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Dramaturge et traducteur, Olivier Choinière dirige aussi sa propre compagnie, nommée l’Activité, avec laquelle il met en scène certains de ses propres textes et développe un riche travail d’expérimentation scénique. Jusqu’à son établissement comme compagnie cofondatrice du Théâtre Aux Écuries en 2008-2009, l’Activité présentait ses créations scéniques uniquement hors les murs. Après trois pièces produites de 2000 à 2002 sur le toit du Théâtre d’Aujourd’hui, la compagnie de Choinière se consacre, de 2003 à 2009, aux déambulations audioguidées. Cette forme de théâtre de rue s’inspire d’une activité touristique ou muséale, les visites en plein air commentées par audioguide, mais en la réorientant vers une fonction artistique aux visées subversives. L’auditeur se trouve en effet immergé dans un espace de fiction sonore en traversant physiquement la vraie ville, avec son décor in situ et ses figurants involontaires.

Les effets de concordance et de contraste entre la trame sonore et tout ce qui est perçu sur le chemin exigent une minutieuse synchronisation. Choinière a expérimenté plusieurs procédés pour que le marcheur suive l’itinéraire prévu au bon rythme. Pour plus d’une déambulation, le spectateur doit voir des acteurs ou des figurants en chair et en os à des moments précis de la trame sonore. De telles rencontres se limitent toujours à un seul intervenant à la fois, de façon à ne pas rompre avec la nature même du solo qui marque ces activités in situ. Le plus souvent, les consignes d’itinéraire sont données sur la bande sonore même : c’était le cas chez Choinière comme chez Janet Cardiff, une artiste visuelle qui a développé la première le concept des audio walks, en 1991, avec Forest Walk, en collaboration avec son mari George Bures Miller[1]. Ce rôle fonctionnel de la voix enregistrée restreint les possibilités que cette narration construise un être de fiction, ce que Choinière cherche néanmoins à faire davantage que Cardiff, conformément à sa formation d’auteur dramatique. Afin de surmonter cette contrainte, Choinière a expérimenté d’autres techniques pour indiquer l’itinéraire aux marcheurs avec Beauté intérieure, produite en 2003 à Shawinigan et à Montréal, et Vers solitaire (OUT), pièce produite à Montréal en 2008. Différentes dans chacune des deux pièces, ces techniques ont en commun d’exploiter la figure de la filature. Être suivi ou suivre quelqu’un sont les deux pôles de la solitude suscitée et mise en question dans ces oeuvres. Les relations de domination et d’identification que les textes de Choinière induisent entre ces deux pôles suscitent un inconfort chez le spectateur. Cet effet est parfois atténué par des moments de distanciation, mais il revient sans cesse à cause de la relation de proximité entre la trame sonore et son récepteur solitaire. Sauf exception, les déambulations de Choinière renforcent l’isolement que procure le baladeur en offrant à tous les participants, lors des réservations à la billetterie d’un théâtre, des plages horaires différentes (pas de trajet en couple, par exemple). L’unique exception est celle de Projet blanc (2011), la dernière déambulation, qui faisait marcher tous les spectateurs ensemble du Monument-National jusqu’au Théâtre du Nouveau Monde, cas limite auquel je consacrerai la fin de cet article.

L’inquiétude d’être suivi, en apparence, de l’intérieur

Au point de départ de Beauté intérieure (Choinière, 2003), l’auteur remet lui-même au spectateur le baladeur CD et un plan du parcours à suivre. Ce plan permet d’éviter d’interrompre le monologue pour donner des consignes au moyen de la trame sonore. Le spectateur ne reçoit qu’une consigne, au tout début, soit celle d’accorder ses pas avec les battements cardiaques entendus dans les écouteurs. Cette imposition d’un rythme précis permet d’éviter que les participants successifs se rattrapent. Les battements de coeur qu’entendent les spectateurs sont présentés comme étant ceux de leurs propres pulsations : les participants croient suivre leur rythme personnel. Peu après, un effet sonore stéréo donne l’illusion qu’un homme marche derrière l’auditeur, ce qui l’incite à accorder son rythme sur ces bruits de pas. L’unique voix de toute la pièce se fait alors entendre. On l’associe au marcheur invisible, puisqu’elle provient de la même source dans l’espace sonore virtuel grâce à un artifice technique qui reproduit en différé la présence in situ de l’acteur qui a été présent dans un lieu semblable[2]. Puis, la voix se rapproche, comme si elle était entre les deux oreilles de l’auditeur. Ce dernier est donc invité implicitement à identifier cette voix à celle de sa propre conscience.

Dès les premiers bruits de pas, le parleur, nommé « Celui Qui Suit » en didascalie, intervient : « Vous retournez pas » (ibid. : 8). Cette phrase installe une subordination paradoxale. D’une part, Celui Qui Suit, qui se sait lui-même invisible, ne devrait pas avoir le pouvoir réel d’empêcher son auditeur de se retourner, car personne ne peut vérifier si sa directive est respectée. D’autre part, il n’est pas encore clairement établi qu’il s’agit d’un « personnage », car sa première réplique ressemble à une consigne technique tirée d’une narration conventionnelle d’audioguide. Or l’usage veut que l’on accorde au guide une pleine autorité dans les visites guidées. L’ambiguïté est longtemps maintenue, car la voix, plutôt que d’entamer un récit à propos de son identité, commente ce que l’auditeur pourrait faire et penser :

Vous retournez pas
Vous risqueriez de croiser le regard d’un inconnu
Le fixer des yeux
En pensant que c’est lui qui vous a parlé
Et y a rien de plus détestable
que de penser qu’un inconnu vous parlait
Alors qu’il vous parlait pas
De se frapper à son silence
De s’excuser à demi

Vous retournez pas
Pensez à la gêne de s’arrêter
De se retourner
Et de voir personne
Vous retournez pas
Vous me verriez pas
Continuez de marcher
Vous êtes la seule personne à m’entendre
À moins que quelqu’un prête l’oreille
Mais il entendrait quoi
N’importe quelle conversation de rue
À la différence que vous êtes seul

Mais personne irait jusqu’à penser que vous vous parlez seul
Vous avez pas suffisamment l’air pauvre
Ni malade
Vous êtes quelqu’un de normal
Et même beau
Je sais ce que vous pensez
Que c’est relatif
Mais vous êtes beau
C’est-à-dire
Vous avez quelque chose à perdre

(ibid. : 8-10).

