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Ce texte revient sur le processus de création de trois spectacles chorégraphiques auxquels j’ai participé comme conceptrice sonore : Concerto grosso pour corps et surface métallique (1999), Duos pour corps et instruments (2003) et Là où je vis (2007). Ces parcours de recherche-création, traversés avec la chorégraphe Danièle Desnoyers (compagnie Le Carré des Lombes), permettent d’observer comment l’écriture sonore se développe in situ avec l’écriture chorégraphique. Les deux se forment ensemble en s’influençant l’une l’autre. Les trois spectacles choisis témoignent de différents modes de création de la matière sonore : amplification des danseurs, diffusion avec des haut-parleurs inusités, invention d’instruments et citation de musiques transformées. Les récits de collaborations qui suivent révèlent les manières dont la matière sonore a émergé de l’écriture chorégraphique et vice versa.

Concerto grosso pour corps et surface métallique est la première création scénique de Danièle Desnoyers pour laquelle j’ai créé du contenu. Avant ce spectacle, j’avais surtout réalisé ce que j’appelle du « design sonore », c’est-à-dire la mise en place de systèmes de diffusion (positionnement des haut-parleurs). Contrairement à la croyance la plus répandue, cette dernière tâche n’est pas dépourvue de créativité. Pendant les dix années de ma pratique qui ont précédé la création de Concerto grosso, j’ai inventé plusieurs mises en place de haut-parleurs afin de permettre à la musique de s’incarner au coeur de manifestations scéniques de manière sensible. Raymond Bertin a d’ailleurs certainement saisi, dans le Dictionnaire des artistes du théâtre québécois, l’importance de la diffusion dans mon travail de conception. Il écrit à mon sujet :

Diplômée en art dramatique de l’UQAM (1989), cette artiste sonore, d’abord associée à la performance, oeuvre dans des galeries d’art (B312, Skol, la Centrale, Oboro), fait de la direction technique, de la sonorisation et de la conception sonore en danse et en théâtre. Elle collabore avec Nathalie Derome, Montréal Danse, la Fondation Jean-Pierre Perreault, Danièle Desnoyers et d’autres. Son travail de conception et de design sonore contribue à la magie de plusieurs productions théâtrales ou technologiques signées Denis Marleau et UBU, compagnie de création : Les trois derniers jours de Fernando Pessoa (1997), Urfaust, tragédie subjective (1999), Intérieur (2001), Les aveugles, Au coeur de la rose et Quelqu’un va venir (2002), Le moine noir, Comédie et Dors mon petit enfant (2004), Nous étions assis sur le rivage du monde et Les reines (2005). Par l’utilisation de systèmes d’amplification sensibles, elle excelle à créer des ambiances intimistes, explorant les caractéristiques acoustiques des lieux comme les qualités sonores de différents haut-parleurs et de voix préenregistrées et amplifiées. Elle parvient ainsi à donner à la scène l’effet de proximité du cinéma, rendant l’acteur libre de chuchoter ou d’échanger avec une image virtuelle

(Bertin, 2008).

Je reviendrai sur la diffusion, aspect intrinsèque à la conception sonore, tout au long de ce texte.

Concerto grosso pour corps et surface métallique : étapes de l’écriture sonore

Concerto grosso pour corps et surface métallique a joué un rôle cardinal pour le développement de mon approche de la composition pour la scène. C’est dans le cadre de ce processus de création que plusieurs principes importants se sont manifestés. Danièle Desnoyers et moi nous sommes rencontrées lors d’une création de Montréal Danse en 1997. Elle était chorégraphe invitée et je m’occupais à ce moment de la régie sonore pour les créations de cette compagnie. Une complicité importante s’est amorcée entre elle et moi dès ce moment-là.

