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Depuis la fin des années 1980 émerge sur la scène théâtrale d’Afrique francophone subsaharienne une génération d’auteurs qui refusent de se laisser définir et qu’on aurait beaucoup de peine à vouloir classer dans un registre prédéterminé. Des dramaturges comme les Ivoiriens Koffi Kwahulé et Elie Liazéré, le Togolais Kossi Efoui, le Tchadien Koulsy Lamko, le Soudanais El Tayeb El Mahdi semblent engager un combat esthétique personnel à travers des formes d’écriture éclatées témoignant de leur individualité créatrice.

On se rend très vite compte que, contrairement aux théâtres africains de la réhabilitation et de l’autoflagellation, ceux des écrivains de la post-indépendance ne s’inscrivent pas a priori dans la perspective de la constitution d’un répertoire si l’on considère le concept de répertoire au sens strict d’un corps de textes qu’assemblerait un principe directeur.

Mais en saisissant le répertoire d’un autre point de vue comme concentrant une partie du théâtre qu’un peuple ou une communauté donnée a pu produire, le rapport entre ces nouvelles dramaturgies et l’idée de « théâtre de répertoire » apparaît plus clairement puisqu’il pose la problématique histoire / mémoire et écriture. Sur ce fondement nous émettons l’hypothèse de la construction d’un répertoire des théâtres noirs contemporains francophones qui se caractériserait par l’existence d’une poétique de la mémoire fragmentée commune aux textes dramatiques publiés ces vingt-cinq dernières années.

Créations et répertoires théâtraux : repères historiques

Pourquoi faire un parcours sommaire des grandes tendances dramaturgiques qui ont marqué la jeune histoire du théâtre africain alors que nous avons choisi de réfléchir particulièrement sur les écritures de la post-indépendance? Un tel détour historique nous semble essentiel si nous voulons montrer clairement les enjeux de notre hypothèse de départ. En effet, les dramaturgies d’aujourd’hui résultent d’initiatives esthétiques singulières propres à chaque auteur tant qu’il paraît contradictoire de vouloir les regrouper. D’ailleurs, la posture qu’adoptent certains dramaturges représentatifs de cette nouvelle génération n’encourage pas à inscrire leurs oeuvres dans un éventuel répertoire. Au cours d’un entretien, Kossi Efoui déclarait que

ceux qu’on appelait les premiers intellectuels africains avaient un masque collectif; on pouvait par exemple reprocher à Sembène Ousmane d’avoir écrit une histoire d’inceste; on lui disait : « camarade, en l’état actuel de la lutte, une histoire d’inceste en Afrique! L’image que tu balances là, à nos ennemis, ça nous tue ». Mais aujourd’hui, non seulement on est des individualités créatrices, mais en outre chacun se fabrique plusieurs masques suivant les situations d’urgence

Chalaye, 2001 : 97

De cette assertion de l’écrivain togolais, on peut tirer au moins deux conséquences majeures qui permettent de surmonter l’apparent paradoxe que sous-tendrait l’idée d’un répertoire de textes d’auteurs revendiquant leur liberté créatrice. Premièrement, dans l’univers théâtral africain, il faut considérer le concept de répertoire d’un point de vue pluriel. Il s’agit, en effet, d’une affaire d’époque et de génération. Deuxièmement, avant l’avènement des dramaturgies très contemporaines (celles de la fin des années 1980 à aujourd’hui), le répertoire se constituait d’office puisque les auteurs eux-mêmes, soumis à un conditionnement idéologique et / ou littéraire, répondaient de principes d’écriture communs, ce que Kossi Efoui appelle le « masque collectif ». De cette façon, les oeuvres naissaient d’une ligne directrice prédéterminée. Il en a été ainsi du théâtre de William-Ponty, de celui de la réhabilitation et de l’autoflagellation avec la Négritude et des théâtres de la Post-Négritude.

