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A – So, a bench like any other bench (music).
B – I suppose so.
A – Take a look around. What do you see?
B – Grass. Trees. Sky. Buildings. A dog.
A – A dog? Are you sure?
B – People.
A – There are almost certainly people.
B – You can’t go anywhere these days without there being people.
A – Anybody we know?
B – We?
A – Anybody you know?
B – Do I know you?
A – We share an acquaintance. Now let me look at you.
B – Feel free…[1]

Neath, 2012

Ce bref dialogue est extrait de la bande-son de The Bench[2], une proposition de la compagnie britannique Rotozaza, élaborée en 2010. Ce projet que l’on peut désigner comme une installation-performance participative fut mis en oeuvre par le metteur en scène Anthony Hampton, en collaboration avec l’écrivain et scénariste Glen Neath. Il a pour singularité d’organiser la rencontre et les interactions entre deux spectateurs installés sur un banc public. Équipés de lecteurs MP3 et d’écouteurs individuels, ces derniers jouent l’un pour l’autre et l’un avec l’autre, en se référant à la trame sonore qui délivre le matériau fictionnel et dicte les consignes à suivre. The Bench s’inscrit au coeur d’un cycle baptisé Autoteatro, initié en 2007, qui se caractérise par la systématisation d’un protocole de mise en jeu du public de théâtre. Il est, à ce jour, composé de plus d’une dizaine de réalisations[3], lesquelles reposent sur un même processus prédéfini : une fiction actualisée par des spectateurs coopérant à l’aide de relais principalement sonores, ceci sans acteurs présents au cours de l’événement.

Quoique singulières, les formes d’Autoteatro s’inscrivent dans une tendance non négligeable de la création scénique immédiatement contemporaine, qui procède au bouleversement des places et fonctions actoriales et spectatorielles. Diverses interactions y sont ainsi expérimentées, telles que des activations physiques, des mises en jeu ou encore des dramatisations du public, qui troublent le clivage scène-salle constitutif de la représentation théâtrale. Sans prétendre à l’exhaustivité, on évoquera les sondages grandeur nature du metteur en scène catalan Roger Bernat (Domini Públic, Pendiente de Voto), les installations immersives du scénographe et metteur en scène néerlandais Dries Verhoeven (You Are Here, No Man’s Land, etc.) ou encore certains dispositifs ludiques conçus par le collectif germano-suisse Rimini Protokoll (Call Cutta in a Box, Best Before ou Situation Rooms). À leur manière, chacune de ces propositions récentes transforme la relation théâtrale, puisqu’il s’y opère un brouillage des deux entités conventionnellement en charge de la représentation de l’action et de sa réception. Au retrait de l’acteur correspond un recentrement concomitant sur le spectateur dont le rôle se transforme à son tour, sous l’effet d’activations ostensibles (verbales, corporelles, sensorielles) générées par ces dispositifs.

On veillera donc à ne pas considérer l’Autoteatro comme un cas isolé au sein de la production scénique européenne et nord-américaine, mais davantage à l’inscrire dans un mouvement plus large, qui se déploie dans le champ des hybridations interartistiques et intermédiales contemporaines (théâtre, danse, performance, arts visuels et numériques, création sonore, etc.). Chez Rotozaza, plus spécifiquement, on observera l’usage récurrent d’enregistrements sonores destinés à être performés[4] par les spectateurs et diffusés au moyen d’écouteurs. Cette dimension sonore – comprenant la bande-son, l’appareillage et l’écoute – et le lien qu’elle tisse avec le participatif constituent le coeur de cet article. Notre réflexion se propose d’examiner les dispositifs sonores de l’Autoteatro – c’est-à-dire l’agencement entre une bande-son et un système de diffusion sonore individualisé – en tant que producteurs d’effets sur l’auditeur; une dynamique articulatoire qui a pour finalité l’activation physique manifeste des individus présents et l’émergence d’une complexification du statut de spectateur. L’effacement du comédien ne sera en revanche pas abordé. Par l’étude de ces dispositifs, il s’agira d’abord de comprendre les mécanismes performatifs que sous-tendent ces bandes-son. On s’interrogera également sur l’expérience générée chez le spectateur, que nous proposons de nommer « écoute performative », car elle se construit dans une tension vers l’acte à effectuer. C’est autour de la mutation de l’écoute devenue moteur d’une action donnée que nous développerons notre propos. Puis, en montrant comment le dispositif sonore informe et structure les rapports entre fiction, action et perception, nous reviendrons sur les mutations de la relation théâtrale induites par de telles propositions.

