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Depuis 1980, le solo, en tant que mode d’expression privilégié de l’acteur – avec ou sans le support d’un texte –, n’a eu de cesse de gagner en importance dans le champ de la production scénique, tant en Europe qu’en Amérique. Devant une telle abondance de propositions – du one-(wo)man-show au performance art, du conteur aux dramaturges qui écrivent des monologues, sans oublier les adaptations faites à partir de divers matériaux textuels –, il est devenu essentiel d’examiner de plus près ce dont ce phénomène est porteur. Ce dossier constitue un jalon qui s’ajoute aux travaux peu nombreux dans ce domaine, notamment ceux centrés sur le monologue (Benhamou, Saada et Stern [dir.], 1994; Roy [dir.], 2007), tout en tâchant de rassembler et de passer au crible les diverses notions dont se sont servis les chercheurs jusqu’à maintenant pour l’étude des solos. À partir d’une sélection d’oeuvres soit novatrices mais méconnues, soit déjà reconnues comme exemplaires, le dossier met en lumière des approches nouvelles et certaines orientations esthétiques empruntées par la pratique contemporaine. Depuis la journée d’étude[1] de laquelle est issu ce dossier, il est apparu à nos collaborateurs que le solo est une forme riche en interactions : le travail des solistes mise sur la tension entre différents niveaux de fiction, en faisant souvent appel à la complicité des spectateurs sinon en les interpellant, ainsi que sur l’interaction entre diverses composantes scéniques ou technologiques.

L’absence de la dramatisation habituelle par le dialogue entre plus d’un personnage incarné sur scène fait place à des formes dialogiques d’un tout autre ordre. C’est ce que Hans-Thies Lehmann désigne comme « le recul de l’axe intra-scénique » (Lehmann, 2002 : 205). Les expérimentations de la performance en solo participent, à des degrés divers, au déplacement postdramatique du concept de théâtre qui favorise notamment la « monologie » ainsi que l’adresse aux spectateurs sous « la forme de la complainte, de la prière, de la confession, ou bien encore celle de “l’auto-accusation” ou de “l’insulte au public” » (ibid. : 206). Les machines et les diverses techniques de scène sont aussi des domaines d’expérimentations vivement sollicités pour renouveler la communication dans l’axe extra-scénique et l’orienter vers le public. Dans cette optique, le dossier vise à interroger la notion de dispositif couplée à celle de frontalité (Mervant-Roux, 2006; Rykner, 2008). Ceci permet notamment d’analyser le jeu entre le soliste et l’assistance, de même que l’agrandissement du champ perceptif par la convocation d’autres canaux sensoriels (lumière, sonorisation musicale ou vocale, vidéographie, etc.). Compte tenu de la plasticité notable et du processus d’exploration sans fin impliqués dans la préparation et l’exécution d’un solo, dont témoignent de nombreux créateurs, les auteurs ici rassemblés tentent de mieux caractériser l’un des champs occupés par les « nouvelles formes de dramaticité » (Danan, 2013 : 79), apparues dans la foulée des « écritures de plateau » (Tackels, 2015).

Pour mettre au jour des aspects innovants ou, du moins, des modifications significatives dans la composition des solos, il convient de se pencher sur des objets relativement récents au sein desquels on peut détecter des « variations imaginatives » (Ricoeur, 1990 : 176), lesquelles affecteraient une ou plusieurs composantes basiques (la partition verbale, le corps et la voix, l’espace, la relation au public). Par exemple, comment appréhender les manipulations auxquelles sont soumis le corps et la voix par le truchement de divers appareils d’amplification sonore et de captation vidéo? Et, dès lors, sur quelles configurations fictionnelles ces manipulations débouchent-elles, tant en ce qui concerne la démultiplication des figures et des personnages assumés par le soliste que par rapport au « récit de soi » (Butler, 2007) d’un sujet, souvent tendu entre autobiographie et autofiction (Grace et Wasserman, 2006; Heddon, 2009)?

