Corps de l’article

Denis Marleau et sa collaboratrice artistique, Stéphanie Jasmin, ont exploré, dans une série de quatre créations, des oeuvres qui ménageaient une part importante à la forme soliloquée de la parole : Ce qui meurt en dernier (2008) de Normand Chaurette, Le complexe de Thénardier (2009) de José Pliya, Une fête pour Boris (2009) de Thomas Bernhard et Jackie (2010) d’Elfriede Jelinek présentaient toutes des partitions de haute voltige pour une actrice presque seule en scène. Stéphanie Jasmin a employé le terme de « super interprète » pour signifier le dépassement de la mesure dans le jeu de la comédienne Christiane Pasquier qui, dans les trois premiers cas, tenait la scène quasiment en solo. On pourrait discuter de la validité de la notion de solo scénique pour désigner ces créations, étant donné que la voix monologique ou soliloquée (c’est selon) ne fait pas intervenir la subjectivité de l’actrice et que, dans tous les cas cités ici, un partenaire de jeu est en scène, ce qui introduit – même s’il est silencieux – une sorte de dialogue implicite. Au sens strict du terme, un solo scénique[1] présupposerait une création dramatique et scénique initiée par l’acteur seul en scène. Toutefois, étant donné la forte performativité de la parole proférée et incarnée par les actrices dans les cas cités ci-dessus, ces créations tendent à déplacer la forme monologique pour atteindre une zone qui se situerait dans un entre-deux pouvant être envisagé comme une variante dramatique et performative du solo scénique, ce dernier étant, en effet, davantage ancré dans une subjectivité réelle que fictionnelle. L’utilisation du terme de performativité[2] vise à souligner que le soliloque scénique ne fait pas que représenter une action, il agit concrètement sur l’assemblée de spectateurs, voire il crée une nouvelle réalité.

Je souhaite m’attarder plus précisément sur la création de Jackie[3] d’Elfriede Jelinek, notamment parce qu’elle présente un écart en regard de la performativité scénique fondée sur la profération de la parole et sur une « surprésence » de l’actrice en scène. La mise en scène imaginée par le duo de créateurs a emprunté une voie distincte des créations précédentes interprétées par Christiane Pasquier, laquelle a consisté à faire jouer l’actrice Sylvie Léonard en mode mineur (au sens musical du terme) et à amplifier sa présence corporelle et vocale en scène grâce aux médiations technologiques que sont la vidéo et le micro. Ces deux médiations technologiques constituent, par ailleurs, des constantes des solos scéniques contemporains : elles permettent en effet d’introduire des formes d’altérité en scène, notamment entre le corps et ses projections, mais aussi entre les différentes voix de l’acteur modifiées techniquement – je pense ici, plus précisément, au travail de Marie Brassard, qui fait entendre plusieurs variations de voix dans ses solos scéniques. Ainsi pourrait-on avancer qu’il n’y a pas de solo sans médiation et que tout solo dévoile un sujet en dialogue avec des figures d’altérité. La mise en scène de Jackie recourt donc à la vidéo en direct et à l’amplification sonore comme moyens médiatiques, ce qui, du même coup, fait écho aux propos de l’oeuvre de Jelinek : le texte montre justement les processus par lesquels la figure de Jackie Kennedy a été déterminée, modelée, voire capturée, par les différents dispositifs qui ont fait d’elle une icône médiatique. La performativité du soliloque scénique – appellation qui me paraît voisine du solo scénique tout en s’en distinguant par son ancrage dramatique – réside ici dans l’omniprésence de l’appareil technique qui opère un contraste avec la retenue du jeu de l’actrice en scène.

