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Plusieurs collectifs artistiques ont tenté, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, de renouveler les conditions de production trop cloisonnées de l’art lyrique et musical par une collaboration entre metteurs en scène, compositeurs et dramaturges en amont de la création et au cours de l’exploitation des spectacles. Cette tentative de rénovation de l’opéra par des initiatives insuffisamment fédérées s’est heurtée, en France, à deux obstacles principaux : une reconnaissance limitée des collectivités publiques malgré l’octroi d’un label de « compagnie nationale de théâtre lyrique et musical » en 1999; la dépendance des troupes de théâtre musical vis-à-vis des partenariats avec des maisons d’opéra pour le financement et la diffusion de leur production (Bouchot, 2011). L’État français s’est par contre engagé dans un soutien au développement de la musique contemporaine. Deux laboratoires de recherche, de création et de patrimonialisation dans le domaine du son et des musiques électroacoustiques ont ainsi été subventionnés : le GRM (Groupe de recherches musicales) créé par Pierre Schaeffer en 1958, adossé à l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) en 1960 puis à l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en 1975, et l’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique / musique) fondé par Pierre Boulez et associé au Centre Pompidou dans les années 1970 à la demande du président de la République. Parallèlement à cette institutionnalisation assez précoce d’une recherche savante dans le domaine des musiques électroacoustiques, des musiciens se sont intéressés aux interactions entre l’amplification de sons tirés de sources très diversifiées et les actions scéniques afin d’augmenter mutuellement leur capacité expressive. Les compositions contextuelles sans écriture de partition préalable peuvent mettre en valeur la dramaturgie de spectacles de théâtre au profit de la compréhension cognitive et de la perception sensible des spectateurs. L’objet de cet article est d’analyser les spécificités de ce type de démarche artistique interdisciplinaire, basée sur une recherche du pouvoir dramaturgique des composantes sonores d’un spectacle. La question de la reconnaissance de la valeur esthétique des spectacles par les prescripteurs de jugement professionnels (journalistes culturels, programmateurs, experts des collectivités publiques) requiert de restituer, dans un premier temps, les débats esthétiques portant sur le pouvoir métaphorique de l’amplification des sonorités avec la présence ou non d’interprètes sur une scène. L’analyse des liens entre la valeur esthétique et la valeur monétaire d’une production artistique de nature prototypique (Karpik, 2007; François, 2004) sera menée, dans un second temps, en examinant les rapports entre les occasions de financement et les projets de spectacles dans un contexte de résistance à l’institutionnalisation du théâtre musical. La prise en compte simultanée de ces deux dimensions, esthétique et socioéconomique, s’appuiera sur plusieurs exemples. Les arts de la rue, qui visent à modifier les regards des spectateurs sur leurs rapports aux espaces urbains, seront toutefois privilégiés, à partir d’une étude de cas approfondie menée autour de la compagnie Décor Sonore, créée en 1984 par les musiciens Pierre Sauvageot et Michel Risse[1].

Objets sonores, corps sonores et corporéité

Pierre Schaeffer définit la musique « concrète » ou « figurative » par l’utilisation d’« objets sonores », c’est-à-dire de sons considérés dans leur nature sonore, qui sont puisés directement dans le « monde extérieur » des sons « naturels » (Schaeffer, 1966 : 23) et des bruits donnés. L’objet sonore immatériel est différencié de son émetteur matériel, appréhendé comme un « corps sonore » qui ne se limite pas aux instruments de musique académique (Schaeffer, 1966 : 95). Les objets sonores se situent « à la rencontre d’une action acoustique et d’une intention d’écoute » (Schaeffer, 1966 : 268). Cette dernière est conditionnée par les références culturelles, qui minorent la sonorité des notes et des jeux dans l’appréciation de la musicalité d’une oeuvre dans les sociétés occidentales modernes. Selon une démarche acousmatique, privilégiée par Pierre Schaeffer et recommandée par Michel Chion (2009 : 20-24), les anamorphoses fonctionnelles, par la découverte de relations surprenantes entre les objets sonores et les instruments musicaux, sont favorisées par une absence d’identification des sources sonores. L’écoute acousmatique est supposée magnifier l’imaginaire de l’auditeur. De nombreuses installations sonores contemporaines sont basées sur ce principe en combinant des biens matériels usuels et des ordinateurs sophistiqués dans des lutheries bricolées. La diffusion différée des sons, en oblitérant leur origine visuelle, altère la perception de la source sonore et active la mémoire de l’auditeur (Bosseur, 2013 : 18).