En 1999, Danièle m’a invitée dans la salle de l’Agora de la danse pour écouter un plancher, plus précisément une danseuse bouger sur un plancher de métal, au centre de sa nouvelle création. Elle en était à ses tout premiers essais. La chorégraphie n’existait pas encore. Elle me consultait afin de savoir comment il serait possible d’exploiter le son produit par le mouvement de la danseuse, Sophie Corriveau, sur la surface de métal. Pouvait-on aller au-delà du son acoustique produit par le frottement des pieds sur la surface? Ici, ma mémoire est défaillante. Je ne me souviens pas exactement de la séquence des événements. Quand et comment, par exemple, les chaussures avec embouts de métal ont-elles été intégrées? Sophie les avait-elle à ce moment ou est-ce plus tard que nous les avons ajoutées? Ce qu’il importe de retenir, c’est que la chorégraphe m’a invitée à participer au processus dès les premiers balbutiements de sa recherche, avec le désir de créer une pièce où les écritures chorégraphique et sonore se feraient simultanément. Cette intention formelle et consciente était essentielle à l’émancipation dramaturgique du son. Plus précisément, afin qu’une conception sonore puisse s’intégrer de manière organique à la création, il faut dès l’origine le désir curieux du chorégraphe ou du metteur en scène de considérer la matière sonore comme une possibilité d’exprimer et de faire ressentir « à la même mesure » que le font les interprètes, le décor, les costumes et la lumière.

À la suite de cette première écoute acoustique, j’ai proposé à Danièle de faire l’amplification du plancher afin d’entendre davantage le frottement entre les surfaces, la résistance de l’air, les textures de la poussière, le plissement du cuir, les rebonds des lacets. Dès ces premiers essais, il était exclu de procéder à une amplification du plancher par une disposition sophistiquée de microphones autour de la surface. Je savais que cette méthode serait trop coûteuse et complexe à mettre en oeuvre, considérant les conditions financières habituelles des créations de danse au Québec. La prise en considération de ces contraintes pouvait sembler prématurée à ce stade du processus, mais il était nécessaire d’être pragmatique et d’ancrer ma recherche et mon investigation dans le contexte de production réel où devait se concrétiser la création.

La stratégie utilisée a donc été de fixer un petit microphone lavallier sur la chaussure (figure 1). Cette méthode a été conservée jusqu’à la fin du processus de recherche et s’est raffinée au fur et à mesure que nous avancions. Deux danseurs seulement, sur l’ensemble des sept, portaient des microphones, ce qui suffisait pour donner l’impression que le plancher entier était amplifié. Je me souviens d’ailleurs qu’à la fin des représentations, des spectateurs allaient souvent toucher le plancher pour tenter de comprendre, je suppose, les dessous de l’espace de vibrations intenses dans lequel ils avaient été immergés (figure 2).

Au fur et à mesure des multiples résidences de création, l’amplification est devenue riche, complexe et intrigante. Puisqu’elle était intimement liée à la gestuelle des danseurs, il devenait presque impossible de ne pas être happé, subjugué, par l’entrelacement harmonieux des sons et des mouvements. Comment peut-on en arriver à produire un tel effet? Comment est-il possible de créer une surface qui soit si vivante et évocatrice par les gestes qui s’y inscrivent et résonnent – au point que les gens ressentent le besoin de la toucher pour confirmer l’authenticité de leur expérience?

Maintes stratégies de fixation du microphone ont été mises à l’épreuve pendant le processus de recherche. Cependant, la puissance sensible de la captation ne se situait pas au niveau de sa capacité à bien représenter le contact de la surface. Tous les sons repris par le microphone étaient traités en temps réel pendant toute la durée du spectacle. Ainsi, ils étaient entendus de manière transposée, étant complètement transformés par les procédés de traitement. Un de ceux-ci consistait en l’utilisation d’un effet qui permet de changer la hauteur du son. Lors de la représentation, chaque contact du pied sur le plancher métallique était descendu de plusieurs octaves. Par l’entremise de ce procédé, tous les sons étaient donc transposés dans un registre grave, comme si au piano je n’utilisais que les touches les plus éloignées à l’extrême gauche du clavier. Les sons étaient ainsi transformés à un point tel qu’il devenait impossible de percevoir d’où ils provenaient (leur source); mais il demeurait tout de même possible de ressentir qu’ils étaient liés aux gestes. Une basse continue, comme un vrombissement constant, naissait de la danse et faisait corps avec elle. Le concerto grosso est d’ailleurs une forme musicale du répertoire baroque où une basse continue soutient les parties d’ensemble et de solistes. Toutefois, ce n’est pas consciemment que la basse continue est apparue dans le processus, ni à la suite d’une recherche studieuse, contrôlée et dirigée, que cette trouvaille a fait son chemin.

