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[S]i un individu s’expose avec sincérité, tout le monde, plus ou moins, se trouve mis en jeu. Impossible de faire la lumière sur sa vie sans éclairer, ici ou là, celle des autres.

Simone de Beauvoir, La force de l’âge

Linéaire à sa façon, comme peut l’être un labyrinthe ou un jeu de serpents et échelles, Non Finito s’offre dans un écrin conceptuel rêvé à deux têtes, l’une à l’extérieur du cadre scénique, comme metteure en scène, l’autre à l’intérieur, comme performeuse et sujet principal du spectacle. Claudine Robillard a non seulement utilisé sa biographie comme matière première de cette écriture du réel, mais s’est aussi livrée à une expérimentation artistique à laquelle se sont jointes une équipe de création[1] ainsi que des personnes sans expérience de la scène que nous appelons « témoins » et qui partagent avec elle le plateau. Non Finito se présente comme l’extension in actu de ce processus de quête de soi et d’enquête auprès des autres.

Le texte qui suit tentera de dégager les modalités d’apparition de la présence brute en scène dans Non Finito. Se repère-t-elle d’abord par une transparence de la parole autobiographique de Claudine et des témoins? Ou plus encore par un réel passage à l’acte de leur part, performé plutôt que représenté? De quelle manière cette présence brute reflète-t-elle un parti pris en faveur de l’inachèvement, concept philosophique qui constitue non seulement le thème nodal de Non Finito, mais qui imprègne l’ensemble des choix formels du spectacle, en devient le modus operandi performatif? Quelle posture, quelles implications éthiques, voire politiques, cette célébration de l’inachevé entraîne-t-elle? Le choix d’une présence brute en scène en appelle peut-être à un affaiblissement volontaire des structures fortes, rigides, imposées : d’abord celles qui organisent habituellement le théâtre – tant dans ses constituantes formelles que dans son mode de production souvent hiérarchique –, mais aussi, par ricochet, celles qui régissent nos constructions identitaires et nos modes d’existence en société. Alors que l’Histoire, les médias et la politique dépeignent notre monde en faisant le récit des victorieux, le théâtre ne peut-il pas honorer une « ontologie de l’affaiblissement » à penser comme une « chance d’une position nouvelle de l’homme à l’égard de l’être » (Vattimo, cité dans Mével, 2015 : 52)?

Sceller des pactes

Tout est décevant dans les premières minutes de Non Finito : la petitesse de la salle enveloppée de rideaux noirs, les gradins qui agglutinent les spectateurs, l’étroitesse de l’espace de jeu qui empêche d’espérer de grands mouvements, la pauvreté du dispositif mis à vue (écran de projection, tabouret, ordinateur portatif). La présence brute en scène, pour l’instant, c’est celle des spectateurs, depuis leur entrée par l’entrepôt de l’arrière-scène jusque dans leur disposition bancale imprimant dans leur corps une posture approximative, inconfortable, humble.

Claudine s’avance dans la lumière et regarde ces gens qui la regardent. Ce soir, leur coprésence ne sera pas niée. Elle entame la présentation d’un diaporama atypique, exposant un à un les projets avortés qui constituent son anti-curriculum vitae. De la petite enfance à la mi-trentaine, toutes les époques passent par le filtre de sa propension à l’inachèvement. Chaque photo personnelle s’offre comme preuve à conviction d’une vie à ébaucher des projets qui ne voient jamais le jour, que ce soit par manque de temps, d’argent ou d’audace. Une existence dont on peut deviner les joies – rencontres, voyages, enfantements –, mais qui demeure tiraillée en creux par une carence, celle d’être allée au bout de quelque chose de viscéral qui aurait le mérite de faire une différence aussi minime soit-elle : signer une oeuvre artistique, devenir sujet créateur.

Sophie Calle – dont le sublime livre Douleur exquise a inspiré la composition de Non Finito – paraphrase Descartes en affirmant que « le quelconque est la chose du monde le mieux partagée, et que c’est là, la blessure » (Calle, citée dans Bois, 2003 : 30). Tout est volontairement quelconque et pudiquement douloureux dans le prologue de Non Finito. Claudine se présente d’entrée de jeu comme objet d’investigation : à partir d’indices autoréférentiels, le spectateur découvre cette parfaite représentante de la génération des mi-trentenaires qui cherche à aller au bout de son potentiel, écorchée par le discours sur l’accomplissement de soi, la valorisation quantitative et la pression de la réussite. Cette présence qui, d’emblée, agence tous les signes de la vérité – parole autobiographique, non-jeu, photographies authentiques attestant de la véracité des faits – vise à susciter l’identification du spectateur qui reconnaît dans l’énumération abondante de Claudine ses propres élans interrompus.