Plusieurs musiciens contemporains se sont éloignés, dans leurs pratiques scéniques, de cette dématérialisation des sources sonores en sentant l’intérêt de montrer la corporéité[2] des manipulateurs de corps sonores au lieu de laisser les créateurs dans la pénombre comme dans de nombreux concerts laptop. Par exemple, l’artiste sonore québécois Nicolas Bernier déclare transporter son atelier sur scène parce que la vision des objets permet de former « un liant entre le corps du musicien, les idées qui habitent l’oeuvre et le monde matériel » (Bernier, 2013 : 38). La perception des objets sonores immatériels, créés sur scène ou enregistrés, se nourrit de la vision des corps sonores et de la corporéité des artistes.

Dans sa rétrospective de la création musicale concrète européenne, le musicologue Jean-Yves Bosseur dégage des recherches plastiques et musicales qui s’appuient sur la logique des performances. Elles peuvent être conduites par les artistes comme dans le cas des sculptures sonores de Monika von Wedel ou les installations de petits haut-parleurs de Rolf Julius. Elles peuvent aussi impliquer la participation gestuelle des spectateurs-auditeurs comme dans les dispositifs électroacoustiques de Bernard Pourière ou les « machines musicales » de Claudine Brahens-Drouet. Selon la généalogie de RoseLee Goldberg (2001 : 18-22), l’origine des performances se situe dans le mouvement futuriste, fondé sur les déclamations véhémentes pour interpeller le public, et la musique bruitiste, théorisée par le peintre Luigi Russolo (1913) dans sa lettre à Francesco Balilla Pratella. Il s’agissait pour ce courant de combiner l’extrême diversité des rythmes et des timbres des bruits des machines et de foules pour développer une appropriation sensible des « moteurs de nos villes industrielles » (Russolo, 1913).

Le manifeste de Russolo constitue une référence historique de la compagnie Décor Sonore tout comme les recherches pluralistes en musique concrète de Pierre Schaeffer et de John Cage[3]. La démarche artistique de Décor Sonore s’inscrit dans le courant des performances basées sur une musique concrète en recherchant une mise en visibilité des objets dont les intensités des sonorités sont amplifiées par la gestuelle des interprètes. Les gestes de l’artiste permettent de transformer des objets ordinaires en corps-personnages sonores dans l’espace de jeu. On retrouve ainsi la spécificité des oeuvres d’art, analysée par le philosophe Arthur Danto (1989), qui explique, pour un même type d’objets, la différenciation entre le statut de produit de consommation banal, valorisé par sa seule utilité fonctionnelle, et l’acquisition d’une reconnaissance artistique. La structure intentionnelle de la métaphore est à la source de cette catégorisation artistique. L’opération cognitive de distanciation qui en découle transfigure l’objet insignifiant en une oeuvre d’art. De plus, l’échange énergétique attendu entre acteurs et spectateurs (Lyotard, 1994) constitue un fondement commun de l’appréciation plus positive du processus contemporain de rapprochement de la théâtralité et de la performativité scénique[4].

Amplification des sonorités et logiques de patrimonialisation

Dans les espaces en plein air qui caractérisent les arts de la rue, les métaphores spatialisées des caractéristiques des sons créent les conditions d’une découverte ludique du pouvoir dramaturgique des corps sonores. Les processus de reconnaissance de la valeur esthétique entrent ainsi en interaction avec les logiques de la mise en valeur du patrimoine par un déplacement des regards sur les objets urbains et les monuments. De plus, l’écologie sonore peut être convoquée pour filtrer le type de sonorités à activer dans la perspective de la création d’un imaginaire commun harmonisateur.