En mai 1998, Björk a donné un concert au Métropolis de Montréal : Homogenic. J’étais sûrement en train de travailler avec Danièle à ce moment. Un ensemble à cordes composé de six musiciens de l’Icelandic String Octet accompagnait la chanteuse. Je me souviens que les partitions des cordes, étaient traitées en plus d’être amplifiées. Nous entendions en simultané une autre matière très basse, comme une enveloppe autour des sonorités des cordes. Plus lente, cette matière semblait tout de même reliée à sa source, désynchronisée de l’action, mais pas suffisamment pour perdre son lien avec le jeu des musiciens. Cette expérience d’écoute est à l’origine du procédé de traitement de la captation des microphones utilisé pour Concerto grosso pour corps et surface métallique.

L’utilisation des haut-parleurs, non seulement pour diffuser, mais aussi pour transformer le timbre et le comportement physique des sons, a constitué un autre procédé crucial de la conception sonore pour cette création. Accrochés à une tour imposante suspendue au centre de la scène, plusieurs haut-parleurs « cornets » ou à pavillon projetaient la matière sonore et en transformaient le timbre. L’utilisation de ces haut-parleurs est atypique dans un théâtre : ils sont normalement utilisés à l’extérieur. Leur capacité à projeter loin et à exagérer le registre des hautes-moyennes fréquences (communément nommé « son cacane ») les prédispose à être utilisés dans des contextes où la situation d’écoute n’est pas favorable aux subtilités (pour faire entendre les annonces sur un circuit de course automobile par exemple). Au Québec, on les retrouve particulièrement autour des patinoires extérieures. C’est d’ailleurs ce qui a inspiré leur utilisation pour Concerto grosso. Dès les premiers essais sur le plancher métallique, le frottement de la chaussure avec embout de métal résonnait comme une lame de patin sur la glace (figure 3).

Pendant le spectacle, à certains moments précis, des extraits de musique de piano (Morton Feldman, Alfred Schnittke) étaient diffusés dans ces haut-parleurs. Le timbre fragile et nuancé du piano était modifié par cette diffusion et sa texture s’en trouvait transformée, plus métallique. La diffusion des cornets conférait aux sonorités de piano un niveau d’appartenance et d’intégration plus élevé au sein de la création. Les sons semblaient inhérents à l’univers de la scénographie spécifique du spectacle. Pour les spectateurs nord-américains, la référence à la patinoire était évidente alors que pour les Européens, la référence militaire (haut-parleurs qui émettaient les avertissements de bombardements) s’imposait davantage. Par l’entremise de ces haut-parleurs atypiques, la puissance sensible et évocatrice du son dépassait l’audible. D’autres musiques, que j’avais composées, ainsi que les sons de frottements des souliers provenaient également de cette tour de haut-parleurs[2].

En plus du système installé au cadre du théâtre[3], de la tour de cornets et de deux petits moniteurs (retours) sur scène pour les danseurs, deux haut-parleurs de type « sub » ou « sous-graves »[4] étaient utilisés pour faire entendre les sons graves des microphones. Cette présence constante dans les basses fréquences a été inspirée, comme je l’ai dit, par le spectacle de Björk. Les subs étaient situés au lointain, c’est-à-dire juste derrière l’espace de jeu (de danse), de part et d’autre du plancher, un haut-parleur à jardin et un autre à cour (figure 4).