Dans cette citation, l’énonciateur, en habile manipulateur, se moque d’abord du spectateur qui prend la fiction trop au sérieux. La situation extradiégétique le favorise : il est possible d’être suivi par un quidam ou par un figurant qui aurait pu être engagé pour le faire. Les vrais piétons croisés ne pourraient pas comprendre pourquoi l’auditeur de l’audioguide se retournerait nerveusement, comme si quelqu’un le talonnait. Le locuteur du monologue s’éclipse derrière le récit de telles éventualités, qui réfèrent à l’auditeur sur un mode conditionnel. Ce mode hypothétique crée virtuellement un autre interlocuteur fictionnel intradiégétique, surtout si l’auditeur refuse de se reconnaître dans les pensées et les réactions qu’on lui prête[3]. Bref, le texte décourage son auditeur de se considérer en communication avec un homme invisible réellement présent derrière lui.

Cependant, la fin de la citation précédente vise l’auditeur, car la normalité et la beauté qui sont prêtées à chacun des participants de la déambulation sont suffisamment abstraites et relatives pour concerner presque tout le monde – à l’exclusion du genre féminin. Avec l’évocation un peu angoissante de « quelque chose à perdre » (durant la déambulation?), le personnage commence à installer une distance entre son extrême dénuement et la situation de l’ensemble du public, de la population. Alors que l’auditeur refuse probablement d’être catégorisé de la même manière que n’importe quel autre individu écoutant la trame sonore, il apparaît difficile de contester la description de la réaction inévitable de n’importe qui, y compris le spectateur, dans une situation hypothétique particulière, c’est-à-dire l’incapacité, irrationnelle et dérisoire, de rester insensible devant une extrême laideur :

Parce que si vous pouviez me voir
Vous verriez ça
C’est-à-dire
La dernière personne avec qui vous voudriez être
Parce que
Si la beauté attire
La laideur fait fuir
La laideur tache
[…]
Je ne parle pas ici d’une demi-laideur
Je parle ici d’une laideur franche
Insolente
Presque scandaleuse
De celle qui fait reculer
Dont on ne peut détacher les yeux
Regardez autour de vous
Les gens sont pas spécialement beaux
Mais y a personne de vraiment laid
La laideur
Quand on la croise
On la reconnaît

(ibid. : 9-10).

Bref, la double contrainte – il faut et il ne faut pas se sentir visé par le monologue – constitue une manipulation très habile qui place l’auditeur dans une position forcément ambivalente. Il n’est pas obligé de se reconnaître, mais le personnage insinue que cela s’apparenterait à un déni coupable.

La situation inconfortable quant au niveau de jeu ou de vraisemblance dans le discours se maintient tout au long du texte, car ce dernier s’attaque à un enjeu embarrassant, fréquemment sujet à une fausse bonne conscience hypocrite, celui de l’apparence corporelle. L’énonciateur du monologue se présente comme un homme hideux, défiguré par une acné pathologique. Soumis au rejet subi dans la société, il ne révèle que tardivement son surnom, « Crapaud » (ibid. : 11), puis son prénom, Serge, en niant aussitôt que ce soit vraiment le sien (ibid. : 24). Son récit prend appui sur la sociologie de la domination d’une manière similaire à l’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq. En se prenant pour exemple, Serge explique en quoi lui-même et les autres personnes de la classe sociale des « esthétiquement défavorisés » (ibid. : 18) subissent en général des injustices économiques, relationnelles et sexuelles. Comme chez Houellebecq, cette idée d’une concurrence sociale basée sur l’apparence anatomique plutôt que sur le seul statut économique apparaît d’abord forte et crédible, avant que le personnage-narrateur ne sombre de plus en plus, par excès de frustration, dans le désir d’une vengeance perverse, sinon dans la maladie mentale. Choinière et Houellebecq renversent leur stratégie d’engagement, c’est-à-dire que leurs textes passent d’un discours crédible qui suscite l’empathie et l’identification à des propos douteux et provocants qui engendrent détachement et rejet. Choinière aborde d’ailleurs des thèmes sociaux qui font l’objet de polémiques complexes et embarrassantes. Le choix de ces thèmes (le travail du sexe, l’itinérance et les agressions de rue) est favorisé par l’espace urbain. Être seul, le soir, à marcher dans les rues d’une ville conduit spontanément à penser à ces questions, en particulier pour une spectatrice, comme le souligne Marie-Andrée Brault dans son compte rendu de la pièce (Brault, 2004 : 189-190). Malgré l’invraisemblance et la noire impertinence de plusieurs répliques, l’espace de la rue est porteur d’un effet de réel indéniable.