Le prologue scelle le pacte autobiographique théorisé par Philippe Lejeune (1975). Mais ce pacte n’engage pas seulement Claudine dans un dévoilement autoreprésentationnel. Il devient la condition essentielle d’un pari performatif. Dans les précédents spectacles de Système Kangourou, le théâtre s’avérait performatif en regard d’une présence scénique ancrée dans la physicalité et l’action. Avec Non Finito, nous revenons à la base conceptuelle de la performativité. Dans son ouvrage Quand dire, c’est faire (1970), le linguiste américain John Langshaw Austin trace une distinction entre les énoncés constatifs, qui traduisent une réalité par le langage selon des critères de vraisemblance, et les énoncés performatifs, aussi appelés actes de langage. Ceux-ci ne constatent pas des faits réels, ne les re-présentent pas par le langage, mais en produisent de nouveaux. La parole se fait acte, transformant le réel, et ce, grâce à la coprésence d’émetteurs et de récepteurs.

En conclusion de son anti-curriculum vitae, Claudine annonce :

Je vous ai invités ici pour me forcer à me compromettre. Pensez à un mariage. Je suis partie du principe que de se jurer fidélité devant une centaine de témoins, c’était pas mal plus engageant que de le faire dans l’intimité de son salon. Parce que vous êtes ici ce soir, je pourrai plus reculer. 

La relation qui lie Claudine et les spectateurs est ainsi mise à découvert. La présence des spectateurs rend opérant son engagement à tenir parole et à agir sur sa propension à l’inachèvement. Elle leur attribue une fonction active, un rôle à jouer dans le suspense existentiel qui va se vivre sous leurs yeux, grâce à leur présence forcément brute et, dans ce cas, presque « brutalisante » de par son impact sur la performeuse.

Ce pari d’un changement de perspective, Claudine le traduit spatialement : elle ouvre le rideau qui cachait les véritables gradins de la salle et invite les spectateurs à s’y asseoir pour « prendre l’affaire d’un autre angle ». Ce déplacement physique tout autant que symbolique provoque une première rupture dans le rapport identificatoire, crée une brèche qui active la réflexion et la circulation des idées. Claudine joue à se déjouer et, ce faisant, elle déjoue aussi les attentes : on s’attend à une pièce de théâtre; on assiste à un diaporama intimiste. On s’attend à un spectacle; mais on a affaire à un stratagème organisé par une performeuse en mal d’accomplissement artistique. Non Finito s’affiche alors comme la mise en acte de la cure que Claudine s’invente à elle-même; sa méthode passe par l’art et, en particulier, par la performance dont l’étymologie renvoie justement aux verbes accomplir, réaliser, exécuter.

Des récits d’inachèvements

Afin de nous attaquer au noeud de Claudine par différents angles, nous avons voulu multiplier les points de vue sur le concept d’inachèvement, notamment en ouvrant le solo autobiographique à une prise en charge collective du plateau. Quatre personnes – assises jusqu’alors avec les spectateurs, en tout point semblables à eux – rejoignent Claudine à une table à la lisière de la scène et de la salle, dans une disposition qui rappelle le mode de la conférence. Pour que la cure fonctionne, il était essentiel que Claudine relativise son problème au contact des autres. Le ressassement de la première partie n’était qu’une étape. Il fallait le recensement.