Du nom du Général en charge de la politique de l’enseignement, des chefferies traditionnelles et du recrutement militaire en A.O.F. (Afrique occidentale française), l’école William-Ponty[1] fait partie des institutions qui ont servi de cadre à la naissance du théâtre africain moderne. Cet art hérité de la colonisation a pu se développer à travers quelques représentations religieuses et / ou scolaires entièrement inspirées des modèles classiques français (pièces de patronage, Molière, Corneille, Labiche, Feydeau). Si les oeuvres issues de Ponty aident à exhumer un pan de la mémoire traditionnelle africaine, elles obéissent à un double objectif. D’une part, elles satisfont les attentes de lecteurs-spectateurs généralement étrangers aux coutumes locales et en quête d’exotisme et, d’autre part, servent surtout à légitimer la colonisation pour en minimiser les affres. William-Ponty a donné lieu à la constitution d’un répertoire des pièces de l’assimilation culturelle qu’on peut regrouper en trois catégories :

  1. Celles qui falsifient l’histoire par une « déhéroïsation » de redoutables résistants africains à l’armée coloniale tels que Samory Touré et Béhanzin[2] : Entrevue du capitaine Péroz et de Samory à Bissandougou (1931) et La dernière entrevue de Béhanzin et de Bayol (1933).

  2. Celles qui dénoncent certaines pratiques ou croyances jugées rétrogrades comme le mariage forcé : Le mariage de Sika (1934), Un mariage chez les Mandegnis (1937) et Sokamé (1937); les effets néfastes du matriarcat ou de la médecine traditionnelle : Kwao Adjoba (1965); et le bannissement pour fait de sorcellerie : Adjo Bla (1965).

  3. Celles qui présentent l’homme noir comme un être superstitieux, incapable de se prendre en main parce que vivant sous l’emprise de forces occultes, de pouvoirs surnaturels : La ruse de diégué (1937), L’enfer, c’est Orféo (1970), L’Afrique a parlé (1972) et Les asticots (1972).

En réaction à ce répertoire de la légitimation de l’entreprise coloniale surviennent ceux de la reconnaissance et de l’affirmation de l’homme noir, de la désillusion ou de l’échec des indépendances africaines qui ne sont qu’une conséquence logique du combat mené par les créateurs de la Négritude et leurs disciples. On est en droit de parler d’un véritable théâtre de répertoire qui éclaire cette période tumultueuse du continent noir. Il s’agit là d’un socle mémoriel à partir duquel on peut réfléchir au devenir des identités culturelles, artistiques et citoyennes des peuples africains. L’importance quantitative des pièces de ce répertoire est à la mesure de l’audience du mouvement initié par Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon-Gontrand Damas[3].

Ce répertoire qui couvre les cinquante premières années des dramaturgies africaines francophones (1930-1980) est marqué par une sorte d’assimilation du point de vue de l’écriture. Par exemple, le système énonciatif que les oeuvres donnent à voir est porteur d’une identité commune aux textes. Celle-ci se détermine aisément par le respect sacro-saint de certaines règles qui ont longtemps caractérisé et qui caractérisent encore (peut-être de moins en moins aujourd’hui) le dialogue dramatique légué aux auteurs négro-africains pendant la colonisation. Ce sont, entre autres, celles de la double énonciation, de la présupposition et de l’implicite, de l’enchaînement et de la cohésion des répliques. Par ces normes, les partenaires à l’échange fictif coopèrent et bâtissent ensemble une histoire que chacun, au moyen d’énoncés imbriqués comme les maillons d’une chaîne, concourt à conduire à son terme[4].

Comment peut-on se penser, se dire et s’affirmer dans la langue et dans les modes d’écriture de l’autre? C’est à cette problématique que tentent de répondre les dramaturges de la Post-Négritude qui postulent un retour aux sources indispensable à la réappropriation de l’art théâtral reçu en héritage. Là encore, les conditions d’existence d’un répertoire sont toutes réunies avant même sa constitution effective par la création des oeuvres. Ce qui fédère les auteurs de la deuxième génération, c’est le choix qu’ils font de puiser dans la mémoire traditionnelle des éléments qui s’adaptent à la scène et qui permettent d’inventer des esthétiques nouvelles, enracinées dans le terroir. Sur ce fondement, des écritures endogènes voient le jour dans les années 1970.