Le récit de Celui Qui Suit glisse vers un régime de fiction fantastique, alors que le monologue semble être, d’un côté, un récit surnaturel donné comme tel et, de l’autre, l’invention fantasmatique d’un fou. Serge raconte en effet être devenu invisible, c’est-à-dire que son enveloppe corporelle a disparu quand, comme ultime tentative de traiter son acné, il s’est aspergé de produits corrosifs (Choinière, 2003 : 32-33). Comme dans les nombreux films et autres fictions reprenant les grandes lignes du roman de science-fiction The Invisible Man de Herbert George Wells, le fait d’être invisible lui permet de prendre sa revanche contre sa mauvaise fortune, notamment en gagnant l’amour passionné de sa voisine, avant de sombrer dans la démesure et la folie. Le romantisme un peu vieillot de cette structure narrative fait cependant place, ponctuellement, au ton cru et explicite d’un récit pornographique favorisé par l’invisibilité du personnage. Ces jeux deviennent de plus en plus pervers et sadomasochistes, et peuvent même susciter des débats éthiques sur l’industrie du sexe. À la fin, le texte laisse deviner que Serge aurait tué et découpé en morceaux son amante avant de la placer dans une boîte jetée dans une poubelle publique rouge. La déambulation se termine par une mise au défi du spectateur alors qu’on lui demande, à la fin du parcours, d’ouvrir la boîte se trouvant bel et bien dans une poubelle rouge. Celui Qui Suit dévoile son meurtre par un éloge poétique de la beauté des orifices buccaux et génitaux de la femme, puis de tout ce qui se trouve à l’intérieur de son corps : son sang, ses muscles, ses nerfs, ses os et ses organes. L’horreur de ce dénouement écorche l’idée métaphorique de la « beauté intérieure », ici prise, avec humour noir, au pied de la lettre. Cette croyance en une esthétique de l’invisible qui compenserait la laideur extérieure apparaît bien-pensante à la lumière des propos socio-économiques pessimistes avancés au début de la pièce. Selon ce cheminement narratif et discursif, l’exacerbation et l’exploitation commerciale de la beauté et de la sexualité contribueraient, chez les hommes vraiment laids, à la violence sexuelle. Le beau discours de l’idéalisme platonicien, selon lequel la vraie beauté est intérieure, ne pourrait rien pour enrayer le problème des gens moches. Néanmoins, la pièce ne se résume pas à cette position qui peut, de manière inquiétante, être interprétée comme une justification de la violence sexiste. L’ambivalence du propos est soutenue, il est vrai, par le recours à un humour grinçant. Choinière rompt fréquemment un propos pondéré par des répliques douteuses ou grotesques et, à l’inverse, il opère brutalement des retours à un ton sérieux, si bien que le niveau d’ironie n’est jamais tout à fait clair. Le spectateur est ainsi complice malgré lui et il est, dès lors, pris de court, parce que l’humour agit plus vite sur lui que ses réflexes éthiques, ce qui, peut-on penser, l’incite ensuite à se juger lui-même.

L’implication intérieure est aussi favorisée par l’ambiguïté grammaticale. Le texte pousse à l’extrême la tendance familière à parler de soi-même en utilisant indifféremment des pronoms à la deuxième et à la troisième personne à la place de ceux à la première personne. Celui Qui Suit emploie abondamment un vous qui semble, par moments, se substituer à un on indéfini[4]. Équivoque, ce vous  glisse régulièrement vers un usage ciblé, interpellant l’auditeur, faisant de lui le sujet de son discours. Ce dernier peut bien sûr refuser de l’endosser. Mais le texte rend cela difficile, car Crapaud a auparavant joué, dans la trame sonore, le rôle extradiégétique d’une voix d’audioguide s’adressant au destinataire hors de la fiction pour lui interdire, par exemple, de se retourner, puis pour commenter sa situation de déambulation. L’usage indéfini des deux formes de la deuxième personne existe depuis au moins le XVIe siècle partout dans la francophonie, sans qu’il soit possible d’en retracer l’origine, d’autant plus que plusieurs langues reconnaissent officiellement de tels usages toujours informels en français – cette reconnaissance n’est pas seulement le fait de l’anglais, avec le you indéfini (Coveney, 2003 : 166-173). Des études sociolinguistiques ont montré que la deuxième personne réactive l’indéfinition, devenant banale et formelle avec le pronom on, en plus d’impliquer vivement l’interlocuteur (ibid. : 166-168). Le glissement équivoque d’un pronom à l’autre, parfois incohérent sur le plan grammatical, permet aussi aux locuteurs francophones de brouiller la part de révélation d’eux-mêmes que leurs paroles contiennent, de façon à mieux sauver la face (« a face-saving strategy »), selon l’étude d’Aidan Coveney (ibid. : 168). Dans Beauté intérieure, l’usage persistant de ces on et de ces vous indéfinis éclipse la subjectivité du sujet de l’énonciation derrière un discours évasif sur ce que vit en général « un homme laid » (Choinière, 2003 : 10), et ce, pour mieux cacher sa monstruosité personnelle derrière la situation généralement pitoyable des souffre-douleurs. Ce discours généralisant permet de revenir à des noms et à des pronoms définis, comme si le surnom Crapaud désignait le souffre-douleur typique. En continuant dans cette logique insidieuse, Serge parvient à se présenter et à raconter sa vie comme celle d’une personne différente, ce qui amplifie l’effet de contraste au moment de la catastrophe finale. L’usage du vous revient à un usage ciblé provocant. Crapaud invite alors le marcheur à regarder dans une poubelle pour vérifier s’il y a bien une boîte contenant les restes de son amante, qu’il aurait tuée et démembrée :

Mais peut-être que vous voulez pas
Ouvrir la boîte
Peut-être que vous voulez pas
Voir la beauté
Même si maintenant
Vous savez où elle se trouve cachée
Et que c’est difficile de vivre
Avec l’idée qu’elle va le rester
Je sais ce que vous pensez
Mais j’aurais beau dire que c’est moi
Qui pourrait le croire
Je suis quoi
Une voix dans le vent
Je suis rien
Sinon
Que votre propre conscience
Qui vous parle
Aux yeux des autres
Y a que vous

(ibid. : 74-75).

