Corps de l’article

Catherine Gaudet est chorégraphe. Jérémie Niel est metteur en scène de théâtre. C’est sous cette appellation que ces deux artistes montréalais pourraient être présentés, en lien avec leur formation respective. Gaudet est en effet détentrice d’un baccalauréat et d’une maîtrise en danse contemporaine à l’Université du Québec à Montréal[1]. Niel, quant à lui, a suivi une formation de mise en scène au Conservatoire d’art dramatique de Montréal[2]. Depuis une dizaine d’années, tous deux poursuivent une carrière prolifique dans laquelle ils explorent des univers sensibles, Gaudet en sondant les sensations et les contradictions qui constituent l’être humain, Niel en proposant des oeuvres tout en silences, introversion et réalisme. En 2014, ils se rencontraient pour participer à un projet de La 2e Porte à Gauche, 2050 Mansfield – Rendez-vous à l’hôtel[3], dans lequel il s’agissait de « marier » quatre couples de créateurs, chorégraphes et metteurs en scène, pour la création de courtes formes in situ prenant place dans une chambre d’hôtel. La 2e Porte à Gauche souhaitait explorer, « en filigrane, les relations entre la danse et le théâtre : fusionnelle, idéale, fantasmée, incompatible, ambivalente, antagoniste ou ambigüe » (L2PAG, 2014); le collectif se posant la question : « uni pour le meilleur et pour le pire, qu’adviendra-t-il du couple danse / théâtre? » (Idem.) Le couple Gaudet / Niel a trouvé une entente fructueuse et a décidé de poursuivre sa collaboration en retravaillant la proposition de départ explorée dans 2050 Mansfield – Rendez-vous à l’hôtel, ce qui a donné lieu au spectacle La très excellente et lamentable tragédie de Roméo et Juliette, présenté en 2016 à l’Usine C de Montréal. La pièce met en scène les interprètes Clara Furey et Francis Ducharme dans une adaptation de la fameuse oeuvre de Shakespeare, avec en trame de fond la musique du ballet de Prokofiev. Gaudet et Niel ont développé un langage théâtral et chorégraphique « aux lignes enlacées » (Pétrus, 2014) en mélangeant avec finesse les traditions shakespeariennes et celles du ballet classique avec des élans textuels et charnels indéniablement contemporains, et en s’inspirant directement de la relation véritable entre leurs deux interprètes.

Dans le cadre de ce dossier consacré aux pratiques interdisciplinaires en arts vivants, j’ai souhaité m’intéresser plus particulièrement à la nature de cette collaboration danse / théâtre entre ces deux créateurs aux démarches bien affirmées. Ma réflexion est issue de l’analyse d’un entretien que j’ai mené avec Gaudet et Niel lors du colloque Alternatives interdisciplinaires : de l’identité des arts vivants organisé par le GRIAV[4] en mai 2016. Au cours de cette rencontre, les deux artistes ont en effet su dévoiler aussi bien les affinités artistiques qui les unissaient que les espaces de dissensus ou de complémentarité qui leur ont permis, dans le travail en studio, de stimuler leur pratique respective. Si, dans leur rencontre interdisciplinaire, ils ont souhaité échapper à toute tentative de catégorisation, refusant de se poser la question de la forme de l’oeuvre entre danse et théâtre, il semble qu’au sein même du processus de création, ils ont eu à négocier leur ancrage disciplinaire dans le dialogue avec l’autre. Dans cet article, je mettrai en lumière cet apparent paradoxe, celui de la reconnaissance et du rejet de la question disciplinaire, qui fait écho aux questionnements posés par La 2e Porte à Gauche lors du projet 2050 Mansfield – Rendez-vous à l’hôtel et qui soulève clairement l’aporie sous-jacente au fantasme d’un tout-interdisciplinaire. Puisque ma démarche réflexive prend sa source dans les propos des artistes, j’ai souhaité, tout au long de l’article, mettre de l’avant leur témoignage[5]. Ma lecture de cet entretien permettra de souligner les contradictions présentes dans leur discours et invite à mobiliser deux points de vue complémentaires sur l’interdisciplinarité inhérente à leur rencontre : un point de vue poïétique sur la fabrique et les modes du faire, que nous appellerons une interdisciplinarité-processus, et un point de vue esthétique sur l’oeuvre, que nous appellerons une interdisciplinarité-oeuvre. J’invite le lecteur à considérer ici ce travail comme la mise en forme des premiers jalons d’une réflexion qui méritera dans le futur d’être complétée, voire confrontée, par l’analyse d’autres pratiques interdisciplinaires, d’autres discours et témoignages d’artistes collaborateurs.