La comédienne Sylvie Léonard, qui incarne la figure de Jackie en scène, est accompagnée d’un homme à la caméra (Olivier Schmitt) qui la filme en direct, silencieusement. Sylvie Léonard est une figure connue de la télévision et donc du grand public, aussi est-ce une des raisons pour lesquelles Denis Marleau et Stéphanie Jasmin l’ont retenue pour ce projet. D’entrée de jeu, le spectateur qui a vu les derniers soliloques dramatiques mis en scène par la compagnie UBU, avec la comédienne Christiane Pasquier, s’attend à une nouvelle interprétation fondée sur la virtuosité et l’intensité des états de présence en scène. Mais à l’incandescence des interprétations de Christiane Pasquier s’oppose, dans Jackie, la vulnérabilité, la fragilité et la présence nuancée, un peu en sourdine, de Sylvie Léonard. Rencontré pour discuter de son processus de création, le duo Marleau-Jasmin affirme que c’est au génie télévisuel de l’actrice, une habituée de la caméra, qu’il a fait appel pour la mise en scène de ce soliloque dramatique, parce qu’il avait, dès le départ, décidé de recourir à la vidéo en direct sur la scène. Outre le fait que la comédienne ait eu à jongler avec une partition textuelle d’une grande complexité, qui relève de la forme alambiquée d’un soliloque se rapprochant du flux de la pensée, la performativité de sa parole scénique s’est déployée en une tonalité relevant du mode mineur – au sens musical du terme –, bousculant l’horizon d’attente des spectateurs habitués à la démesure de Pasquier. Si Léonard ne possède pas la virtuosité verbale de Pasquier, elle fait preuve, en revanche, d’un extraordinaire sens de l’image et d’une maîtrise rare de la composition de son personnage – il faudrait dire de sa « figure » – à la caméra. Le terme « figure » paraît en effet plus adéquat pour désigner l’incarnation scénique du personnage, lequel est réduit à une forme imagée, voire à une figurine plastique. Le dispositif scénique mis en place pour l’interprétation du texte est somme toute assez simple : l’actrice interprète le personnage surmédiatisé de Jackie Kennedy tout en étant filmée en direct et en continu, sur scène et dans les loges, alors que son image est retransmise sur un grand écran installé au centre de la scène; sa voix médiatisée (jamais projetée théâtralement) parvient également aux spectateurs par la médiation des haut-parleurs. Les créateurs ont ainsi déplacé leur visée performative en ne misant pas exclusivement sur la parole proférée du soliloque dramatique, choisissant de recourir à la vidéo et au micro de manière à ajouter des couches visuelles et sonores qui viennent dédoubler l’actrice en scène et se superposer à sa voix. La composition vidéographique et sonore imaginée par les créateurs déplace ingénieusement la relation théâtrale habituelle, en agissant directement sur la perception du spectateur : la technologie met en action, en l’incarnant, la pensée à l’oeuvre dans le texte de Jelinek.

Le dispositif textuel du soliloque

Jackie d’Elfriede Jelinek est un soliloque dramatique composé autour de la figure de Jackie Kennedy, le texte faisant partie d’un ensemble de textes portant sur diverses figures féminines et intitulé Drames de princesses (Jelinek, 2006). Le devenir scénique de la forme soliloquée de Jackie appelle, d’une certaine façon, la forme du solo en scène. Comme le rappelle Manfred Pfister (2007), le soliloque, depuis Hamlet, fait entendre les tremblements, les failles, les défaillances de l’être, ses tourments, le tragique d’une conscience qui se dessaisit d’elle-même. Le soliloque est avant tout composé de mots : « Words, words, words », dit Hamlet, mais ce sont des mots qui épousent le flot des pensées du personnage (fictionnel ou autofictionnel). Concrétisé en solo scénique, le soliloque crée un espace où, seul en scène, le personnage fait entendre le labyrinthe de ses pensées et invite les spectateurs à le suivre dans les circonvolutions complexes de son flux mental[4].