Dans cette chute du texte sans point final, l’énonciateur se décrit comme une fiction immatérielle, une construction mentale de l’auditeur. Juger le personnage revient, pour le participant, à juger un imaginaire qui devient en partie le sien. Choinière incite son public à examiner ses peurs ou ses fantasmes, son autocensure ou sa curiosité, son humour détaché ou son malaise, autant de réactions que sa déambulation audioguidée peut susciter. Bref, l’identification dépend peu du réalisme de l’histoire, mais plutôt d’une rhétorique habile, allusive et équivoque, qui pousse l’auditeur à faire sien le discours.

Devoir suivre dans un intérieur souterrain

Atténuer l’importance de la fiction narrative au profit de la relation avec le public coïncide parfaitement avec l’importance qu’accorde Hans-Thies Lehmann au monologue dans sa théorie du théâtre postdramatique :

Les différents modes de monologue, l’apostrophe du public et la performance solo ont en commun le recul de l’axeintra-scéniqueau profit de l’axe-theatron. […] Ainsi se trouve actualisée une fracture latente du théâtre. De tous temps, le discours théâtral était doublement adressé : il est en même temps inhérent à la scène (destiné aux autres acteurs sur le plateau) et extérieur à la scène, c’est-à-dire tourné vers le theatron. De cette dualité bien connue de tout théâtre, le théâtre postdramatique a tiré la conséquence : il doit être possible en principe de marginaliser à l’extrême la première dimension (jusqu’à sa disparition) et de forcer la seconde pour l’élever à une nouvelle qualité théâtrale

(Lehmann, 2002 : 205-206; souligné dans le texte).

La marginalisation du drame est d’autant plus facilitée dans Beauté intérieure que l’espace scénique et concret de la rue est surtout occupé par l’auditeur qui déambule, alors que l’acteur, cette voix hors-champ, ne peut entrer en relation avec personne d’autre. Pour cette première déambulation, Choinière offrait un plan à suivre sans pouvoir s’assurer que le rythme de la marche demeurerait régulier. Ce choix lui évitait de devoir interrompre le texte par des indications techniques, ce qu’il fera cependant dans Bienvenue à – (une ville dont vous êtes le touriste) (2004-2009) et Ascension, pèlerinage sonore sur le mont Royal (2006). À une dynamisation du « spectacteur[5] » reposant sur son interpellation ambiguë, sur des effets stéréo et sur la nécessité de marcher pour assister à l’oeuvre s’ajoutent, dans ces deux dernières déambulations, des procédés de synchronisation avec des rencontres d’acteurs ou avec des points de repère à observer dans la ville. Ces moments précis de la déambulation permettent de marquer des changements d’acteurs et de personnages dans la trame sonore, ce qui éloigne le texte de la logique de relation unique et ininterrompue du solo. La meilleure solution pour réduire l’écart entre la fiction et les consignes techniques a été trouvée en 2008 avec Vers solitaire (OUT). Cette déambulation radicalise l’orientation esthétique postdramatique – ou « paradramatique » (Sarrazac, 2012 : 293), pour prendre un terme moins connu, mais plus juste[6]. Comparativement aux trois déambulations précédentes, le texte de Vers solitaire (OUT) renonce à la construction d’un récit de fiction centré sur un personnage individualisé pour se rapprocher du genre poétique.

Marcher en somnambule avec l’impression d’être à moitié dans un mauvais rêve et à moitié dans la ville réelle, voilà comment résumer toutes ces expériences de déambulations et, plus particulièrement, Vers solitaire (OUT). Puisque le texte publié sous forme d’extraits (Choinière, 2009) ne suffit pas ici à bien rendre l’entièreté de la performance et son caractère différent pour chaque participant, je livrerai le récit de ma propre expérience, qui se veut complémentaire de celui de Richard Simas (2010).

Comme dans Bienvenue à – (une ville dont vous êtes le touriste), les signes du début et de la fin de la fiction sont brouillés, ce qui favorise le doute quant à l’appréhension de ce qui est réel et le sentiment d’une relation forte avec la voix de la bande sonore. Quand vient l’heure de mon départ, la guichetière du Théâtre La Chapelle m’appelle à son comptoir avant d’être interrompue par deux appels. Elle fait attendre une certaine Sophie qui se présente derrière moi. Elle me donne une bouteille d’eau et me dit d’aller dans les toilettes hors d’usage. Je crois alors apercevoir des écouteurs branchés à un lecteur Mp3 qui flottent dans l’eau de la cuvette. Ils sont en fait déposés sur une plaque de plexiglas et il n’y a pas d’eau. Des « consignes d’hygiène » affichées sur le mur indiquent comment se servir du iPod. La trame sonore fait alors entendre un enregistrement de la voix de la guichetière que je viens de rencontrer, au téléphone avec la dénommée Sophie! C’était donc une actrice, la fiction était déjà commencée sans que je m’en aperçoive... Devoir rectifier après coup la limite entre le jeu et le réel déstabilise le pacte de fiction que tout spectateur cherche à établir. Ainsi, le doute règne durant tout le reste de la déambulation. Le montage sonore donne l’impression d’intercepter plusieurs fréquences d’ondes radio. Les voix se transforment en indications : sortir et attendre un homme avec une cravate rouge. Dehors, l’homme arrive. Il a l’air d’un garde du corps : chemise blanche, cravate, pantalon noir, écouteurs intra-auriculaires. Il brise le quatrième mur en prenant le iPod de mes mains. Avant de me le rendre, il le synchronise avec le sien en changeant la plage de nos trames sonores respectives. Son jeu suivra donc exactement le même accompagnement sonore que le mien, de même que mon action en tant que participant.

