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J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources. […] De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner, il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.

Georges Perec, Espèces d’espaces

Menée dans le cadre de la Chaire de recherche du Canada pour une dramaturgie sonore au théâtre, notre recherche-création s’inscrit à la fois dans ce que Richard Schechner a nommé un théâtre performatif et environnemental (2008) et dans le champ du Sound Art : une approche intermédiale qui s’attache à l’espace réel et concret, et qui revendique le son comme média premier dont la nature interdisciplinaire (acoustique, électronique, environnementale…) nous permet, à l’aide d’une méthode conviviale, collaborative et co-créative, de déployer une hybridité dans les formes (théâtre, performance, musique, poésie, radio, livre de création et formes transmédiatiques). Très vite, ce côtoiement disciplinaire et médiatique suscite un besoin d’écoute qui ne peut plus se limiter au cadre d’une salle de théâtre. Pour lui donner plus d’espace, nous décidons de sortir, à la manière deleuzienne, de nous « déterritorialiser » pour quitter une habitude, une sédentarité (Deleuze et Guattari, 1972 : 162), nous éloigner du lieu traditionnellement réservé au théâtre et nous rendre dans des espaces extérieurs. Il s’agit alors d’expérimenter notre écoute en nous inscrivant autant dans le « tournant spatial » en art (Quirós et Imhoff, 2014 : 5) que dans le récent « tournant de la mobilité » développé en théorie sociale (Urry, 2005), qui s’empare à la fois des avancées technologiques et des changements culturels de notre société.

A priori notre principe est simple : se libérer du lieu théâtre, partir vers des contextes géoculturels inusités, les écouter et revenir au théâtre. Or cette mobilité se révèle être une dynamique complexe de transformations de notre territoire disciplinaire. De retour de cette délocalisation, comment profiter de cet élargissement de notre champ d’écriture, comment intégrer cette investigation territoriale pour faire de notre espace de jeu une scène sans bord? Ce débordement scénique qui serait l’occasion de mises en réseau tant avec des réalités lointaines (pour nous, Bogotá en Colombie) qu’avec des réalités dites virtuelles? La multiplication d’interactions et la multimodalité n’évitent pas un effet de dispersion. Sous l’effet de notre mobilité, cette ouverture disciplinaire et culturelle suscite alors des questions contradictoires : d’un côté, cette dispersion ne va-t-elle pas finalement produire une forme scénique où s’enchevêtrent territoires (artistiques et culturels), processus, temporalités, sonorités, narrations, brouillant tout objectif esthétique et spectatoriel? De l’autre côté, comment notre besoin d’écoute hors les murs du théâtre, qui nous pousse vers des environnements inaccoutumés, pourrait-il être l’occasion d’accueillir cette dispersion? Aidé par les nouvelles technologies légères et à portée de main, est-ce que cet effet « dispersif » pourrait être l’occasion de créer une oeuvre interdisciplinaire plus mobile, ouverte aux événements et co-créative avec le spectateur? D’autant que le statut artistique qui résulte d’une recherche-création en arts vivants, dans le cadre universitaire, est lui-même assez fuyant, processuel parce qu’expérimental et critique. De même, l’oeuvre finale qui en émerge peut parfois apparaître comme une simple étape (un laboratoire ouvert) en regard de la durée instituée par les fonds scientifiques qui, le plus souvent, s’étale sur trois ans.

Dans le présent article, en nous appuyant sur des expériences universitaires, nous tenterons de soutenir que le nouveau paradigme de la mobilité associé aux concepts d’intermédialité et de performativité constitue un socle dans une démarche de chercheur-créateur sensible au décloisonnement théorique, artistique et culturel. Nous resserrerons notre propos en nous intéressant plus spécifiquement à des recherches sur de nouvelles formes scéniques, qui nous conduiront vers une expérience menée par la Chaire de recherche du Canada pour une dramaturgie sonore au théâtre. Nous verrons comment le son mobile in situ révèle le potentiel d’une recherche-création en arts vivants à travers laquelle la scène actuelle, en continuité avec les digitalperformances (Dixon et Smith, 2007)[1], confirme son statut de plateforme où se contactent une pluralité de secteurs et de disciplines, et où la combinaison de médias et l’extension transmédiatique contribuent à la remobilisation du spectateur.

La mobilité pour un art interdisciplinaire

Comme le démontre l’historien Gérard Monnier dans sa réflexion sur l’internationalisation des arts, depuis le dadaïsme et grâce à l’essor des transports (notamment ferroviaires), les artistes manifestent une intense revendication de liberté et de mobilité (Monnier, 1995 : 9). Ce que Paul Ardenne va désigner comme « oeuvre d’art mobile », en rupture avec les territoires traditionnels de l’art (galerie, musée, centre d’exposition, salle de spectacle), investit de plus en plus de nouveaux espaces comme la rue et l’espace public (Ardenne, 2004 : 28). Cette sortie hors les murs, qui se cherche dans une aventure par-delà « le territoire maison » (Deleuze et Guattari, 1991 : 174), entraîne la création « d’oeuvres déplaçables, aptes à aller à la rencontre du public, ou à le transporter » (Ardenne, 2004 : 153). Inspirés par ce même principe où la circulation géographique permet de consolider une idéologie et des pratiques artistiques, Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff ont dirigé Géo-esthétique, un ouvrage collectif dédié au tournant spatial dans l’art, « devenu aujourd’hui le lieu privilégié de l’invention de contre-pratiques et de contre-cartographies » (Quirós et Imhoff, 2014 : 16). À partir des réflexions de Joaquín Barriendos (2010) ainsi que du concept de recherche extradisciplinaire de Brian Holmes (2007), où se renouvellent dans un même mouvement technologies intellectuelles et pratiques, l’ouvrage met en relation une diversité disciplinaire dont les approches critiques et théoriques s’appuient sur des notions de cartographie critique, critique postcoloniale, théorie queer, topographie marxiste du travail et historiographie géographique de l’art, dans le but d’interroger les constructions spatiales du monde artistique actuel. Dans l’introduction de son ouvrage collectif sur Les mobilités culturelles, Walter Moser semble précéder cette approche géoesthétique et cartographique en s’intéressant au potentiel intermédiatique de l’internet considéré comme un méta- ou hyper-média qui peut prendre en charge et véhiculer d’autres médias (Moser, 2011 : 4). Ce type de mobilité ou cette « médiamotion » qui valorise la dissolution des frontières et des structures, la fluidité, le non planifié et le spontané, provoque alors des situations étoilées où le contact à distance se produit dans une intense immédiateté.

Les mobilités virtuelles, dont la télévision et l’ordinateur seraient des supports indéniables, pourraient être l’expression privilégiée de cette fluidification contemporaine de la vie sociale comme de la création artistique. Ainsi, la performeuse, écrivaine et metteure en scène Lucille Calmel se considère comme une chercheuse d’écritures vivantes mettant en lien la scène et l’internet pour explorer des dimensions performatives entre corporalités, vocalités, sonorités et textualités (Roques, 2010). La puissance d’interaction virtuelle de l’internet représente un espace spécifique où le public comme les artistes peuvent imaginer faire partie d’une communauté sans se voir, sans que leur corps habite le même espace et sans qu’ils se connaissent autrement que par un nom électronique. Au sein des communautés virtuelles, les identités et les liens eux-mêmes mobiles prolifèrent selon des schémas anarchiques et enchevêtrés, constituant parfois et momentanément une société hétérogène, déhiérarchisée et affranchie des cadres territoriaux.