Loin de toute réduction logocentrique, le soliloque possède un énorme potentiel performatif, lequel réside, selon Pfister, dans les structures de son organisation linguistique qui en font un acte de langage performatif en scène. Jackie épouse une forme labyrinthique, le flux de paroles ininterrompu suivant des voies tortueuses, des parcours mentaux libres qui enchaînent images, pensées et souvenirs de façon souvent discontinue, tout en opérant des retours inattendus sur des événements clés de la vie de Jackie Kennedy (dont la mort de son mari ou les morceaux de chair et de cervelle retrouvés sur son tailleur Chanel rose, leitmotiv de la pièce). La densité de ce soliloque rend le texte difficilement saisissable dans son entièreté lors de la première écoute. Pour les metteurs en scène, le défi consistait justement à réussir à faire vivre le personnage uniquement à partir des dédales de sa pensée.

Le soliloque imaginé par Jelinek est une véritable machine diabolique. Aussi, la performance scénique dirigée par Marleau et Jasmin constitue-t-elle, à mon sens, une réponse théâtrale d’une grande intelligence. À la densité labyrinthique du texte s’ajoutent deux autres données qu’il importe d’abord de préciser : le dédoublement du « je » qui parle et l’adresse du soliloque.

Le texte fait entendre la pensée de Jackie Kennedy, personnage célébré dans les années 1960 par les médias populaires (la télévision, les magazines Life et Vogue que l’on retrouve d’ailleurs empilés sur la scène, etc.). Mais le soliloque s’avère être composé en trompe-l’oeil tant il se révèle être infiltré par la voix de l’auteure, Elfriede Jelinek, qui, à divers moments, traverse celle de Jackie. Le texte s’offre tel un dispositif complexe composé de voix dissociées. Celle de Jackie vient d’outre-tombe, car elle est déjà morte, aussi l’auteure fait-elle entendre son image éternelle, impérissable, « sans chair » (un autre leitmotiv du soliloque). Jelinek fait parler l’icône tout en mettant à nu sa fabrication par un processus d’infiltration critique et ironique, qui déconstruit subtilement la figure médiatique en la tournant en dérision, en faisant entendre ses commentaires à un second degré, dans la structuration même du soliloque (et donc jamais directement, ce pourquoi je parle d’infiltration) :

Je suis accrochée dans mon petit bavoir ou dans cette chose que portent d’habitude les enfants. Je suis l’enfant dans la femme. Je me décroche poliment lorsque je parle avec quelqu’un, mais simultanément, où je suis, là-haut, je reste. Je recouvre une place à part entière. Je préfère être raccrochée à toutes ces images de moi et traînée derrière elles, ainsi je n’ai besoin de m’occuper de rien

(Jelinek, 2006 : 66).

Ainsi entend-on constamment l’écart entre le « je » qui parle (un « je » biographique car ce sont les faits réels de la vie de Jackie Kennedy qui sont évoqués dans le désordre) et le « je » écrivant sur la personnalité publique et dont il est aussi question : tout le discours ironique esquisse en contrepoint la figure de l’auteure. À cette dissociation des voix répond une dissociation des corps en scène, comme nous le verrons plus loin.

L’autre donnée caractérisant le texte concerne l’adresse : le soliloque est proféré par une personne seule en scène ou qui agit comme si elle était seule, mais il est toujours adressé à un « autre » absent de la scène. L’adresse est dévoilée progressivement dans Jackie : c’est le « grand public », le consommateur de stars et d’icônes populaires, qui est l’interlocuteur absent de la scène. Le dispositif scénique imaginé par le duo Marleau-Jasmin recourt à la caméra, qui agit comme un filtre : l’adresse au public est indirecte, elle emprunte la voie de la projection sur grand écran. Le cadreur suit et filme en direct le personnage de Jackie tout au long de la représentation, il joue implicitement le rôle du confident silencieux face à qui le personnage semble dévoiler son intériorité. L’adresse à la caméra se fait sans tenir compte des spectateurs : le personnage de Jackie ne leur fait pas face, elle parle allongée sur une banquette, invisible de la salle, des loges où elle se rend pour changer de robe, quand elle ne leur tourne pas carrément le dos. Cette adresse médiatisée tend à faire disparaître le personnage scénique au profit de son image. Nous verrons plus loin l’impact performatif d’une telle interprétation scénique du soliloque.

