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Introduction

L’analyse du discours[1] est un « lieu obscur, mal délimité, qui ne recèle pas le Trésor caché d’une grande Méthodologie transdisciplinaire, mais où converge cependant un immense potentiel de notions et d’approches » (Angenot, 1989, p. 7). Étant donné que chaque discours engendre les critères de sa propre analyse, il n’existe pas une, mais bien des méthodes de recherche en analyse du discours (Coulomb-Gully, 2002); vu la difficulté, peu de chercheurs s’attardent à mettre en mots les ellipses méthodologiques de cette discipline. Dans les recherches publiées en analyse du discours, la méthodologie est d’ailleurs rarement traitée comme un thème en soi. Les chercheurs, comme ceux d’autres disciplines en sciences sociales, utilisent généralement des méthodes inductives sans les nommer ni les formaliser (Luckerhoff & Guillemette, 2012).

Nous tenterons dans cet article de faire la lumière sur des choix méthodologiques qui s’imposent lorsque les données recueillies ne cadrent pas avec un mode d’emploi préétabli. Pour ce faire, nous revisiterons le parcours effectué dans le cadre d’un projet de recherche en analyse du discours (Normand, Laforest, & DeMontigny, 2009, 2010), qui porte sur la construction discursive de l’identité paternelle. Ce terrain propice à la réflexivité permet d’analyser ce qui a été fait dans la perspective d’une formalisation plus nette de la méthodologie en établissant des parallèles avec la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE). Le défi consiste donc, d’une part, à se pencher sur l’aspect inductif de l’analyse du discours et, d’autre part, à faire voir que la théorisation enracinée constitue une méthodologie pertinente pour les chercheurs de cette discipline.

1. Induction et méthodologie de la théorisation enracinée

Les approches inductives, souvent associées aux recherches exploratoires, ont comme principe premier de donner la priorité aux données, à partir desquelles il est possible de générer des théories. Les approches inductives nagent à contre-courant des démarches fondées sur le raisonnement hypothético-déductif qui prévalent dans la très grande majorité des champs de recherche. Avec ces dernières, la recherche débute avec une hypothèse et la construction du cadre théorique; c’est l’hypothèse qui détermine le corpus, puis l’analyse permet ensuite de vérifier l’hypothèse. L’objectif de ces approches est de pouvoir parvenir à des résultats qui seront prédictibles, vérifiables et généralisables (Eisner, 1981).

Dans les recherches inductives, l’objectif n’est pas de généraliser, mais bien d’explorer un phénomène et d’« introduire un pluralisme et un relativisme dans la définition des objets et des choses » (Groulx, 1997, p. 58). La méthodologie retenue doit ainsi donner lieu à un processus sensible. La sensibilité, perçue comme une antithèse de la scientificité par les tenants des approches hypothético-déductives, est plutôt vue comme une alliée dans les méthodes inductives, en ce sens que le chercheur appréhende les phénomènes avec sa sensibilité théorique, empreinte de ses connaissances antérieures (Guillemette, 2006a).

Les approches inductives ne sont que rarement formalisées, ce qui constitue la raison première des critiques qui leur sont adressées. Selon Van der Maren (1995), les recherches exploratoires servent à combler un vide et elles sont généralement suivies de recherches hypothético-déductives qui visent la confirmation de résultats. Toutefois, d’autres chercheurs remettent en question cette pensée et croient à la pertinence de mener des recherches inductives qui ne devront pas nécessairement être complétées par des recherches hypothético-déductives : « si on met en perspective que des recherches inscrites dans un paradigme empirico-inductif peuvent avoir une finalité descriptive, explicative ou vérificative, on comprend qu’il existe des recherches qualitatives non exploratoires » (Trudel, Simard, & Vonarx, 2007, p. 39).

La MTE est une approche inductive « dont la finalité est de générer des théories » (Corbin, 2012, p. viii). Elle est organisée de façon à placer les données au centre de la démarche afin que les théories qui découlent de la recherche en soient imprégnées – de là l’appellation de théorisation « enracinée ». De plus en plus utilisée en recherche qualitative, elle est également parfois retenue dans le cadre de recherches quantitatives ou mixtes.

En MTE, nulle hypothèse n’est posée, tout comme on n’impose pas de cadre théorique a priori. On commence plutôt par la collecte de données qui se fait de pair avec les analyses. Il est important de continuer à collecter des données pendant la période d’analyse puisque cela contribue à définir ce qui importe d’être retenu; le chercheur qui effectue de multiples allers-retours entre la collecte et l’analyse s’assure ainsi que les données collectées s’arriment avec la théorisation. La collecte de données se termine lorsqu’il y a saturation théorique, c’est-à-dire que « l’analyste considère que la collecte de nouvelles données n’apporterait rien à la conceptualisation et à la théorisation du phénomène à l’étude (Holloway & Wheeler, 2002; Laperrière, 1997; Morse, 1995; Strauss & Corbin, 1998) » (Guillemette, 2006a, p. 41).