La Griotique est une expérience artistique originale inspirée du griot africain. Elle est une performance scénique relevant d’un spectacle total, produit d’un mélange alchimique de gestuelle, de chant, de musique, de danse, de mimétisme et de verbe. La Griotique est donc révélatrice de l’« oralité poétique » des peuples d’Afrique et des diasporas africaines (Touré, 2014 : 146). Le spectacle de Griotique qui illustre ce courant artistique est celui qui a consacré sa naissance le 29 février 1972 et qui justement s’appelle Griotique. Le Kotéba moderne est une forme scénique expérimentale créée en 1974 par Souleymane Koly (L’Indépendant, 2013). Son géniteur l’assimile à une sorte de comédie musicale qui s’inspire du « Kotéba » traditionnel tel que promu par des artistes comme Fodéba Keita. Si le Kotéba garde une certaine parenté esthétique avec son modèle traditionnel d’emprunt, il a une spécificité qui en fonde l’originalité. Il est, à travers ses jeux, ses musiques, ses danses et ses rythmes un concentré de l’Afrique urbaine en pleines mutations. On peut citer quelques créations de l’ensemble Kotéba datant de 1974 à aujourd’hui : Pulsations (1974), L’appel du tam-tam (1976), Didi par ci, Didi, par là (1978), Eh, Didi Yako (1979), Adama Champion (1981), Fanico (1982), Atoukassé (1986), Commandant Jupiter et ses Blacks Nouchis (1988), Tous unis dans nos wax (1990), Navetanes (1990), Waramba : opéra mandingue (1991), Funérailles tropicales (1993), Djigui ni hami (1996), Dozo, la colère de la brousse (1996), Allah-ma : opéra urbain (1998), Destiny (1998), Treichville Story (2000), La cour (2001) et Cocody Johnny (2004). Paroles de femmes est à notre connaissance la dernière oeuvre de l'ensemble Kotéba délocalisé d'Abidjan à Conakry. Cette création a été présentée dans le cadre du MASA (Marché des arts et du spectacle africains) 2014 à l'Institut français d'Abidjan le 5 mars 2014. Le Didiga, défini comme étant l’art de l’impensable, est un genre dramatique et scénique initié par Bernard Zadi Zaourou à la fin des années 1970. Il est inspiré du Didiga traditionnel – ensemble de récits merveilleux retraçant les prouesses des chasseurs de retour au village après des jours et des semaines de chasse – issu du pays Bété d’où est originaire l’écrivain[5]. La compagnie Didiga, très connue dans les années 1980, sous la houlette de son créateur et directeur Zadi Zaourou a enregistré plusieurs créations dont La termitière (1981), Le secret des dieux (1984) et La guerre des femmes (1985). Le Théâtre-rituel africain est un art dramatique et scénique initié dans les années 1980 par le duo composé de Marie-Josée Hourantier et de Wèrè Wèrè Liking. Il est inspiré des rituels Bassa, un groupe ethnique situé au sud du Cameroun. L’esthétique du Théâtre-rituel a fait l’objet d’une thèse publiée sous forme de livre : Du rituel au Théâtre-rituel : contribution à une esthétique théâtrale négro-africaine (1984). Plusieurs pièces de Wèrè Wèrè Liking et de Marie-Josée Hourantier en rendent compte : Le chant de la colline (1980), Les mains veulent dire… (1980), La puissance de Um (1979) et Une nouvelle terre suivi de Du sommeil d’injuste (1980).

Ce détour historique montre bien que le positionnement littéraire et idéologique précède et conditionne la constitution des répertoires des théâtres de William-Ponty, de la Négritude et de la Post-Négritude. Tous ces répertoires reflètent une mémoire récente qui, tout en admettant quelques bifurcations au fond d’une Afrique précoloniale, parfois mythique, ne se caractérise pas moins par sa linéarité.