L’interdisciplinarité-processus : regard poïétique sur la collaboration Gaudet / Niel

Au départ d’une collaboration artistique, qu’elle soit interdisciplinaire ou non, il y a un désir, celui de travailler avec l’autre parce que sa pratique résonne avec la nôtre ou bien la questionne, celui de sortir de son territoire pour en explorer un différent qui inspire et fascine. Il y a un désir de partager une pratique afin de se libérer de ses obsessions ou de les aborder autrement, en changeant son point de vue, en découvrant de nouveaux outils, car tout comme « Marcel Proust disait : “un vrai voyage de découverte n’est pas de chercher de nouvelles terres, mais d’avoir un oeil nouveau” » (cité dans Morin, 1994). C’est bien le renouvellement du regard et du point de vue que la collaboration artistique suggère d’abord, un déplacement de soi vers l’autre ou encore un processus de « déterritorialisation » pour reprendre l’idée de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1972). En effet, au cours de sa formation, chaque artiste a su développer des savoir-faire propres à sa discipline, s’inscrivant alors dans un territoire d’action circonscrit par une communauté partageant une histoire et des modes de fonctionnement. En allant à la rencontre d’un collaborateur provenant d’une autre discipline, l’artiste sort de son espace d’action, se « déterritorialise », ce qui l’amène à découvrir de nouvelles façons de penser et de faire, mais aussi à détourner ses propres savoir-faire de leur contexte original et, ainsi, à les libérer potentiellement des contraintes ou des aliénations inhérentes aux pouvoirs en jeu dans tout processus de formation. Les propos de Gaudet et de Niel témoignent clairement de ce mouvement de déplacement. Ils mettent en lumière la reconnaissance des spécificités disciplinaires qui habitent la pratique de chacun et qui exercent un pouvoir d’attraction l’un sur l’autre. Ils expliquent qu’avant même leur collaboration, ils ont pu apprendre à se connaître et à développer une complicité artistique à travers un partage d’expertises et d’expériences en allant voir des spectacles ensemble ou encore en s’invitant dans leur processus de création respectif : « Régulièrement j’allais dans le studio de Catherine quand elle travaillait, elle venait dans le mien, on faisait des interventions, des commentaires », indique Niel. Ces premières interactions permettaient à chacun de renouveler son regard sur sa propre démarche ou sur celle d’autres artistes, mais aussi d’explorer d’autres outils afin de modeler une même matière. Dans les prémisses de cette rencontre interdisciplinaire, c’est bien la démarche propre à chaque artiste qui était valorisée, inscrite dans une discipline qui, pour reprendre les mots d’Edgar Morin, tend « naturellement à l’autonomie, par la délimitation de ses frontières, le langage qu’elle se constitue, les techniques qu’elle est amenée à élaborer ou à utiliser, et éventuellement par les théories qui lui sont propres » (1994). L’expertise de Niel quant à la direction de comédiens sur des textes permettait par exemple à Gaudet de guider plus efficacement ses danseurs dans des sections mélangeant corps et voix : « Je n’avais pas les outils, les mots […] que les gens qui travaillent dans le milieu théâtral ont plus facilement », explique-t-elle. De son côté, Niel voyait un apport possible de l’approche chorégraphique à son propre travail. Il déclare :

Le travail chorégraphique se donne une liberté beaucoup plus grande que le travail de création théâtrale. Et pour moi, c’est […] très important. C’est déroutant, vertigineux, mais cela doit nourrir mon travail et je dirais même que cela doit nourrir le travail de création théâtrale en général. Cette idée de la page blanche qui existe en danse, qui n’existe pas toujours en théâtre, mais aussi cette capacité à casser des conventions qui ont été établies, à créer des ruptures sans en avoir peur, à partir dans des choses qui n’ont pas nécessairement de sens dramaturgique, mais qui vont avoir un sens physique ou esthétique, ce sont des choses que l’on a vraiment vécues dans la création de Roméo et Juliette. Cela m’impressionne beaucoup parce que ce sont des choses que je n’ai pas l’habitude de faire, que je n’ai pas souvent osé faire.