Par rapport à l’ensemble des approches inductives, la MTE a la particularité d’être la plus formalisée. Depuis les articles publiés dans les années 1960 par Glaser et Strauss, qui ont à l’époque écrit ce qui était fait informellement depuis plusieurs années, de nombreux chercheurs ont poursuivi leur travail afin de faire de cette approche un dispositif de travail intellectuel efficace (voir notamment Glaser & Strauss, 1967; Luckerhoff & Guillemette, 2012; Strauss, 1987; Strauss & Corbin, 1998). Pour cette raison, et puisqu’elle est une méthodologie générale pouvant s’appliquer à diverses disciplines, la MTE est aujourd’hui l’une des approches inductives les plus citées.

2. L’analyse du discours

Le discours n’intéresse pas seulement les chercheurs en sciences du langage, mais aussi ceux de diverses disciplines des sciences humaines et sociales. Le discours est pour ces chercheurs une porte d’entrée relativement accessible à des données de toutes sortes, par exemple, le discours politique, la publicité de voiture, les interactions médicales, les textes littéraires et les rapports officiels.

Bien qu’un grand nombre de chercheurs se réclament de l’analyse du discours, ceux-ci prennent généralement appui sur des postures épistémologiques fort différentes. S’ils ont en commun quelques procédures d’analyse et des termes spécialisés (Cheek, 2004; Wetherell, Taylor, & Yates, 2001), il demeure qu’ils ne perçoivent pas l’analyse du discours de la même façon. Pour les linguistes, elle constitue une discipline à part entière, alors que pour les chercheurs d’autres disciplines, elle est une méthode parmi d’autres. Ainsi,

[…] en abordant l’analyse du discours dans toute sa diversité, nous nous plaçons par là même dans une situation inconfortable. Si l’on reconnaît pour analyse du discours toutes les recherches qui se disent telles, on comprend que pour beaucoup cette discipline n’en soit pas une, tant elle apparaît hétérogène

Maingueneau, 1995, p. 5

Le survol présenté ici se veut ainsi davantage un aperçu du champ plutôt qu’une prise de position quant aux origines et aux regroupements possibles en analyse du discours.

Issue du renouvellement de pratiques d’études de texte très anciennes comme la rhétorique, la philologie et l’herméneutique (Maingueneau, 2002), l’analyse de discours est une discipline qui s’est développée en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis à partir des années 1960 (Angermüller, 2007; Maingueneau, 2002), formant ainsi des courants plus ou moins distincts. Ces courants rapportent l’analyse du discours à la relation texte et contexte – ou encore linguistique et social –, c’est-à-dire qu’ils ont en commun un intérêt pour « l’étude de productions transphrastiques, orales ou écrites, dont on cherche à comprendre la signification sociale » (Charaudeau & Maingueneau, 2002, p. 7). Ces courants partagent également le postulat selon lequel le langage n’est pas un véhicule transparent des idées, en ce sens, que s’il est effectivement l’instrument par lequel s’opère la transmission d’informations, il n’en demeure pas moins que la façon dont le locuteur construit son discours est tout aussi révélatrice que son contenu (McKenzie & Oliphant, 2010).

2.1 L’École française

En France, l’analyse du discours se développe dans les années 1960-1970 et forme un courant désigné comme l’« École française ». Celle-ci est souvent perçue comme une rencontre entre la tradition scientifique, la pratique scolaire et une conjonction intellectuelle originale (Maingueneau, 1991/1997). L’une des raisons de l’expansion de cette branche est la recherche d’une façon de remédier aux lacunes de l’analyse de contenu, arrivée une dizaine d’années plus tôt des États-Unis. On souhaite notamment aller au-delà de la quantification de l’analyse de contenu qui permet certes de traiter des corpus de grande taille, mais qui ne tient pas compte du mode de fonctionnement des discours ni des modalités de l’exercice de la parole dans un univers déterminé (Têtu, 2002).

L’École française est grandement influencée par la linguistique, l’analyse littéraire et la psychanalyse. Michel Pêcheux est l’un des auteurs les plus représentatifs de ce courant. Avec son analyse automatique de discours, publiée en 1969, il vise la « description du fonctionnement des idéologies en général et, en particulier, de l’obstacle que représente ce fonctionnement à l’établissement d’une véritable science sociale » (Helsloot & Hak, 2000, p. 13).