Mobilité et intermédialité

Cette place des usagers dans la réalité médiatique appartient de même au champ des études sur l’intermédialité (Larrue, 2015 : 28-29). Avant de ramener sa réflexion sur les arts et particulièrement le théâtre, Jean-Marc Larrue relève que les socialités liées aux médias ou créées par les médias – des premiers usagers du téléphone aux réseaux sociaux actuels – occupent une position centrale chez les intermédialistes. Il montre que ces « sociomédialités » ne sont assimilables ni à des classes sociales ni à des communautés stables (ibid. : 29). Pour orienter notre observation de la mobilité comme valeur phare dans une recherche-création interdisciplinaire, il nous semble alors pertinent de nous appuyer sur ce qui détermine l’intermédialité, à savoir l’objet « qui concerne les relations complexes, foisonnantes, instables, polymorphes, multidirectionnelles entre les médias », et la dynamique « qui permet l’évolution et la création de médias et le repositionnement continuel des médias » (ibid. : 28). À l’instar du rhizome (Deleuze et Guattari, 1980), le mouvement inhérent à la dynamique intermédiale s’articule non pas seulement à partir d’un entre-deux mais aussi à partir d’une position « entre ce qui est entre » (Larrue, 2015 : 32). Une complexité qui augmente quand on ne sait pas quels aspects d’un médium peuvent appartenir à un autre médium (Elleström, 2010 : 34), et qui s’anime de changements constants grâce à « la disparition de points fixes, de pôles préalables [qui, plus qu’un effet déstabilisant,] exclut tout principe d’antériorité et fait éclater le mythe de l’origine » (Larrue, 2015 : 33).

Sous le prisme de l’intermédialité, la mobilité n’est pas à considérer comme la conquête d’un espace « source », mais comme une volonté de sortir de l’isolement et d’entrer en relation, de participer à un réseau en transformation perpétuelle. Un mouvement toujours ouvert et connectable dans toutes ses dimensions qui, reprenant certes le principe de carte chez Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980), s’ancre aussi sur le mode de performativité que Chiel Kattenbelt considère

comme une radicalisation des aspects performatifs de l’art, mise en oeuvre afin de renforcer la matérialité ou les qualités expressives des énoncés esthétiques, d’accentuer la situation esthétique comme mise en scène et événement fondateur qui se produit dans le présent de l’ici et maintenant et afin d’intensifier l’expérience esthétique en tant qu’expérience incarnée[2]

(Kattenbelt, traduit dans Dodet, 2015 : 400).

Ce renforcement des qualités matérielles et incarnées des composantes performatives qui intensifient l’expérience du spectateur nous rapproche davantage du concept de recherche-création interdisciplinaire dont nous voudrions rendre compte. Dans l’ouvrage collectif Mapping Intermediality in Performance (2010), Kattenbelt et ses co-auteurs défendent la performance intermédiale à partir d’un théâtre compris comme un média fortement multimodal (Elleström, 2010 : 38), c’est-à-dire offrant une combinaison particulière de modes et d’aspects qui rend compte à la fois du média en tant que milieu et en tant que réseau de pratiques. Ce phénomène rappelle que depuis toujours le théâtre est non seulement un média mais, pour reprendre le concept de Kattenbelt, qu’il peut se définir comme un « hypermédia » en ce qu’il fédère divers médias, techniques et technologies médiatiques sans abandonner la spécificité de ce qui le constitue, un art  live de l’ici et maintenant (Kattenbelt, cité dans Larrue, 2015 : 41). La polychronie de la mobilité (Pradel, 2016 : 11) se lie à la performance intermédiale comprise entre hypermédialité et hypermédiateté qui construirait le terrain propice pour développer, à travers une matérialité instable, des rapports hétérogènes et complexes, des pratiques théâtrales performatives fondées sur l’expérientiel (ibid. : 42).

La recherche-création comme « déterritoire » mobile

Pour de nombreux chercheurs-créateurs, cette dynamique expérientielle maintient au coeur de l’oeuvre le cheminement qui la compose, brouillant les différences entre résultat et processus pour, peut-être, révéler l’idée d’une oeuvre critique, c’est-à-dire dont le résultat fait surgir du soupçon. Champ d’expériences interdisciplinaires, intermédiales et performatives, la recherche-création semble jouer d’une indécision de statut, préférant les zones troubles, poreuses, « moins souvent fréquentées, aux confins de nos systèmes et de nos méthodologies » (Féral, 2011 : 47). Ce sont ces zones que nous nommons « déterritoires » pour leur mouvance cartographique qui provoque volontiers glissements, altérations et débordements de limites territoriales. Considérer la recherche-création comme un enjeu ou un espace pluriel et dialogique c’est, à l’instar des propos du critique d’art Brian Holmes, observer / regarder l’artiste se confronter à une recherche géographique, une forme d’enquête sur la texture des relations, riches de différences, mais toujours incertaines, et partiellement opaques pour l’artiste lui-même (Holmes, 2007 : 14). Holmes insiste pour définir ces acteurs qu’il nomme les « artistes extradisciplinaires » :

L’ambition des artistes extradisciplinaires est d’enquêter rigoureusement sur des terrains aussi éloignés de l’art […], d’y faire éclore le « libre jeu des facultés » et l’expérimentation intersubjective qui caractérisent l’art moderne et contemporain, mais aussi d’identifier, sur chaque terrain d’enquête, les applications instrumentales ou spectaculaires de procédés ou d’inventions artistiques, afin de critiquer la discipline d’origine et de contribuer à sa transformation

(ibid. : 13-14).

Cette transformation de la discipline dit la logique, le besoin ou le désir de nombreux d’artistes de s’aventurer en dehors de leur propre discipline, de déborder vers des pratiques telles que le net art, le bio art, la géographie visuelle, l’art spatial, le data-base art et l’art-thérapie… Au caractère hétéroclite de cette liste, Holmes ajoute aussi le décloisonnement entre théories et pratiques : une nouvelle réflexivité, impliquant des artistes aussi bien que des théoriciens ou des ingénieurs dans un croisement au-delà des limites traditionnellement assignées à leur activité, dans le but exprès d’en venir aux prises avec les évolutions d’une société complexe (ibid. : 12). À ce besoin ou à ce désir de se tourner vers quelque chose d’autre, vers une discipline extérieure, s’associe une dynamique réflexive qui, à travers une démarche critique, participe à transformer la discipline initiale, à la désenclaver et à ouvrir de nouvelles possibilités d’expression, d’analyse, de coopération et d’engagement en son sein. C’est cette circulation à double sens, ou plutôt cette spirale transformatrice, que l’on peut appeler l’extradisciplinaire (ibid. : 13).

À l’image des mobilités géographiques, qui « impliquent presque toujours une sorte de transformation des contextes et des espaces dans lesquels elles se produisent[3] » (Adey, 2009 : 12), on peut dire que le phénomène de transformation au coeur de l’enquête extradisciplinaire est une aventure du « déterritoire », synonyme de liberté et d’émancipation, dont la force critique permet une mise en mouvement des divergences. L’opacité et le doute devant le territoire nouveau deviennent la source d’une évolution et d’une inventivité. Aujourd’hui, la force de mobilité de l’extradisciplinaire est souvent rattachée à l’exploration de technologies.