Une enquête portant sur l’inachèvement menée au sein de la population nous a fait rencontrer Richard, Evangelos, Niloufar et Affa. Nous avons tout de suite saisi le potentiel poétique de leurs histoires. Les coïncidences du réel – Nilou qui consigne depuis des années ses projets inachevés dans un journal; les rêves d’architecture qui s’entrecroisent dans les récits d’Affa et d’Evan; la présence bien différente, mais tout aussi importante de la musique dans les parcours de Nilou, de Richard et d’Evan, etc. – ont rendu évident le choix d’approfondir le lien avec ces quatre personnes d’âges et de milieux divers et de les inviter à porter sur scène leur propre récit de projets inachevés. À partir de là, il fallait espérer – pour paraphraser Robert Bresson – qu’ils nous mènent où nous voulions aller (1988 : 86). Nous aurions pu retranscrire les récits de ces personnes et les donner à jouer par des acteurs comme c’est souvent le cas dans le théâtre documentaire ou dans le théâtre verbatim. Mais dès le départ, l’enjeu était clair : le théâtre serait au service du réel et, sur scène, Richard, Evangelos, Niloufar et Affa allaient devoir se compromettre, et pas seulement par la parole.

Au cours du processus, les témoins ont choisi ce qu’ils voulaient révéler et ce qu’ils voulaient retenir. Cette manière de faire rappelle Serge Doubrovsky : « Je me raconte, je me débite. Pas au hasard : par tranches choisies. […] Ma vie n’est que la matière première. D’abord ouvrir, ensuite, ouvrer » (Doubrovsky, cité dans Pellois, 2011 : 136). Cet ouvrage, cette sélection, nous l’avons fait de concert. Si, comme le propose Jérémy Mahut, le montage nous rend en quelque sorte coauteures de leurs témoignages, inversement, les témoins sont indéniablement coauteurs du spectacle. Cette appartenance partagée se sent, laisse affleurer « un modèle démocratique, où la vérité se discute dans un rapport d’égalité, et non s’impose par une figure de pouvoir » (Mahut, 2013 : 223). Nous cherchons à ce que cette posture égalitaire dans la création – qui rejoue en quelque sorte le mode de gouvernance de la compagnie dirigée de manière bicéphale[2] – imprègne jusqu’à la relation au public. La présence des témoins engage différemment le spectateur. Nous espérons « l’impliquer en ayant donné un rôle actif à une personne issue de son monde (en opposition à celui du théâtre), le responsabiliser en le faisant devenir à son tour témoin » (ibid. : 222).

Un jeu sans effets spéciaux

Très prisé en France, le mode de la conférence teinte les formes performatives actuelles – on peut penser aux propositions de Philippe Quesne, de Jérôme Bel, de Grand Magasin ou encore des Chiens de Navarre. C’est en recourant à ce mode, très simple, que nous avons travaillé la partie de Non Finito concentrée sur le récit autobiographique des projets inaboutis de Richard, Evangelos, Niloufar et Affa. D’ailleurs, les témoins n’ont jamais lu le texte du spectacle; leurs interventions se résument à des notes, à un ensemble de mots-clés organisés dans un certain ordre qui s’est peu à peu figé au cours des représentations. Leur défi principal consiste à rester dans le « souci de leur parole » (Deleuze, cité dans Mével, 2015 : 110). Dans une forme épique où l’on se raconte au passé composé sans se rejouer ou se re-vivre au présent, le dispositif qui encadre la parole sert à créer une impression de sécurité, à mettre les témoins en confiance : microcasques pour qu’ils n’aient pas à se préoccuper de parler fort; lumière dans la salle pour qu’ils puissent s’adresser directement aux gens et non à une masse obscure et abstraite; petits objets à manipuler sur la table pour maintenir au présent l’attention d’Evangelos; importance de la position assise et de la table en bois pour cacher le corps dans cette première exposition au public, etc.

Nous percevons une certaine parenté entre le type de présence des témoins de Non Finito et les qualités que bon nombre de réalisateurs reconnaissent chez les acteurs non professionnels – dès les années 1950 avec Robert Bresson ou les cinéastes du néoréalisme italien qui brouillent les frontières entre fiction et documentaire. Bien sûr, le médium du cinéma permet de saisir l’instant de vérité – brut, unique et donc non reproductible. Au théâtre, même quand toutes sortes de dispositifs sont aménagés pour créer du neuf, il est difficile, voire impossible, d’échapper totalement et soir après soir à la répétition de certains canevas, formulations, gestes, plus ou moins inchangés. Conscientes du mythe de la vérité (Barbéris, 2010) ou de celui de l’improvisation (Bernard, 1977), nous n’associons pas d’emblée non-acteurs et garantie d’authenticité. Mais quand l’adresse demeure simple et directe, les personnes qui portent elles-mêmes leur parole sur scène – et donc sans la double énonciation inhérente au théâtre dit de représentation – nous semblent vibrer d’une présence plus concrète, plus littérale, dépouillée des techniques et conventions qui touchent autant à la projection de la voix qu’à la diction, au positionnement dans l’espace qu’au tonus musculaire. Sans références, modèles ou contraintes extérieures liées au métier, les témoins de Non Finito ne cherchent pas à dramatiser ou à produire un effet. Leur présence est sobre, sans intensité ni paroxysme, sans la profondeur et la complexité du jeu d’un acteur qui aurait défriché par la mémoire, l’imagination ou le travail du corps des chemins pour faire circuler la parole d’un auteur. Leur intention doit demeurer celle de communiquer leur récit à des gens qui les écoutent et dont ils perçoivent les réactions. C’est cette vérité de l’échange qui doit se renouveler de soir en soir.