Les interactions entre la musique concrète théâtralisée et la préservation d’un patrimoine peuvent passer par la transmutation du regard des visiteurs sur des éléments matériels grâce à l’amplification de sonorités inattendues. C’est le parti pris choisi par la compagnie Décor Sonore pour ses grands spectacles Instrument / Monument, qui tournent à l’international. Les performances sonores in situ sont orchestrées par Michel Risse à partir d’une composition qui laisse une place à l’improvisation dans l’interprétation de ses différentes parties en fonction de l’écoute de l’auditoire. Le monument autour duquel s’organise l’oeuvre ainsi créée est mis en valeur dans ses dimensions architecturales et sociohistoriques par une musique concrète, qui joue avec le timbre amplifié de sons inattendus du lieu. Les sons hauts dans l’échelle musicale, accessibles par des prouesses vocales, sont activés en hauteur dans l’espace physique. Les suspensions musicales sont figurées par des corps d’acrobates suspendus par des cordes. Les mouvements qui structurent la composition musicale s’accompagnent de déplacements du public.

Ce travail de métaphorisation spatiale des sons des objets est plus marquant encore quand ils sont amplifiés par des musiciens-interprètes qui incarnent un personnage. En effet, la construction de personnages induit un rapport d’interaction avec des spectateurs en position debout, amenés à se déplacer à l’inverse des musiciens qui focalisent leur écoute sur l’interprétation instrumentale. Dans une dynamique de l’interartistique, à la fois relationnelle et différentielle (Lesage, 2008), le croisement des démarches musicales et théâtrales dans un espace interactif est de nature à éveiller une attitude réflexive de la part des spectateurs en modifiant leur regard sur leur environnement. Selon Michel Risse, le simple déplacement du public d’un point à un autre opère un changement du contexte de la représentation et constitue un élément de récit (Urrutiaguer, 2012). Ce principe de déambulation est repris par d’autres compagnies en arts de la rue. Les plasticiens-scénographes de la compagnie KMK organisent des cartographies sensibles et décalées de lieux, tandis que le Théâtre de l’arpenteur, dirigé par Hervé Lelardoux et Chantal Gresset, propose des flâneries individuelles guidées par des commentaires, poétiques ou anodins, et des bruits du quartier transmis par walkman.

Les performances musicales sont aussi l’occasion d’entretenir les marqueurs sonores de la mémoire communautaire. Un exemple significatif concerne la création d’Instrument / Monument dans la gare maritime néerlandaise de l’île de Terschelling, qui conserve le plus grand remorqueur du monde, le Holland. La combinaison d’une réactivation du bruit de son moteur et des enregistrements d’appels de détresse en néerlandais, diffusés dans les haut-parleurs de la gare maritime, a soulevé une véritable émotion collective[5]. Dans la série Playrec, liée à des résidences pour explorer la mémoire sociale dans différentes villes entre 2006 et 2008, la compagnie KompleX KarphanaüM s’est, pour sa part, attachée à croiser les témoignages filmés d’ouvriers en activité ou retraités avec des captations sonores du site en voie de désindustrialisation, support de l’enquête poétisée.