Cet emplacement était inhabituel, mais bien volontaire puisqu’il permettait de transformer le comportement physique des sons captés, autre procédé important de la conception sonore de cette création. Lorsqu’un haut-parleur diffuse les sons captés par un microphone qui se trouve devant lui, un son désagréable est généré : le larsen (feedback). Il s’agit d’un phénomène naturel, physique, inévitable dans cette situation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, lors de concerts et dans un théâtre, le système de diffusion est situé devant la scène, au niveau du cadre. Puisque tous les microphones (sur scène) sont positionnés derrière les haut-parleurs, il devient possible d’entendre les captations sans larsen.

Dans le cas de Concerto grosso pour corps et surface métallique, j’utilisais cet effet de larsen à bon escient. Le phénomène de larsen se produisait en temps réel, en simultané avec le traitement de la hauteur des sons captés. Dans cette situation d’amplification, le spectateur entendait une matière captée par les microphones et liée à la gestuelle des danseurs, mais les sonorités étaient différentes de celles auxquelles il aurait pu s’attendre (c’est-à-dire le frottement des chaussures sur la surface métallique). Cette matière entendue, très basse et décalée, introduisait une distance entre le geste et la captation, un espace mystérieux, intrigant et irrésolu, qui obligeait le spectateur à un effort particulier : combler le vide entre ce qui était vu et ce qui était entendu. Cette implication intime et subjective, vécue pendant la représentation, est possiblement ce qui a poussé certains à vouloir toucher le plancher à la fin du spectacle.

Qu’est-ce qui se situe au coeur de la puissance sensible de cette tactique d’amplification? Il ne s’agit pas du changement de la hauteur du son, même si l’espace ainsi introduit entre le son capté et le son diffusé peut exciter la curiosité du spectateur. D’ailleurs, dans le spectacle Jimmy, créature de rêve mis en scène et interprété par Marie Brassard[5], cette technique appliquée à la voix est employée largement pour simuler un registre vocal plus grave. La voix traitée de Marie Brassard introduit une étrangeté, une dichotomie entre son registre vocal et son aspect physique. Cette distorsion de la réalité est captivante, mais pour Concerto grosso le traitement se situe aussi sur un autre plan, qui introduit une part d’imprévisible, de fragilité, de danger pour la conceptrice, la chorégraphe et les danseurs. C’est grâce à l’utilisation à bon escient de l’effet de larsen que le son n’est plus fixe, qu’il devient un personnage vivant avec qui il faut composer :

Le mot feedback ne provient pas du son ou de la musique. De manière générale, ce terme désigne des processus qui se maintiennent perpétuellement par le fait que la sortie du système alimente son entrée, créant ainsi une boucle. Ces boucles ne sont pas parfaites. Elles peuvent contenir une part évolutive imprévisible, ce qui explique leur pertinence dans les systèmes vivants[6]

(Aufermann, 2002).

Cette idée de « système vivant » dont parle Aufermann est fondamentale en ce qui concerne le risque et l’intérêt de produire des situations de larsen au sein d’une création scénique. Le phénomène de larsen est un système autonome, qui a une vie en soi, qui se développe de manière imprévisible. Sa présence, sans cesse audible dans Concerto grosso pour corps et surface métallique, introduisait une mise en danger implicite, une invitation à redécouvrir chaque spectacle. Les interprètes et moi, nous devions à chaque (re)présentation apprivoiser le personnage du feedback, tenter de le contrôler afin que nous puissions nous retrouver dans l’écriture chorégraphique et sonore prévue. Une adaptation constante était exigée. Cette qualité de présence introduite par le sentiment de performer dans une situation instable et fragile, caractérisée par l’imminence de la perte de contrôle, est fondamentale. L’introduction du danger qui menace constamment de tout faire déraper, la présence et la vigilance nécessaires pour s’adapter et tenter de maîtriser ce qui n’est pas tout à fait prévisible sont des qualités qui, intégrées au sein d’un spectacle, le rendent d’autant plus vivant. L’espace intangible et instable du larsen est mis en scène. Dans cette situation, les spectateurs-auditeurs et interprètes (danseurs et sonocienne[7] en direct) partagent et ressentent intensément ensemble le spectacle qui échappe, qui dépasse, comme la vie : incontrôlable. Les grandes questions universelles sont implicitement présentes.