Au Québec, plusieurs projets universitaires misent sur la notion de mobilité pour développer une pratique artistique qui soit l’occasion d’une approche plurielle, à travers la nature des collaborations et des outils mis en jeu comme à travers la destination des recherches. Le Laboratoire sur les récits du soi mobile (LRSM)[4] mis en place par Simon Harel à l’Université de Montréal nous semble en être un exemple pertinent. Affilié au Département de littérature comparée et à la Faculté des arts et des sciences, le laboratoire dispose de trois parcs d’équipements : un laboratoire multimédia, un studio mobile de production vidéo (avec équipements de tournage ultraportables), ainsi qu’une interface web, observatoire virtuel et base de données interactive qui accueille les chercheurs de différentes disciplines.

C’est pour étudier avec plus d’acuité le récit du soi mobile et en réseau, pour apprendre ce qu’il peut nous enseigner du quotidien de la rue, et aussi pour comprendre les univers sociaux qui échappent à ce phénomène planétaire que le laboratoire sur les récits de la mobilité a été créé. L’infrastructure de recherche permet aux chercheurs et à ses partenaires de se doter de capacités étendues de captation et d’étude de récits de mobilité dans la ville et sur le web[5].

Le camion, ce laboratoire mobile, en circulation dans les ruelles, squares ou terrains vagues, cerne les réalités et les enjeux de l’espace – urbain, imaginaire, identitaire, interculturel et politique – pour circonscrire et fédérer l’ensemble des sciences humaines à travers des énonciations éphémères de la mobilité culturelle, des prises de parole fragiles, des pratiques ludiques et créatives d’appropriation du territoire pouvant être médiatisées sur des supports numériques. Depuis un contexte intermédiatique, cette recherche-création produit ainsi « des créations locales, diffusées mondialement en temps réel, des productions réseautées, géoréférencées, souvent éphémères, qui dépassent le champ formel de la littérature pour devenir le pivot des échanges sociaux et économiques de notre ère communicationnelle globale[6] ». Le projet Racines – Déambulatoire aléatoire en est une illustration récente. Le marcheur s’aventure dans les rues du quartier Outremont pour se rendre devant le 400, avenue Atlantic où il trouvera, sous ses yeux, un terrain en chantier, en changement, mais qui, malgré tout, n’est pas vacant. À l’aide d’un système audioguidé, pendant une dizaine de minutes, le temps qu’il faut pour traverser l’espace et s’y arrêter un moment, l’auditeur sera ainsi convié à se déplacer dans un paysage sonore et narratif dans lequel une histoire lui sera racontée, où l’imaginaire du site Outremont, passé et futur, se fera entendre. Ce marcheur à découvert sur un site en friche, un chantier de construction, fait alors l’expérience d’une déambulation aléatoire[7].

La mobilité dans la recherche-création interdisciplinaire en arts vivants

L’ouverture interdisciplinaire et l’écoute performative (Kapelusz, 2014-2015) dans le champ des études de la mobilité devient aussi une position centrale dans certaines approches en arts vivants, et notamment ceux concernés par la scène. Nous l’avons déjà abordée en nous intéressant à l’approche intermédiale dans laquelle la mobilité est partie prenante. Cependant, comme repère théorique dans les études théâtrales en ce qui concerne la réflexion entre la scène et l’espace, nous nous référerons au théâtre environnemental de Schechner, lui-même chercheur-créateur en milieu universitaire qui écrit sur le théâtre, expérimente les formes, produit des modèles théoriques, met en scène des performances et enseigne les performing artsà l’Université de New York. Variante autour de la structure du happening (Allan Kaprow) et au regard d’une utilisation croissante de l’espace public, le théâtre environnemental est défini par Schechner en six axiomes, dont les trois premiers nous intéressent :

L’événement théâtral est un ensemble de transactions connexes;
L’intégralité de l’espace est utilisée pour la performance;
L’événement théâtral a lieu dans un espace totalement transformé ou dans un « espace trouvé »

(Schechner, 2008 : 131-132).

Ainsi, Schechner transforme les rues en « terrains d’essais » et « théâtres dans lesquels se jouaient des moralités » (ibid. : 137). Il met en place un événement théâtral qui, au-delà du trouble dans le rapport acteur / personnage, expose un tissu social complexe, un réseau d’attentes et d’obligations (ibid. : 122). Il s’agit d’une approche écologique qui n’exclut pas une dimension poétique où « les aires occupées par le public s’assimilent à une mer traversée à la nage par les acteurs, et les aires de jeu à des îles ou des continents bordés par le public » (ibid. : 188). Mais l’image de cette mobilité au sein d’une géographie scénique potentiellement illimitée implique que l’environnement négocié ou l’espace trouvé mette en place « un dialogue scénique avec l’espace » (ibid. : 132). Or, pour que la performance ou le théâtre environnemental puisse avoir lieu, il faut considérer l’environnement comme un « cercle irrégulier, un système interconnecté en mutation constante » (ibid. : 184). Une condition d’ouverture qui prend le risque d’un dialogue scénique enchevêtré et dispersé puisque, dans un mouvement incessant, l’espace de jeu intègre « des espaces à l’intérieur d’autres espaces, des espaces qui contiennent, ou entourent, ou touchent, ou sont en relation avec tous les endroits dans lesquels se trouve le public et / ou les acteurs [qui] jouent. Tous les espaces prennent une part active dans tous les espaces » (ibid. : 150). L’idée que certains lieux soient cachés ou secrets est incluse dans le principe.

Plus globalement, à la manière de la spirale extradisciplinaire, le théâtre environnemental se construit de façon circulaire, activant des collaborations entre les espaces, entre les acteurs et les techniciens-interprètes, entre les artistes et les spectateurs, une mise en contact généralisée et sans cesse renouvelée qui lui laisse dire que les « arts du processus » (arts vivants) sont véritablement l’objet d’une co-création (ibid. : 261). Ouvert sur le monde, le théâtre environnemental est aussi une tentative visant à intégrer les connaissances sur les autres cultures, une approche interculturelle et sociale que Schechner voit plutôt comme un échange et une réciprocité entre les cultures pour former un réseau artistique qui soit inclusif.

Figure 1

Nous ne serons pas vieux, mais déjà gras de vivre d’Anne-Marie Ouellet, avec Thomas Sinou et Anne-Marie Ouellet. Local commercial désaffecté, 4846, avenue du Parc, Montréal, 2013.

Photographie de Jean-Philippe Tremblay

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Figure 2

Résonances de Carole Nadeau, avec Wilfrid Dubé, Steeve Dumais, Isidore Lapin, Rolande Lapointe et Éric Raymond Loiseau. Église Sainte-Brigide, Montréal, 2014.

Photographie de Michel De Silva

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Figure 3

Cartographies de l’attente de la Chaire de recherche du Canada pour une dramaturgie sonore au théâtre. Dans la cinquième chambre du motel Parasol, le concepteur web et vidéo Pierre Tremblay-Thériault diffuse en direct les performances des actrices filmées dans les quatre autres chambres. Chicoutimi, 2014.

Photographie de Carol Dallaire et Gisèle Cormier

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Figure 4

Cartographies de l’attente de la Chaire de recherche du Canada pour une dramaturgie sonore au théâtre. Version web du spectacle, avec Elaine Juteau et Andrée-Anne Giguère sur la scène du théâtre de l’Université du Québec à Chicoutimi et Claudia Torres dans son appartement à Bogotá, 2016.