Loin d’opposer l’activité des participants de l’Autoteatro à une passivité préjugée du public de théâtre, on exposera, au contraire, l’ambivalence de ces installations-performances qui provoquent un surcroît d’activité physique, tout en nécessitant une forme de subordination aux consignes sonores. Nous décrirons alors les enjeux soulevés par cette double contrainte paradoxale à la lumière des propos tenus par la compagnie, qui cherche à exposer une immédiateté de l’acte en train de se faire. Au-delà des intentions des artistes, il s’agira d’étudier la manière dont les modalités sonores et performatives introduisent de nombreux écarts et variations, en regard de la structure théâtrale, du jeu et de la perception du spectateur. In fine, nous interrogerons la tension générée par ces dispositifs interartistiques et intermédiaux vis-à-vis du dispositif théâtral, ce dernier entendu comme un modèle de référence historiquement construit.

De l’écoute performative

La compagnie britannique Rotozaza est fondée en 1998 par le metteur en scène Anthony Hampton, bientôt rejoint par l’artiste italienne Silvia Mercuriali. Leur travail est, d’emblée, placé sous le signe des collaborations interartistiques, chaque nouvelle production s’élaborant en partenariat avec d’autres artistes invités ponctuellement à se joindre au duo initial[5]. Emprunté aux machines cinétiques de Jean Tinguely, le nom de la compagnie signale un intérêt pour le mélange des arts ainsi qu’une curiosité à l’égard des mécanismes internes du théâtre qu’il s’agit de révéler. Plus encore, les principes mêmes de jeu et de représentation de l’action font l’objet de déconstructions systématiques. Depuis 2003, Anthony Hampton et Silvia Mercuriali développent ainsi un protocole scénique reposant sur la réalisation d’instructions sonores préenregistrées et diffusées par casques audio; autant d’expérimentations qui permettent d’explorer « the use of instructions given live to unrehearsed performers[6] » (Rotozaza, 2013b). En scène et sans entraînement préalable, le performeur entreprend d’actualiser les indications sonores par l’exécution de mouvements ou la répétition littérale d’énoncés. La découverte des consignes, adjointe à l’immédiateté de la restitution au public, bouleverse la pratique de l’interprétation théâtrale fondée sur un travail de répétition, d’appropriation et surtout de recréation; un geste que relevait Jean Duvignaud dans sa description du travail de l’acteur créateur :

Un des traits marquants de l’acteur dans les sociétés contemporaines est qu’il s’est érigé en créateur, au même titre que le poète et le peintre : ce n’est plus un interprète seulement, c’est un inventeur qui crée les formes d’une participation vivante

Duvignaud, 1965 : 169

Le protocole se radicalise en 2007 lors de la mise en oeuvre d’Étiquette[7], qui fonde le principe d’Autoteatro. Il appartient désormais aux seuls spectateurs d’exécuter les consignes sonores et d’actualiser le processus préparé par les auteurs. Construite à partir du montage de scénarios et de pièces d’Ibsen, de Godard ou de Cassavetes, la bande-son d’Étiquette diffuse le dialogue d’une jeune femme et d’un philosophe évoquant les difficultés relationnelles de couples en mal de communication. À la terrasse d’un restaurant, deux participants sont installés autour d’une table servant de plateau de jeu. Les instructions proposent de répéter les fragments textuels, de déplacer des figurines, de tracer un décor sur la table ou de prendre des postures spécifiques, sans qu’aucune indication d’interprétation ne soit fournie. Ainsi, l’actualisation et la perception de la dramaturgie globale s’effectuent par les auditeurs-participants, dans un même mouvement.