La même année, Michel Foucault fait paraître l’Archéologie du savoir qui a une influence considérable sur l’analyse du discours – quoiqu’indirectement puisque l’auteur y conteste l’importance de la linguistique (Maingueneau, 2012). Selon Foucault, la visée de l’analyse du discours est de

[…] saisir l’énoncé dans l’étroitesse et la singularité de son événement; de déterminer les conditions de son existence, d’en fixer au plus juste les limites, d’établir ses corrélations aux autres énoncés qui peuvent lui être liés, de montrer quelles autres formes d’énonciation il exclut

1969, p. 100

2.2 L’approche anglo-saxonne

Au moment où l’École française émerge en France, se développe aux États-Unis et en Grande-Bretagne une autre branche de l’analyse du discours : l’analyse des interactions, souvent désignée comme la discourse analysis. Dans cette acception, le discours est perçu comme fondamentalement interactionnel; il renvoie à l’agir langagier dans une situation de communication donnée (Levinson, 1983). L’intérêt est porté aux règles qui organisent la conversation et plus largement à la façon dont les acteurs organisent l’interaction.

Cette approche des phénomènes communicatifs est essentiellement le fruit de la tradition anthropologique, souvent désignée comme l’ethnographie de la communication (Gumperz & Hymes, 1964, 1972), et de divers courants sociologiques et linguistiques, dont la sociolinguistique (Labov, 1963), l’analyse conversationnelle (Goffman, 1959/1973, 1967/1974, 1981/1987; Sacks, 1967/1992) et l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1967). On ne peut passer sous silence certains travaux, comme la théorie des actes de langage (Austin, 1962; Searle, 1969), et d’autres « domaines voisins » dont l’intérêt porte sur le langage dans son contexte social : la psychologie sociale, l’anthropologie et la sociologie (Bachmann, Lindenfeld, & Simonin, 1981, p. 16).

Catherine Kerbrat-Orecchioni propose de nommer analyse des interactions verbales ou analyse du discours en interaction cette branche de l’analyse du discours; « ce qui signifie, en dépit du chiasme, à peu près la même chose, la deuxième expression présentant toutefois l’avantage de rappeler que les conversations et autres formes d’interactions verbales ne sont que des formes particulières de discours » (2007, p. 13).

2.3 Les autres approches

Bien que les racines française et anglo-saxonne soient généralement reconnues comme ayant propulsé l’intérêt pour l’analyse du discours, d’autres approches ont également émergé depuis les soixante dernières années. Pensons notamment à l’analyse critique du discours (critical discourse analysis) qui vise l’étude discursive des formes de pouvoir entre les genres, les races ou les classes sociales (Maingueneau, 2002) et qui s’est développée au tournant du millénaire dans le monde anglophone (Fairclough, 2003) et germanique (Jäger, 1999). C’est aussi en Allemagne que s’est grandement développée la linguistique textuelle (Weinrich, 1964), bien que des linguistes français (Adam, 1990; Combettes, 1992) y aient également contribué.

D’autres linguistes ont tenté d’articuler « la dimension proprement discursive – celle du contenu et du positionnement du locuteur vis-à-vis de ce contenu –, et la dimension proprement interactionnelle – celle de la gestion de la parole entre les interlocuteurs » (Laforest, 2012, p. 91). L’un des modèles les plus connus à cet effet est l’approche modulaire d’Eddy Roulet (1991, 1999), fondateur de l’école genevoise d’analyse du discours. Ce modèle rend possible l’analyse des productions langagières en tant qu’« ensemble cohérent, interprétable uniquement par la superposition de multiples strates d’analyse; un feuilleté fabriqué selon des modes de production répétitifs et uniques à la fois, chaque interaction étant vue comme une activité sociale structurée et structurante » (Vincent, 2005, p. 165).

Alors qu’on associait jadis l’analyse conversationnelle aux Américains et l’analyse des discours plus institutionnels aux Français,

[…] ce partage est progressivement devenu impossible avec l’évolution des sciences humaines et sociales. […] L’analyste du discours doit prendre acte de la diversité des pratiques langagières, [et l’]activité sociale repose sur l’intrication profonde des genres très écrits et d’interactions orales

Boutet & Maingueneau, 2005, pp. 33-34

On assiste ainsi à un décloisonnement plus ou moins généralisé des approches puisque plusieurs croient que « l’analyse et la théorisation du fonctionnement discursif […] ne peut se satisfaire d’une approche unique et nécessite des points de vue différents » (Guilbert, 2010, p. 38).

3. Méthodologie et analyse du discours

À l’origine, chacun des courants de l’analyse du discours possède non seulement son propre cadre théorique, mais également sa propre approche méthodologique; les méthodes d’analyse peuvent également varier selon les objectifs de la recherche. Par exemple, Michel Pêcheux s’est intéressé à l’analyse automatique du discours, espérant « développer un instrument susceptible de produire des résultats expérimentaux » (Helsloot & Hak, 2000, p. 17) grâce à des analyses quantitatives. Il souhaitait ainsi en arriver à une méthode qui permettrait d’évacuer le point de vue du chercheur dans les analyses.