En surexposant le personnage par l’image vidéo projetée sur un écran assez grand, installé en hauteur au fond de la scène, les créateurs accentuent la réflexion ouverte par l’auteure sur « l’image de la femme comme produit de la femme-comme-objet-du-regard et comme image de surface » (Duparfait, 2001 : 255). En effet, tout au long du soliloque, la voix de cette dernière ne cesse d’écorcher les modèles normatifs véhiculés par les images échangées dans la culture de l’information et des communications. La voix de l’auteure cherche à « exténuer » l’icône féminine et ses stéréotypes, et ce au double sens du terme : l’épuiser (par excès d’exposition de sa surface) et en affaiblir la puissance en la disséquant (ce qui ressemble ici à une opération d’évidement de l’image). Ainsi, les voix superposées de Jackie / Jelinek disent-elles : « nous, les figures féminines, filandreuses comme nous étions, sans chair sur les os, [sommes] devenues les maisons modèles de notre génération et de toutes celles à venir. Surtout moi. Regardez-nous, et commandez sur le champ quelque chose de semblable, car vous n’allez jamais trouver la même chose! » (Jelinek, 2006 : 74) Et plus loin : « Nous étions en quelque sorte sans chair », « Nous n’avons pas de corps » (idem). La « femme comme image de surface » constitue l’opérateur du dispositif scénique fondé sur une hypervisibilité ainsi que sur la captation et la transmission de l’image de l’actrice en direct, ce qui, du même coup, montre le processus de fabrication médiatique de l’icône Jackie Kennedy. Cette opération, soutient Giorgio Agamben, est celle de la production marchande : « Jamais autant qu’aujourd’hui le corps humain – surtout le corps féminin – n’a été aussi massivement manipulé et, pour ainsi dire, imaginé de pied en cap par la technique de la publicité et de la production marchande » (Agamben, 1990 : 54).

Jackie d’Elfriede Jelinek. Avec Sylvie Léonard. Une mise en scène de Denis Marleau et Stéphanie Jasmin présentée à l’Espace Go de Montréal en octobre 2010.

Photographie de Stéphanie Jasmin

-> Voir la liste des figures

Le dispositif scénique

Le dispositif scénique se révèle simple et redoutablement efficace sur le plan de l’effet performatif. Lorsque débute la représentation, le grand écran en scène présente de la neige électronique (qui, en art vidéo, signifie le devenir de l’image), puis des images d’archives tirées de magazines (Life, Vogue) où l’on voit Jackie et John F. Kennedy. La voix de l’actrice se fait ensuite entendre avant qu’on ne la découvre, par la médiation de l’écran, dans sa loge. Tout au long de la représentation, elle effectuera des allers-retours entre la scène et les loges afin de changer de tenue (on assiste à un véritable ballet de robes aux couleurs et textures plus chatoyantes les unes que les autres), tout en faisant entendre sans discontinuer sa parole soliloquée : « Le temps pour un poème, il faut le prendre, mais mieux vaut que ce soit ta robe le poème » (Jelinek, 2006 : 73). Elle est suivie par le cadreur qui capte essentiellement son visage en gros plan : on ne retrouve, sur l’écran, que des plans rapprochés du visage, le noir et blanc de l’image référant au temps passé (les années 1950) tout en soulignant le médium vidéographique de la projection (et non cinématographique, malgré le fait que l’écran blanc renvoie à l’écran de cinéma).