À partir de là, on perçoit la particularité des dramaturgies d’aujourd’hui qui datent seulement de 1989[6], mais pour lesquelles nous établissons l’existence d’un répertoire en construction. Avec ces dramaturgies, la démarche est inverse. Koffi Kwahulé en témoigne dans le cadre du projet des « petites formes » initié en 2000 :

Et les auteurs dont les textes ont fait partie des petites formes proposent une Afrique individuelle et non globalisante où l’on se sent confusément obligé d’écrire de telle ou telle façon de peur d’être « excommunié ». C’est leur vision individuelle, et parce qu’ils sont Africains, cette vision prend une résonance particulière; ils ne partent pas de l’Afrique pour arriver à l’individu qu’ils sont, c’est plutôt la démarche inverse; ce n’est pas un discours préalablement posé qu’il faut rejoindre. Ce sont les autres qui doivent faire l’effort de les rejoindre [...] et j’espère que ces écritures ne seront jamais estampillées « africaines » et qu’elles sauront rester l’espace du questionnement, du doute, voire de la suspicion

Chalaye, 2001 : 100

Dans la mesure où les dramaturgies dites de la post-indépendance ne s’inscrivent pas a priori dans un courant littéraire ou idéologique, elles ne semblent pas former d’emblée un ensemble homogène. D’ailleurs, elles sont produites par des écrivains qui ne se connaissent pas ou qui ne se sont connus que récemment. Cependant, au-delà de la singularité que revendique chacun des auteurs, on observe que ces textes qui bouleversent les habitudes théâtrales et appellent une nouvelle approche de la réception semblent se regrouper autour d’un élément fédérateur : la mémoire fragmentée.

Le pouvoir unifiant d’une poétique de la mémoire fragmentée : esquisse d’un répertoire des dramaturgies de la dépossession de soi

Si les théâtres très contemporains ne peuvent pas se définir suivant une école qui permettrait de les reconnaître et qui, de ce fait, les rassemblerait, ils s’unissent par la force de l’écriture. Une écriture qui germe dans les interstices de la mémoire. Ici, la mémoire n’est pas celle qui sert de lien entre les individus, entre les générations ou entre les moments importants donnant vie et sens à une société. Elle se caractérise plutôt par les temps de fracture ou de rupture, par ses défaillances, et prend place dans les zones de raturage de l’Histoire. Ce que nous appelons donc poétique de la mémoire fragmentée renvoie aux formes dramatiques résultant de l’inventivité d’écrivains qui sentent l’impérieuse nécessité de sortir des sentiers battus pour justement combler les espaces disjoints d’une mémoire africaine condamnée à hésiter, à bégayer. Ce sont des formes qui ne recherchent pas la continuité dramatique garantissant l’existence d’une continuité mémorielle. Elles opèrent sur le discontinu, sur l’inattendu. En phase avec la réalité de l’Afrique qui est un continent dépossédé de lui-même, les pièces produites par la récente génération d’écrivains ont pour dénominateur commun le rapiècement parfois radical des catégories dramatiques.

Chez le Soudanais El Tayeb El Mahdi, les éléments constitutifs du texte théâtral sont fortement brouillés, réduits en fragments par l’infiltration constante des temps de silence à l’intérieur du tissu des répliques. Cet « échange » entre A1 et A2, deux personnages sans identité, en est une illustration parfaite :

A2 : Je crois que tu comprends très bien où je voulais en venir, n’est-ce pas?
A1 : …
A2 : La situation aurait été totalement différente… ainsi les personnages, le dialogue et même le sujet.
A1 : Vous me martyrisez… Ne me suffit-il pas ce que j’en ai… cette épreuve!
A2 : Ma tâche, c’est de te réveiller… de te faire souffrir… et même de te martyriser (silence) Pourquoi as-tu choisi ce chemin?
A1 : C’est mon destin.
A2 : Alors, il te faut prendre ton destin en main… (silence) Ce que je te disais, tout à l’heure, était une simple remarque… une simple note…