Ainsi, Gaudet et Niel voyaient clairement comment chacun pouvait contribuer aux désirs créatifs de l’autre par le partage d’un bagage disciplinaire complémentaire, le tout conduit par des affinités artistiques. Cette démarche peut faire écho à la perspective offerte par l’artiste Louise Prescott quant à la collaboration interdisciplinaire :

Travailler en « inter » signifie partager des expertises : l’interdisciplinarité est un processus de travail, ce n’est pas une fin en soi. En ce sens, la connaissance des disciplines est essentielle au bon fonctionnement de l’interdisciplinarité, si l’on ne veut pas développer un regard superficiel sur les phénomènes à l’étude. […] Pour atteindre à cette force d’expression qui laisse le public béat, impuissant à circonscrire le sens d’une oeuvre d’art, l’artiste ne peut pas se départir de moyens techniques et de savoir-faire poussés et raffinés; et ce, à partir de traditions disciplinaires transmises depuis des générations et toujours réinterprétées. Bref, il lui faut un savoir-peindre, un savoir-faire image, un savoir-faire danse, un savoir-faire sensations et effets de réel 

(2001 : 107-108).

La rencontre de Gaudet et de Niel s’est ainsi basée sur une reconnaissance du parcours individuel des créateurs, mettant en valeur non seulement leur ancrage disciplinaire, mais également leurs univers artistiques respectifs. Cette reconnaissance des disciplines s’est exprimée au coeur même du processus de création, dans les méthodes de travail utilisées en studio dans lesquelles les savoir-faire de chacun se sont croisés, heurtés et enrichis. Cette observation nous amène à adopter un premier point de vue sur l’interdisciplinarité en jeu dans la collaboration Gaudet / Niel, point de vue poïétique porté sur ce que nous appellerons une interdisciplinarité-processus, soit une interdisciplinarité vécue dans le processus même d’émergence de l’oeuvre. L’« entre » disciplinaire y apparaît alors comme une dynamique entre les disciplines, un mouvement instable et changeant, soumis à des tensions et à des relâchements dans une adaptation constante des créateurs l’un à l’autre.

Effectivement, dans cette rencontre, un ajustement mutuel aux méthodes de travail de chacun a semblé nécessaire, des points de friction et de divergence apparaissant entre une approche dite plus « chorégraphique » et une approche dite plus « théâtrale ». La plus grande différence soulignée par Gaudet et Niel relève de la relation établie avec le temps de travail en studio. Alors que, pour Gaudet, les explorations dans la salle de répétition sont le principal mode de recherche et de création, Niel a besoin, pour sa part, d’une période de préparation et de conception en dehors des répétitions. Gaudet souhaite plonger dans la matière pour découvrir ce qui en ressortira, suivant instinctivement les chemins proposés par la présence même de ses interprètes. Contrairement à elle, Niel désire réfléchir à la matière afin de la concevoir en amont de sa concrétisation en studio. À ce sujet, Gaudet raconte :

Jérémie avait besoin de beaucoup de recul par rapport au travail et d’avoir un plan beaucoup plus clair que moi. Souvent, il disait : « J’ai besoin qu’on fasse des réunions, qu’on parle de comment va se dérouler la pièce, de faire une espèce de script de la pièce, d’organiser l’ordre des tableaux ». Alors que moi je ne travaillais tellement pas comme ça! Je rentre, je ne sais pas ce que je vais faire, je travaille de manière intuitive. J’arrive dans une répétition en essayant de coller deux morceaux ensemble. Je sais que si ça ne fonctionne pas là, je change mon plan de travail, mais jamais avant de rentrer en studio. Donc ça fait une très grande différence et crée une difficulté dans la collaboration.

Cette difficulté, Niel la confirme :

Et des fois, par exemple, il y a des zones de friction très concrètes qui sont arrivées sur des choses qu’on travaillait parce que je voyais Catherine essayer des choses, essayer des choses puis… Et puis moi je ne voulais même plus intervenir parce que je me disais : « Où tu veux aller? Si je peux avoir juste un point d’accroche, une idée, une intuition, quelque chose, je vais pouvoir intervenir », mais il n’y en avait pas. C’était vraiment chaotique.