Mais n’existe-t-il pas aussi d’autres possibilités d’intensification des effets de présence sans nul apport des nouvelles technologies, en faisant du solo un lieu propice à la rhapsodisation radicale de l’événement scénique? En ce sens, le solo permet d’envisager de multiples prolongements théoriques à la notion de « pulsation rhapsodique » : « Voix du questionnement, voix du doute, de la palinodie, voix de la multiplication des possibles. Voix irrégulière qui embraye, débraye, se perd, erre tout en commentant et en problématisant… Voix de l’oralité dans le moment même où elle déborde l’écriture dramatique » (Sarrazac, 1999 : 202; souligné dans le texte). Au-delà de la polarisation constitutive du théâtre, depuis les premières modernités, entre le textocentrisme et le scénocentrisme, on peut penser qu’il serait plus fructueux de préciser la dynamique à l’oeuvre dans l’élaboration d’un solo en termes de « subjectivation » et de « désubjectivation » (Agamben, 1999) ou sous l’angle de la dynamique fictionnelle en tant que telle. En ce sens, l’acteur-créateur serait le pivot ou l’embrayeur d’une espèce de musicalisation de l’événement scénique qui met « la vision au service de l’écoute […] : puisque tout est objet d’écoute – l’espace, les corps, les mots, les silences, les gestes –, [le texte] ne suscite pas lui-même une attention particulière » (Mervant-Roux, 2006 : 166; souligné dans le texte).

Même s’il apparaît seul, le soliste intervient dans l’espace public en étant porteur d’une vision politique, sinon polémique de la communauté :

Les artistes, comme les chercheurs, construisent la scène où la manifestation et l’effet de leurs compétences sont exposés, rendus incertains dans les termes de l’idiome nouveau qui traduit une nouvelle aventure intellectuelle. L’effet de l’idiome ne peut être anticipé. Il demande des spectateurs qui jouent le rôle d’interprètes actifs, qui élaborent leur propre traduction pour s’approprier l’« histoire » et en faire leur propre histoire

(Rancière, 2008 : 28-29).

Est-ce qu’une telle approche ne conduit pas à privilégier l’ascèse, la retenue, la modestie qui feraient pencher le geste spectaculaire vers le minimalisme, à savoir plus de silence que de verbe, plus d’immobilité que de gesticulation, plus d’ellipses que de narration pleine? Se faire soliste consiste-t-il à restaurer une posture archaïque de saltimbanque ou de bateleur de foire versant dans le grotesque, ou encore à se métamorphoser en chaman ou en sorcier présidant à de nouveaux rituels afin d’offrir une résistance dans ce « monde désenchanté » (Gauchet, 2007)?

Le minimalisme rudimentaire que suggère l’idée d’un seul artiste présent sur scène n’est-il qu’illusoire? À plusieurs égards, cette réduction peut faire office de condensation stratégique des moyens pour laisser place à la prolifération d’autres langages esthétiques.

Étudié par Florence March, Un mage en été (2010) de l’auteur Olivier Cadiot et du metteur en scène Ludovic Lagarde ressuscite de façon exemplaire une esthétique baroque, mais dont l’exubérance passe par le décor sonore – un bruitage onirique – plutôt que par une scénographie d’éléments matériels. March analyse le caractère fuyant et exubérant du verbe imagé et des intertextes du monologue, ainsi que l’impression d’irréalité qui se dégage du personnage sur scène, un mage, sous l’effet du jeu subtil de Laurent Poitrenaux et du dispositif de projections. L’analyse montre comment la référence au baroque, par cette figure shakespearienne et cornélienne de l’illusionniste, donne lieu à une esthétique marquée par les apparitions, les disparitions et les transformations, alors que la subjectivité du « je » et que le corps du soliste apparaissent comme les principaux objets de cette magie textuelle, sonore et visuelle. L’auteure souligne, en outre, l’importance du travail de l’ingénieur sonore Grégory Beller pour susciter une sensation immersive chez les spectateurs. La qualité technique de la communication de la scène vers la salle favorise ainsi une forte stimulation de l’imagination des spectateurs, incités à se penser eux-mêmes comme « une communauté de conteurs et de traducteurs » (Rancière, 2008 : 29).