Souvent présentés comme des expérimentations aux limites du théâtral, de la performance et du ludisme, des dispositifs comme Étiquette, Wondermart ou The Bench sont conçus pour deux individus chargés de jouer ensemble, sans qu’une distribution tangible des statuts d’acteur et de spectateur n’émerge au cours de la séance. Il faut toutefois mentionner la potentielle apparition de spectateurs accidentels, témoins involontaires des agissements des participants. En effet, ces productions prennent place dans des lieux publics intérieurs ou extérieurs : restaurants (Étiquette), bibliothèques (The Quiet Volume) ou bancs publics (The Bench). Wondermart[8], par exemple, se déroule dans un supermarché et offre de détourner la pratique quotidienne des achats. Équipé d’un lecteur MP3, le faux consommateur déambule dans les rayons en feignant d’acheter quelques denrées. Pendant ce temps, l’enregistrement sonore lui dévoile le fonctionnement interne du magasin, notamment les astuces d’achalandage et les moteurs de l’achat compulsif. En outre, un chassé-croisé s’instaure avec un autre participant, qui exécute une version complémentaire de la partition. Précisons que ces ancrages in situ ne visent pas tant à valoriser la part contextuelle d’un territoire précis qu’à installer le dispositif dans un cadre non dévolu à la représentation ainsi qu’à favoriser des interactions entre joueurs.

Tandis que l’environnement tout comme les participants sont interchangeables, chaque bande-son de l’Autoteatro reste indispensable à la mise en oeuvre du processus et à son expérimentation. Elle se caractérise, entre autres, par sa dimension performative dans la mesure où elle sous-tend la réalisation d’actes – dialogues à répéter et micro-actions à exécuter. Les créations de la compagnie britannique se distinguent donc par la prédominance du son sur le visible, une prééminence remarquable à plusieurs égards : toutes les installations-performances de Rotozaza s’appuient sur une création sonore originale, qui construit une dramaturgie pour l’oreille en mêlant dialogues, récits fragmentés dans lesquels sont insérés les consignes destinées à être performées, les bruitages et les musiques. Par ailleurs, la trame sonore fictionnalise l’environnement réel en s’y superposant et en opérant une focalisation sur certaines de ses composantes. On constate, en conséquence, que l’écoute du spectateur se trouve sollicitée de manière prépondérante; unique moyen d’accéder à la fiction, elle concentre l’intégralité de l’attention. Plus encore, le statut même de l’écoute est modifié dans la mesure où celle-ci conditionne l’engagement physique des participants invités à réagir à une sollicitation sonore. Pour cette raison, nous privilégions l’idée d’une écoute performative.

Chaque bande-son est intégralement enregistrée et diffusée au moyen d’un lecteur MP3 muni d’écouteurs, un parti pris qui peut s’expliquer par la simplicité d’usage d’un tel appareil, l’autonomie qu’il confère aux joueurs ainsi que son faible coût. Si elles ne varient pas, les trames sonores d’Étiquette, de Wondermart et de The Bench sont constituées de deux partitions – au sens large et non exclusivement musical – différentes mais complémentaires, qui organisent strictement les interactions entre les auditeurs.

Il importe de distinguer et de hiérarchiser les voix, musiques et bruits présents sur l’enregistrement selon leurs qualités performatives ou ornementales. Si les intermèdes musicaux servent à colorer l’ambiance générale ou à rythmer le déroulement de la dramaturgie – par exemple en marquant une pause ou la fin d’une séquence –, les bruits (aboiements, cris d’enfants, etc.) permettent d’illustrer la fiction. Ces deux types de sonorités composent un décor sonore qui suscite un niveau d’écoute amoindri, flottant, de la part de l’auditeur. En revanche, l’attention portée aux dialogues et aux passages narratifs, qui contiennent les consignes, reste nodale; ce point atteste une exigence d’écoute différenciée en raison de la stratégie d’activation instaurée. Au passage, on notera l’absence globale de silences, exception faite de quelques pauses dévolues aux réponses du partenaire. Le flot sonore se déroule en continu, favorisant l’immersion de l’auditeur puisque, comme dans le théâtre radiophonique, les « béances » (Deshays, 2003 : 89) silencieuses que le déficit visuel ne pourrait pallier risqueraient de rompre le fil de l’écoute.

Quelle relation?