À partir de ce moment, la seule consigne enregistrée est de suivre l’homme à quelques pas de distance tout au long du parcours. Ce procédé rend possible une grande intensité de réception, il permet d’être pleinement concentré sur le jeu corporel de l’acteur et sur la trame sonore qui accompagne ses gestes. En m’adonnant à suivre systématiquement l’homme et à observer sa gestuelle typique d’un acteur professionnel qui se meut sur scène, le réflexe de m’orienter dans la ville s’estompe et je me découvre alors très dépendant de lui. Tous les participants partent du Théâtre La Chapelle pour se rendre à la station de métro Place-des-Arts, en passant par les rues Saint-Dominique et Prince-Arthur, puis par le boulevard Saint-Laurent et la rue Sherbrooke. L’essentiel de la marche se déroule ensuite dans la Ville souterraine, tant vantée aux touristes de la métropole. La désorientation ressentie dans les couloirs labyrinthiques des complexes immobiliers donne alors l’impression d’être dans un monde fictif, surtout dans certains corridors à l’architecture fonctionnaliste ou futuriste. La voix d’outre-tombe qui prononce le monologue attribué, dans le texte publié, au « Vers[7] » (Choinière, 2009 : 78), est parfois interrompue par de courtes interventions de l’Homme à la cravate, qui est présent à la fois physiquement et comme voix préenregistrée. Il se retourne parfois vers moi pour me redire de vive voix ses paroles diffusées par la trame sonore. La défamiliarisation est amplifiée par le texte, un long monologue elliptique au registre très familier qui est truffé d’anglicismes, d’anaphores nombreuses et de répétitions fréquentes de certains vers très brefs comme « C’EST ÉCOEURANT » (ibid. : 78, 83, 84 et 85). Le corps de l’acteur semble alors se fictionnaliser, car l’épaisseur des écouteurs et le fort volume des paroles enregistrées rendent presque inaudibles les paroles réellement prononcées, comme si j’assistais à un film dont les voix seraient désynchronisées. Il n’y a bien sûr aucun écran ni aucun cadre.

Détail du plan du Réseau souterrain de Montréal (RESO), version d’octobre 2003.

-> Voir la liste des figures

Les répliques courtes et vaines de l’Homme à la cravate mettent en évidence l’autorité oppressante qu’a le Vers sur lui. Il ne s’agit souvent que d’un seul verbe présenté sur le mode impératif : « regarde », « prends » ou « choisis ». Ces nombreuses phrases impératives conduisent l’homme suivi à s’intéresser à des choses ou à des gens parmi les stands de restauration rapide, les magasins, les installations artistiques, les salles de spectacle, etc. Le caractère elliptique du texte, la syntaxe tronquée et la litanie des répétitions finissent par rendre cauchemardesque la vision habituelle du centre-ville et de la Place des Arts, où tout est conçu en termes de consommation : la culture, la nourriture, les objets, etc. Cet amalgame est souligné par le lexique des verbes cités plus haut, dont le caractère équivoque est maintenu par l’absence de compléments d’objet. Comme s’il s’agissait d’une sculpture, le texte attire notre regard sur la voiture de General Motors exposée au milieu d’un corridor de la Place des Arts. « Je place des arts », répète d’ailleurs souvent le texte avant et après ce moment, transformant ainsi le mot « place » de « Place des Arts » en un verbe possessif. Le luxe ostentatoire ainsi que le caractère froidement grandiose et souvent spectaculaire de l’architecture souterraine apparaissent alors suspects. Choisit-on de fréquenter les salles de spectacle ou les musées pour leur seule apparence, de la même manière qu’on choisit d’entrer dans un magasin? Le choix de simplement se promener, de flâner, que ce soit en citadin ou en touriste, sans développer un désir possessif envers les lieux visités, est-il vraiment possible aujourd’hui[8]? Plutôt anthropologique, le procédé d’écriture du texte apporte une réponse à cette question. Vers solitaire (OUT) est un collage effectué par Choinière à partir de bribes de conversations que le concepteur sonore, Jean-Sébastien Durocher, a enregistrées dans les lieux de la déambulation (Marsolais, 2008 : 16). Le lexique, limité aux citations des vrais passants, montre que les liens sociaux dans le Montréal souterrain peuvent difficilement se nouer à partir d’autres préoccupations que celles entourant la consommation dans la société marchande.

À très fortes doses, cette obsession matérialiste oppresse l’Homme à la cravate qui hésite, angoisse, n’arrive pas à s’exprimer avec des phrases complètes. Par son jeu corporel, il paraît de plus en plus faible, opprimé et torturé tout au long de la marche. La nature de la relation entre le Vers et lui ne se limite pas à celle d’une voix de la conscience. Le Vers se pose en être autoritaire qui s’adresse par téléphonie cellulaire à l’Homme à la cravate, son subalterne. Cette relation professionnelle amalgame plusieurs secteurs d’activités : l’administration de centres commerciaux, la planification de la politique culturelle, le trafic de produits illicites, voire la traite humaine. Du Complexe Desjardins au Complexe Guy-Favreau, le monologue et l’attention de l’acteur désignent de plus en plus des passants et des employés plutôt que des objets. En l’absence de sujet ou de complément précis, les pronoms déictiques réfèrent de manière floue à des objets ou à des personnes, ce qui permet d’opérer un tel glissement :