L’usage de la vidéo en direct sur scène se tient la plupart du temps entre deux pôles : le spectacle et la surveillance. La vidéo peut être utilisée comme machine à faire voir et comme organe de surveillance en direct. Le sujet de la pièce de Jelinek est la fabrication d’une icône médiatique, le devenir-image de Jackie Kennedy. Comment est-elle devenue pure image de surface, son être soudé à ses vêtements, véritables support et contenu de son image publique : « Je suis mes vêtements, et mes vêtements sont moi, […] il n’y a pas de chair en dessous. C’est ce que c’est mais ce n’est pas périssable, car ce n’est pas de la chair. Je ne me décompose pas » (ibid. : 81)? Elle est, affirme-t-elle encore, « contenu sans contenu dans d’innombrables magazines. À la télé. Au cinéma » (ibid. : 76). Aussi bien parler de « la transformation marchande de la figure humaine » (Agamben, 1990 : 54) : la « mortalité du corps organique [est] mise en doute par la promiscuité avec le corps sans organes de la marchandise » (idem). Aussi, la question que pose le dispositif scénique de Marleau-Jasmin est la suivante : qu’advient-il lorsque la scène médiatise un réel déjà surmédiatisé? Les images vidéo sont des images d’images, effet accentué lorsque le cadreur filme et retransmet sur l’écran les photographies de Jackie tirées du magazine Life.

La mise en scène montre, en la démontant, la relation entre l’individu et les dispositifs qui le captent et le saisissent, opérant par le fait même, comme le dit Agamben, un processus de « désubjectivation ». La scène est vaste et quasiment vide, simplement meublée à l’avant par une rangée de sièges d’un blanc immaculé (la couleur favorite de Jackie, qu’elle dit partager avec la mort et avec « le grand blanchissant », « ce produit de nettoyage très apprécié » [Jelinek, 2006 : 75]). Derrière, à la hauteur du regard du spectateur, l’écran qui projette le visage du personnage en vient à tenir lieu de scène; en effet, le cadre de l’écran installe un espace plastique d’apparition du visage de Jackie toujours en gros plan, ce qui crée, par la vision rapprochée ainsi favorisée, un effet de proximité avec le spectateur. La voix sonorisée de l’actrice accentue cet effet proxémique : c’est à chacun de nous que se confie Jackie. D’autant que, dans la vidéo en direct, le spectateur constitue toujours le point focal de l’image et de l’information projetées : l’adresse au spectateur se manifeste par le regard, par les micromouvements qui composent les traits expressifs du visage du personnage ainsi que par sa voix feutrée. Il devient, par le truchement de la caméra à qui le personnage s’adresse en réalité, le substitut du confident imaginaire du soliloque[5], en plus d’entrer dans une relation proxémique relevant de la distance intime – mais c’est une intimité fabriquée par les médiatisations sonores et visuelles. Le génie télévisuel de l’actrice, sa capacité à transformer son jeu en sublimant son visage à l’écran – lequel se constitue alors en véritable écrin de l’icône –, renforce la puissance de l’image qui en vient à s’ériger en scène totale. L’actrice peut disparaître de la scène, son image continue de s’adresser au public. Mais la présence constante du cadreur rappelle, comme un contrepoint à l’absorption du regard des spectateurs par l’écran, la fabrication de l’image en direct, tout en incarnant paradoxalement le voyeurisme médiatique. Cette double perspective est constamment présente en scène, faisant écho à la double voix du texte : celle qui séduit et celle qui critique l’opération de séduction par l’image.

Que le duo Marleau-Jasmin ait choisi de ne travailler à l’écran que le visage en gros plan participe de la machination du dispositif spectaculaire et critique. Devant un visage en gros plan, le spectateur se retrouve dans un face à face qui tend à abolir la perception de l’espace environnant : « Mais, en fait, le gros plan, le visage-gros plan, n’a rien à voir avec un objet partiel[, il] n’arrache nullement son objet à un ensemble dont il ferait partie[, il] l’abstrait de toutes coordonnées spatiotemporelles, c’est-à-dire il l’élève à l’état d’Entité » (Deleuze, 1983 : 136; souligné dans le texte). Le gros plan du visage n’est pas un simple grossissement d’une partie du corps de l’actrice, il installe une relation d’interfacialité fondée sur une « intimité optique » (idem) qui, de surcroît, tend à dissoudre la perception spatiale environnante. Toutefois, la restauration de la relation interfaciale au théâtre (Mervant-Roux, 2008) est ici au service d’une tout autre relation entre l’actrice et les spectateurs. En effet, plus le spectateur se laisse absorber, sur le plan perceptif, par l’image à l’écran, plus il entre dans l’espace de « l’image-affection » (Deleuze, 1983), étant donné les moyens formels par lesquels celle-ci lui apparaît, moyens qui usent et abusent du visage-gros plan et de ses effets de sublimation : « Et alors, comme le dit Jackie, les gens ne parviennent souvent pas à se défaire de notre image » (Jelinek, 2006 : 70). C’est précisément l’opération qui est à l’oeuvre dans la mise en scène et qui déplace la théâtralité vers un effet performatif.