El Mahdi, 1991 : 18-19

Cet extrait ne donne pas de fil conducteur à suivre au lecteur-spectateur. Il semble alors résigné à n’entendre et à ne voir que le spectacle conjugué de la parole et du silence. Et pourtant, on commettrait une importante erreur si on inscrivait la dramaturgie de El Tayeb El Mahdi dans le registre d’un théâtre de l’incommunicabilité. Certes, le dialogue est parsemé de vide, mais les énoncés ne sont pas dépourvus de contenu sémantique. Si le dramaturge parvient à louvoyer avec le sens, s’il réussit à le faire circuler ailleurs, c’est parce qu’il a morcelé le parcours d’une mémoire que l’on veut contraindre à l’oubli. Et les points de suspension ou les didascalies qui indiquent la présence du silence dans le texte constituent la matérialisation de ce morcellement. C’est pour lui une sorte de couverture, de masque grâce auquel il distille quelques bribes d’informations évoquant les atrocités liées à la situation tragique que connaît le Soudan. Sur fond de détails, les bouts d’histoires investissent des espaces-temps à peine repérables et sont portés non pas par une action dramatique soutenue, mais plutôt par une parole où se dilue tout éventuel événement :

Qu’est-ce que c’est ce livre que tu lis?
Compagnon du livre : Un livre scientifique sur la conquête par l’homme de l’espace… Prodigieux, l’homme du vingtième siècle… (silence). Y a t-il des nouvelles attirantes dans ton journal?
COMPAGNON DU JOURNAL : Les informations de tous les jours : vente d’armements… Guerres et meurtres…
Réquisitions et poursuites… Condamnations et crimes… (long silence)

El Mahdi, 1991 : 20

Au-delà de l’intensité dramatique qu’ils permettent, les pauses et les silences sont le signe d’un théâtre de la mémoire en travail qui irrigue progressivement le texte d’une actualité troublante. C’est pourquoi les sujets abordés par les énonciateurs sont d’une extrême gravité qui rend risquée toute initiative tendant à les développer de manière approfondie. Non seulement l’un des Compagnons (celui du journal) invite l’autre à la prudence, mais ces deux personnages s’emploient à changer de sujet chaque fois qu’ils se trouvent en situation de commenter davantage la réalité sociopolitique décrite par la radio. On a l’impression que les interlocuteurs s’interdisent tacitement toute réflexion critique sur l’actualité du pays comme s’ils craignaient d’éventuelles représailles. Les personnages hésitent par conséquent à épiloguer sur le climat de « guerre », de « meurtre » de « réquisition », de « poursuite », de « condamnation » et de « crimes » qui, pourtant, sert de substrat à l’oeuvre de El Tayeb El Mahdi. Par le canal d’une mémoire volontairement fragmentée, l’auteur procède d’un dérèglement des composantes du texte dramatique. Il s’agit moins d’un besoin de déconstruire une société devenue « absurde » que de répondre à cette question fondamentale : comment écrire, comment échapper à la censure dans un pays en proie à une dictature politico-islamique?

Une pièce comme La malaventure (1993) de Kossi Efoui s’ouvre dans un cadre spatial dont les repères ne sont pas fixés. Les personnages qui n’ont ni identité physique ou psychologique ni référent historique ou social affiché laissent s’échapper d’une forme de mémoire saturée ou raturée des morceaux d’histoire sans lien logique avéré. Ils vacillent constamment entre un « ici » et un « ailleurs ». On comprend dès lors qu’une telle oeuvre ne saurait se satisfaire d’une lecture univoque. Elle propose plusieurs pistes d’interprétation dont certaines pourraient peut-être se faire l’écho de quelques réminiscences d’évènements politiques que le lecteur-spectateur se chargerait de déceler faute d’y avoir été aidé par le dramaturge. En effet, le travail d’encodage opéré par Kossi Efoui en amont nécessite en aval, c’est-à-dire à la réception, un exercice de décodage qui consisterait pour le lecteur-spectateur à combler les vides « construits » initialement au stade de l’émission. On pourrait ainsi considérer par exemple que La malaventure renvoie à l’histoire d’un inconnu, peut-être un mercenaire, contraint à l’exil pour échapper à ses bourreaux. Elle serait également celle d’une aventure impossible entre l’homme en cavale et Elle.