Photographie de Carol Dallaire et Gisèle Cormier

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On pourrait dire alors que la mobilité de la pensée schechnérienne, comme celle de son théâtre performatif, se prolonge aujourd’hui à travers les dramaturgies innovantes et plurielles telles les performances télématiques (Dixon et Smith, 2007 : 423) sur scène. Dans ces expériences qui relient en temps réel des sites distants, l’espace scénique relève plus encore d’un agencement hypermédiatique parfois quasi scientifique, démultipliant les mises en scène par des mises en réseau de plateaux (via des projections à distance en streaming comme nous le verrons plus bas avec notre création Cartographies de l’attente) ou par l’interaction avec un dispositif web qui rend au spectateur toute sa liberté de présence et d’interprétation, motivant sa participation, voire même son inclusion à la représentation. Mais au-delà de considérations technologistes, devant ce théâtre « sociomédial » en mouvement, le spectateur qui renonce à son statut de témoin muet entre dans une certaine jouabilité qui n’est plus l’apanage des jeux vidéo, face à un territoire scénique toujours en transformation. En ce sens, Clarisse Bardiot note que,

[d]ans les digital performances, la limite entre les positions respectives de l’acteur et du spectateur […] est beaucoup moins tranchée que dans un spectacle traditionnel. Faire et voir ne sont plus opposés, favorisant ainsi l’émergence de nouvelles postures de l’interprète et du spectateur. […] L’un et l’autre peuvent être considérés comme des « joueurs » […] et il ne s’agirait pas tant de distinguer le voir du faire, que le geste amateur (le spectateur) du geste expert (l’interprète). […] Tout comme le faire et le voir, l’actif et le passif, le physique et le virtuel, la scène et la salle, ne peuvent être strictement opposés et renvoyés dos à dos dans une logique binaire, tout comme ces couples se combinent et se contaminent à l’infini, il n’est plus possible d’opposer la présence à l’absence dans les digital performances

(Bardiot, 2013a).

Cette quête contemporaine d’un théâtre environnemental et performatif, qui travaille la mobilité des combinaisons et des statuts, produit un espace de jeu créatif et cognitif inusité dont nous voudrions rendre compte à travers l’examen de deux projets doctoraux en recherche-création. Le premier, « Nous ne serons pas vieux, mais déjà gras de vivre, étude et modélisation théâtrale de la transgression des limites » (2013), est une recherche-création d’Anne-Marie Ouellet menée à l’Université du Québec à Montréal. Cette thèse-création qui s’intéresse au concept de limite dans les domaines de la psychanalyse, de la sociologie et de la dramaturgie se compose aussi d’une oeuvre également prise en charge par la compagnie L’eau du bain, qu’Anne-Marie Ouellet et Thomas Sinou dirigent depuis 2008. Elle est leur troisième création ainsi que le dernier volet de « La trilogie de la mort de l’enfant » (Ouellet, 2013 : 14). La trame est tissée de matériaux sonores et textuels, d’actions performatives, de paroles écrites et improvisées (ibid. : 11).

Pour les présentations de Nous ne serons pas vieux, mais déjà gras de vivre, dont le sous-titre est « Chantier de création », les spectateurs sont conviés dans un local commercial désaffecté au 4846, avenue du Parc à Montréal. Aussitôt qu’il entre dans le local, le public est accueilli par les artistes au sein d’un espace à la fois habité (un matelas dans un coin, une plaque de cuisson et un réfrigérateur dans le fond, des canapés, des petits espaces au milieu du grand espace) et en chantier. On nous convie à boire et à grignoter, à nous rencontrer. Les murs sont des supports de traces textuelles, de photos, de dessins, de questionnaires, de petits objets (figure 1)… Dès les premières minutes, on circule, on déambule dans l’oeuvre ouverte et interartistique, on s’y implique. La mobilité du spectateur est d’emblée inhérente à l’oeuvre. La mobilité des corps dans l’espace et la mobilité de notre perception à travers la multitude des éléments à observer fait de cette sociabilité un principe participatif. De même, la pluralité des espaces scéniques accessibles au public déhiérarchise la place de l’artiste comme du spectateur, produisant là une mobilité des statuts. Pendant que nous déambulons, nous sommes spectateur et participant. D’autant que notre expérience active se prolonge lorsqu’Anne-Marie nous rejoint avec son magnétophone pour enregistrer nos réponses à ses questions cocasses et dérangeantes[8]. Alors que, plus tard, nous irons nous asseoir de façon plus conventionnelle face à un espace de jeu, ces enregistrements seront réinjectés au cours du spectacle, comme pour nous rappeler notre appartenance à la constitution de l’événement et aux transactions connexes qui ici le composent particulièrement.

Si effectivement, dans cette deuxième partie de la performance, le spectateur reste immobile, les artistes, eux, prennent le relais du déplacement pour faire de ce décloisonnement spatial un débordement au-delà des murs de la boutique. Tout en laissant une grande place à l’improvisation (au niveau du texte, du jeu et du son), des points de repère leur permettent de cheminer (ibid. : 20) du sous-sol de la boutique jusqu’à la rue, nous donnant à entendre la voix hors champ d’Anne-Marie ou nous laissant parfois devant l’absence et le vide. Si ce débordement correspond au jeu de transgression de frontière, une « érosion de la limite entre l’individu et le monde (observée chez les états limites), [qui] pouvait vivifier l’art théâtral en maintenant en tension la fiction et le réel, l’intime et le public, l’acteur et le spectateur » (ibid. : 154), n’est-il pas aussi le signe d’une recherche-création en quête d’un espace comme d’une pensée théâtrale plus ouverte et plus mobile? Anne-Marie Ouellet semble le suggérer pour conclure :

En travaillant un même texte sur et hors la scène, je souhaite mettre en dialogue, à l’intérieur des mots, différents états résultant de mes différents rapports au monde. Le travail du texte en dehors de l’action scénique viendrait alors permettre une plongée dans d’autres niveaux de conscience de l’artiste en scène

(ibid. : 156-157).

La deuxième recherche-création doctorale qui nous semble pertinente pour évoquer la notion de mobilité dans le champ des nouvelles pratiques scéniques est celle de Carole Nadeau, « Fabrication d’un dispositif axé sur l’hétérogénéité et une logique de la corporéité, précédé de Résonances » (2017). Cette recherche-création menée à l’Université du Québec à Trois-Rivières explore le concept de « corps sans organes » dans la fabrication d’un dispositif scénique (Nadeau, 2017 : iv). Dans une volonté de mieux comprendre ses propres processus de création et de mieux situer le contexte dans lequel ils s’inscrivent, Carole Nadeau s’intéresse à la porosité des frontières artistiques de plus en plus manifeste comme indice d’un changement de paradigme et de l’attention nouvelle à la matérialité des phénomènes (Nadeau, 2017 : 5). Pour tendre vers ce constat, avant de revenir sur la fabrication et l’expérience que représentent sa création, elle fait un point théorique sur la notion du corps sans organes à partir de l’oeuvre de Bacon (Deleuze, 2002 : 47-52) et sur la notion de dispositif, notamment celle qu’Arnaud Rykner (2008) attribue au théâtre. À l’image du concept du corps sans organes qui s’oppose à une réalité dominante ou à l’idée d’organisme pour préférer des organes transitoires dans leur fonction comme dans leur emplacement (Andoka, 2013), Carole Nadeau dégage une relation dynamique entre les composantes scéniques devenues hétérogènes pour stimuler l’instabilité constante des dominances (des matériaux convoqués, des présences textuelles, corporelles, visuelles, sonores, architecturales, des objets, de la scénographie).