Le rapport clivé entre acteurs et spectateurs, sans cesse réinvesti et mis en scène au cours du XXe siècle – il fut, par exemple, placé au fondement du projet de « théâtre pauvre » promu par Grotowski (1971) –, se voit une nouvelle fois transformé par ces propositions. Celles-ci bouleversent la séparation scène-salle et instaurent, en direction des spectateurs, un contrat de participation. Il s’y opère une mise en tension du principe représentatif due à la disparition de l’interprète dans le temps de l’événement et à la mutation de la pratique du spectateur, non plus seulement « actant observateur » (Helbo, 2006 : 17), mais également actant opérateur. La compagnie évoque « un accord tacite » (Rotozaza, 2011) de participation, laquelle reste conditionnée par le dispositif dont l’auditeur fait usage et trouble la distinction entre les fonctions spectatorielle et actoriale.

Cherchant à dramatiser les interactions sociales quotidiennes, The Bench, créé en 2010, propose de reconfigurer la rencontre et le dialogue entre deux individus à l’aide d’un jeu de brouillage entre fiction et réalité. Le texte composé par le dramaturge Glen Neath relate la rencontre, sur un banc public, d’inconnus dont l’échange est redoublé et mis en abyme par les véritables interactions des deux joueurs – qui peuvent ou non se connaître préalablement. À l’instar des autres formes d’Autoteatro, l’entrevue est organisée par le dispositif sonore. Installés côte à côte, les interlocuteurs entreront en contact par le biais des indications enregistrées et mises au service de la finalité participative.

Il est remarquable que ces interactions prédéfinies placent les individus au coeur d’un trouble perceptif, entre écoute de l’autre et recentrement sur soi. Tandis que le visuel s’appréhende à distance, il faut rappeler que le son se déploie de manière environnementale et immersive, une spécificité qui fait de l’audition un phénomène « égocentrique et centripète » (Chion, 2002 : 15). Dans le cas de The Bench, ce recentrement de l’individu sur lui-même se trouve renforcé par l’usage des écouteurs, qui opèrent un rapprochement entre l’oreille et la source sonore; ces derniers entraînent, de fait, un isolement vis-à-vis des bruits environnants. La perception « intracrânienne » (Balasse, 2010) déplace l’auditeur de l’espace public dans lequel il est situé vers un « espace intime » (Balasse, 2010) et mental, où son isolement redouble : la partition diffusée au creux de l’oreille induit une séparation phonique vis-à-vis des sonorités externes. Le flux continu de la bande-son engendre un « effet de masque » (Chion, 2002 : 35) effaçant les sons extérieurs. Chaque auditeur est donc invité à jouer avec son partenaire tout en étant coupé de lui. Seul à entendre les sonorités qui lui parviennent depuis la source émettrice, le participant se trouve donc pris dans des plans sonores distincts, entre intériorité et extériorité.

Le dispositif sonore structure et organise l’agencement entre la part fictionnelle, la perception qui en découle et les actions effectuées. L’hypothèse que nous formulons est la suivante : la médiation technique des formes d’Autoteatro contribue à troubler le principe de relation théâtrale conventionnelle, puisque de tels procédés suspendent – ou du moins modulent – les logiques représentatives ainsi que les opérations de sémantisation et de symbolisation générées par les spectateurs au cours de la réception théâtrale. Nous proposons alors de privilégier la pensée d’une dynamique perceptive hybride, renvoyant à la nature intrinsèquement articulatoire – puisque médiatrice – inhérente au concept de « dispositif[9] ».

Des dispositifs ambivalents

Les projets développés par Rotozaza oeuvrent à une dissolution des frontières séparant les espaces et fonctions de l’acteur et du spectateur. En outre, ils engendrent un brouillage perceptif, en raison de l’instabilité permanente du positionnement du participant. Dramatisé par le dispositif, ce dernier en est également l’activateur interne, chargé de réagir selon les consignes données. Mais dans le même temps, il doit faire un effort de réflexivité pour saisir la portée de ses gestes au sein de la composition. Or, ce travail de perception se voit perturbé par le positionnement interne de l’individu pris dans l’immersion sonore. Confronté à une perception myope et assourdie, le spectateur ne peut appréhender l’expérience que de manière fragmentaire, sur un plan aussi bien herméneutique que sensoriel. C’est donc par un effort de recomposition ultérieure qu’il pourra se remémorer l’expérience vécue et en retracer le déroulement global.