La volonté politique d’une préservation du patrimoine pour les générations futures conduit logiquement à la prise en considération des recherches en écologie acoustique. Dans son ouvrage pionnier, le compositeur Raymond Murray Schafer (1977) a dénoncé la saturation sonore de l’environnement quotidien dans la société postindustrielle, source d’appauvrissement de la sensibilité, selon une argumentation assez similaire à la caractérisation de la « surmodernité » par Marc Augé (1994). Le « design acoustique » (Schafer, 1977 : 271; souligné dans le texte) est mis en évidence comme une source de réconciliation des êtres humains avec leur environnement par une reconfiguration des sons et une éducation de l’écoute. L’adresse de créations sonores exigeantes au « public-population », selon le concept de Michel Crespin et de Minelle Verdier[6], est conçue comme un moyen de rassembler les personnes au-delà de leur diversité culturelle autour d’une conscience des possibilités d’action sur l’environnement. Le postulat d’une ré-harmonisation du monde grâce à la force mémorielle activée par une écoute auditive commune, déjà avancé par le sociologue Georg Simmel (cité dans Sayeux, 2013 : 96), est pleinement partagé par Michel Risse qui affectionne particulièrement l’aphorisme selon lequel « la musique divise mais le son rassemble » (Urrutiaguer, 2012).

Cependant, l’approche de Risse se détache de la hiérarchie substantialiste de Schafer, qui accorde une richesse symbolique supérieure aux sons de la nature, supposés les plus complexes et les plus harmonieux, par rapport aux sons artificiels de la civilisation industrielle, perçus comme une source de parasitisme par leur densification. Les compositions de Décor Sonore sont réalisées à partir des sons de différents objets urbains, sans exclusive, pour créer les conditions d’une écoute modificatrice du regard porté sur ces derniers. L’écoute est également transformée par le procédé de composition musicale, comme l’a observé la musicologue Hélène Doudiès (2011 : 17-20) lors de la représentation d’Instrument / Monument au Réfectoire des Cordeliers à Paris. L’acousmographe du spectacle Un accord des cordeliers, qu’elle a réalisé, montre une structuration temporelle de la tension en trois parties. Chacune d’elles débute par une attaque détendue alors que les sons sont produits sans périodicité, de façon plutôt chaotique, et se conclut par un climax lors d’une phase de régularité des pulsations sonores. La création sonore joue ainsi d’une relation ponctuée entre le degré d’homogénéité et le niveau d’intensité des sons.

La reconnaissance institutionnelle de la valeur esthétique des créations sonores théâtralisées

Cette rapide présentation des enjeux esthétiques des compositions sonores théâtralisées témoigne du caractère éminemment prototypique de ces créations. Quelles sont dès lors les conditions institutionnelles et matérielles de la pérennisation de ces activités, qui supposent un degré élevé d’adaptabilité de la part des artistes impliqués?

Le mécénat culturel étant peu développé en France, la structuration d’une entreprise artistique permanente au-delà de la conduite de projets ponctuels requiert tout d’abord la captation d’une attention bienveillante de collectivités publiques pour l’octroi de subventions de fonctionnement, d’aides ponctuelles ou de commandes. Des compétences en négociation politique sont donc nécessaires pour les directeurs artistiques. Dans le domaine des créations sonores théâtralisées en plein air, un obstacle réside toutefois dans la nature hybride des performances artistiques, qui peut freiner la reconnaissance de leur valeur esthétique par des experts généralement spécialisés soit en musique, soit en théâtre. Par contre, la rencontre avec des élus locaux soucieux de développer une animation festive des espaces urbains par des formes artistiques hors les murs peut créer les conditions d’une ouverture institutionnelle et donc se montrer décisive pour le premier essor d’une compagnie. Cela a été le cas pour Décor Sonore à la suite d’un partenariat négocié par Pierre Sauvageot avec la mairie de Saint-Sébastien-sur-Loire, une commune proche de Nantes. La création d’un petit festival par le chargé d’action culturelle de la municipalité a permis à la compagnie d’expérimenter une pièce musicale, qui incluait la traversée du fleuve par un funambule et des percussions pyrotechniques. La bonne réception du spectacle a créé les conditions d’une fidélisation dans la programmation de ce festival, qui a gagné en ampleur budgétaire entre 1986 et 1992 (Verdalle, 2010). Les relations de coopération entre des compagnies permettent aussi de partager des moyens de production et de créer des synergies créatives par des collaborations sur des spectacles. Le travail musical réalisé régulièrement par Décor Sonore pour les spectacles déambulatoires de la compagnie Oposito[7] a ainsi permis un gain mutuel en réputation corporative.