Dans l’oeuvre qui compose sa recherche doctorale, Résonances, cette quête d’un « système dont les éléments instables, souples et mouvants produisent un champ de variations perpétuelles de possibilités organisationnelles » (Nadeau, 2017 : 59) est particulièrement privilégiée. Son projet artistique confirme son inscription dans l’axe de l’hétérogénéité en s’appuyant sur trois sources principales : l’espace (une église désaffectée), le texte (Quartett de Heiner Müller) et la peinture (les toiles de Francis Bacon) – un dispositif qui lui assure la dimension expérientielle d’une oeuvre de recherche autant pour ceux qui la fabriquent et la présentent que pour ceux qui y assistent. Si le lieu, l’église Sainte-Brigide à Montréal, par sa vastitude, ses colonnes, sa diversité de volumes, d’échelles et de niveaux de hauteur, représente une architecture elle-même hétéromorphe, son état de décrépitude et ses qualités et enjeux en termes d’éclairage et d’acoustique (ibid. : 80) forment un champ chaotique pour une altérité poétique qui inspire autant l’ensemble des partenaires artistiques que les spectateurs. Cette posture déhiérarchisée entre artistes et spectateurs, notée par Bardiot et déjà observée chez Anne-Marie Ouellet, est rendue possible par la dimension immersive de l’église qui crée un espace commun, sans démarcation, entre performeurs et spectateurs (ibid. : 75).

Dans la vastitude de la nef, plusieurs écrans de tulles noirs donnent à voir l’image de personnes âgées et nues effectuant des actions rudimentaires (figure 2). La semi-opacité des toiles et leur juxtaposition permettent une indétermination des corps projetés et matérialisent en quelque sorte la pratique du corps sans organes, dont l’une des fonctions relevées par Deleuze est bien l’expérimentation d’agencements ininterrompus. Ainsi, à cette vue des corps virtuels se mêle celle des performeurs « véhiculant des variations d’états dans une indiscernabilité identitaire » (ibid. : 88). Leur présence parfois discrète et presque immobile ou subitement incongrue et spectaculaire traverse de même les matériaux textuels et sonores, dont la diversité s’affirme comme « un acte de mise en mobilité, de réversibilité, d’instabilité » (ibid. : 82). Si, comme nous l’avons souligné plus haut, la mobilité est un rapport au temps polychronique et un facteur de transformation de nos identités disciplinaires, devant un champ de forces sans centre (ou plutôt à centres multiples) comme le propose Résonances, cette mobilité au coeur de cette polyvocité devient aussi une quête d’altérité qui maintient l’état d’expérience sensible et critique inhérent à la recherche-création. La mobilité à risque défait effectivement les dominances et déroute les certitudes comme les territoires, les démultipliant jusqu’à en perdre leur cartographie. Cependant, au cours de la déambulation (de l’artiste et du spectateur), la perte cartographique n’équivaut pas à une absence de structure. Annoncé au contraire comme « une stratégie d’écriture expérientielle » (ibid. : 58), ce corps sans organes féconde pour artistes et spectateurs participatifs des contre-cartographies (temporelles, visuelles, sonores, spatiales, corporelles ou narratives) qui se superposent par déplacements et glissements incessants : cette géoesthétique incite, invite l’ensemble de cette communauté éphémère à s’engager dans la formation de l’écriture scénique. Une « dramaturgie performative » que Peter Stamer définit non plus comme un programme extérieur qu’il faut appliquer au préalable, mais bien plutôt comme une intervention créative qui participe à la réalisation de l’oeuvre depuis l’intérieur (Stamer cité par Pavis, 2014 : 70), et qui, investie par tous, pour susciter ou défaire des événements, appelle au déplacement physique et imaginaire. En raison d’une multiplicité d’éléments autonomes, notre difficulté à nous situer motive paradoxalement notre participation. Progressivement, nous inventons notre propre besoin de liaisons spatiales, narratives et sonores tout comme subitement, nous y renonçons et ainsi, chemin faisant, notre pensée « réseautique » ne cesse de s’animer. Carole Nadeau préfère l’expression d’« interactivité affective » pour traduire l’importance de la traversée – telle une clef opératoire du dispositif scénique, écrit-elle (2017 : 167) – dynamique et subjective dans Résonances, où la circulation dans laquelle cohabitent des domaines d’intelligibilité et de sensorialité devient « une expérience mouvante, marquée par le nomadisme et l’impermanence des interprétations » (Catherine Cyr, citée dans Nadeau, 2017 : 165). Ainsi, on pourrait dire que pour ces deux projets doctoraux, l’impermanence des interprétations, la perméabilité des champs disciplinaires et la dynamique intermédiale (à partir d’une variété de médiums et d’une circulation de l’un à l’autre) participent, de manière corrélative entre l’artiste et le spectateur, à une mobilité des corps et des imaginaires qui alimente l’approche expérientielle (ou circonstancielle) et la dramaturgie plurielle qui en découle.

Pour compléter notre observation d’un rapprochement entre l’interdisciplinarité et la mobilité en théâtre, nous voudrions évoquer notre recherche-création au sein de la Chaire de recherche du Canada pour une dramaturgie sonore au théâtre. En attribuant au son un espace scénique qui déborde les limites du plateau, notre démarche s’inscrit à la fois dans l’investigation géographique et cartographique (comme celle du Laboratoire sur les récits du soi mobile), dans les dramaturgies plurielles et innovantes (comme nous venons de le voir avec les exemples de Ouellet et de Nadeau) et dans la tentative de prolonger la question de la mobilité à travers une ouverture disciplinaire au champ transmédiatique. À l’instar des projets évoqués ci-dessus, nous allons présenter deux recherches universitaires, une réalisée et l’autre en cours, où l’action d’écoute et l’écriture sonore, volontairement peu analysées jusqu’à présent, s’avèrent pertinentes dans la compréhension d’une expérience interdisciplinaire et mobile.

La première recherche-création s’intitule Cartographies de l’attente. Amorcée en 2014 et  diffusée jusqu’en 2017, elle résulte d’un projet assez vaste sur l’approche sonore et performative de l’écriture dramatique[9]. Depuis 2010, dans une volonté d’émanciper le son de sa fonction explicative des enjeux visuels et dramatiques, nous choisissons de le sortir de cette position subsidiaire dans la dramaturgie, de son territoire architectural (la scène dans un lieu fermé), de son champ disciplinaire (le théâtre). Un décentrement qui, concrètement, appelle un transport hors des lieux scéniques traditionnels, à la manière d’une décontextualisation deleuzienne, pour libérer un ensemble de relations de leurs usages conventionnels et permettre une actualisation dans d’autres contextes (Deleuze et Guattari, 1972 : 162). Ce franchissement de frontières entraîne une sorte de délocalisation de notre écoute au coeur de diverses géographies et situations[10] qui répondent à la spontanéité des rencontres de paysages, de personnes, de sites et de leur mémoire, entre les artistes et les spectateurs… un réseau de va-et-vient qui s’inscrit dans la réalité du monde comme dans ses extensions virtuelles, des explorations qui nous confrontent à une nature sonore plus imprévisible, plus événementielle.