Était-ce davantage une différence disciplinaire ou une différence intrinsèque à chacun des deux artistes? Il serait difficile ici, à partir d’un seul exemple, de tenter de définir des particularités propres à chaque médium; chaque artiste et même chaque nouvelle création nécessitant toujours « une forme de dramaturgie unique et spécifique à leurs besoins », comme le précise le dramaturge Guy Cools (2005 : 91). Dans les propos de Gaudet et de Niel, on comprendra cependant que l’adaptation de l’un à l’autre a permis d’allier une « dramaturgie du concept » et une « dramaturgie du processus », pour reprendre des expressions utilisées par Marianne Van Kerkhoven (1997 : 20-21). Dans la dramaturgie du concept, les artistes ont cherché à trouver une lecture possible de l’histoire de Roméo et Juliette. Comme Cools le rappelle : « on préétablit souvent le concept de cette nouvelle lecture. La période des répétitions est alors consacrée à la recherche de signes théâtraux appropriés à ce concept, qui demeure a priori et a posteriori la pierre de touche de tout “sens” » (2005 : 89). Cette approche, plus théâtrale, semblait répondre à la démarche de Niel (« j’ai besoin de comprendre ce que je suis en train de faire, de savoir où je m’en vais »). Dans cette optique, comme le précise Gaudet, les deux artistes avaient l’idée de faire évoluer « les personnages de Clara et Francis qui négociaient leur rupture et leur mise à mort en utilisant les réminiscences de cette tragédie de Roméo et Juliette, […] en parallèle de la musique de Prokofiev ». Par ailleurs, dans une dramaturgie du processus, qui se rapporterait davantage au travail chorégraphique de Gaudet, les artistes ont davantage joué avec une matière en devenir. À cet égard, Van Kerkhoven indique :

On choisit de travailler avec des matériaux d’origines diverses (textes, mouvements, images de film, objets, idées, etc.); le « matériel humain » (les acteurs / les danseurs) est décidément le plus important; la personnalité des performers est considérée comme fondement de la création plutôt que leurs capacités techniques. Le metteur en scène ou le chorégraphe se met au travail avec ces matériaux; pendant le processus de répétition il / elle observe comment ces matériaux se comportent et se développent; c’est seulement à la fin de ce processus qu’apparaît lentement un concept, une structure, une forme plus ou moins définie; cette structure finale n’est pas connue dès le début

(1997 : 20-21).

Gaudet et Niel mentionnent effectivement des moments d’exploration et d’improvisation en studio dans lesquels ils ont pu agir en étroite collaboration avec les interprètes, qui étaient capables de générer une grande quantité de matériel inspirant.

Dans cette double dynamique dramaturgique, les modes du faire de Gaudet et de Niel ont évolué pendant le processus. Au début, Niel explique qu’ils étaient « complètement ensemble, à animer […] et à développer des idées et des improvisations ». Cette façon de fonctionner, certainement importante pour initier les idées et établir un univers commun, a pourtant amené son lot de difficultés, car les artistes n’ont pas toujours été d’accord et ont parfois formulé des demandes contradictoires à leurs interprètes. Peu à peu, en prenant conscience que cette méthode ralentissait le processus de création, ils ont délaissé cette façon de faire, pour diriger, chacun à leur tour, les répétitions. Niel explique d’ailleurs qu’« à la fin du processus, c’est vrai que, de manière un peu plus naturelle ou un peu plus efficace, j’intervenais plus sur les scènes plus théâtrales, Catherine intervenait plus sur les scènes plus dansées ». On peut entendre que Niel et Gaudet, sans vouloir catégoriser leur création, reconnaissaient se sentir plus compétents pour intervenir sur certaines scènes plutôt que d’autres, distinguant donc des sections plus théâtrales ou plus chorégraphiques dans le processus de création. L’entre-disciplinaire semble s’exprimer ici dans les disciplines qui se côtoient et se complètent. Ainsi, comme l’écrit Marie-Christine Lesage, « on peut dire des pratiques de l’interartistique qu’elles mettent en jeu des rencontres, des dialogues, des tensions oppositionnelles entre des langages artistiques porteurs d’altérité, à l’intérieur d’un événement qui les réunit sans les confondre » (2008 : 21-22). L’altérité serait effectivement au coeur de l’interdisciplinarité-processus, comme moteur d’une démarche de découverte et d’exploration des frontières de territoires à partager.