Les analystes du discours qui effectuent leurs travaux en suivant une démarche méthodologique qualitative ont souvent également recours aux méthodes quantitatives, notamment vu les analyses statistiques et les échantillonnages quantitatifs requis par certaines études. Mais si l’étude quantitative du discours a du sens en soi, il s’agit selon Charaudeau d’un « sens provisoire devant être confirmé, corrigé, voire contredit, et en tout cas étendu et approfondi par l’analyse qualitative » (2009, p. 84). Keller perçoit deux possibilités dans le cadre d’une étude qualitative : « d’une part, l’interprétation des données à l’aide d’un modèle théorique préétabli et, d’autre part, la construction d’une théorie à partir des données » (2008, p. 47), à l’exemple de la MTE. Selon lui, la deuxième option est

[…] plus adaptée à la complexité des situations et des constellations sociales que ne l’est l’interprétation à partir d’un modèle théorique préétabli […]. Il faut concevoir l’analyse de discours de manière telle qu’elle combine une stratégie méthodologique avec la création des processus d’abduction tout au long de la recherche

Keller, 2008, p. 48

Selon Maingueneau, l’époque où les courants se développaient en vase clos est révolue : l’analyse du discours est dorénavant une discipline qui a « développé un appareil conceptuel spécifique, fait dialoguer de plus en plus ses multiples courants et définit des méthodes distinctes de celle de l’analyse de contenu ou des démarches herméneutiques traditionnelles » (2002, p. 45). Elle regroupe ainsi tout un ensemble de propositions théoriques qui ont des répercussions sur le plan méthodologique.

Bien que le courant de l’analyse du discours auquel le chercheur se rattache (pragmatique, analyse conversationnelle, analyse automatique du discours, etc.) joue encore un rôle dans les choix méthodologiques, ce rôle n’est plus fondamental; se rattacher à un seul courant est devenu de plus en plus rare. En effet, une panoplie de dispositifs méthodologiques s’offre au chercheur selon les objectifs de la recherche et les segments de discours retenus. Afin d’en arriver à une analyse pertinente, il a donc tout intérêt « à multiplier les angles d’approches et à convoquer des outils descriptifs de provenance diverse » (Kerbrat-Orecchioni, 2007, p. 26). On appelle éclectisme méthodologique ce recours aux outils les plus appropriés aux objectifs descriptifs,

[…] c’est-à-dire l’utilisation et/ou la constitution d’outils venus d’horizons divers mais qui convergent vers un objet commun, le discours, et qui sont à articuler à une base épistémologique solide qui est celle de l’[analyse du discours]

Guilbert, 2010, p. 39

Bien que l’appellation « éclectisme » comporte une certaine connotation péjorative, Kerbrat-Orecchioni n’en fait pas de cas, stipulant qu’« une discipline se définit par son objet d’investigation plus que par le type d’approche adopté sur cet objet » (2007, p. 14). Selon certains, le risque demeure que « cette posture analytique ne permet pas toujours de saisir la spécificité et les caractéristiques des courants d’où sont tirés les concepts utilisés » (Horlacher, 2007, p. 102).

Si ce type de démarche s’avère intéressant pour des chercheurs aux intérêts variés, l’objet de la recherche doit demeurer le discours. Comme le précise Alice Krieg-Planque, cela

[…] implique que les chercheurs questionnant d’autres objets puissent être déçus s’ils attendaient quelque chose pour leur propre compte et leurs propres objets (notamment en considérant, à tort à notre avis, l’analyse du discours comme une sorte de « prestataire de service », une « boîte à outils » ou une « méthode »

2007, p. 17

3.1 La construction du corpus

Dans cette section, nous verrons que la constitution d’un corpus est une tâche complexe qui a des conséquences sur l’ensemble de la recherche et que cette étape peut être imprégnée d’induction.