REGARDE
C’EST ÉCoeURANT
PRENDS-TOI-Z-EN […]
C’EST TOI QUI VAS LES CHOISIR
MOI JE POSE, JE PILE,
ON EST CLAIR, LÀ?
ÇA VA ÊTRE PLUS CHAUD, LÀ
TU VAS CAPOTER
OH BOY! C’EST TOUT DU SUD-CORÉEN […]
OK, ÇA, C’EST CHINOIS, MAIS ÇA FAIT RIEN
JE VAIS M’ARRANGER
PRENDS-TOI-Z-EN […]
REGARDE, LUI
L’HOMME À LA CRAVATE regarde une personne assise sur un banc.
BEAU CHANDAIL
ET DES BELLES FESSES

(Choinière, 2009 : 85-86; souligné dans le texte).

Ces propos qui chosifient indifféremment les Chinois et les Sud-Coréens sont rendus troublants par la synchronisation de la performance. À ce moment de la déambulation, parmi la foule de passants ou de flâneurs que je croise, il y a de plus en plus de gens aux traits asiatiques, comme si Choinière avait engagé des dizaines de figurants! En fait, cette zone tient lieu d’espace de rassemblement communautaire, peu importe le jour ou l’heure. L’effet de réel est sidérant, sans parler de l’effet culpabilisant d’écouter secrètement, devant des Asiatiques, des propos douteux à leur sujet.

Comme pour Beauté intérieure, le monologue est transmis telle une confidence honteuse et secrète au creux de l’oreille de l’auditeur, ce qui le rend complice, qu’il le veuille ou non. Cette implication intime aide à ne pas percevoir le propos politique comme didactique et extérieur à soi. À l’apogée dramatique de la pièce, l’Homme à la cravate doit s’asseoir sur un banc public parce qu’il est saisi d’une très forte crampe au ventre. Même si l’audioguide incite le participant à aller s’asseoir près de l’Homme, le réflexe normal est de se considérer comme un pur spectateur. La plupart des participants n’entreront d’ailleurs pas en dialogue avec l’acteur et le regarderont sans rien faire, ou si peu. Ils s’exposent ainsi au jugement silencieux des vrais passants, qui ne savent pas que c’est un jeu. L’audioguide donne alors à entendre un collage de répliques qui semblent avoir été collectées lors d’un accident ou d’un crime dans un lieu public. La banalité et l’incohérence de ces répliques ont ainsi parodié ma propre réaction hésitante et impuissante. Même si on choisit, comme moi, de ne poser aucun geste, le personnage finit quand même par se remettre de son malaise. Peu après, en guise de dénouement, à la station de métro Square-Victoria, lorsque je me sépare de l’acteur tremblotant toujours pris par son rôle, celui-ci me remercie : « Qu’est-ce que je vais faire sans toi? » De mon point de vue de participant qui a choisi, durant toute la déambulation, de très peu interagir avec l’acteur, sa réplique est d’une mordante ironie.

Or, même si on demeure inactif, cette fin suscite de fortes réactions émotives et réflexives qui ne laissent personne indifférent. Similairement, la mise au défi morbide de la fin de Beauté intérieure se veut perturbante, que l’on ose ou non vérifier le contenu de la poubelle aperçue de près ou de loin. Ces pièces énoncent des propos critiques provocants et ambivalents, mais, surtout, leurs dispositifs techniques et leurs formes textuelles confrontent le public avec les aspects sensibles, concrets, liés à ces enjeux, ce qui stimule la réflexion sans la donner comme déjà réglée. La sensation que procure le fait de se sentir suivi par un homme tout à la fois dangereusement laid, absent et très présent virtuellement pose des questions éthiques : à quel point doit-on jeter le blâme sur la survalorisation sociale de la beauté physique, et sur quelle partie du problème plus précisément? Que penser de l’idéal de la « beauté intérieure » et de sa parodie fataliste? La progression de la pièce vers le fantastique cauchemardesque discrédite-t-elle la peur du crime dont se nourrissent certains discours politiques ou y participe-t-elle? Ces textes laissent à chaque participant le soin de conduire sa réflexion, puis de conclure par soi-même, malgré l’ensemble des propositions hypothétiques qui émaillent ces déambulations audioguidées. Beauté intérieure annonce déjà, à l’échelle de l’apparence corporelle, le thème central de Vers solitaire (OUT), soit la tendance dominante à tout apprécier à partir de critères superficiels et matérialistes. Alors que la monstruosité imaginée de Celui Qui Suit et l’impression qu’il suit le spectateur provoquent une distanciation à l’égard de ses fantasmes, le monologue du Vers superposé au corps de l’Homme à la cravate donne à percevoir de très près le désir matérialiste insatiable (d’acheter, de manger, de posséder d’autres personnes) sur un mode qui favorise davantage l’identification, fût-elle temporaire. Jusqu’où veut-on suivre les consignes du jeu et adopter intérieurement les attitudes inquiétantes de ces personnages?