Ceci dit, l’entre-disciplinaire ne renvoie pas seulement à l’en-dedans, mais aussi à l’en-dehors de la discipline, à ce qui constitue une rencontre artistique au-delà du champ d’appartenance des artistes. C’est ainsi que Gaudet souligne :

La particularité de la rencontre artistique avec Jérémie, concrètement dans le studio, n’est pas le fait qu’on parle de la différence entre danse et théâtre mais plutôt de la différence du rythme de nos écritures respectives. Jérémie a une capacité de contemplation beaucoup plus grande que la mienne. C’est un artiste qui, pour moi, est justement capable de pousser le rythme à sa limite; la lenteur à sa limite, d’aller dans des clairs-obscurs parfois… arides. […] C’est cette différence entre nos écritures qui me reste aujourd’hui. J’ai beaucoup appris du travail avec Jérémie à ce niveau, plus qu’au niveau de sa pratique strictement théâtrale. La question du rythme.

C’est au niveau de l’écriture du spectacle que les artistes se rencontrent et se distinguent dans les modalités de composition et d’orchestration d’une création. De la même façon, ce sont des manières de percevoir, de ressentir, mais aussi d’exprimer son point de vue qui se confrontent. Niel en donne un exemple très parlant :

Il y a quelque chose qui m’amusait beaucoup, que j’ai trouvé très intéressant théoriquement, mais que j’ai toujours du mal à comprendre. Catherine disait en effet qu’il fallait que chaque mouvement soit justifié. C’était compliqué parce que des fois, il y avait deux mouvements qui, pour moi, étaient exactement les mêmes, mais il y en avait un qui était justifié pour Catherine et l’autre non. Je ne savais jamais pourquoi. Il y avait des moments où l’on était capable de faire des ruptures avec un non-sens absolu, des moments qui avaient un sens esthétique, qu’on trouvait beaux, mais qui n’étaient absolument pas justifiés du point de vue de la dramaturgie. Pourtant, tout le monde les acceptait avec énormément de facilité. Et puis tout d’un coup, on faisait une scène – par exemple il y avait Francis qui tournait la tête comme ça vers la fenêtre – et là, c’était une heure et demie de discussion pour savoir pourquoi il tournait la tête ou ne tournait pas la tête, et ce qui était le plus justifié. Et ça, c’est resté quelque chose de complètement mystérieux. C’est vraiment quelque chose qui me hante. C’est comme si je n’arrivais pas à percer un imaginaire ou comme s’il y avait quelque chose auquel je n’avais pas accès.

À l’instar de Niel, nous comprenons que le processus de création interdisciplinaire convoque une sensibilité à l’invisible qu’il est impossible de verbaliser et qui pose par conséquent la question des limites du langage et du partage de la perception. Mais ne serait-ce pas là le propre de toute rencontre humaine s’inscrivant au coeur de la collaboration artistique?

L’interdisciplinarité-oeuvre : regard esthétique sur la création issue de la rencontre Gaudet / Niel

Si nous avons pu voir jusqu’à présent comment l’interdisciplinarité-processus peut s’exprimer dans une adaptation permanente des créateurs l’un par rapport à l’autre, l’entretien a également permis de mettre en évidence une mise en tension, voire un déni, de cette interdisciplinarité comprise comme une entre-discipline. Le fantasme d’une interdisciplinarité fusionnelle non différenciée et conduisant à une oeuvre hybride et métissée porteuse d’une identité singulière reste au centre du discours des artistes. En effet, si d’un côté Gaudet et Niel saluent la spécificité disciplinaire de leur collaborateur, ils affirment d’un autre côté ne jamais avoir cherché à catégoriser leur oeuvre en fonction d’une discipline. Il ne s’agissait pas pour eux de séparer approche chorégraphique et approche théâtrale, mais bien de travailler ensemble autour d’idées plus générales, en intervenant de concert dans toutes les sections de l’oeuvre. Cette démarche est confirmée par les crédits mêmes de la pièce qui fusionnent les rôles des deux créateurs : « mise en scène et chorégraphie : Catherine Gaudet et Jérémie Niel ». Ainsi, ils souhaitaient faire équipe parce qu’ils se reconnaissaient dans l’univers sensible de l’autre et avaient des intuitions communes. Niel indique à cet effet que ce qui l’unissait à Gaudet dans cette rencontre était surtout le partage de thèmes et d’obsessions de travail. Il raconte, par exemple : « On cherchait des idées puis tranquillement on a accroché sur la musique de Prokofiev. Parce qu’au départ, avant de mettre en scène un couple, on avait envie de faire un ballet contemporain ». Niel précise alors leur désir de structurer finement la trame théâtrale et chorégraphique autour de la composition musicale.