Certains analystes du discours privilégient l’induction lors de la collecte de données. Pour Moirand, « le corpus se construit au fur et à mesure que se précise l’appareil méthodologique élaboré pour son analyse ainsi que les objectifs (les pistes et les hypothèses) de la recherche » (1992, p. 32). À la suite de lectures flottantes[2] effectuées sur un corpus exploratoire, le modèle descriptif est mis en oeuvre; il

[…] induit par conséquent des regroupements textuels qui ne sont pas en principe fondés sur des typologies discursives pré-établies, qui ne découlent pas non plus de critères extra-linguistiques (l’histoire sociale, l’histoire ou la sociologie des positions et des trajectoires)

Moirand, 1992, p. 32

Selon Charaudeau, « la construction d’un corpus dépend d’un positionnement théorique lié à un objectif d’analyse » (2009, p. 1). L’inverse est également possible, c’est-à-dire qu’une problématique peut dépendre d’un corpus, dans le cas où ce sont « les données qui, parce qu’elles révèlent de l’inédit avec évidence, imposent la nécessité d’être attentif à ce qui émerge et d’être fidèle aux manifestations empiriques du phénomène étudié » (Guillemette, 2006b, p. iii). Dans le cas particulier d’un de nos travaux de recherche, c’est effectivement en prenant connaissance du corpus que nous avons déterminé ce que nous souhaitions analyser et de quelle manière nous allions devoir nous y prendre pour arriver à nos fins.

Ce travail de recherche a commencé lorsqu’un groupe de chercheurs nous a offert de travailler sur un corpus d’entretiens menés dans le cadre du projet Père et alimentation de l’enfant (P.A.L.) qui a débuté en 2005-2006 et dont la problématique était le besoin d’inclusion du père dans le processus de l’allaitement maternel. Dirigé par Mme Francine de Montigny, professeure en sciences infirmières à l’Université du Québec en Outaouais, le projet P.A.L. est axé sur les perceptions qu’ont les pères de l’allaitement maternel; il vise à décrire la façon dont ils perçoivent ses effets sur leur engagement paternel ainsi qu’à identifier le soutien reçu et désiré durant cette expérience. Il a pour objectif de comprendre l’expérience des pères afin de définir des stratégies de soutien et de mieux les intégrer dans les discours et les pratiques relatives à l’allaitement maternel.

Afin de recueillir des informations sur les perceptions et les expériences des pères, une cinquantaine d’entretiens ont été réalisés par les chercheurs entre 2006 et 2008[3], puis enregistrés, transcrits et résumés. Ces entretiens ont été menés auprès de pères environ 10 mois après la naissance de leur premier enfant. Les questions portaient sur la grossesse, la naissance, le mode d’alimentation du bébé, un incident critique survenu ainsi que le soutien obtenu lors de cet événement. Nous avons essentiellement travaillé avec les transcriptions, mais nous avons également eu recours aux fichiers sonores, notamment pour vérifier ce qui n’avait pas été précisé dans les transcriptions (par exemple les pauses, les hésitations et les reformulations). Nous n’avons pas utilisé les résumés parce que notre intérêt était porté vers la façon dont les pères arrivent à construire discursivement leur identité paternelle, et non pas vers la façon dont les chercheurs synthétisent le contenu de leur propos.

Notre recherche devait initialement porter sur les perceptions paternelles de l’allaitement. Cependant, l’orientation a rapidement changé de cap lorsque nous avons pris connaissance du corpus et que nous avons par le fait même constaté l’intensité avec laquelle les pères parlaient de leur rôle. Il semblait clair que les pères « construisaient » verbalement ainsi une facette de leur identité, soit leur paternité; il nous restait désormais à trouver une façon de faire ressortir cette construction.

Il nous était impossible d’espérer constituer un échantillon représentatif, au sens statistique du terme, puisqu’il nous aurait fallu un très grand nombre d’entretiens; nous avons donc procédé à la création d’un échantillon théorique à partir des entretiens qui nous étaient offerts, c’est-à-dire que nous avons sélectionné des sources de données en fonction de leur pertinence par rapport à l’objet étudié (Laperrière, 1997). Notre sélection est diversifiée[4], en ce sens qu’elle cherche à donner un panorama global de groupes restreints. Afin de parvenir à la diversification interne lors de l’échantillonnage, « le premier critère est l’homogénéité de l’échantillon […]. Mais par la suite, le chercheur doit s’attacher à la diversification interne de son groupe (homogénéisé) » (Pirès, 1997, p. 153). Dans notre cas, il s’agissait ainsi d’abord d’homogénéiser nos deux sous-groupes (nous avons sélectionné cinq pères ayant eu un suivi prénatal avec une sage-femme et cinq autres avec un médecin). Les pères retenus n’avaient qu’un seul enfant âgé d’environ 10 mois au moment de l’entretien et ils avaient profité d’un congé parental de plus de cinq semaines; ils avaient vécu une expérience d’allaitement d’au moins six mois; enfin, ils étaient originaires du Québec. Nous avons pu effectuer une diversification interne grâce aux questionnaires que les pères avaient remplis. La tranche d’âge (au final, la moyenne d’âge est de 29,4 ans), le niveau de scolarité et le revenu ont été observés; dans chacun de nos deux sous-groupes se trouve un père au profil sociodémographique similaire à celui d’un père de l’autre groupe.