Jackie d’Elfriede Jelinek. Avec Sylvie Léonard et Olivier Schmitt (à la caméra). Une mise en scène de Denis Marleau et Stéphanie Jasmin présentée à l’Espace Go de Montréal en octobre 2010.

Photographie de Stéphanie Jasmin

-> Voir la liste des figures

On sait combien la vidéo en direct représente aussi l’organe de la pulsion scopique, qui exige d’aller voir toujours plus près, toujours plus loin, d’entrer littéralement dans l’intimité de l’image, laquelle ne possède pourtant aucune profondeur, n’a aucun autre contenu à offrir que ce qui est montré, ainsi que l’affirme le personnage de Jackie laissant transparaître la voix de Jelinek : « on ne peut pas savoir plus que ce qui est montré » (ibid. : 78), car « tout cet apparat n’est qu’artifice » (ibid. : 76). À mesure qu’opère la fascination de l’image du visage-gros plan (grâce au génie télévisuel de l’actrice, qui mérite encore d’être souligné), laquelle s’oppose à sa présence scénique, le soliloque et son dispositif scénique désignent progressivement le spectateur comme le public captif de l’image de Jackie, de façon à le faire participer, à son insu, au dispositif médiatique mis en place. L’effet performatif, et donc agissant, de l’écran se met en place subrepticement et de façon progressive. Jackie s’adresse d’abord à la caméra et aux spectateurs à la troisième personne du pluriel, les désignant par des « ils » ou des « les gens » : « ils veulent absolument qu’on le leur décrive, mais comme quelque chose qu’ils connaissent, sinon ils ne comprendraient pas » (ibid. : 67), ce qui n’inclut pas encore le spectateur dans la salle. Un retournement advient lorsqu’elle utilise le terme « le public » :

Il n’est pas neutre le public. Il s’exprime expressément dans le but de devenir l’influence décisive, le mètre pour nous les maîtres, qui nous jetons dans notre propre spectacle et souvent à côté parce que nous n’avons pas la bonne mesure. Et alors les gens ne parviennent souvent pas à se défaire de notre image

(ibid. : 69-70).

Cette phrase surgit à un moment du soliloque où le pouvoir envoûtant de l’image (à force de gros plans et de cadrages rapprochés) a fait son effet sur le spectateur[6]. Jackie porte son tailleur Chanel rose, elle est dos au public, seul son visage-gros plan lui faisant face. En prononçant le mot « public », elle pointe, toujours de dos, les spectateurs de son gant blanc, son visage médiatisé tourné vers la salle comme une offrande. La dissociation des voix (Jackie / Jelinek) s’incarne alors parfaitement dans la disposition des figures scéniques : le corps en scène tourne le dos à la salle (signe du refus de participer à la relation spectaculaire qui unit la star et son public), pointant de son gant blanc l’assistance d’un air accusateur et distant, alors que l’icône visuelle lui sourit simultanément dans une opération de charme médiatique, abolissant toute distance perceptive et affective entre la scène et la salle.