Duos pour corps et instruments : origine de la partition sonore et étapes de l’écriture

Duos pour corps et instruments est une autre création de la compagnie Le Carré des Lombes pour laquelle j’ai à nouveau collaboré avec Danièle Desnoyers. Le spectacle a été présenté pour une première fois en 2003 au Musée d’art contemporain de Montréal. Une re-création à partir des archives a été réalisée à l’Agora de la danse en 2014. Ce spectacle comporte plusieurs éléments sur le plan sonore et l’effet de larsen, exploité d’une manière différente que dans Concerto grosso, y est aussi central.

Lors de notre première rencontre, Danièle savait qu’elle voulait travailler avec une petite distribution de femmes. Elle désirait aussi explorer la femme désinvolte, audacieuse, libérée, délinquante et rebelle. Elle imaginait alors l’une des interprètes de la distribution chanter en s’accompagnant à la guitare électrique, à la manière de l’icône rock star Patti Smith. Dans ce contexte, j’ai proposé à Danièle de créer un vocabulaire à partir de la guitare électrique, sans jamais utiliser cet instrument de manière habituelle.

Toute la musique préenregistrée (montages rythmiques complexes) a été construite à partir de micro-extraits de solos de guitare pris sur des vinyles datant des années 1970 et 1980. J’ai, de plus, effectué plusieurs enregistrements d’amplificateurs de guitare dans le but de capter leurs bruits de fond. Ces bruits inhérents au fonctionnement de l’appareil, qualité sonore emblématique de la guitare électrique, ont aussi été utilisés pour écrire la musique préenregistrée (voir Tobin, 2003).

Un détournement de l’utilisation habituelle de l’appareillage associé à la guitare électrique a permis d’explorer davantage le phénomène du larsen. Pendant la représentation, en plus d’interpréter les partitions gestuelles sur la musique préenregistrée, les danseuses improvisaient avec les sons de larsen générés en direct par leurs mouvements. Un duo en particulier mettait l’accent sur l’utilisation de cette instrumentation. Anne Bruce Falconer portait un petit microphone au doigt, collé sur une bague, alors que Sophie Corriveau portait un microphone accroché à son mollet. Elles étaient toutes les deux assises sur un amplificateur de guitare. Normalement, leurs gestes auraient dû produire le son indésirable, aigu et strident, typique du larsen. Cependant, grâce à de petites machines de traitement, des pédales communément utilisées par les guitaristes, le son du larsen était transposé vers le bas. Il devenait plus grave, ce qui avait pour résultat de faire entendre, à la place des sons stridents, de longues tenues plutôt douces et agréables. Le vocabulaire de l’instrument inventé spécifiquement pour cette création devenait ainsi riche et plus lyrique. Le potentiel « musical » du bruit fut ainsi souligné et exploité (voir Tobin, 2007a).

Les danseuses jouaient de cet instrument en solo ou en duo, la plupart du temps sans musique préenregistrée pour les accompagner ou pour les soutenir. L’effet de larsen ne subissait aucune manipulation en direct par le régisseur de son (comme dans le cas Concerto grosso, par exemple). L’instrumentation mise en place pour les danseuses agissait en tant que système autonome et sensible. Les sonorités provenaient de leurs gestes en lien intime avec leur écoute. Elles sculptaient l’espace, peaufinaient la partition de la chorégraphie afin de retrouver les sonorités recherchées. Or, contrairement à ce qui se produit lorsqu’on joue d’un instrument de musique tel, par exemple, le violoncelle, le caractère imprévisible du larsen faisait en sorte que la place des notes n’était jamais exactement la même à chaque représentation. Le jeu gestuel pouvait modifier l’attaque, la durée et l’intensité du son, lequel changeait constamment, ce qui a eu pour effet de mettre les danseuses dans une situation périlleuse d’interprétation et d’aiguiser leur sens de l’écoute.