Comme nous avons travaillé avec des données préexistantes, nous ne pouvons pas dire que nous avons construit notre corpus de manière inductive. Par contre, nous avons posé un regard neuf sur ces données, nous avons donné une nouvelle orientation à ce qu’elles portaient et nous avons constitué notre échantillon théorique au sein de ce grand bassin de données. Ces étapes relèvent sans contredit de l’induction. Ainsi, « les “données” textuelles ne sont […] jamais “données” : elles sont construites par l’extraction de multiples corpus que l’analyste soumet à tel ou tel traitement en fonction de la méthode d’investigation choisie » (Têtu, 2002, p. 214). En ce sens, nous avons forgé notre propre corpus à partir de ce qui nous semblait le plus pertinent en regard de notre questionnement. Comme le dit Charaudeau,

[…] notre échantillon n’est pas la partie d’un tout (comme serait un échantillon de mots représentatifs d’un tout textuel); il est constitué de catégories dont chacune joue le rôle d’un point focal sur lequel faire porter l’analyse qualitative

2009, p. 83

Nous verrons maintenant que l’induction a également été omniprésente lorsque nous avons mené nos analyses.

3.2 Une expérience inductive

Nous avons mené notre recherche sur la construction de l’identité paternelle avec une approche « globale » de l’analyse du discours, c’est-à-dire selon les principes de l’éclectisme; nous avons ainsi retenu les concepts théoriques et les méthodes qui étaient les plus à même de faire ressortir le phénomène à observer, à savoir l’identité paternelle. Nous nous sommes ainsi inspirée de diverses recherches menées en argumentation, en pragmatique, en sociolinguistique et en sémiotique. En revisitant notre parcours, nous avons constaté que la très grande majorité de nos choix méthodologiques sont en accord avec la MTE, et ce, bien que nous ne connaissions pas cette méthode à l’époque de la réalisation de cette recherche.

Les concepts théoriques retenus afin d’analyser la structure et le contenu des discours émis ont été choisis à partir du corpus lui-même, c’est-à-dire que nous avons décelé certains concepts dans les entretiens avec les pères qui, s’ils n’ont pas été définis mot pour mot dans leur discours, ressortaient de façon assez claire. Nous nous sommes ainsi intéressée à la construction de l’identité paternelle en nous penchant d’abord sur le rôle paternel, puis en étudiant l’expérience vécue par les pères au regard de leurs relations avec ceux qui les entourent, qu’ils fassent partie du réseau professionnel, communautaire ou social. La première section a été développée en trois temps. Nous avons d’abord analysé les perceptions à partir de cinq catégories définissant le rôle paternel ; ce regroupement s’est fait sur une base thématique. Nous avons également observé le caractère actif ou passif que les pères associaient à leur rôle. Enfin, nous avons catégorisé nos données selon trois périodes temporelles (accouchement, premiers mois et après l’allaitement).

Dans la deuxième section de notre travail, nous avons plutôt observé comment les pères se perçoivent et se positionnent par rapport aux autres, un processus important puisqu’il tient compte « de la dynamique identification/différenciation ou inclusion/exclusion à la base de la construction identitaire » (Turbide, Vincent, & Laforest, 2008, p. 77). Ainsi, l’identification à un groupe amène la possibilité de créer des alliances comme des exclusions avec l’altérité (Blommaert & Verschueren, 1998). On perçoit davantage comme alliées les personnes qui nous ressemblent, alors qu’on a tendance à percevoir plus négativement les personnes différentes de soi-même. L’extrait suivant montre très bien cette tendance :

Intervieweur : Est-ce qu’il y a d’autres personnes qui vous ont aidé dans ce processus-là?
Père : À l’hôpital il y a eu les infirmières. Il y a eu une infirmière en particulier qui a été beaucoup avec nous, elle avait notre âge et elle nous a donné vraiment de bons conseils. On l’a bien aimée, son approche, sa façon. Elle avait un peu les mêmes pensées que nous, la manière de procéder. Ça a été des bons conseils de départ.

Cette partie de l’analyse a notamment bénéficié de la sémiotique narrative et du schéma actanciel (Greimas, 1966) pour la théorie sur les adjuvants et les opposants, qui s’avérait toute désignée pour évaluer les perceptions des pères. En analyse du discours, c’est une pratique courante que « de favoriser une “inter- et transdisciplinarité” qui articule des concepts venus de disciplines différentes à propos d’un même objet complexe, c’est-à-dire “un processus de coconstruction des savoirs qui traverse littéralement les disciplines concernées” (Darbellay, 2005, p. 51) » (Guilbert, 2010, para. 22). Dans toute recherche, « les concepts élaborés à partir de données n’ont d’intérêt qu’intégrés à des propositions théoriques dont l’enchaînement produit la mise en forme du phénomène et contribue à son intelligibilité » (Drulhe, 2008, p. 38); c’est la théorisation.