La présence de Claudine se situe, quant à elle, dans une zone intermédiaire. Habituée des planches et poursuivant une pratique de performeuse, elle joue magnifiquement des facettes de sa personnalité scénique, sans jamais avoir travaillé avec la notion de personnage. Bien que sa présence en scène soit plus « transparente » que celle des acteurs habitués à interpréter des rôles, elle a développé au fil des années une conscience d’elle-même sur le plateau qui risque de créer un écart entre sa présence et celle des témoins. La moindre trace de « jeu » peut faire paraître l’ensemble faux. Les témoins fournissent l’étalon de vérité à partir duquel Claudine module sa propre présence, tout en tenant les rênes du spectacle de l’intérieur. C’est une posture d’équilibriste, périlleuse et difficile, d’une grande modestie.

Dans Le comédien désincarné, Louis Jouvet avance que « personne n’est naturel, [qu’]il y a un personnage au fond de chacun – créé par l’automatisme ou artificiellement fabriqué par les circonstances » (Jouvet, cité dans Mével, 2015 : 68). Que ce soit par ce personnage, par la persona du psychanalyste Gustav Jung ou par le front du sociologue Erwin Goffman[3], une partie de soi entre en relation avec le monde extérieur. C’est elle que l’on présente en public et qui est toujours plus ou moins un rôle de composition. Ce qui nous interpelle chez Claudine et les quatre témoins, c’est non seulement le peu d’écart entre leur personnalité scénique et leur personnalité hors plateau, mais c’est aussi leur sobriété dans la vie en général. Non Finito est un théâtre d’introvertis. Si « la présence, c’est la singularité rejouée au présent » (Mével, 2015 : 78), la singularité de ces cinq personnes en est une extraordinairement discrète, sans flamboyance, ce qui les rend encore plus étonnantes quand elles se dévoilent. Pourquoi dit-on d’un naturel qu’il est désarmant? Nous osons croire que la présence dépouillée des uns entraîne les autres à se rendre courageusement vulnérables eux aussi, à se dévêtir des artifices dont on se pare habituellement en public. L’humilité de Claudine et des témoins force notre propre humilité de spectateurs ou, du moins, la questionne. Elle a le mérite de nous laisser entrer dans l’oeuvre, à notre propre recherche.

Les écueils du rapport empathique

Il résulte de cette partie du spectacle une expérience que nous espérons intersubjective dans la mesure où « [c]hacun teste mentalement des soi possibles » (Sauvageot, 2007 : 185) – spectateurs et gens sur scène confondus – par l’emploi d’un « je » mobile. Le concept d’intersubjectivité suggère que la subjectivité pure n’existe pas, qu’elle ne se définit qu’en réaction à la subjectivité d’un autre en présence, qu’elle est « plurielle, polyphonique » (Guattari, cité dans Bourriaud, 2001 : 95). Chaque élément des récits de Claudine et ensuite des quatre témoins a été minutieusement choisi en fonction d’un éclatement du soi vers l’expérience humaine commune, vers un « je » à prétention collective, à résonance « auto-socio-biographique » (Ernaux, 2011 : 23). À notre sens, cette caractéristique éloigne Non Finito d’une exhibition narcissique qui rendrait le public voyeur. Et bien que nous les appelions témoins, les personnes sur scène ne donnent pas l’impression de passer aux aveux, ce qui établirait un rapport judiciaire entre un public jury et des performeurs sommés de tout livrer, participant « à la volonté de savoir du pouvoir » (Foucault, cité dans Hervé, 2011 : 122). Nous avons plutôt cherché à désopacifier un complexe individuel partagé par le collectif, à le déplier sur scène et à en observer ensemble les fondements.