Chez Koffi Kwahulé, l’écriture est également celle de la mémoire fragmentée. Plus exactement, il y a des espaces où s’opèrent des flashs de la mémoire par lesquels on peut avoir accès aux différentes trames dramatiques. La sanisette dans Jaz (1998), par exemple, est le lieu et le moment du viol de Jaz qui donne tout son sens à la pièce du même nom. La prison et l’ascenseur, respectivement dans Misterioso 119 (2005) et Blue-S-Cat (2005), ne sont pas seulement ces zones d’enfermement qui consumeraient les personnages. Ils sont plutôt des cadres où, par une espèce de jeu dialectique intérieur / extérieur, la société de l’individualité, de la peur et du crime est convoquée dans les oeuvres.

Dans le registre de ces pièces de la mémoire en souffrance figurent Comme des flèches (1996) du Tchadien Koulsy Lamko et La complainte d’Ewadi (1996) de l’Ivoirien Elie Liazéré. La première oeuvre, qui relève d’un théâtre de participation censé aider à la sensibilisation sur le sida, est le fruit d’une remémoration de Amina (Elle) qui inscrit dans le présent de l’enterrement de son amant Bouba (Lui, mort du sida), des tranches de vie tirées d’un passé tragique. Le deuxième texte est un récit de guerre civile raconté par une femme (Ewadi) qui en est une victime. Les six pulsions de la pièce constituent chacune une partie de sa mémoire déchirée : l’enlèvement et l’enrôlement de son fils par l’armée nationale, la mort du fils enrôlé au front, la mort du mari et l’attaque du village S.O.S. Faux dialogues, monologues et choralité sont des formes qui conviennent à ces trames dramatiques arrachées à une mémoire éprouvée.

De façon générale, tous ces événements racontés sont des lieux-mémoires à partir desquels le lecteur-spectateur peut essayer d’entrer dans les univers-labyrinthes des personnages même si nous savons que c’est pour s’y égarer.

En somme, le point commun de ces dramaturgies contemporaines est qu’elles sont en constant déplacement non seulement en regard de leur thématique éclatée mais aussi en regard de leur forme qui s'inscrit dans les zones brumeuses de la mémoire. Tout se passe comme si le fait de créer à partir des trous du temps aide à redynamiser les théâtres francophones au sud du Sahara. Ce qui devait être considéré comme une difficulté à intégrer de telles écritures dans un même moule devient à la fois ce par quoi celles-ci pourraient constituer un véritable répertoire et le facteur déclencheur d’un renouveau dramaturgique. En effet, grâce à ces écritures du manque qui, tout en traduisant les blessures de la mémoire, tentent de les panser, les écrivains de la post-indépendance réussissent à désinhiber les théâtres africains de tout cliché. Dans cette perspective, repositionner l’art africain sur l’échiquier international semble être le défi auquel doivent faire face ces dramaturgies du déracinement dont le répertoire est encore en construction. Les premiers jalons de ce répertoire en devenir se perçoivent à travers des maisons d’édition comme Lansman (en Belgique), Actes Sud (en France) ou Acoria (en France). Aussi, un tel répertoire se constitue-t-il progressivement à partir des nombreuses mises en scène ou en lecture, notamment en Europe, aux États-Unis et au Canada[7]. Aujourd’hui, ces dramaturgies de la mémoire fragmentée font leur entrée en Afrique, sur le continent d’origine de ces écrivains de l’exil. Elles s’intègrent progressivement aux programmes universitaires, notamment à l’Université Félix Houphouët-Boigny (Cocody-Abidjan) où les oeuvres du Togolais Kossi Efoui, du Soudanais El Tayeb El Mahdi, du Tchadien Koulsy Lamko et des Ivoiriens Elie Liazéré et Koffi Kwahulé sont enseignées en Licence, et font l’objet de thèses et de mémoires de master 1 et 2 au Département de lettres modernes. Enfin, à l’instar de Il nous faut l’Amérique (Koffi Kwahulé, 2000), mise en scène au Palais de la culture (Abidjan, 2007) par le célèbre acteur Sijiri Bakaba, les pièces contemporaines commencent à investir les rares salles de spectacle dans les capitales des pays africains. Il s’ensuit que l’ensemble de ces initiatives sont le gage de l’établissement d’un répertoire qui, loin d’être virtuel, se présente de plus en plus comme une réalité concrète.