Cette façon de faire est également propre à la MTE, avec laquelle les concepts pertinents aux analyses sont choisis uniquement lorsque le chercheur est imprégné du corpus. Cette sensibilité théorique permet de donner du sens aux données grâce à un ensemble de concepts sensibilisateurs riches, les sensitizing concepts (Bowen, 2006), choisis afin d’amener le chercheur à reconnaître ce qui émerge des données (Charmaz, 2004). Les étapes de codage primaire et de conceptualisation de la théorisation enracinée ressemblent énormément au travail effectué en analyse du discours, alors que l’on fouille les écrits scientifiques pour établir des relations entre le fruit de ses recherches et les recherches existantes.

Dans le cadre de notre recherche, nous avions rédigé un cadre théorique avant de commencer l’analyse, comme le recommandait notre institution. Par contre, puisque nous avons laissé les données nous guider (et par le fait même, changer l’objectif de notre recherche), le cadre théorique rédigé au début du projet a été en grande partie réécrit puisqu’il ne cadrait plus avec les analyses réellement effectuées; cette réécriture arrive fréquemment aux chercheurs qui travaillent en induction. À l’instar des tenants de la MTE (Birks & Mills, 2011; Corbin & Strauss, 2008; Glaser & Strauss, 1967), nous pensons que les analystes du discours gagnent à suspendre temporairement leur référence à des cadres théoriques pendant qu’ils commencent la collecte de données et les analyses.

Afin de procéder à nos analyses, nous avons extrait du corpus toutes les séquences comportant une représentation du rôle du père. Nous avions d’abord pensé retenir les réponses des questions portant sur ce sujet, mais puisque les questions du canevas d’entretien n’étaient pas nécessairement posées exactement de la même manière et dans un même ordre, et puisque les idées émises par les pères n’étaient pas verbalisées dans les mêmes mots, cette façon d’analyser a rapidement été écartée. Dans les approches inductives, il arrive souvent que les participants aux entretiens fournissent des données riches sans nécessairement répondre directement aux questions qui leur sont posées. Le chercheur analyse les réponses et non leur adéquation aux questions. Ainsi, nous avons choisi de sélectionner tous les passages d’entretiens liés au rôle paternel. Cette étape s’est effectuée en deux temps. Nous avons d’abord fait une lecture attentive de tous les entretiens afin de circonscrire les énoncés dans lesquels il était question du rôle paternel et nous avons ensuite effectué une recherche informatique dans les transcriptions du corpus à partir de tous les mots-clés retenus lors du premier dépouillement afin de nous assurer qu’aucune séquence n’avait été oubliée. Nous avons circonscrit à partir de ce sous-corpus les énoncés qui concernaient spécifiquement la perception du rôle paternel, puis nous avons révisé à trois reprises la totalité des entretiens afin de repérer toutes les autres séquences qui n’auraient pas été prises en compte lors du repérage informatique. Au final, nous avons ainsi retenu l’équivalent d’une quinzaine de pages de transcription concernant le rôle paternel, neuf d’entre elles attribuables au discours des pères ayant eu un suivi avec un médecin et les six autres étant attribuables au discours des pères ayant eu un suivi avec une sage-femme.

Cette sélection des passages pertinents n’est pas sans rappeler les principes de la MTE sur le travail du chercheur lorsqu’il doit reconstruire le sens des données générées par les participants et séparer ce qui est pertinent de ce qui ne l’est pas (Strauss & Corbin, 1990). Selon Burck, qui s’est intéressée à l’utilité de la MTE en analyse du discours, la théorisation enracinée entre en jeu dès lors que l’on commence à rechercher les fragments du discours qui nous intéressent et se poursuit tout au long des analyses :

Les thèmes pertinents peuvent souvent être identifiés par une lecture attentive du texte en utilisant une approche enracinée. Une fois que les passages ont été sélectionnés à partir des données, l’analyse se décompose en trois étapes principales. Le chercheur examine d’abord la façon dont la langue est utilisée dans le texte pour « construire » les idées ou l’information. Deuxièmement, le chercheur cherche la variabilité, c’est-à-dire les incohérences de sens dans les constructions et les hypothèses qu’elles entraînent. La troisième étape consiste à mettre en évidence les particularités et à examiner ce que le discours réalise. Comme avec une approche enracinée, les analystes du discours demandent souvent à d’autres chercheurs d’examiner le texte et leur analyse[5] [traduction libre]

