamant d’un certain artisanat théâtral[15]. À l’opposé, Lepage n’a pas craint d’associer sa compagnie à la technologie en jetant son dévolu sur l’expression latine ex machina pour la désigner.

La vie antérieure des théâtres ne manque pas non plus de resurgir et de leur conférer un charme particulier. Il en est ainsi du TNM qu’hantent tant les numéros de l’effeuilleuse Lily Saint-Cyr que les créations de la Comédie canadienne dirigée par Gratien Gélinas. De son côté, le Rideau Vert a repris la salle autrefois occupée par le Stella et a tenté d’y attirer un public tout aussi bourgeois. Le Théâtre Denise-Pelletier et le Théâtre d’Aujourd’hui qui ont investi le Granada et le cinéma pornographique du Carré Saint-Louis ont, au contraire, dû cibler un public différent de celui qui fréquentait l’endroit autrefois. D’autres lieux portent le poids historique de l’endroit où ils se sont installés. Tel est le cas du Centaur qui a élu domicile dans l’ancienne bourse de Montréal, mais aussi de l’Opsis qui avait temporairement transporté ses pénates dans la bibliothèque des anciennes HEC. Certains amateurs de théâtre disent familièrement qu’ils vont à « la caserne[16] » ou se rendent « à l’usine » soulignant ainsi à quel point les fonctions anciennes et nouvelles d’un lieu sont parvenues à bien cohabiter ensemble.

Dans bien des cas, les édifices théâtraux laissent des traces des occupations précédentes dans l’architecture, la décoration ou la disposition des lieux qu’ils choisissent, les salles prestigieuses ou très anciennes – elles ne sont pas légion au Québec – ayant naturellement tendance à favoriser une rénovation à l’identique ou peu s’en faut. Le Théâtre Corona situé dans le sud-ouest de Montréal qui, au début, fut à l’enseigne du Family un one-dime theatre[17] puis un cinéma populaire a favorisé une rénovation de style « Bouffes du Nord » où les vestiges du passé demeurent apparents. De son côté, le Quat’Sous complètement reconstruit sous la direction artistique d’Éric Jean a gardé intacts non seulement la disposition des sièges du parterre du petit théâtre qui logeait auparavant dans une ancienne synagogue, mais aussi les sièges eux-mêmes, quoique remis à neuf, procurant ainsi à ses abonnés le sentiment de s’asseoir là où ils se sont déjà assis. Le Monument-National, premier édifice à vocation théâtrale érigé par des Canadiens français (1894), s’avère sans doute le seul exemple québécois de rénovation récente d’une salle de théâtre quasiment à l’identique. Le Théâtre National de Julien Daoust n’a pas eu droit à cet honneur, pas plus que le Théâtre des Variétés de l’avenue Papineau, jugés d’une importance symbolique moindre[18], associés qu’ils étaient à des genres moins nobles : le mélodrame pour le premier et le burlesque à la québécoise pour le second. Même si elles ne servent plus qu’occasionnellement à des représentations théâtrales – le National étant loué pour des enregistrements d’émissions télévisuelles et les Variétés ayant été transformées en cabaret (La Tulipe) –, ces salles continuent, d’une certaine manière, à témoigner du passé théâtral de la ville : l’une par la fosse d’orchestre toujours apparente aujourd’hui et une plaque commémorative rappelant l’actor-manager à l’origine de sa fondation; l’autre par son exubérante marquise et son balcon en forme de fer à cheval caractéristique des théâtres cinématographiques des années 1910[19].

Un théâtre dont la devise est je m’oublie[20]?

Au cours des pages qui précèdent, j’ai insisté sur les renvois à la tradition spectaculaire que l’on retrouve dans le théâtre québécois. Le tableau que j’ai brossé dépeint une infime partie des innombrables interactions entre passé et présent auxquelles donne lieu le contact avec la scène à Montréal et dans toutes les villes du Québec dotées d’activités théâtrales. À tous les niveaux, administrateurs et créateurs jouent de la présence indélébile du passé entourant nos scènes pour tisser ce que Marvin Carlson appelle une « tapisserie fantomatique[21] » (Carlson, 2003 : 165). Ce faisant, ils mettent à contribution tous les aspects de la représentation et plusieurs dimensions d’une tradition qui, pour être jeune, concourt néanmoins à l’« effort de fécondation du présent par le passé[22] » (Godin, 1988 : 375), pour paraphraser Jean Cléo Godin, passé auquel l’art millénaire qu’est le théâtre semble indissociablement lié. Cela étant, le théâtre est aussi une machine mémorielle qui déborde de beaucoup les cadres de la tradition dramatique pour transmettre une mémoire culturelle plus vaste que les artisans de la scène se plaisent à réactiver avec plus ou moins d’envergure ou de succès selon les productions. J’ajouterais que les théâtres le font également au gré des discours qu’ils diffusent et des activités qu’ils organisent à l’intérieur et à l’extérieur de leurs murs.

Au fil de l’histoire, les créateurs québécois ont oscillé entre une attitude de continuité et de rupture relativement au passé théâtral[23]. La difficulté à s’approprier les genres nobles (et sa contrepartie, la valorisation – parfois excessive – des formes populaires) peut être vue comme un trait marquant de la dramaturgie québécoise. Sur le plan performatif, la mise en place d’un star-system québécois a, dans l’ensemble, bénéficié à la reconnaissance de cette pratique et à la perpétuation sous diverses formes du travail des plus grands ou des plus aimés. Cependant, ce système jumelé à un mode de production accéléré a parfois nui à la carrière de certains acteurs trop associés à un type ou pourvus de registres étroits et épuisé prématurément des artistes talentueux. De plus, les lieux théâtraux ont joué un rôle considérable dans le recyclage du patrimoine civil et industriel tout en usant de divers moyens à leur disposition pour perpétuer la mémoire de la tradition dramatique d’ici et d’ailleurs. Dans ce dernier cas, cela s’est fait tant sur les murs des bâtiments, dans les pages de ses publications que par des choix d’appellations revendiquant des filiations ou rappelant le souvenir d’interprètes ou de metteurs en scène marquants. En matière de recyclage d’édifices, la fibre ouvrière ou citoyenne l’a emporté sur la dimension sacrée du lieu. Pour ce qui est des dénominations choisies, ce sont surtout des acteurs qui ont été retenus au détriment des directeurs artistiques, metteurs en scène, décorateurs, auteurs dramatiques et pédagogues qui ont, il est vrai, imprimé leur marque plus tardivement sur notre tradition scénique[24].

Désir de rupture ou de continuité, les deux attitudes témoignent néanmoins d’une conscience aiguë de la tradition spectaculaire, absolument nécessaire pour que le théâtre fonctionne comme machine mémorielle. Non seulement le ghosting est fréquent sur nos scènes, mais il n’épargne aucune dimension de l’art dramatique et ce, même si les spécialistes qui le répercutent et les spectateurs et les spectatrices qu’il touche demeurent généralement peu nombreux. Si l’on ne peut pas parler pour la mémoire de la tradition spectaculaire d’une surconscience, comme l’a fait Lise Gauvin pour la question de la langue, les traces de cette tradition spectaculaire et celles de la mémoire culturelle paraissent assez nombreuses dans le théâtre québécois pour qu’on qualifie cette présence fantomatique d’aspect essentiel des pratiques scéniques et dramaturgiques québécoises. Preuve qu’au théâtre, les revenants ne rechignent pas à venir hanter les traditions plus jeunes, histoire de partager avec elles un peu de leur aura.