La démarche de Jean-Marie Papapietro consiste aussi à faire entendre des textes qui sollicitent fortement l’imagination du public, puisque ses solos sont des adaptations pour la scène d’oeuvres narratives, comme le précise Hélène Jacques dans son article. Le choix du solo s’inscrit chez ce metteur en scène dans un esprit d’économie de moyens techniques (un décor simple) et de fidélité aux textes originaux, qui sont abrégés sans être modifiés dans leur substance. La mise en scène se concentre sur la création d’un contexte d’énonciation, notamment par des choix précis pour le jeu d’acteur. Parmi les quatre solos qu’elle analyse, Jacques étudie en profondeur le quasi-solo La promenade (2004), qui comporte un travail éloquent sur l’adresse. L’allocutaire du discours est d’abord un acteur secondaire, présent discrètement sur la scène, avant de devenir tantôt le public, tantôt le personnage s’adressant à lui-même, de façon à restituer la polyphonie du récit de Robert Walser comme une partition à la signification ouverte.

L’interprétation d’une partition théâtrale par un soliste comporte une importante dimension performative, c’est-à-dire qu’elle est l’occasion de révéler combien un jeu d’acteur peut agir par sa virtuosité sur l’assemblée des spectateurs, comme le propose Marie-Christine Lesage. Cette chercheuse choisit néanmoins, parmi les solos proposés par la compagnie UBU, de consacrer son article à Jackie (2010), qui fait exception sur ce plan. Tout en retenue, le jeu de l’actrice, Sylvie Léonard, est mis comme en retrait de son dédoublement technologique fortement amplifié : son image est continuellement filmée et retransmise en gros plan sur un grand écran. Inspirée des théories de l’image, l’analyse de Lesage montre à quel point le dispositif écranique peut participer fortement au caractère performatif d’un solo, voire sembler agir à lui seul sur le public comme une force autonome, irrésistiblement séduisante. Cette puissance médiatique de fabrication d’une icône féminine est néanmoins donnée à juger de façon critique par la production de Denis Marleau et Stéphanie Jasmin, puisque la présence réelle de l’actrice sur scène paraît, sous l’angle d’un contraste troublant, comme vidée de toute force théâtrale.

Dans les oeuvres d’Olivier Choinière analysées par Francis Ducharme, un autre dispositif de communication – essentiellement sonore, cette fois – opère également une séduction sur le spectateur tout en suscitant une distanciation critique à l’égard de cette même séduction. Créées de 2003 à 2011, les déambulations audioguidées de Choinière peuvent être considérées comme des solos, même si la voix de l’acteur est uniquement transmise par une paire d’écouteurs et une bande sonore, que chaque spectateur écoute en suivant un itinéraire dans une ville réelle. Ducharme propose de considérer, dans trois de ces oeuvres, le travail critique sur le suivisme et, en particulier, sur la relation de pouvoir que le dispositif met en jeu. Chez Choinière, le monologue sur audioguide emprunte abondamment la voie de l’adresse au spectateur pour l’enjoindre à non seulement respecter scrupuleusement le parcours prévu, mais aussi à adhérer aux propos du locuteur dans la fiction. Cette forme à la limite du théâtre met en évidence un phénomène récurrent avec l’adresse dans les solos étudiés : le dédoublement de l’acteur, à la fois personnage fictif et voix d’une personne réelle, a pour corollaire un dédoublement du spectateur, personne réelle bien sûr, mais aussi personnage incorporé en tant que partenaire de l’énonciateur fictionnel.