Ainsi, Rotozaza organise une diversification et une complexification des implications du spectateur, devenu tant opérateur que sujet percevant. Placé dans une zone d’inconfort, ce dernier comprend vite que l’activation qu’il effectue reste cadrée et suppose une attitude paradoxalement passive car, si l’on en accepte les règles, l’Autoteatro implique de réagir adéquatement et instantanément aux sollicitations. Il s’établit alors un principe de dépendance à la consigne sonore. Ce phénomène reste revendiqué par les artistes qui n’envisagent jamais de transformer les participants en acteurs :

Autoteatro does not ask audience members to be clever or inventive. It simply frames and celebrates our slightly differing, often clumsy and always unique responses to simple instructions, and uses them to build narrative and event[10]

Rotozaza, 2012

À Séville, entre octobre 2010 et mars 2011, The Bench fut présenté dans le cadre d’une exposition intitulée Públicos y contrapúblicos (Publics et contre-publics), qui traitait de l’évolution de la place et du rôle du spectateur face au développement des industries culturelles. Installé à proximité d’oeuvres de Marina Abramović, de Dan Graham ou de Jérôme Bel, The Bench dévoilait l’ambiguïté de son mécanisme, qui oppose au travail d’acteur l’activation de consignes par les spectateurs. Moteur de la visée participative, la bande-son révélait également sa potentialité coercitive, puisque la technique de reproduction des consignes sonores n’offrait qu’une possibilité d’interprétation très limitée et restreignait l’instauration d’un véritable jeu. Enfin, la cadence à laquelle étaient transmises les instructions prévenait toute velléité d’improvisation et de débordement qui aurait pu biaiser le processus. Ainsi, une forme de frustration volontaire est mise en oeuvre dans l’ensemble des projets d’Autoteatro, comme en témoigne cet extrait de la description d’Étiquette : « Ces “invités” ont souvent décrit le sentiment étrange né de la dépossession de leur volonté due à ce système de réponse aux ordres » (Rotozaza, 2011).

L’usage du terme « ordre », dans cette citation, retient notre attention. Il traduit le fait que les consignes proférées expriment fermement un voeu de réalisation, jusqu’à devenir injonctives. Il est vrai qu’à l’écoute, elles s’imposent en interrompant le continuum fictionnel et en dictant les nécessaires conditions d’actualisation du processus. Certes, l’auditeur est libre de ne pas s’y soumettre, mais il sait qu’en ne répondant pas au contrat tacite de participation, il mettra fin au processus – et, généralement, sa curiosité l’emporte. Ce principe rend saillante l’ambiguïté de ces dispositifs, dont la finalité provoque une tension entre autorité et suggestion. L’idée de jeu – au sens ludique – que nous avions pu évoquer jusqu’à présent s’en trouverait-elle alors invalidée? Pour formuler cette question autrement et sortir de l’opposition, finalement peu féconde, entre encadrement et liberté[11] du participant, il faudrait sans doute replacer la problématique en lien avec la dimension performative évoquée plus haut. Il semble, en effet, qu’au moyen de ces règles, les artistes cherchent à systématiser l’émergence d’actes non feints, non anticipés, présents ici et maintenant.

Une mise en oeuvre du « décept »

Les productions étudiées engendrent un ensemble d’interrogations concernant l’interprétation au théâtre et les fonctions de ses deux instances constitutives que sont la scène et la salle. Voici comment les membres de la compagnie relatent la genèse de l’Autoteatro :

For Rotozaza’s third work in 1999, Ant Hampton and Sam Britton […] created a show called Bloke for a decidedly non-extrovert friend they wanted to see on stage. To get around the problem of him worrying about the job – or responsibility – of being an actor, they said « just do whatever you’re told, try hard, and don’t worry if you mess it up ». And so in responding to a list of pre-recorded instructions, their friend gave a performance suffused with a kind of honesty they’d rarely seen on stage, embracing error and clumsiness, and transforming the audience from passive spectator to a more active role: discovering everything at the same time as he was[12]