Burck, 2005, p. 249

Nous avons d’abord pensé classer les extraits retenus à partir des critères élaborés par un groupe de recherche s’étant intéressé à l’engagement paternel (Prospère, 2010). Toutefois, comme le rôle diffère de l’engagement paternel, notre recherche s’y prêtait plus ou moins bien; l’engagement se mesure habituellement en situation d’observation (Ouellet, Turcotte, & Desjardins, 2001), alors que le rôle est quant à lui davantage associé à des normes et des valeurs (Sasseville & Simard, 2006), ce qui le rend évidemment plus facile à analyser à travers le discours. L’analyse des perceptions du rôle paternel s’est donc faite par un regroupement sur une base thématique. Nous avons défini quatre catégories caractérisant le rôle paternel : présent, porte-parole, soutenant envers la mère et en interaction avec le bébé. Les catégories d’analyse n’étaient pas définies préalablement, mais ont émergé du corpus. Mutuellement exclusives, elles couvrent toutes les caractéristiques dont les pères ont fait mention : certains indices ressortaient clairement des discours émis par les pères et permettaient, par leur régularité, de les classer dans l’une ou l’autre des catégories. Nous avons mis l’accent sur les unités de contenu sémantique, quoique la forme que prenaient les énoncés ait aussi été observée. Par exemple, nous avons noté que les pères sont nombreux à avoir de la difficulté à formuler leur pensée quant à leur rôle de père. Ainsi, leurs hésitations et leurs pauses sont fréquentes, et leurs formulations parfois bizarres : « je vais le savoir je pense dans les cinq prochaines années sur l’éducation parentale ». Du point de vue du contenu, certains pères décrivent leur rôle comme étant difficile à définir et différent de celui de la mère (« [Mon rôle,] ça varie beaucoup hein (4 sec.) Ce n’est pas défini comme rôle. Ce que la mère enseigne à l’enfant, puis ce que le père enseigne à l’enfant, c’est deux choses différentes. Puis : je n’arrive pas à mettre la main sur : sur ce que c’est : sur le rôle de chacun exactement là. »), mais aussi comme étant en mutation selon l’âge de l’enfant (« C’est comme ça; qu’est-ce qu’on peut faire… Ce n’est pas plus grave. Je prendrai ma chance plus tard, donc… quand ce sera le temps de jouer au ballon, bien là, je serai plus là. »).

Ce regroupement théorique des données correspond également à la pensée de Glaser et Strauss (1967), qui suggèrent d’« écouter » les données, « d’inverser la logique hypothético-déductive et, au lieu de “forcer” les données pour qu’elles entrent dans le cadre théorique, […] proposent de construire un cadre théorique à partir des données » (Guillemette & Luckerhoff, 2009, p. 6).

Conclusion

Les rapprochements effectués entre les recherches inductives menées en analyse du discours et les principes propres à la MTE laissent croire qu’ils partagent vraisemblablement plusieurs influences et racines. Selon Pirès, la méthodologie ne doit pas

[…] dicter des règles absolues de savoir-faire, mais surtout […] aider l’analyste à réfléchir pour adapter le plus possible ses méthodes, les modalités d’échantillonnage et la nature des données à l’objet de sa recherche en voie de construction

1997, p. 115

Selon nous, cette vision de la démarche méthodologique correspond aussi bien à la MTE qu’aux recherches que nous avons menées en analyse du discours.

Comme le chercheur doit décrire sa démarche et définir sa posture afin de se conformer aux critères de scientificité, nous pensons que la MTE pourrait constituer une option méthodologique très intéressante pour les analystes du discours qui adoptent une perspective inductive. Elle offre une certaine flexibilité puisqu’elle n’oblige pas le chercheur à adopter « des procédures méthodologiques qui correspondent à des écoles de pensées fermées sur elles-mêmes, préconisant des idées reçues » (Lapointe & Guillemette, 2012, p. 202). Comme elle est l’une des approches inductives les plus formalisées, l’utilisation de la MTE représente une avenue intéressante aux chercheurs souhaitant formaliser leur méthodologie. De même, certaines pratiques de la MTE, non développées dans cet article puisque non effectuées dans le cadre de notre recherche, pourraient venir enrichir la méthodologie en analyse du discours. Notamment, l’imbrication des étapes de collecte de données et d’analyse (jusqu’à saturation théorique) pourrait s’avérer porteuse, tout comme la création d’un journal de bord à partir de notes descriptives, méthodologiques, théoriques et personnelles (Baribeau, 2005) afin de constituer la « mémoire vive » du projet (Savoie-Zajc, 2004).

Il est évident que notre présent apport ne représente qu’une infime partie des travaux menés en analyse du discours et qu’il ne peut témoigner de toute la richesse et de la diversité des recherches qui sont menées dans ce large champ, mais nous espérons néanmoins que le parcours revisité de notre recherche aura permis de considérer la théorisation enracinée comme une méthodologie intéressante pour les chercheurs en analyse du discours.