Notre recherche dramaturgique a explicitement incorporé le concept de mobilité grâce au domaine des Sound Studies (Bull, 2013; Sterne, 2012). Frauke Behrendt, dans sa thèse de doctorat « Mobile Sound: Media Art in Hybrid Spaces » (2010), cartographie des réalisations en art sonore convoquant, d’une façon ou d’une autre, les aspects de la mobilité. Elle les regroupe alors sous l’expression d’« art sonore mobile », faisant écho au concept de Paul Ardenne d’« oeuvre d’art mobile » que nous avons évoqué plus haut. Art sonore mobile d’autant plus accessible qu’aujourd’hui, les médias audionumériques toujours plus légers (téléphones, tablettes, ordinateurs portables), autonomes en énergie et à portée de main, captent, composent et diffusent en temps réel à travers une société en réseau qui, au-delà de sa dimension géographique, se confronte à ses réalités immatérielles sans cesse en mouvement. Ce jeu de transformation qui caractérise la notion de mobilité est particulièrement éloquent pour des pratiques sonores mobiles conçues comme une interface où l’existence de l’oeuvre est impossible sans l’intervention et l’implication du public. Le laboratoire de Locus Sonus a mis en place un projet appelé Locustream Soundmap qui représente une carte audio-géographique d’écoute des streams émis par des micros ouverts autour du globe[11]. C’est l’internaute qui active lui-même l’environnement qu’il veut écouter en direct. Cet attrait du numérique, qui rend compte de la puissance et de la pertinence transformative du son, est confirmé par Jean-Marc Larrue quand il écrit que « [l]a dynamique invasive [des technologies numériques] (elles s’insinuent partout), leur formidable capacité de migrer d’un environnement à l’autre en préservant leur intégrité, leur effet de contamination et d’hybridation font vaciller les modèles établis » (2011 : 177).

On peut dire que la souplesse et la légèreté de nos instruments participent à l’élargissement de nos collaborations interdisciplinaires, à notre mobilité pour bâtir un son à partir du monde qui nous environne (Mâche, 1998 : 21), à la mise en place de co-créations interculturelles (notamment avec les Colombiens, la communauté ilnue du Lac-Saint-Jean et les Bretons en France). Cette technologie, partenaire de notre processus de création devenu plus mobile et labile, infléchit alors notre proposition spectatorielle qui se veut peu à peu multimodale et performative. Nous proposons ainsi une recherche-création qui relève d’une part de la démarche performative et environnementale de Schechner et, d’autre part, qui entre en résonance avec les concepts de « paysage sonore » (Schafer, 1979) et de « soundwalking » (Westerkamp, 2007), avec l’esthétique du son environnemental (Pecqueux, 2012; Biserna et Sinclair, 2015) et, plus encore, avec celle de la phonographie.

Pour favoriser une évolution de la dramaturgie sonore au théâtre fondée sur l’environnement, la technologie mobile et l’expérience des corps, la pratique émergente de la phonographie qui articule et qui dynamise l’ensemble de ces éléments nous apparaît comme un concept intégrateur. La phonographie se rapproche, d’un côté, du field recording, dans le sens où elle laisse à l’environnement sonore le soin de s’inscrire sur le support d’enregistrement; de l’autre, elle s’intéresse à la perception du preneur de son, à son expérience, à son savoir-écouter plus qu’à un savoir-faire (Ripault, 2007 : 21). En ce sens, si le phonographiste prend en compte l’écologie sonore, au contraire du documentariste, il considère son affection devant les sons qu’il capte et replace la faillibilité du sujet au centre de l’événement sonore (temps d’errance, défaillance de la technologie, défauts de manipulation, commentaires inopinés...). C’est ce que revendique Christopher DeLaurenti quand il écrit : « En tant que phonographiste, je cherche à libérer les éléments interdits de l’enregistrement sur le terrain[12] » (DeLaurenti, 2005 : 6). Le territoire du phonographiste est vaste et pluriel : il témoigne d’une construction réciproque du monde et du « promeneur écoutant » (Chion, 2009). C’est bien ce savoir-écouter en action et son potentiel performatif que nous maintiendrons une fois sur scène. À partir des éléments « impurs » venus du dehors (Macé, 2012 : 287), il s’agira alors de créer la transduction d’un événement sonore (Pallandre, 2013) pour influer et renouveler la conception des autres composantes scéniques (le son, le jeu, le texte, la scénographie, la lumière, l’image vidéo et la place du spectateur).

Ainsi, pour éprouver cette qualité relationnelle et expérientielle du dispositif sonore hors des limites du plateau, nous mettons en place la première étape du projet Cartographies de l’attente dans un motel à Chicoutimi. Pendant quatre jours, quatre femmes[13], dans quatre chambres, vont attendre un homme qui ne viendra pas. Pour alimenter cette fiction quelque peu convenue, nous sollicitons quatre artistes[14] que nous nommons les « perturbateurs ». Ils ont la possibilité de se manifester à travers le courriel, le téléphone ou en sollicitant une tierce personne pour donner des objets ou faire une visite. Mais la fiction est surtout prétexte à toutes les liaisons possibles : narratives, performatives ou technologiques.

Afin de rendre possibles ces liaisons, dans un premier temps, les concepteurs aménagent les quatre chambres que les performeuses s’apprêtent à occuper, en disposant une caméra de surveillance de façon à obtenir une image globale de la pièce, un microphone, un haut-parleur, une console son et un ordinateur. À partir de ce dispositif technique, nous obtenons une mise en réseau dans le motel qui se prolonge à travers un site internet, produisant un champ de circulations entre les chambres, et entre les chambres et le monde. Ce jeu de connexion est alimenté et provoqué par les occupants d’une cinquième chambre : le créateur sonore, le créateur web et l’auteur dramatique[15]. À partir de son ordinateur et à l’aide d’une interface logicielle faite sur mesure, le créateur sonore, tel le phonographiste, capte des actions à même le motel et diffuse cette matière sonore parfois re-traitée dans les chambres. À l’aide de ses réinjections, il se manifeste régulièrement et contribue également à créer de la fiction, des accidents entre les chambres et des dialogues impromptus entre les actrices, à brouiller les temporalités en entrecroisant son en direct, captations archivées et matière sonore plus musicale.

Cette première étape, avec un lieu spécifique comme le motel Parasol, nous la voulons prolifique autant sur le plan des natures sonores que sur la mobilité de leur spatialisation. La mise en réseau des chambres jusqu’au site internet permet non seulement de jouer avec les murs à la manière d’une frontière comme élément de séparation, mais aussi comme élément de transgression et de contagion. Un son émis par Guillaume, le concepteur sonore, dans le haut-parleur d’une chambre peut résonner dans une autre, produisant un agencement inopiné. Les films en italien que Claudia écoute en boucle se déplacent chez Elaine qui fait de sa chambre un espace installatif. Grâce à ce son mobile, les chambres perdent leurs limites, et le dispositif fait communiquer l’intérieur avec l’extérieur, le dehors avec le dedans, l’intime avec le public. Cependant une perturbation sonore telle que la sonnerie de téléphone, qui surgit régulièrement dans toutes les chambres, n’uniformise pas pour autant les quatre espaces. La mobilité ne garantit pas une cohésion, une harmonisation sonore. On le perçoit parfaitement sur le site internet quand Pierre, le concepteur web, montre un écran divisé en quatre cadres. La sonnerie produit une réaction différente chez chacune. En regardant l’écran, on a l’impression de quatre instruments qui réagissent certes à la même perturbation mais qui, en même temps, ne s’écoutent pas : un effet de dissonance que nous développerons à la création de la pièce. La porosité des cloisons ne compromet pas l’écart ou l’autonomie entre chaque performeuse. La ramification sonore se multiplie et se déploie en quatre univers fictifs dans le réel des chambres. La prolifération sonore se reproduit effectivement à travers la plateforme internet. Durant quatre jours et à raison de huit heures par jour, entouré de son appareillage[16] et à l’aide du dispositif de captation installé dans les chambres, Pierre va enregistrer et diffuser sur un espace serveur (cartographiesdelattente.ca) les interventions menées par l’ensemble de l’équipe (figure 3). Cette mise en ligne compose alors une cartographie formée de glissements et de variations de notre réalité sous l’effet d’agencements spontanés d’espace et de temps, à travers des images d’archive, des actions en direct, des textes, des sons dont la densité se détache de très loin d’une simple retransmission web de « la vie dans les chambres ».