Pendant le processus de recherche, de multiples séances ont été dédiées au travail avec le larsen. Ensemble, complices, chorégraphe, danseuses et sonocienne cherchions à développer une partition intéressante sur les plans gestuel et sonore. C’est cette étroite collaboration, la confiance établie au sein du groupe, le désir d’explorer conjointement les possibilités offertes et l’investissement de chacune qui ont permis de bien profiter de la nature sauvage d’un instrument basé sur l’effet du larsen (comme en témoigne le disque réalisé à partir de l’un des duos du spectacle; voir Tobin, 2007b).

Là où je vis : une approche conventionnelle de l’écriture sonore

Avec Concerto grosso pour corps et surface métallique et Duos pour corps et instruments, il s’agissait surtout de stratégies plaçant l’instrumentation de la captation et de la diffusion du son à l’origine de la création de la matière sonore : amplification et traitement des sonorités de plancher (Concerto grosso) et exploitation davantage sonore que musicale de la guitare électrique (Duos). Dans le cas de Là où je vis (2007), ma dernière collaboration importante à ce jour avec Danièle Desnoyers, l’approche a été différente, l’instrumentation de la diffusion et de la captation n’étant pas autant inhérente à la création de contenu. Pour la première fois, l’approche fut plus conventionnelle, typique d’une approche musicale; j’ai d’ailleurs reçu pour ce spectacle une bourse de composition du Conseil des arts du Canada, section musique.

Ce que j’entends par une approche « conventionnelle » renvoie aux cas où l’espace de diffusion n’est pas réellement pris en considération lors du processus de création du contenu sonore. Le lieu, la scène, les haut-parleurs, la captation et le traitement en temps réel ne font habituellement pas partie du vocabulaire de l’écriture sonore, l’espace est créé de manière artificielle. Lors du mixage en studio, certains des éléments de la composition sont davantage spatialisés au centre, d’autres, à gauche ou à droite. Ainsi, en salle, lors de la diffusion par les deux haut-parleurs situés de part et d’autre du cadre de scène (système nommé « façade »), ces éléments peuvent être entendus comme s’ils provenaient de divers endroits dans l’espace scénique.

En tant que sonocienne, j’ai tendance à penser à la spatialisation dans l’espace du théâtre, à créer des stratégies où le son se déplacera dans l’espace scénographique spécifique de l’oeuvre scénique. Comme le texte dramatique qui ne peut vivre que dans la bouche des acteurs, comme l’écriture chorégraphique qui ne peut se réaliser qu’avec les danseurs, les sons se déploient par le biais d’une mise en place spécifique des haut-parleurs (diffusion sensible) et deviennent ainsi pertinents et inhérents à la création théâtrale ou chorégraphique. L’écriture sonore pour la scène ne se concrétise dans son intégralité qu’une fois diffusée dans l’espace scénique. Le contenu et le contenant, les sons et leurs instruments de diffusion, sont indissociables.