Parce qu’il se fonde notamment sur une expérience intersubjective qui s’inscrit dans le réel, le théâtre de présentation – en opposition à un théâtre de représentation – « résiste à l’appropriation par le spectacle », résiste donc à être un « théâtre de collaboration idéologique » (Chevallier, 2014 : 31). Mais il est intéressant de nous demander si, en mettant à mal le cadre fourni par la société du spectacle, le théâtre de présentation impliquant des « témoins du réel » ne reconduit pas une autre sorte d’idéologie qui sert tout autant le pouvoir. En retranchant le personnage au profit de personnes « ordinaires » qui parlent en leur propre nom et racontent leur propre histoire – histoire qui n’est ni exemplaire ni représentative d’une minorité comme dans les autobiographies scéniques des années 1970 (Hervé, 2011 : 117) –, le théâtre de présentation participe-t-il à un renouveau du processus identificatoire tel que décrié par Brecht, venant cautionner une forme de normalisation, de facilité morale, d’aplanissement de la pensée? Nourrit-il l’illusion d’une démocratie consensuelle réconfortante et inoffensive? D’autant plus que, dans le cas de Non Finito, le dénominateur commun des récits autobiographiques – les projets inachevés qui nous hantent – pourrait être perçu comme un signe de défaitisme et de mépris de soi de la population québécoise, qui servirait l’apathie politique. Autrement dit, l’empathie suscitée par la présence brute en scène annule-t-elle toute possibilité de débat critique, de ce conflit salutaire, essentiel à une véritable démocratie? « [En] essayant de recoller la sphère publique fragmentée, ces projets adoucissent[-ils] les contradictions produites par le capitalisme et […] Internet plutôt que de les pointer » (Bryan-Wilson, 2007 : 145)?

L’esthétique de l’inachevé qui se retrouve autant dans la mise en scène que dans la structure narrative de Non Finito nous semble à même de contredire cette hypothèse. Les ouvertures et les ambiguïtés qu’elle génère déstabilisent le rapport identificatoire des spectateurs. Non Finito se construit « dans la joie d’une forme » (Mével, 2015 : 35) et cette forme, à la fois complexe de par son dispositif scénique et décomplexée par rapport aux conventions et aux codes du théâtre, valorise la pluralité bien plus que le consensus. Le caractère soigneusement inachevé de la forme détient une valeur à la fois éthique et esthétique. Nous tentons de démultiplier et de faire circuler les points de vue, les modes de perception, les interprétations par les jeux du dispositif.

Le plateau au service de nos ébauches

Le pari performatif de Non Finito et le processus d’individuation qu’il engage dans le réel impliquent des actions concrètes. Après s’être arrachés à la protection de la table et avoir arpenté le plateau nu, Claudine et les témoins annoncent la mise à l’épreuve à laquelle ils vont se soumettre :

On a décidé de se servir de la scène pour donner une ultime chance à nos projets inachevés en essayant de les concrétiser devant vous. On peut pas garantir que ce qu’on va faire ensemble ce soir aura un impact sur le réel, mais notre hypothèse, c’est que ça va sûrement faire bouger des choses, entraîner un mouvement.

Ils passent alors à l’acte et leurs actions sont à la fois marquées du seau du réel – ils les effectuent pour de vrai – et du seau de l’inachèvement – chacune d’elles s’apparentant à une ébauche, à une esquisse. Affa, un Iranien dans la trentaine, tenaillé par le rêve d’être un architecte célèbre, réalise la plantation au sol de sa maison idéale à partir du plan qu’il avait dessiné quand il était enfant. Niloufar, l’amoureuse d’Affa, décrit et commente chacune des pièces de la maison, concrétisant par le fait même son projet d’entreprendre une carrière d’agente d’immeuble pour devenir riche et faire de l’art sans contrainte. La plantation correspond scrupuleusement au dessin original d’Affa, mais ce ne sont que des lignes de ruban de marquage et des lancées de poudre de couleur devant les projecteurs au sol qui donnent à imaginer la maison et ses murs (figure 7). Evangelos, début vingtaine, choisit parmi les spectateurs un « père » d’un soir pour qu’il lui apprenne à faire un geste d’homme qu’il n’a pas pu apprendre avec son vrai papa – chaque soir, une action différente est réalisée pour de vrai sur scène (figure 8) : se raser, dépecer un poisson, fendre une bûche, etc. Aussi vibrante soit-elle, la rencontre ne fait qu’esquisser ce qui aurait pu advenir de la véritable relation avec le père. Richard, cadre à la retraite dans un organisme d’aide internationale, met tout en place pour un solo de air guitar, extension de son fantasme de rock star, mais il n’en décrit que les états, mettant paradoxalement en échec la notion de projet pour mieux prioriser un ancrage au présent :