Comme nous décidons d’assumer notre éloignement de la scène et de ne pas faire visiter les chambres durant l’immersion, cette plateforme représente aussi notre rencontre avec le public internaute. Pour celui-ci, cet éclatement appelle à une participation qu’il lui faut conduire et moduler, acceptant qu’elle reste partielle et processuelle. Toutefois, cette expérience n’exige pas une attention fixe et permanente devant son écran mais bien une écoute mobile. D’autant que, sur les huit heures accessibles par jour, rien ne lui garantit d’assister aux moments les plus distrayants. On pourrait même dire que le caractère « connectif » (Quéinnec et Tremblay-Thériault, 2017) de notre recherche surgit de l’écoute de ces phases asignifiantes. La connexion participe du champ immersif et de la dynamique cartographique qui, du processus d’écriture au sein du motel jusqu’à la forme finale sur scène, invite cet internaute-spectateur à circuler au coeur du dispositif[17].

C’est bien ce dispositif cartographique que nous allons chercher à transposer en revenant sur scène. Seulement, comment maintenir artistes et spectateurs dans cette position d’arpenteurs ou de cartographes toujours en processus, toujours en voyage? Comment prolonger cette superposition de trajets réels, fictionnels et virtuels? Comment alimenter notre écriture mobile à travers une expérience intermédiale, interdisciplinaire et performative autant vivante (cette fois sur scène avec des spectateurs présents) que virtuelle (en approfondissant cette première étape « électronique » avec un internaute-spectateur)? Est-ce que cette recherche-création, à force de mobilités (des outils, des pratiques, des espaces, des récits, des réalités…), ne risque pas une dispersion de ses enjeux sonores?

Pour créer une dramaturgie scénique à partir de l’immersion au motel, il faut opérer de nouveaux déplacements, de sorte que le principe de mobilité continue de s’alimenter. Avant de revenir sur scène, nous traversons, dans la même année, deux autres étapes pour « écouter notre écoute » et repérer les actions capables de constituer une dramaturgie sonore et performative. L’une à Montréal dans la salle de répétition de l’Usine C où, littéralement, nous déblayons toute notre matière non seulement à partir de nos archives constituées au motel, mais aussi de notre mémoire spontanée. Cette étape, qui vient nous confronter à une source que nous ne pouvons pas reconstituer, nous pousse vers un phénomène de transposition qui ouvrira lui-même sur de nouvelles actions. L’autre étape a lieu au Mapa Teatro, lieu de recherche-création pour les arts vivants à Bogotá (Colombie), où ce premier repérage d’actions va s’additionner à de nouvelles immersions dans la ville (sur une chaise dans la rue ou en marche au milieu d’un immense marché ouvert) et à des explorations de géolocalisation. Onze mois plus tard, il ne s’agit donc pas d’assister à la restitution de cette expérience d’origine. L’équipe ne rejouera pas les heures d’attente, d’écoute et toutes les actions qui en sont nées. Ce que nous visons, c’est un dispositif où le son, étant fondamental à la conception de cette pièce, devient le prisme qui induit le jeu, le texte, le costume, la lumière, la scénographie…

La mobilité de notre processus conduit vers ce que nous pourrions déterminer comme une scène cartographique en raison de la diversité et de la labilité des trois espaces principaux : un théâtre à Chicoutimi physiquement occupé par trois des comédiennes performeuses, les concepteurs et les spectateurs, un appartement à Bogotá occupé par Claudia Torres qui sera projetée en temps réel sur la scène à l’aide d’un logiciel de conversation et, enfin, un site internet investi en direct par le créateur web et accessible uniquement aux internautes. Si certains de ces espaces se contactent entre eux, d’autres assument leur disjonction, produisant des tensions propices à une dramaturgie performative. Par exemple, sur la scène, pour transposer l’effet d’isolement et de porosité des murs du motel, les comédiennes performeuses sont munies d’écouteurs intra-auriculaires qui les relient entre elles et avec le concepteur sonore, mais pas forcément avec le spectateur. Néanmoins, pour donner des indices de cet espace sonore autonome, nous faisons circuler une paire d’écouteurs parmi les spectateurs. Sous l’influence de cette circularité et de cette disparité, la scénographie[18] consiste en dix cloisons transparentes différemment tapissées à la manière du motel et manipulables, autant pour structurer un trajet que pour subitement les soulever, les faire chuter et les mettre à plat pour ouvrir un territoire perdu, défait. Une performance des corps qui module la scénographie et révèle sans cesse de nouveaux espaces.

Devant cette recherche mobile de son capable de propager toujours d’autres espaces, Guillaume Thibert, installé sur une table dans les gradins avec les spectateurs, décrit son rôle ainsi :

[J]e me retrouve à construire six mixes, six points d’écoute simultanément (les trois paires d’écouteurs des performeuses sur le plateau, le son envoyé vers Bogotá à Claudia via Google Hangout, la paire d’écouteurs qui circule dans la salle et le mixe multiphonique en salle), en plus de tenir un rôle plus « musical », de diffuser des sons, de jouer et d’improviser en direct. Au-delà de sa technicité et de son opération exigeante, ce dispositif, et ma position unique face au spectacle comme tout au long du processus d’immersion, deviennent une interface sensible me plaçant moi aussi dans un état performatif qui me permet une complicité, une connexion constante avec les performeuses

(Thibert, Giguère et Quéinnec, 2017; notre traduction).

De sorte que Guillaume, en action d’écoute et en direct, fabrique et déconstruit des circuits incessants, autant définis qu’imprévisibles, et des relations fluctuantes entre la scène, les comédiennes performeuses, les spectateurs et des contextes extérieurs à travers la plateforme web sur laquelle nous allons revenir. Il s’agit d’un dispositif multimodal où plusieurs événements simultanés sont répartis dans tout l’espace pour maintenir une pluralité de points de vue et de points d’écoute, « de manière à ce qu’aucun spectateur ne puisse tout voir. Les spectateurs sont contraints de se déplacer ou de réajuster leur regard, ou de choisir » (Schechner, 2008 : 140-141). Une mobilité spectatorielle dont l’écoute critique et participative, en entraînant le corps au trajet, voire à la déambulation (même sur place pour le spectateur[19]), n’est plus destinée à tout percevoir à la manière d’une écoute panacoustique. Jérôme Joy, membre du groupe Locus Sonus en France, parle d’« écoutes propices » pour lesquelles, écrit-il : « Il nous faut conduire notre écoute, nous diriger et orienter dans l’occasionnel qui se présente » (2010 : 108). Pour le public, la présentation est une expérimentation aurale, celle de l'écoute de notre écoute polycentrée et dispersive qui nous rapproche certes de notre concept cartographique du dispositif sonore, mais peut-être nous éloigne de la question de la dramaturgie sonore. D’autant qu’à la différence de Schechner, qui attend d’un environnement réussi qu’il « donne une impression d’espace total, de microcosme, de fluidité, de contact et d’interaction » (2008 : 179), il ne s’agit pas de créer une dramaturgie fluide et dialogique entre ces zones sonores. Nous laissons plutôt les écarts voire les divergences se manifester pour ne pas apaiser ni réconcilier les tensions et entretenir une instabilité entre les connexions.