Dès le début de l’entretien avec Gaudet et Niel, le besoin de catégorisation des spectacles dans l’un ou l’autre des champs de la danse ou du théâtre est apparu désuet, voire non pertinent pour les artistes. Ainsi, dire qu’une pièce est de la danse, du théâtre ou de la danse-théâtre semblait bien dépassé pour eux, l’essentiel étant plutôt de saisir leurs désirs mis en jeu dans un espace offert au public. C’est ce que Niel explique lorsqu’il mentionne son expérience de travail au théâtre La Chapelle à Montréal :

Je pourrais dire que, même comme « consommateur » des arts de la scène, je ne me pose jamais la question : qu’est-ce qui est de la danse? Qu’est-ce qui est du théâtre? J’ai travaillé plusieurs années comme adjoint du directeur au théâtre La Chapelle. Je travaillais à la programmation et c’était pareil. On avait cette espèce d’éthique-là, c’est-à-dire qu’on ne se posait jamais la question, on ne se disait jamais : « Ah, il faut qu’on programme tant de spectacles de danse, tant de spectacles de théâtre »; on programmait les artistes qu’on aimait. Et il y avait même de la musique. Pour nous, c’était vraiment de la mise en scène, cette espèce de convention étrange d’avoir des personnes sur une scène qui jouent à quelque chose puis des gens devant […] qui regardent […]. Ça s’appelle les arts de la scène.

Nous constatons dans le propos de Niel une ouverture des disciplines « danse » ou « théâtre » au champ plus large des arts de scène, ou, pourrions-nous dire, des arts vivants, qui se caractérisent par l’actualisation de leur mode d’expression dans la mise en présence d’interprètes, porteurs d’une oeuvre, et de spectateurs, dans un temps et un espace partagés. Il s’agit également de comprendre que les arts vivants ont su, au courant du XXe siècle, déjouer leurs propres codes traditionnels et chercher des espaces d’exploration hétéromorphes en s’enrichissant par des modes collaboratifs. Dans le cas du spectacle La très excellente et lamentable tragédie de Roméo et Juliette, le décloisonnement des genres peut se lire dans la mise en scène performative, qui opère un croisement très serré entre textes et gestes, une mise en friction du fictionnel avec le réel, une actualisation de la tragédie de Roméo et Juliette à travers l’histoire personnelle des interprètes et, enfin, une mise en espace visant la proximité entre les spectateurs et les performeurs[6].

De la rencontre danse / théâtre naît ainsi une oeuvre aux élans performatifs, car, comme le précise RoseLee Goldberg :

Par sa nature même, la performance défie toute définition précise ou commode, au-delà de celle élémentaire qu’il s’agit d’un art vivant mis en oeuvre par des artistes. Toute autre précision nierait immédiatement la possibilité de la performance même dans la mesure où celle-ci fait librement appel pour son matériau à nombre de disciplines et de techniques – littérature, poésie, théâtre, musique, danse, architecture et peinture, de même que vidéo, cinéma et projection de diapositives et narration –, les déployant dans toutes les combinaisons imaginables (2001 : 9). 

La danse, le théâtre et la musique de Prokofiev ne servent ainsi que de tremplins pour construire une performance où les créateurs jouent avec les codes de la représentation et s’amusent de détournements de sens polyphoniques. Le regard que nous posons sur l’oeuvre, sur le résultat de cette collaboration interdisciplinaire, nous amène dans le champ de l’hétéromorphie, « à rapprocher de l’hétérogénéité, de l’hybridité, de l’interartialité, de la transgression des genres » (Guay, 2010 : 15). Cette nouvelle observation nous permet d’adopter un second point de vue sur l’interdisciplinarité en jeu dans la rencontre Gaudet / Niel, point de vue résolument esthétique cette fois, porté sur ce que j’appellerai une interdisciplinarité-oeuvre, soit une interdisciplinarité exprimée dans une production hétéromorphe soucieuse de sortir de toute catégorisation possible. Ce n’est donc plus le processus que nous regardons ici, mais bien l’objet qui en découle, l’oeuvre d’art. L’« entre » y est alors compris comme un espace en creux ou en pli dans lequel s’immiscent des alternatives créatives. Pour reprendre les mots de Chantal Pontbriand, de « l’espace entre, l’espace sans nom » (1998 : 11), peut enfin surgir une oeuvre qui s’exprime comme une véritable eccéité « définie par Deleuze comme un rhizome, une ligne qui enserre, réunit et distingue par son tracé un ensemble d’éléments hétérogènes, créant ainsi une entité inédite et toujours mouvante » (Buydens, 2005 : 82). L’interdisciplinarité-oeuvre serait ainsi à regarder sous un angle esthétique, voire sous l’angle d’une esthétique de la réception, en s’intéressant aussi bien à ce que l’oeuvre est en elle-même qu’à ce qu’elle suscite comme imaginaire et sensations chez le spectateur.