À l’échelle nationale, un déblocage institutionnel a eu lieu grâce au soutien d’un inspecteur général du théâtre, Yves Deschamps, féru des démarches interdisciplinaires dans l’espace public. Sous son impulsion, une ligne de crédit a été ouverte par le ministère de la Culture et de la Communication pour soutenir les arts de la rue. Plusieurs compagnies ont ainsi pu bénéficier, à partir de la fin des années 1990, d’un conventionnement triennal d’une Direction régionale des affaires culturelles du ministère de la Culture et de la Communication (DRAC). Celui-ci permet de stabiliser un socle de ressources auquel s’ajoutent ponctuellement, en fonction des projets, d’autres aides et participations à des coproductions. Dans le cas de Décor Sonore, l’apport du secteur théâtral de la DRAC d’Île-de-France[8], initialement sous-doté, a été complété par un crédit du secteur musical, ce qui constitue un cas très rare de conventionnement bisectoriel.

Positionnement artistique et valorisation économique

Malgré la présence, centrale en France, de ce soutien public, la faiblesse des fonds propres monétaires, qui caractérise la grande majorité des compagnies en arts de la rue, contraint les porteurs de projets prototypiques à une recherche permanente de partenariats avec des directions d’établissements culturels pour la production et la diffusion des spectacles, ce qui suppose la construction de relations de confiance interpersonnelle avec les programmateurs (Urrutiaguer et al., 2012). Le processus de négociation s’amorce souvent autour d’idées générales formulées par les directeurs artistiques des compagnies lorsqu’ils perçoivent des possibilités de financement. Cette phase de communication interpersonnelle avec un responsable d’un établissement culturel ou d’une collectivité publique peut permettre de définir plus précisément le projet de spectacle et de déplacer éventuellement les attentes du financeur potentiel vers l’univers artistique de la compagnie.

Ainsi, Michel Risse situe l’origine de la conception d’Instrument / Monument, la forme artistique majeure pour la réputation de sa compagnie, dans la programmation de Décor Sonore aux Rendez-vous électroniques du Centre Pompidou en 2000. Au cours d’une conversation préparatoire avec le programmateur, en sortant de la petite salle au sous-sol, Michel Risse a prêté attention fortuitement aux résonances acoustiques de l’escalier qui lui ont paru exceptionnelles. Cet événement a déclenché l’idée d’un spectacle qui transformerait un coin du Centre en corps sonore par la pose de capteurs d’amplification. L’écoute intéressée de son interlocuteur lui a permis de dérouler le fil des possibilités et de consolider sa force de conviction. De même, la création prototypique des Chantiers archéophoniques de l’O.R.E.I. (Organisation des recherches sur les environnements invisibles), pour explorer de façon ludique les acousmates des lieux[9], s’est effectuée à la suite d’une proposition d’intervention artistique dans le chantier de rénovation d’un château par le directeur d’une agence culturelle départementale (ACTAR 77) et s’est adaptée au budget disponible.

Ces exemples illustrent le rôle décisif des conversations informelles dans les processus d’invention dégagés par l’économiste Michaël Piore (1994). Les discussions que conduisent les artistes avec les producteurs ou les pré-acheteurs, autour de leur projet de création, contribuent à spécifier certaines caractéristiques des spectacles. Dans le cas de Décor Sonore, cette forme très intensive d’investissement relationnel (Rees, 1966) est d’autant plus décisive que la compagnie travaille sur des spectacles souvent uniques, dont les contours sont étroitement liés aux spécificités architecturales, historiques et sociales des espaces et aux temporalités de la représentation. De plus, les apports en coproduction des Centres nationaux des arts de la rue lors des résidences d’écriture et de répétition sont relativement bas. La stratégie de partenariat d’une compagnie avec des établissements culturels est aussi affectée par les attentes de ces derniers en termes d’action culturelle, ce qui impose des arbitrages de temps parfois délicats pour préserver une disponibilité suffisante pour la recherche et les créations artistiques.