C’est une électricité, une décharge qui te passe à travers le corps. Y’a un flow qui te fait perdre la notion du temps, qui fait tomber l’ego. La tête décroche, les mouvements se font tout seuls. T’es groundé à la terre et, en même temps, c’est une sorte de connexion au divin. T’es à ta place, sans te poser de question. T’as l’impression de comprendre pourquoi t’es là, pourquoi t’es né. Tout t’apparaît juste. C’est une expression glorieuse de toi-même. Tout ton corps dit oui.

Chacun à leur manière, ils performent une tentative, en sondent les effets réels, d’où la question d’Evangelos à Affa : « Qu’est-ce que ça t’a fait tantôt de voir ta maison? » Et la réponse sincère, variable de soir en soir, n’évacue pas la possibilité d’un constat de non-accomplissement, ou plutôt d’un autre accomplissement que celui qui était attendu, prémédité. Est advenu quelque chose de neuf dans le réel, d’encore incomplet, d’ouvert à d’autres commencements.

Enchâssements et double-fond

La narration de Non Finito – à la fois linéaire et volontairement alambiquée, tout en franches bifurcations, à l’image du processus mental opéré par Claudine – s’avère indissociable du dispositif scénique, transformé par l’action des performeurs. Le décloisonnement progressif de l’espace questionne concrètement l’impact inventif, performatif, qu’on peut avoir sur le réel et sur ses propres empêchements. Les ouvertures de rideaux et de portes font varier les perspectives, jouent avec les points de vue des spectateurs. L’empathie initiale suscitée dès le prologue par Claudine crée la base commune à partir de laquelle la réflexion peut se déployer, entraînant d’autres types de rapports, plus ou moins distanciés.

L’appareillage scénographique agit comme révélateur du brut inhérent à la parole autobiographique, aux actions performatives ou à la quotidienneté des corps. Il s’agit du cadre théâtral nécessaire à la mise en exergue de la performativité à l’oeuvre (Féral, 1998). Cette tension est matérialisée par une petite pièce fermée de murs de plexiglas que nous nommons le vivarium et qui apparaît aux spectateurs à la suite d’une toute première ouverture du rideau. Théâtre dans le théâtre, le vivarium reproduit en trois dimensions la dernière photographie du diaporama de Claudine – et donc du dernier projet non abouti en lice. Les deux images se juxtaposent d’ailleurs un instant : celle en 2D de la photo et celle en 3D sur le plateau. On y voit un décor qui pourrait ressembler à un atelier de travail. L’acteur Jonathan Morier est au centre et répète le début d’une performance intitulée Faire de quoi de grand que Claudine s’efforce de créer depuis 2014. Soudain, il interrompt ses actions pour lancer :

Qu’est-ce qui vient après? Ça fait huit mois qu’on passe sur ce début-là, à répéter toujours la même séquence avec les mêmes actions. C’est quoi la suite? J’ai besoin que tu me donnes du jus. On vas-tu en voir le bout de ce show-là? 

Dans le vivarium, Jonathan Morier « rejoue » le moment traumatique de Claudine, la scène qui a provoqué la crise, agissant comme l’élément déclencheur de la cure qu’elle a dû inventer pour se guérir de son inachèvement chronique. Contrairement à l’ensemble des amorces de projets racontées par Claudine pendant son diaporama, cette scène n’a pas eu lieu dans le réel. Il s’agit d’une « fictionnalisation », comme on le dirait d’une « dramatisation » à fin d’exemple, et les spectateurs doutent peut-être – ou pas – de la valeur authentique de ce tableau. Mais c’est la théâtralisation d’un cauchemar et, en soi, ce n’en est pas moins vrai pour Claudine. Jouer avec le réel en scène, c’est inévitablement questionner les modalités de la vérité qui n’est jamais chose fixe, arrêtée. Donner de l’espace aux possibles, à l’ambivalence, à une part de fiction au sein même de notre appréhension du réel nous semble honnête, voire essentiel en cette période de facticité généralisée.