Suivre un projet aux intentions laissées en blanc : un art activiste contre le suivisme esthétique

On l’aura compris, l’intérêt de chaque déambulation de Choinière repose avant tout sur le caractère imprévisible de la relation du participant avec la voix enregistrée et sur le détournement critique des attentes durant le parcours. Choinière doit donc sans cesse se renouveler pour que son public, nécessairement restreint, continue d’apprécier son travail de la forme déambulatoire. Projet blanc (2011), la dernière déambulation de Choinière, est symptomatique de ce défi. Le Théâtre Aux Écuries en a fait la promotion en laissant en « blanc », donc secrets, tous les détails de l’oeuvre, ce qui répond de façon intrigante aux attentes des participants. De nos jours, des instances majeures du tourisme et de l’économie muséale récupèrent d’ailleurs un tel type d’incorporation du théâtre et de la littérature dramatique à l’audioguide, un outil didactique qui appartient initialement à ces domaines. On peut se réjouir du fait que la critique politique, à laquelle Bienvenue à – (une ville dont vous êtes le touriste) a pu contribuer, contre le caractère platement commercial d’une bonne partie de l’offre touristique ait commencé à avoir un effet sur la prise en compte de l’environnement urbain[9]. Mais sur le plan esthétique, ce changement amène à revoir les lignes de partage entre l’avant-garde et la culture établie et il a incité L’Activité à changer de champ d’expérimentation scénique.

Projet blanc, qui a eu lieu le seul soir du 3 novembre 2011, est ainsi l’ultime déambulation sonore de Choinière. Symptomatique de la fin d’une démarche, ce cas limite a ramené l’audioguide dans un cadre intérieur et statique : pour la majeure partie de l’activité, les participants demeuraient assis dans un confortable fauteuil de théâtre... Ce n’était que la première partie, plus courte, qui était un parcours, du Monument-National jusqu’à un terrain en friche situé en face du Théâtre du Nouveau Monde (TNM). 76 spectateurs (Choinière et Forget, 2012 : 31), dont j’étais – suivant Olivier Choinière lui-même –, ont pris part à la marche. Le propos initial enregistré sur l’audioguide consistait en un discours métathéâtral sur la forme même de cette activité, comme si celle-ci arrivait à l’étape de son bilan final, incapable d’offrir autre chose qu’un miroir d’elle-même. Or, ce préambule était un leurre qui conduisait, en fait, à une action clandestine et silencieuse de détournement du spectacle du 60e anniversaire du TNM. À cette étape, nous recevions un billet pour assister tous ensemble à une production de L’école des femmes qui rappelait que Molière est l’auteur fétiche de ce théâtre depuis sa première production, L’avare, en 1951. Tous assis au deuxième balcon, nous avions eu droit à un achat de billets pour groupe scolaire, dont le coût expliquait le tarif de 40 $ de l’unique représentation du mystérieux Projet blanc, qui était nettement plus élevé que pour les déambulations précédentes. Toute la première partie de la pièce de Molière était commentée pour nous, via nos écouteurs, par Olivier Choinière lui-même, qui récitait un pamphlet critiquant la mise en scène (Yves Desgagnés) et la direction artistique du TNM (Lorraine Pintal) de façon synchronisée avec le spectacle[10]. Projet blanc est parvenu à susciter un débat sur l’ambiguïté du mandat de cette compagnie dominante dans l’économie théâtrale québécoise. Du point de vue de Choinière, les théâtres établis comme le TNM se comportent comme des sociétés d’État privatisées qui « doivent faire, avant toute chose, la preuve de leur rentabilité » (Choinière, 2011 : 20) en tentant de répondre mieux que leurs concurrentes à une large variété de demandes des publics. Le piège est ici de voir l’action d’éclat de Choinière comme une simple querelle personnelle, alors que la teneur de la réflexion critique dépasse le cadre d’une seule compagnie. Sur le plan légal, le Québec s’est doté d’équivoques compagnies théâtrales privées, mais subventionnées parce qu’à but non lucratif, alors que les seuls théâtres publics au sens strict se trouvent à Ottawa : le Théâtre français et le Théâtre anglais du Centre national des Arts. La stratégie concurrentielle dénoncée dans le texte de Choinière choque, parce qu’elle apparaît être celle de soi-disant théâtres publics qui cumulent plusieurs mandats plus ou moins contradictoires. Comme le suggère le texte de Projet blanc, les mandats publics des théâtres privés subventionnés sont nombreux et gagneraient à être partagés entre plusieurs instances, plutôt que d’être mêlés au sein de la même compagnie, voire de la même production. Ces objectifs, qui ne s’accordent pas toujours bien avec le texte choisi, sont notamment la consécration de grands artistes locaux, la transmission du patrimoine des classiques, la réflexion sur les enjeux d’actualité ainsi que l’éducation des jeunes spectateurs.