Après avoir été désigné par un geste, ce public référentiel devient un « vous » à qui s’adresse désormais directement Jackie : « Les gens s’en souviendront pendant des siècles, vous allez voir! Non malheureusement vous n’allez pas le voir. Mais vous pourriez le voir cinq mille fois sur l’écran que vous n’en auriez jamais assez et vous ne verriez pourtant rien » (ibid. : 71). Ces adresses directes au public de la salle installent ce dernier dans la position forcée du téléspectateur et consommateur de l’icône écranique qui a capturé son regard. En ce sens, l’interfacialité engendrée par l’intimité optique du visage-gros plan, où l’actrice se présente aux spectateurs sur le mode de la confidence et de la séduction – par l’image et par la voix rapprochées, cette dernière rendue intime grâce à la médiatisation sonore –, ne vise qu’à accentuer la contrainte du dispositif scénique qui, progressivement, soumet le spectateur au contrôle de ce corps-image, lui faisant subir concrètement son pouvoir envoûtant tout en cherchant à lui faire saisir de façon critique (le dos détourné de l’assemblée) qu’il est le rouage central de ce dispositif médiatique hautement narcissique : « toujours faire miroiter les charmes, les laisser naître dans le miroir » (ibid : 76). La vidéo, on le sait, fait souvent office de miroir et le visage-gros plan possède un fort pouvoir réfléchissant dont les créateurs se sont ici saisis avec intelligence.

Le dispositif visuel forme une interprétation scénique de la visée critique et performative du soliloque de Jelinek, laquelle est complétée par la déthéâtralisation de la présence de l’actrice en scène : le corps en chair et en os sur le plateau s’avère non seulement concurrencé par son image, mais il est, en plus, déréalisé. L’icône sans chair se révèle plus attirante, plus désirable à l’oeil du spectateur, même en noir et blanc, que le corps de l’actrice en scène. D’une part, le corps du personnage en scène apparaît plus petit et sans consistance scénique à côté de son image projetée en gros plan sur l’écran en hauteur (ce qui fait du visage le point focal de la scène); d’autre part, l’actrice ne projette jamais sa voix, qui est retransmise par un micro dans les haut-parleurs, de manière à donner l’impression que la voix réelle émane de l’écran et non de la scène, comme au cinéma. De la sorte, le personnage en scène en vient à se vider de toute substance, à se présenter comme le ventriloque de sa propre image : il se transforme progressivement en une figurine, en un mannequin habillé d’un tailleur Chanel rose, d’une robe de mariée blanche, d’une robe bleue flamboyante, tel un appendice visuel qui aurait été vidé par le pouvoir attractif de son image, par le désir de Jackie, selon Jelinek, de devenir une image, ce qu’accomplit concrètement la mise en scène. Ainsi peut-on penser, avec Agamben, que « l’étrangeté incommunicable de la physis singulière » (Agamben, 1990 : 54) du corps en scène est abolie « par sa médiatisation spectaculaire » (idem).

Jackie d’Elfriede Jelinek. Avec Sylvie Léonard et Olivier Schmitt (à la caméra). Une mise en scène de Denis Marleau et Stéphanie Jasmin présentée à l’Espace Go de Montréal en octobre 2010.

Photographie de Stéphanie Jasmin

-> Voir la liste des figures

La dissociation des voix du texte ainsi performée par le dispositif visuel et sonore fait expérimenter les pouvoirs médiatiques de l’icône féminine aux spectateurs, tout en démontrant ses effets de désubjectivation marchande. Le livre de l’humanité, suggère Jackie / Jelinek, est devenu un album d’images (Jelinek, 2006 : 81) composé de vedettes qui détiennent la réalité du pouvoir : les images ont depuis longtemps investi les corps en profondeur et l’individu est aujourd’hui soigneusement fabriqué par elles. C’est à tout le moins ce que suggère ce soliloque qui déthéâtralise la scène pour ouvrir, par la négative, un espace de résistance critique.

Au final, Jackie, selon le duo Marleau-Jasmin, met moins en scène un solo qu’un soliloque performatif grâce au dispositif technique visuel et sonore. Si le corps de Jackie demeure prisonnier de ses images, le public est, pour sa part, progressivement pris en otage par le dispositif qui médiatise sa perception, de manière à la soumettre au pouvoir de l’écran. Sa toute-puissance évacue la théâtralité comme lieu de la présence humaine tournée vers l’autre de la scène, soit l’assistance, la pâle figure de Jackie disparaissant dans le lointain à la fin de la représentation.