L’enquête sur les territoires et les ressources des compagnies du spectacle vivant non strictement musical, en France métropolitaine, a confirmé la faible diffusion des spectacles des compagnies, plus accentuée pour le théâtre et la danse que pour les arts de la rue, le nombre médian de représentations par troupe ayant été, en 2009, de 28, de 11 et de 43 respectivement (Urrutiaguer et al., 2012). Les tournées de spectacles sont par conséquent discontinues, ce qui pose de façon récurrente la question du remplacement de certains interprètes engagés dans la distribution initiale. Cela alourdit le coût salarial des répétitions lors de la reprise du spectacle. De plus, dans le cadre de performances in situ, la qualité du spectacle risque d’être altérée, au détriment de la réputation de la compagnie, si les nouveaux interprètes ne se sont pas suffisamment approprié les méthodes interactives de la troupe dans leur exécution sonore[10].

L’enquête nationale a aussi montré que les déséquilibres entre production et diffusion se sont traduits, entre 2007 et 2009, par une poursuite paradoxale de la hausse du nombre de représentations, et même du nombre de représentations par spectacle, contrebalancée par une baisse des recettes moyennes par représentation de l’ordre de 40%, dont  22% qui découlent de la baisse de la masse salariale artistique et technique par représentation. Le format moyen des spectacles des compagnies a donc été réduit pour vendre plus de représentations. L’évolution récente du positionnement de Décor Sonore autour des créations sonores d’Urbaphonix, un quintette mobile, illustre ce phénomène.

La diffusion d’Urbaphonix dans le cadre de festivals, de résidences temporaires ou de fêtes de quartier permet de tester le degré d’appropriation du jeu musical et théâtralisé lors de la manipulation d’objets usuels avec une amplification des sonorités par des capteurs, qu’il s’agisse de poteaux, de rayons d’une roue de bicyclette ou de la fermeture éclair d’un anorak. Si certaines personnes suivent l’ensemble du parcours de la déambulation avec l’éveil d’un nouveau regard sur les objets urbains, notamment les spectateurs avertis de l’événement, d’autres peuvent accorder une attention limitée dans le temps ou ne pas percevoir d’intérêt pour un « truc bizarre ». L’amplification des sonorités ne suffit pas à détourner la grande majorité des passants de leur projet d’activité à court terme[11]. La mise en oeuvre du projet de la compagnie requiert une maturation dans le jeu des interprètes et un repérage des espaces susceptibles de se transformer d’un état de « non-lieu », traversé par des flux de passages anonymes, à celui d’un abri investi par l’imaginaire artistique (Duvignaud, 1977), ce qui correspond à des problématiques communes à toute compagnie en arts de la rue.

Par l’hybridation d’une démarche musicale, fondée sur l’amplification des sonorités de matériaux, d’une démarche théâtrale, marquée par l’incarnation de personnages, et d’une part laissée aux improvisations dans l’interprétation, ces compositions contextuelles visent à agir sur l’imaginaire des spectateurs afin de modifier les regards portés sur les objets et les espaces urbains par leur transfiguration poétique. Ces spectacles s’inscrivent dans la logique de création avancée par Daniel Deshays, selon lequel « jouer des sons, c’est confronter des temps, des matières et des énergies » (Deshays, 2006 : 40). La mise en oeuvre de ces projets est confrontée à l’hétérogénéité des perceptions et des disponibilités des passants, dans le cas des arts de la rue. Pour autant, la prise en compte du contexte des créations ne peut se limiter aux caractéristiques architecturales, sociohistoriques et acoustiques des lieux investis par les créateurs. Les propositions se construisent en fonction des occasions de financement, conditionnées par le degré de reconnaissance de la valeur esthétique de la production artistique des compagnies, dans un contexte d’institutionnalisation encore fragile des arts de la rue et de crise de la diffusion du spectacle vivant.