Théâtrographie établie à partir des pièces citées

A) Les pièces de William-Ponty

AMON D’ABY, François-Joseph (1965), « Kwao Adjoba », dans Le théâtre populaire en République de Côte d’Ivoire, Abidjan, Cercle culturel folklorique de la Côte d’Ivoire, p. 13-33.

Collectif (1937), « La ruse de diégué », L’éducation africaine, n° spécial.

Collectif (1937), « Entrevue du Capitaine Péroz et de Samory à Bissandougou », L’éducation africaine, n° spécial.

Collectif (1937), « Un mariage chez les Mandegnis », L’éducation africaine, n° spécial.

Collectif (1937), « Sokamé », L’éducation africaine, n° spécial.

Collectif (1934), « Le mariage de Sika », L’éducation africaine, Bulletin de l’enseignement de l’Afrique occidentale française.

GADEAU, Germain Koffi (1965), « Adjo Bla », dans Le théâtre populaire en République de Côte d’Ivoire, Abidjan, Cercle culturel folklorique de la Côte d’Ivoire, p. 172-178.

GUTENBERG, Martins (1933), « La dernière entrevue de Béhanzin et de Bayol », L’éducation africaine, Bulletin de l’enseignement de l’Afrique occidentale française.

B) Les pièces de la Négritude

BEMBA, Sylvain (1976), Tarentelle noire et diable blanc, Paris, Pierre Jean Oswald.

CÉSAIRE, Aimé (1966), Une saison au Congo, Paris, Seuil.

CÉSAIRE, Aimé (1963), La tragédie du roi Christophe, Paris, Présence Africaine.

CÉSAIRE, Aimé (1956), Et les chiens se taisaient, Paris, Présence Africaine.

CISSÉ DIA, Amadou (1963), Les derniers jours de Lat Dior, Paris, Présence Africaine.

DADIÉ, Bernard (1973), Îles de tempête, Paris, Présence Africaine.

DADIÉ, Bernard (1970), Béatrice du Congo, Paris, Présence Africaine.

EPASSY, Antoine (1972), Les asticots, Paris, O.R.T.F.-D.A.E.C.

KUM’A N’DUMBE III, Alexandre (1976), Le soleil de l’aurore, Paris, Pierre Jean Oswald.

KUM’A N’DUMBE III, Alexandre (1976), Amilcar Cabral ou la tempête en Guinée-Bissao, Paris, Pierre Jean Oswald.

LABOU TANSI, Sony (1978), La parenthèse de sang, Paris, Radio France internationale.

LABOU TANSI, Sony (1976), Je, soussigné cardiaque, Paris, Radio France internationale.

MALINDA, Martial (1970), L’enfer, c’est Orféo, Paris, O.R.T.F.-D.A.E.C.

M’BAYE, Ganakébé (1972), L’Afrique a parlé, Paris, O.R.T.F.-D.A.E.C.

N’DAO, Cheikh (1967), L’exil d’Albouri, Paris, Pierre Jean Oswald.

PLIYA, Jean (1969), Kondo le requin, Paris, O.R.T.F.-D.A.E.C.

TAMSIR NIANE, Djibril (1971), Sikasso ou la dernière citadelle, Paris, Pierre Jean Oswald.

ZADI ZAOUROU, Bernard (1983), Les sofas, Paris, L’Harmattan.

ZADI ZAOUROU, Bernard (1983), L’oeil, Paris, L’Harmattan.

C) Les expériences scéniques endogènes

Les créations de Griotique de la troupe du duo TOURÉ-PORQUET

TOURÉ, Aboubakar Cyprien et Dieudonné Séraphin NIANGORAN PORQUET (1973), Les Griotiques de 1973 (mars, avril, août), Abidjan, Bouaké, Côte d’Ivoire.

TOURÉ, Aboubakar Cyprien et Dieudonné Séraphin NIANGORAN PORQUET (1972), Les Griotiques de 1972 (avril, juillet), Abidjan, Daloa, Côte d’Ivoire.

TOURÉ, Aboubakar Cyprien et Dieudonné Séraphin NIANGORAN PORQUET (1972), Griotique (première mondiale), Théâtre de la Cité, Abidjan, Côte d’Ivoire.