Rotozaza, 2013a

On notera que cette citation renvoie à un cliché récurrent qui entoure l’art théâtral, à partir duquel Rotozaza donne sens à son projet : il s’agit de l’idée de passivité du public, auquel il faudrait plutôt conférer un rôle actif. Contentons-nous de rappeler que ce présupposé a été invalidé par de nombreuses études[13] et de redire que l’activité proposée par l’Autoteatro repose sur un ensemble de contraintes qui complexifie la nécessaire distance du spectateur. Le second élément repérable dans cette citation reste l’exclusion du travail de l’acteur, responsable – on peut l’interpréter ainsi – de la construction et de la transmission d’un sens global. Le spectateur, dont les actes déterminés par les consignes sonores traduisent une certaine « honnêteté », se trouve dégagé de toute responsabilité et fait alors office de « gardien du réel » (Konigson, cité dans Mervant-Roux, 2006 : 172). Ce rejet de la fonction actoriale exprime sans doute moins une méfiance d’inspiration platonicienne vis-à-vis du comédien que le désir de montrer l’effectuation d’un acte ni feint, ni représenté, ni interprété; un trait propre à l’art de la performance synthétisé par le théoricien Richard Schechner à travers l’expression showing doing (Schechner, 2002 : 22). Ainsi, la stricte reproduction des actions est privilégiée par Rotozaza au détriment de l’inventivité de l’interprète. Pris dans le tempo imposé par la bande-son, les gestes « ré-actifs » perdent leur fonction représentative au profit d’« un acte de présentation qui met en jeu des mouvements, des énergies, des impulsions, et non plus tant une fable, un déroulement conflictuel de l’action, un message » (Chevallier, 2004 : 41). C’est alors le rapport de la représentation théâtrale au signifiant qui se trouve questionné.

En substituant au travail du comédien un protocole de mise en jeu des spectateurs, les réalisations de la compagnie développent un processus d’actualisation de la fiction sonore interrogeant le principe représentatif du théâtre. À ce titre, les erreurs et les maladresses énoncées par la citation précédente se révèlent de manière ostensible, puisqu’il est très difficile de reproduire correctement les dialogues diffusés à l’oreille. L’auditeur s’entend mal, se perd dans la rapidité du flux sonore et tente de concilier écoutes interne et externe. Déformées, indistinctes, les voix semblent ne plus appartenir aux corps qui les produisent; quant aux gestes, ils sont tout aussi heurtés et hésitants, attestant l’absence de maîtrise du participant. En se focalisant sur les approximations commises par les spectateurs, l’Autoteatro contribue à instaurer un trouble entre fiction et réalité placé sous l’angle du « décept » (Déchery, 2011 : 504). En effet, il s’y opère une forme de mise en oeuvre de l’échec afin que, des erreurs et des accidents inhérents à la contrainte imposée par le dispositif, surgissent des « effets réels » (Bost et Danan, 2007 : 120).

Les formes à la fois interartistiques et intermédiales d’Autoteatro semblent radicaliser, voire déborder l’idée d’un théâtre performatif énoncée par Josette Féral pour désigner les spectacles où « un spectateur placé dans l’intimité de l’action [est] absorbé par son immédiateté » (Féral, 2011 : 119). Les dispositifs étudiés, qui sous-tendent l’immersion sonore et la stratégie participative, mettent en crise les fonctions spectatorielles et actoriales par le bouleversement de la représentation de l’action théâtrale et de sa réception, par la confusion des espaces et le brouillage entre fiction et réalité. De plus, les productions présentées engagent la constitution d’une expérience spectatrice dynamique, hybride et complexe.

Produisant un certain nombre d’écarts, ces dispositifs entrent donc en tension avec le dispositif théâtral, en tant que cadre de référence inscrit dans la durée. Plus encore, ce sont les traits définissant une certaine identité du théâtre – non pas essentialiste, mais bien inscrite dans une historicité – qui se voient interrogés par ces créations. Au sein d’une production scénique contemporaine où l’image reste prépondérante, le sonore intensifié et dissocié du visuel apparaît comme un moyen de minorer la théâtralité. Cette dernière se trouve également transformée par les confrontations avec l’art de la performance, notamment l’immédiateté et l’autoréférentialité des actes issus des écoutes performatives. Dorénavant, il restera à envisager les endroits de persistance de la théâtralité à travers un examen de la dramatisation à l’oeuvre dans ces dispositifs. En outre, les modalités sonores et participatives examinées opèrent une démultiplication et une complexification des expériences spectatorielles. Tour à tour ont été évoquées les figures intriquées du spectateur auditeur, opérateur, participant, joueur et témoin. Ces créations récentes permettent de réfléchir au développement et à l’affirmation de pratiques de spectateur, non pas unifiées, mais bien singulières et diversifiées.