En outre, la présence des interprètes porte également en elle-même la fusion des médiums alors qu’ils sont tous deux à la fois acteurs et danseurs, reconnus pour leurs multiples talents, Francis Ducharme oeuvrant aussi bien au théâtre, au cinéma et à la télévision que dans des spectacles de danse contemporaine; Clara Furey s’étant également démarquée comme danseuse, musicienne et actrice au cinéma au cours d’une carrière résolument interdisciplinaire. Cette versatilité des interprètes a sans doute constitué l’un des éléments clés permettant à Gaudet et Niel d’explorer une matière inclassable, dans laquelle le texte devient corps et le corps devient texte. Niel souligne d’ailleurs :

J’ai rarement travaillé avec des interprètes aussi créatifs, ce qui facilite déjà le processus. Ils sont un petit peu comme nous, c’est-à-dire que jamais ils ne se posent la question du théâtre et de la danse. Et c’est vrai que ce qui est très nourrissant quand on travaille avec eux, c’est qu’il suffit de leur donner une phrase, et ils vont improviser quelque chose en quinze minutes qui est quasiment déjà montrable.

Dans cette présence puissante des interprètes, la mobilisation des corps devient le liant d’une interdisciplinarité complexe, dans le sens de complexus (ce qui est lié ensemble). En effet, comme le mentionne avec justesse Marie Mougeolle dans un article relatant l’expérience du projet 2050 Mansfield – Rendez-vous à l’hôtel de La 2e Porte à Gauche : « Tous deux [danse et théâtre] se rejoignent en tant qu’arts vivants faits du travail du corps, se nouant autour d’un jeu entre sensation et imaginaire, où le corps se “dualise” et se “fictionnalise” » (2014 : 64). Pour Gaudet et Niel, la rencontre artistique se noue effectivement dans cette mise en jeu du corps, la voix ne pouvant surgir qu’à l’issue d’un plafonnement de l’expressivité du corps. Gaudet reconnaît à ce titre la part intrinsèque que peut prendre la voix dans son approche, comme une nécessité née du travail de la sensation poussée à son maximum : « C’est que j’en viens à un moment où le corps et ses mouvements ne sont plus suffisants pour dire ce que j’ai à dire, et là, la voix entre en jeu. Je dis la voix parce que ce n’est pas nécessairement un texte : la voix, ou l’attitude plus théâtrale ». C’est ainsi que Niel acquiesce aux propos de Gaudet : « Je vois la parole exactement de la même façon et […] c’est souvent pour ça qu’il y a beaucoup de silences dans mes pièces, parce que, pour moi, la parole de l’acteur doit vraiment arriver par une impossibilité d’exprimer par le corps ». Dans le cas des deux créateurs, le corps et la voix se complètent et s’autogénèrent, vecteurs de ce que le philosophe Michel Bernard nomme la corporéité, comprise comme « spectre sensoriel et énergétique d’intensités hétérogènes et aléatoires » (2002 : 524). Cette corporéité mise en jeu devient l’instance même de l’interdisciplinarité-oeuvre, agissant tel un fil conducteur permettant au spectateur d’entrer dans un univers aux multiples interrelations. Autrement dit, pour reprendre les mots de Bernard :

Il convient désormais de ne plus s’attacher aux seules dimensions sémantique, esthétique, poétique et idéologique du texte, mais de l’appréhender comme une matérialité dynamique, mieux, « un continuum de variation », d’éléments non plus spécifiquement linguistiques, mais assimilables à des « gestes », comme si la corporéité et le langage formaient précisément « une même ligne de variation dans le même continuum »

(2001 : 130).