La manière originale de n’incarner un récit que partiellement par le corps humain, en suscitant de troublants effets de réel, fait également l’intérêt du solo Billy Twinkle (2008) de Ronnie Burkett. L’article de Jenn Stephenson se penche sur les nombreux dédoublements du narrateur dans ce spectacle de marionnettes. Le soliste, Ronnie Burkett, se fait à la fois l’incarnation d’un personnage-narrateur d’inspiration autobiographique, le marionnettiste Billy Twinkle, tout en livrant un fin travail de manipulation de marionnettes, dont certaines paraissent manipuler elles-mêmes des marionnettes de plus petite taille. Stephenson contribue à renouveler les approches de la marionnette en critiquant, notamment, les conceptions qui privilégient l’illusion d’une vie réelle de l’objet inanimé que cette pratique suscite volontiers. L’auteure montre comment les habitudes propres au pacte autobiographique apparaissent sous un autre jour dans un contexte où l’alter ego du soliste est tantôt humain, tantôt poupée. Ainsi, les multiples niveaux de mise en abyme dans le travail de Burkett déconstruisent les idées reçues propres à la vision traditionnelle de la marionnette.

Pour sa part, Robert Lepage s’est inspiré d’un célèbre auteur de contes, Hans Christian Andersen, pour l’écriture de l’un de ses solos, auquel Gilbert David et Maria Stasinopoulou consacrent leur article. Le projet Andersen (2005), lui aussi, est structuré par la mise en abyme du processus de création chez un alter ego du soliste. Situé de nos jours, le spectacle présente les mésaventures d’un librettiste québécois qui a reçu l’instruction d’écrire une adaptation de « La dryade » pour un opéra parisien. L’imaginaire du conte trouve un équivalent moderne dans l’intention d’émerveiller les spectateurs par l’interaction du soliste avec le dispositif scénographique qui permet, entre autres, des projections d’images ou de vidéos. Les auteurs insistent néanmoins sur le caractère foncièrement artisanal des autres procédés théâtraux qui mettent en valeur la virtuosité d’un Lepage prestidigitateur : la machinerie de scène, la sonorisation et les techniques de jeu lui permettent d’incarner cinq personnages différents avec fluidité. Si le Danois Andersen et son attirance pour la métropole parisienne servent d’ancrage dans un passé aux connotations troublantes ou mystérieuses, les contes plutôt sombres choisis pour ce spectacle donnent des clés pour approfondir les contradictions que vivent les personnages aux prises avec des ambitions et des désirs plus ou moins assumés.

Comme Lepage, Carole Nadeau signe des solos où le dédoublement de l’artiste en ses alter ego se diffracte à même des dispositifs singuliers. Les solos MeMyLee Miller (2000) et Le mobile (2010) de Nadeau engendrent une réflexion théorique approfondie sur la notion de « solo-machine », proposée par Hervé Guay. Comme le chercheur le souligne, le trait d’union dans ce concept indique paradoxalement que le soliste n’est pas seul, mais uni à un second terme. Lorsque des machines occupent une fonction dramaturgique majeure et semblent même prendre vie sur scène, les solos acquièrent-ils une autre nature? Guay soutient que la relation à la machine est parfaitement congruente avec la virtuosité qui fait la marque d’un solo tout court. Elle l’enrichit également d’un champ d’exploration qui relève de la même logique expérimentale qui gouverne nombre de solos. Le chercheur en tire une synthèse des recherches sur l’histoire des machines de théâtre et sur l’usage théâtral des technologies de pointe, laquelle débouche, à la lumière des oeuvres de Nadeau, sur une réinterprétation du caractère dit « vivant » du théâtre.

Les analyses réunies dans ce dossier se penchent sur diverses déclinaisons d’un imaginaire en prise sur le monde actuel et qui fait du solo une forme féconde tant sur le plan esthétique qu’au niveau de la réflexion philosophique ou politique. Le solo peut explorer à dessein le minimalisme, la condensation des expressions artistiques et le récit de soi, mais il peut aussi se faire foisonnement polyphonique et ouverture à l’autre. Il est le lieu par excellence d’une relation dédoublée du sujet, que ce soit avec lui-même ou avec l’autre, en scène et hors scène. Avec le solo, le théâtre s’affranchit des limites de la dramatisation conventionnelle et ouvre des perspectives inédites sur la théâtralité à l’ère du rhapsodique et du postdramatique.