La remise en question de ce dernier objectif, en particulier, fait la force cinglante de l’intervention de Choinière. Elle offre également une conclusion forte aux questions que soulève l’action de suivre dans ses propositions artistiques antérieures axées sur la déambulation. Tout au long des premiers actes, Choinière compare l’Agnès de Molière, cette ingénue séquestrée et maintenue dans l’ignorance depuis l’enfance par son tuteur et futur mari, avec le public de la pièce tel qu’il est donné à imaginer par les choix de la mise en scène. Le TNM devient, quant à lui, « le théâtre d’Arnolphe », Desgagnés ayant choisi de représenter la maison du personnage en un théâtre intemporel. Le créateur célèbre ainsi le 60e anniversaire du TNM en mettant en scène le théâtre gigogne d’un Arnolphe directeur artistique. Les détails de la mise en scène les moins originaux sont soumis à notre attention, de façon à montrer la condescendance qu’il y a dans l’idée que le « public-Agnès » ne pourrait déroger du goût de la moyenne, de ce goût ni trop traditionnel ni trop à la mode. Surtout, la trame sonore fait entendre des extraits d’une vidéo, diffusée en ligne à des fins scolaires, dans laquelle le metteur en scène commente sa production. La voix d’Yves Desgagnés, dans les extraits sonores tirés de cette vidéo, a un ton nettement infantilisant, que le commentaire de Choinière souligne : « Quand Arnolphe fait l’éducation de son public, c’est en méprisant son intelligence, en lui donnant à l’avance ce qu’il faut dire et penser, dans des programmes qui s’apparentent à de petits catéchismes » (ibid. : 16). Ce discours de trouble-fête de la bande sonore ne s’oppose pas pour autant à toute fonction didactique du théâtre, mais il distingue éducation et condescendance. Ses propos rappellent la théorie du spectateur de Jacques Rancière : « Pour que le public-Agnès reste captif, il doit rester ignorant, et en premier lieu ignorant de l’état d’ennui profond dans lequel il se trouve » (ibid. : 12). La critique du didactisme en art menée par Rancière (1987; 2008) s’inspire des idées de Joseph Jacotot sur l’éducation : la première leçon implicite d’un maître à son élève est celle de l’ignorance du second par rapport au premier. La forme traditionnelle d’éducation encourage la passivité de l’élève en montrant comme infranchissable l’écart hiérarchique qui le sépare du maître. Ainsi, la simplicité des choix scéniques dans cette initiation à l’oeuvre de Molière entre en contradiction avec l’idée reçue que Desgagnés répète dans les extraits de la capsule vidéo : « Molière était un jeune auteur contemporain, contemporain de moi-même […]. [J]’ai décidé d’aborder la pièce comme un auteur contemporain, avec une vision contemporaine et je veux confronter Molière à notre société actuelle de 2011 » (Choinière, 2011 : 7). Choinière croit que le théâtre peut légitimement chercher à être de son temps. Or les signes d’un ancrage contemporain de la mise en scène de Desgagnés n’apparaissent que de façon superficielle, notamment dans le choix de donner le rôle d’Horatio à un acteur porteur de dreads, qui rappelle vaguement Bob Marley et les mouvements de contestation des années 1960-1970 (ibid. : 9-10). Fondé en 1951, le TNM a traversé ce temps relativement contemporain, mais le spectacle d’anniversaire le plonge dans la nostalgie de son passé plutôt que dans la « société actuelle de 2011 » dont il devait être question. Il y a là une application bien mince de l’une des idées importantes en art à propos du sujet contemporain : « Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce se sens, comme inactuel » (Agamben, 2008 : 10). La production anniversaire du TNM, du point de vue de Projet blanc, n’offre pas un tel regard critique approfondi et élargi sur notre époque.

Anatomie du suivisme

De Beauté intérieure à Projet blanc, Choinière a travaillé les possibilités artistiques de l’audioguide comme dispositif avec lequel explorer l’action de suivre ou d’être suivi en solo, ce qui a fait mûrir sa réflexion critique jusqu’à la dénonciation du suivisme, dans la vie comme en art. Le contexte contemporain en est un où, dans les médias, y compris pour la couverture du théâtre, le journalisme substitue à la critique la fonction de relais des relationnistes institutionnels : « Le Canada comptait 2,1 relationnistes par journaliste en 1991. Ils étaient 4,1 par reporter en 2011 » (Baillargeon, 2014 : A10). Dans ce contexte plus favorable à la promotion concurrentielle qu’à la réflexion critique, les débats médiatisés sont réduits à des répliques échangées à un rythme trop rapide qui ne permet ni l’émergence d’idées nouvelles ni la tenue d’un véritable échange. Le dramaturge britannique David Hare illustre cette idée en comparant la forme dominante des échanges médiatisés à des matchs de tennis où chacun ne cherche qu’à vaincre son adversaire (Hare, 2005 : 3). Cette idée fournit un facteur d’explication supplémentaire à l’importance des monologues et des tirades dans la dramaturgie contemporaine : ces formes de parole laissent le temps nécessaire au long fil d’une véritable argumentation, qui peut être reçue et contestée plus tard, sans la nécessité soi-disant démocratique de débattre au rythme digeste du bavardage ordinaire (ibid. : 4-5). Le fil argumentatif des monologues et les procédés scéniques de persuasion dans Beauté intérieure et Vers solitaire (OUT) sont suffisamment longs et tortueux pour que la manipulation rhétorique ait un effet troublant, avant d’être mise en évidence et soumise au jugement critique de chacun. De même, le long texte que constitue Projet blanc et sa transmission dans un contexte inattendu appellent une réflexion polémique sur l’institution théâtrale québécoise.

En somme, les trois déambulations ici étudiées déjouent les attentes pour mieux encourager la réflexion critique sur l’esthétique dominante, qu’il s’agisse de la beauté corporelle, de l’aménagement de l’espace public ou de l’art théâtral sur les scènes établies. Certes, ces monologues opposent un frein puissant au dialogue, mais de manière à susciter un désir beaucoup plus fort, inassouvi, de partager des idées, des émotions et, au final, d’interroger sa vision du monde. Le début de Beauté intérieure ironise sur l’idée de répondre à une voix sans corps; dans Vers solitaire (OUT), le dialogue avec l’Homme à la cravate est découragé par l’isolement sonore que procure le casque d’écoute. Projet blanc est un coup d’éclat proche du piratage et de l’action directe, mais il a la délicatesse de ne jamais entrer en confrontation directe avec les autres spectateurs ni avec les acteurs et artisans responsables du spectacle pris à partie. L’argumentation en sous-texte suffit. Ces déambulations exacerbent les relations de pouvoir, d’identification voyeuriste, voire de suivisme dans l’espace contemporain, pour mieux les déconstruire ensuite. Ces relations qui sont présentes, mais plus insidieusement, dans les formes traditionnelles des théâtres établis trouvent en Choinière un créateur qui réactive la fonction polémique et critique indissociable d’un art vivant.