Ainsi, pour Concerto grosso pour corps et surface métallique, par exemple, plusieurs sonorités diffusées dans la tour inusitée de haut-parleurs « porte-voix » étaient sculptées en fonction des qualités propres à ce type de haut-parleur. Écouter ces sons dans des haut-parleurs conventionnels aurait été dépourvu d’intérêt, cela n’aurait pas permis d’apprécier leur beauté. Le travail effectué dans ce projet est comparable à celui d’un auteur écrivant pour un acteur spécifique, pour sa voix et son corps particuliers. À l’inverse, dans le cas de Là où je vis, la matière sonore existait en soi, elle avait été créée spécifiquement pour ce spectacle, et ce, entièrement en amont des représentations. Elle ne dépendait pas de sa diffusion pour atteindre sa pleine expression. Les sons ont été écrits de manière à pouvoir exister indépendamment du système de diffusion. Il s’agit ici d’une écriture sonore qui n’est pas nécessairement dédiée à la scène uniquement. L’écoute peut se faire dans d’autres contextes sans que l’appréciation en soit diminuée.

Pour ce spectacle, Danièle s’est intéressée au répertoire de la musique romantique. Elle désirait explorer comment les qualités particulières de cette période musicale, dont les oeuvres sont orchestrales et souvent chargées émotionnellement[8], pouvaient transformer son écriture chorégraphique. Nous avons choisi de définir un contexte, de préciser des contraintes avant même de démarrer la recherche concrètement :

- Nous écouterions des oeuvres pour nous en imprégner lors de la recherche, mais jamais nous ne ferions de citations. Jamais le spectateur n’aurait l’occasion d’entendre des extraits.

- Lors du processus d’écoute, il s’agirait de nous sensibiliser aux effets de cette musique afin de pouvoir les transposer dans nos approches d’écriture personnelles (chorégraphique et sonore).

J’ai proposé à Danièle de travailler à partir du vocabulaire de la musique de type bruitiste (noise). J’étais stimulée par le défi de créer une musique sensible, émotive, à partir d’un vocabulaire de bruits a priori indésirables. Ainsi, l’instrumentation pour la composition de Là où je vis comprend : des bruits divers provenant de microphones de mauvaise qualité, de multiples bruits de fond, une amplification très forte de fils à nu (non branchés), des distorsions et effets de larsen provoqués par différents branchements internes de consoles audio (normalement déconseillés). J’ai aussi utilisé ma voix, en intégrant des échantillons vocaux aux masses sonores créées. Elle apparaissait ainsi de manière éparse et discrète dans les compositions. Je m’en servais surtout pour orienter les sonorités vers le sensible, pour incarner les qualités émotives de la musique romantique. C’est par l’utilisation de la voix qu’il a été possible de donner une fragilité aux compositions sonores de type noise et à leurs textures imposantes et agressives, normalement difficiles à écouter[9]. Sans la définition au préalable de contraintes précises, comme celle de s’inspirer du répertoire romantique, jamais l’idée d’utiliser la voix de cette manière ne serait survenue.

***

S’astreindre à des périmètres de recherche déterminés dans le cadre d’une création a toujours été pour moi une source inattendue d’inspiration et d’apprentissage. Écrire le son en direct, au sein d’un processus de recherche chorégraphique, favorise ces contraintes stimulantes et permet au son de vivre au sein de la création comme s’il avait toujours existé uniquement pour elle et ne pouvait exister ailleurs autrement.

Je me considère privilégiée d’avoir partagé ce parcours de création avec Danièle Desnoyers, complice dont j’admire la rigueur, mais aussi la douceur et l’humour.

Figure 1

Soulier de Concerto grosso pour corps et surface métallique avec le microphone lavallier. Agora de la danse, 2003.

Photographie de Nancy Tobin

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Figure 2

Un spectateur palpe la scène après une représentation de Concerto grosso pour corps et surface métallique. Kampnagel Theatre, Hambourg, 2003.

Photographie de Nancy Tobin

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Figure 3

Répétition de Concerto grosso pour corps et surface métallique. Kampnagel Theatre, Hambourg, 2003.

Photographie de Nancy Tobin

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Figure 4

Répétition de Concerto gosso pour corps et surface métallique. Des subs et petits moniteurs sont visibles au lointain, près du plancher. Kampnagel Theatre, Hambourg, 2003.

Photographie de Nancy Tobin

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