Au fil de Non Finito, le vivarium s’ouvre à de nouvelles interprétations. Apparaissant d’abord comme la « reproduction » de la scénographie de Faire de quoi de grand, il se révèle plus tard comme la « représentation » de l’espace mental de Claudine. Dans un tableau central, les témoins y entrent, le visitent, l’explorent (figure 9). Ils prolongent par leurs actions le regard des spectateurs qui redécouvrent les artéfacts des projets avortés de Claudine, qu’ils ont pu voir sur les photos du diaporama initial : collection d’horloges, boîtes de diapositives, journaux de création, etc. Ce vivarium à double-fond, de reproduction et de représentation, devient à la toute fin un espace de présentation alors que Claudine y entre pour exécuter un rituel. Elle agit concrètement sur l’espace de son ultime projet inachevé : elle le blanchit en le recouvrant de draps blancs, l’enterre avec de la terre noire, le fertilise en y déposant des écorces d’oranges et l’aère en démontant les panneaux de plexiglas avec l’aide des témoins. Cet espace nous fait basculer du plus factice au plus organique, de l’idéal figé – en tout point semblable au lisse de la photo – à quelque chose de plus brut, de plus troublant et polysémique et donc de plus vivant. Cela va de pair avec les types de présence qui entraînent le passage de l’un à l’autre de ces états : de « l’acteur Jonathan Morier » à Claudine « performeuse » en passant par les « témoins du réel ».

Claudine cherche à refroidir les événements – ou plutôt ici les non-événements – de sa vie grâce à une expérience performative. Le cadre théâtral permet de performer le réel et s’il y a fiction, c’est moins pour cacher, dissimuler le brut – fiction entendue comme feindre, simuler – que pour le déjouer, le surprendre – fiction entendue comme feinter, ruser. Se concentrer sur la cure éloigne Claudine de son rapport trouble à la création et, ce faisant, elle crée « malgré tout » dans un paradoxe semblable à celui qui définit la joie selon Clément Rosset, soit « une approbation de l’existence tenue pour irrémédiablement tragique » (1983 : 24). Non Finito devient ainsi le non-spectacle qu’elle crée de toutes ses forces en réaction à son empêchement de créer Faire de quoi de grand – et de créer en général. Non Finito ne se conclut pas par une résolution – qui aurait été l’accomplissement de Faire de quoi de grand –, mais par le non-inaccomplissement : l’image finale, bien qu’ouverte, en est une d’action. Une métamorphose est enclenchée et laisse croire que tout projet inachevé peut être envisagé comme humus.

Une forme d’acquiescement

Si la conception de l’inachevé comme une potentialité créatrice décrit merveilleusement le propos de Non Finito, elle peut également préciser l’intention d’inviter sur scène des non-acteurs à porter eux-mêmes leur récit. De par leur présence « imparfaite » en regard des standards spectaculaires, dans cet « affaiblissement » du jeu, il y a la possibilité d’une différence de positionnement, de regard, d’engagement pour le spectateur.

Si « [l]e plus grand nombre adopte une stratégie de la disparition : feindre la mort intérieure, et garder le silence » (Tiqqun, cité dans Mével, 2015 : 79), Non Finito offre des contre-exemples. Ces personnes sont indéniablement en vie, elles ont le courage de s’emparer doucement d’un espace, d’inventer des tentatives pour se mettre au monde, d’exposer par leur parole et leurs gestes une façon de vivre qui se veut la plus honnête et vibrante possible. L’opération se révèle performative en ce qu’elle a un impact sur leur vie réelle.

Non-acteurs, non-spectacle, non-finition… ce sont là des « non » vitaux, des refus pour acquiescer vivement à autre chose, pour embrasser ce qui échappe aux catégories et qui reste plurivoque, malléable. Par ce « non », par cette présence brute assumée, l’humain se révèle lui-même comme un processus, structure mobile et féconde, participant au spectacle de métamorphoses incessantes.