Les créations de l’ensemble Kotéba

KOLY, Souleymane (2014), Paroles de femmes, Institut français d’Abidjan, Côte d’Ivoire.

KOLY, Souleymane (2004), Cocody Johnny, Hippodrome de Douai, France.

KOLY, Souleymane (2001), La cour, Centre culturel français d’Abidjan, Côte d’Ivoire.

KOLY, Souleymane (2000), Treichville story, Hippodrome de Douai, France.

KOLY, Souleymane (1998), Destiny, Aaron Davis Hall de New York, États-Unis.

KOLY, Souleymane (1998), Allah-ma : opéra urbain, Centre culturel français d’Abidjan, Côte d’Ivoire.

KOLY, Souleymane (1996), Dozo, la colère de la brousse, Rotterdam, Pays-Bas.

KOLY, Souleymane (1996), Djigui ni hami, Centre culturel français d’Abidjan, Côte d’Ivoire.

KOLY, Souleymane (1993), Funérailles tropicales, Festival d’Avignon, France.

KOLY, Souleymane (1991), Waramba : opéra mandingue, Théâtre du Rond-Point des Champs- Élysées, Paris, France.

KOLY, Souleymane (1990), Tous unis dans nos wax, Sygma, Bordeaux, France.

KOLY, Souleymane (1990), Navetanes, Paris-Villette, France.

KOLY, Souleymane (1988), Commandant Jupiter et ses Black Nouchis, Centre culturel français d’Abidjan, Côte d’Ivoire.

KOLY, Souleymane (1986), Atoukassé, Centre culturel français d’Abidjan, Côte d’Ivoire.

KOLY, Souleymane (1982), Fanico, Centre culturel français d’Abidjan, Côte d’Ivoire.

KOLY, Souleymane (1981), Adama Champion, Centre culturel français d’Abidjan, Côte d’Ivoire.

KOLY, Souleymane (1979), Eh Didi Yako, Centre culturel français d’Abidjan, Côte d’Ivoire.

KOLY, Souleymane (1978), Didi par ci, Didi, par là, Théâtre de la Cité, Abidjan, Côte d’Ivoire.

KOLY, Souleymane (1976), L’appel du tam tam, Théâtre de la Cité, Abidjan, Côte d’Ivoire.

KOLY, Souleymane (1974), Pulsations, Théâtre de la Cité, Abidjan, Côte d’Ivoire.

Les créations de la compagnie Didiga

ZADI ZAOUROU, Bernard (1985), La guerre des femmes, Les Francophonies en Limousin, France.

ZADI ZAOUROU, Bernard (1984), Le secret des dieux, Abidjan, Côte d’Ivoire; Les Francophonies en Limousin, France, 1985.

ZADI ZAOUROU, Bernard (1984), Le Didiga de Dizo, Abidjan, Côte d’Ivoire.

ZADI ZAOUROU, Bernard (1981), La termitière, Abidjan, Côte d’Ivoire; Les Francophonies en Limousin.

Les créations rituelles

HOURANTIER, Marie-José (1980), Le chant de la colline, Abidjan, Côte d’Ivoire.

HOURANTIER, Marie-José (1980), Les mains veulent dire…, Abidjan, Côte d’Ivoire.

LIKING, Wèrèwèrè (1980), Une nouvelle terre suivi de Du sommeil d’injuste, Abidjan, Côte d’Ivoire.

LIKING, Wèrèwèrè (1979), La puissance de Um, Abidjan, Côte d’Ivoire.

D) Les pièces de la post-indépendance

EFOUI, Kossi (1993), La malaventure, Morlanwelz, Lansman.

EL MAHDI, El Tayeb (1991), L’éphémère, Paris, L’Harmattan.

KWAHULE, Koffi (2005), Misterioso-119 suivi de Blue-S-Cat, Paris, Éditions théâtrales.

KWAHULE, Koffi (1998), Jaz, Paris, Éditions théâtrales.

LAMKO, Koulsy (1996), Comme des flèches, Morlanwelz, Lansman.

LIAZERE, Elie (1996), La complainte d’Ewadi, Morlanwelz, Lansman.