Le concepteur web de notre recherche-création, présent dans le motel et en régie au moment du spectacle, propose même d’aller plus loin dans cette esthétique dispersive et mobile :

Nous invitons [les spectateurs] à assister à ce théâtre performatif en occupant deux positions possibles : assis dans les gradins d’une salle de spectacle à Chicoutimi ainsi que là où ils sont, au bout d’une connexion à internet. Ces derniers, les internautes-spectateurs, sont les témoins d’une scène dont la structure a été rebâtie tout en respectant sa nature : c’est une restauration interprétée

(Quéinnec et Tremblay-Thériault, 2017 : 39).

Ne faut-il pas alors considérer cette extension internet comme un prolongement interdisciplinaire et mobile du geste phonographique d’origine? En effet, si ce site est en relation avec les enjeux scéniques, il est aussi véritablement indépendant, dans le sens où le créateur web propose une autre perception dramaturgique de la scène. Avec cinq caméras (celles des chambres) manipulées sur scène par les comédiennes performeuses, le concepteur est capable d’improviser son montage en superposant, aux images des caméras, les dispositifs de captation et de diffusion sonore, les textes inventés en direct, les images vidéo de Claudia à Bogotá, et aussi les archives audio et vidéo du motel… Au-delà d’une simple retransmission, l’artiste remanie en permanence l’information d’origine pour l’agencer, la cartographier en direct sur le web. Le spectateur-internaute vit alors une performance électronique depuis la présentation scénique, il est invité à déambuler sur un territoire mobile et faillible dans l’en-cours de sa construction et à collaborer à l’élaboration d’une expérience artistique inusitée (figure 4).

Comme on l’a vu, la mobilité constitue des réseaux, multiplie les rythmes, mais est aussi facteur de transformation disciplinaire. Aussi, pour conclure, en évoquant rapidement une recherche en cours, nous voudrions mettre l’accent sur ce phénomène quand il concerne particulièrement le spectateur. Dans sa réflexion sur l’intermédialité et la performance, Kattenbelt remarque que le théâtre n’est pas constitué par la performativité de la situation, mais par l’orientation esthétique du spectateur, qui lui permet une « remobilisation des sens » (Kattenbelt, 2015 : 101). Au point où, pour définir la fonction de ce spectateur face à ces scènes performatives et plurielles, Patrice Pavis introduit, dans son Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain, le concept de dramaturge de la réception (Pavis, 2014 : 70). Cette mobilité de la sensibilité, parce que prise dans le champ d’un théâtre intermédial qui penche pour des principes disjonctifs de composition (Nelson, 2015 : 80), fait du spectateur lui-même un dramaturge performatif qui trace son chemin en modifiant régulièrement ses horizons d’attente.

C’est ainsi qu’au coeur de cette scène mobile, notre recherche-création interdisciplinaire entretient certes une complexité, mais aussi une incertitude dans laquelle le public peut, nous semble-t-il, prendre place. La mobilité entre les lieux, les actions, les comédiennes performeuses, les concepteurs et le public n’est pas la garantie d’un système solide et fiable. Elle ouvre à davantage de prise de risque, d’aventure, d’errance, d’imprévisibilité, mais aussi d’espace de création et de liberté entre les différentes pratiques artistiques convoquées. Fruit d’une dramaturgie sonore qui aura guidé notre écriture scénique hors du théâtre, cette mobilité en retour nourrit notre recherche d’événements sonores qui participent à renouveler bien sûr nos collaborations, nos méthodes et nos esthétiques, mais, surtout, à élargir notre demande d’écoute à d’autres participants que sont les spectateurs. Nous acceptons que cette perte de contrôle signifie aussi qu’il est possible de ne pas atteindre le public ou même de ne pas terminer la présentation. Régulièrement, nous perdons le contact avec Claudia Torres à Bogotá. Le spectateur voit alors une projection de la scène, c’est-à-dire celle que la performeuse reçoit chez elle. Ces interruptions provoquent évidemment un événement réel qui demande un temps d’improvisation pour les autres sur scène et, plus tard, une reprise de jeu quand Claudia réintègre le spectacle. Devant ces fluctuations incontrôlables, le spectateur a le choix de reconstruire les liens ou pas. Une émancipation qui se vérifie face à la version web sur l’écran d’un ordinateur :

Les spectateurs internautes peuvent prendre part à la présentation scénique avec ou sans casque d’écoute, sur minuscule ou gigantesque écran, assis ou debout, seul ou en groupe : ils sont libérés des lois de la salle de spectacle. Ils peuvent même, s’ils l’osent, suspendre leur écoute pour y revenir quelques minutes plus tard. Les plus téméraires iront même jusqu’à reculer la piste et réécouter certaines portions

(Quéinnec et Tremblay-Thériault, 2017 : 40).

Pour notre dernière recherche-création, Phonographie 2 : Val-Jalbert, au regard de cette mobilité, nous mettons en place une collaboration avec les spectateurs dès la phase d’exploration. Une telle écoute de notre écoute, qui insiste sur le phénomène de relation(s) pris en compte sur le terrain, peut s’avérer également l’occasion d’inventer des modes de diffusion qui poursuivent la pluralisation de notre pratique scénique. Avec Cartographies de l’attente, grâce à un système de mise en réseau, le spectateur a pu interagir sur le web et partager notre immersion pendant quatre jours. De même, au moment de la transduction performative, il a accédé, simultanément au plateau, à une perception « web » du spectacle. Cette décision d’opter pour une forme électronique de la performance naît spécifiquement de notre expérience interdisciplinaire. Au son s’additionnent l’image et le texte, telle une scène mobile qui juxtapose des médias et se transmute véritablement en une plateforme connectée sur un vaste environnement. De même, dans ce projet en cours, notre objectif consiste à maintenir les spectateurs actifs, en variant les « technologies mobilisées ». Depuis l’expérience phonographique, nous chercherons à répartir le contenu processuel et final sur différents médias (scène, web radio, site, réseaux sociaux), approche interdisciplinaire qui relève spécifiquement d’un phénomène de transmédialité tel que défini par Henry Jenkins (2013).

Sous l’influence des industries culturelles et des secteurs audiovisuels (télévision, cinéma, web et jeu vidéo), qui ont connu de profondes mutations liées à l’hybridité des pratiques et à la convergence des technologies, le spectacle vivant, lui-même aux prises avec ses écritures plurielles et performatives, s’empare de l’explosion du transmédia. Ce processus et cette conception pourraient répondre aux enjeux liés aux écritures scéniques contemporaines : pratiques interdisciplinaires, corporéité éclatée, mobilité accrue de la technologie, extensions temporelles, narratives ou conceptuelles, engagement du spectateur (co-acteur, co-créateur, participant), débordement dans l’espace public, interpénétration du réel et de la scène... L’expérience du Laboratoire européen spectacle vivant et transmédia (L-EST, à Belfort en France) donne lieu à différentes combinaisons scène / supports (web, interfaces interactives, fictions parallèles, univers narratif...) au service d’une innovation artistique et relationnelle. D’autant que, comme le mentionne Jenkins, le transmédia ne se produit pas exclusivement sur des plateformes médiatiques numériques. L’approche mobile de la scène se révèle pertinente dans le jeu de mise en contact de différents médias comme dans le développement de récits et de narrations transmédiatiques. En ce sens, notre recherche-création toujours à l’écoute d’un environnement spécifique est l’occasion d’entraîner le spectateur, à travers une interface web, du processus à sa présentation publique, à jouer un rôle actif et critique dans la mobilité disciplinaire, culturelle et médiatique de notre territoire artistique.