À la séparation des disciplines et à la mise en valeur de leur spécificité dans une interdisciplinarité-processus, l’interdisciplinarité-oeuvre substitue alors une dynamique du flux réconciliant des instances hétérogènes dans une logique de la sensation et une poésie des états propres à l’oeuvre. Francis Ducharme et Clara Furey naviguent ainsi dans la pièce entre leur propre histoire d’amour impossible, leurs propres « personnages » et ceux de Roméo et de Juliette, se laissant traverser par leurs paroles improvisées, les mots de Shakespeare et la musique de Prokofiev. L’hétéromorphie de l’oeuvre trouve ici son plein potentiel alors que le spectacle devient un objet en mouvance dans lequel les créateurs « produisent, dans l’énonciation de la fiction, des échancrures par lesquelles la subjectivité des interprètes peut s’immiscer[, multipliant ainsi] les sources d’émission du propos » (Guay, 2010 : 18). Pour Gaudet, les interprètes se laissent « posséder » par cette matière dynamique, entraînés malgré eux dans des élans gestuels et textuels :

On dirait que j’ai besoin de les sentir comme en dehors de leur volonté propre. Donc j’utilise beaucoup ce terme de « possession ». Ça fait en sorte qu’ils sont comme bougés par des forces qui viennent de l’intérieur et de l’extérieur aussi. Pour moi, à cause de ça, ce n’était pas du tout incohérent de passer de Clara et Francis à Roméo et Juliette. Oui, ils sont pris par la musique et ils se mettent à bouger et à danser. Il y a quelque chose de très… je ne sais pas… évident, c’est fantasmagorique, c’est de l’ordre de l’imagination, mais il y a quelque chose de crédible. 

Dans cet état de possession, il n’est plus question de voir ce que les interprètes savent faire, mais plutôt de ressentir ce qu’ils sont, ce qu’ils vivent et traversent comme états, émotions et sensations. Si toute discipline permet d’acquérir des méthodes et outils de travail pour donner forme à une matière, le plongeon dans l’oeuvre transcende par la suite toute idée de méthode pour entrer dans l’expérience sensible.

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L’entretien avec Gaudet et Niel nous aura donc permis de nous immiscer au coeur d’une expérience de collaboration interdisciplinaire danse / théâtre. Nous avons pu y constater l’apparent paradoxe de la reconnaissance et du rejet des disciplines dans le discours des artistes qui se refusent à regarder leur oeuvre sous l’angle disciplinaire bien qu’ils entrent en studio avec une perception et des méthodes de travail largement teintées par leur champ de pratique respectif. En tentant de discerner une interdisciplinarité-processus et une interdisciplinarité-oeuvre, j’avance l’idée que cette reconnaissance et ce rejet constituent un couple dialogique essentiel à la compréhension de la complexité des pratiques interdisciplinaires. Ce principe dialogique serait alors à aborder dans le sens où l’entend Edgar Morin, c’est-à-dire « comme la présence nécessaire et complémentaire de processus ou d’instances antagonistes » (1998), dont l’association « nous permet de relier des idées qui en nous se rejettent l’une l’autre, comme par exemple l’idée de vie et de mort » (idem). Dans cette optique, l’interdisciplinarité-processus et l’interdisciplinarité-oeuvre ne s’opposent en aucune façon. Elles apparaissent, dans le cas du duo Gaudet / Niel, absolument en dialogue, la nature du processus, basée sur la reconnaissance de la pratique de chacun, nourrissant la nature de l’oeuvre elle-même dans de multiples résolutions possibles. L’observation que je fais ici à travers les propos de Gaudet et de Niel m’amène ainsi à considérer l’importance de développer une compréhension systémique de l’interdisciplinarité en tentant de faire dialoguer les analyses d’oeuvres avec des analyses des modes du faire qui les ont générées. C’est par la reconnaissance de ce dialogisme intrinsèque à l’expérience interdisciplinaire que nous pouvons en saisir toute la portée pour le développement d’un mode de pensée complexe : un dialogisme « opérateur de reliance » (idem). L’art vivant nous y donne un accès privilégié alors qu’il travaille au coeur de la matière humaine, éminemment complexe dans ses contradictions.