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L’action volontaire réagit sur celui qui la veut, modifie dans une certaine mesure le caractère de la personne dont elle émane, et accomplit, par une espèce de miracle, cette création de soi par soi qui a tout l’air d’être l’objet même de la vie humaine

Bergson, 2003, p. 31

Introduction

Dans le présent texte, nous explorons les effets existentiels de la création d’art sur l’artiste créateur lui-même et nous examinons comment ces effets se prolongent dans la recherche-création, en tant que recherche effectuée par l’artiste sur, ou à partir de, ses agirs créateurs. Ces effets existentiels ont été évoqués dans des mots différents par plusieurs auteurs. On trouve la notion d’instauration chez Souriau (Courtois-L’heureux, & Wiame, 2015), philosophe français spécialiste des arts et de l’esthétique, et chez l’anthropologue Durand (1964) qui, s’inscrivant dans l’axe des intuitions de Bachelard, a travaillé sur l’imaginaire et le symbolique. Le terme « opératif » est par ailleurs employé par Bonardel (1993), une étudiante et collaboratrice de Durand, alors que le terme « performatif », qu’on voit plus souvent récemment, s’applique à certains auteurs sur le plan autopoïétique ou existentiel, tel Bordeleau (2004). Enfin, il y a aussi Galvani (2008) qui parle d’« autoformation existentielle ». Mais, en amont de toutes ces façons de désigner les effets qu’ont sur nous nos actes de création et de recherche, quelle meilleure référence que Bergson qui, dès 1907, évoque « la création de soi par soi » (2003, p. 31, 2013, p. 7). Instauratif, performatif, opératif, autant d’adjectifs qui qualifient des actions établissant une boucle de rétroaction entre leur effet sur le monde et leur effet sur l’être même. Ainsi, par nos agirs créateurs sur la matière et le réel, comme par les opérations réflexives et cognitives de nos recherches sur ces mêmes agirs, nous nous « instaurons » existentiellement. Nous nous faisons exister plus intensément; nous augmentons notre qualité d’existence, ce « sentiment même de soi » qu’évoque Damasio (1999).

Il y a comme a priori implicite, ici, que l’humain est animé d’un mouvement d’autoformation, qu’il se développe et aspire à se développer, physiquement et psychiquement, et qu’il mettra en oeuvre des pratiques et des techniques qui assisteront ce dépassement. Ces notions d’instauration ou de création de soi par soi, chez Souriau, Bergson, Durand, et bien d’autres, envisagent ce mouvement d’autoformation comme une aspiration essentielle qui anime la psyché vers une certaine forme d’augmentation – en intensité et en complexité. À partir de cela, nous suggérons que l’art est l’un des comportements anthropologiques dont la fonction serait d’actualiser cette autoformation. Dit dans les mots du compositeur allemand Stockhausen (1989), « la fonction des arts est d’explorer l’espace intérieur de l’homme, de découvrir jusqu’à quel point et à quelle intensité il peut vibrer […]. Les arts sont un moyen d’agrandir son univers intérieur »[1] [traduction libre] (p. 32). Finalement, nous posons que la réflexion et la recherche d’un artiste sur ses propres agirs créateurs se constituent en prolongement de la création, elles forment donc comme un second niveau d’actualisation des mouvements autoformatifs de la création elle-même, une sorte de « méta-art », pour reprendre l’expression précurseure de l’artiste américaine Piper (1973). En effet, contrairement à la recherche sur l’art qui observe à distance l’oeuvre et la création, cette recherche-création par l’artiste même, qui s’inscrit dans la continuité de l’oeuvre sur laquelle elle porte, a la même fonction et le même pouvoir instaurateur qu’elle – avec, en plus, le pouvoir révélateur de la réflexion.

1. Sinon définir pour de bon, du moins cerner les contours de la recherche-création

D’emblée, précisons que le terme « recherche-création » est une notion ouverte et elle se présente sous des formes un peu différentes, selon les institutions et selon qu’on est en art, en littérature, en musique ou autre. Au Québec, des premiers livres (Gosselin & Le Coguiec, 2006; Laurier & Gosselin, 2004) dans les années 2000 à la programmation actuelle du Groupe de recherche-création en musique (GRECEM)[2] qui veut voir dans la recherche-création une approche interdisciplinaire et collaborative, on voit deux grandes tendances : la recherche-création qu’on dira « en première personne » (Depraz, 2014; Vermersch, 2010), effectuée par l’artiste lui-même sur sa propre pratique, et celle qu’on devrait alors dire « en troisième personne », où des chercheurs étudient la pratique d’un artiste tiers[3], que ce soit en rétrospective, comme lorsqu’on étudie un artiste ou une oeuvre du passé, ou de façon concomitante, comme lorsqu’on travaille en même temps que l’artiste produit sa création[4] et à ses côtés. Sans prendre parti a priori d’un côté ou de l’autre, nous préciserons simplement que la recherche-création dont il est question ici est celle pour laquelle à l’origine le terme « recherche-création » a été créé, c’est-à-dire celle que l’on conduit soi-même sur ses propres agirs. Nous verrons qu’il s’agit d’un type de recherche tout à fait particulier dans l’univers scientifique.

Effectivement, la recherche-création est assez récente, liée au fait relativement nouveau d’artistes inscrits dans des programmes universitaires de cycles supérieurs et à l’exigence de réflexivité et de théorisation qui s’est appliquée à eux comme aux autres étudiants des sciences humaines. En effet, à mesure que les artistes atteignaient les niveaux supérieurs à l’université, la question du type de recherche qu’on devait attendre d’eux s’est posée, au-delà de la maîtrise des principes, des techniques et des systèmes mis en action dans la réalisation des oeuvres. C’est surtout au Canada (sous l’impulsion des institutions québécoises) qu’on a appelé cela « recherche-création »[5], un terme qui rappelle l’esprit de la « recherche-action », que Gabriot (n.d.) définit en ces termes : « Il s’agit de recherches dans lesquelles il y a une recherche délibérée de transformation de la réalité; recherches ayant un double objectif : transformer la réalité et produire des connaissances concernant ces transformations ». Poursuivant cette logique, la recherche-création voudra transformer la réalité de l’atelier, et avant tout cet « atelier intérieur »[6], lieu équivoque dont l’architecture, si l’on peut dire, est celle même de l’esprit de l’artiste.

On comprend enfin que ces recherches diffèrent substantiellement de disciplines plus classiques telles l’histoire de l’art, la musicologie ou la sémiologie de l’art qui, elles, étudient les objets d’art du point de vue critique de la réception, ainsi que de la poïétique générale qui cherche à modéliser les différentes facettes ou étapes des actes de création (par exemple, Passeron, 1994, 1996; Verdier, 2016). Tout cela, qui est de la recherche sur l’art, est déjà bien établi et n’a jamais eu de raison particulièrement indispensable de se nommer « recherche-création ». Si ce terme existe, c’est à l’évidence pour nommer autre chose, une situation où la recherche et la création sont concomitantes et consubstantielles, installées dans le prolongement l’une de l’autre – la recherche englobant la création tel un nuage réflexif autour d’un ensemble d’objets, d’idées, d’actions et d’affects. Cette recherche réflexive agit autant sur la création que sur l’artiste, aussi sûrement que la création elle-même agit sur l’être de l’artiste.

2. Pourquoi en première personne?

Stévance et Lacasse (2015) ont proposé une forme de recherche-création en équipe interdisciplinaire où chercheurs et créateurs travaillent en collaboration. Ils ont compris la grande productivité de cette forme collaborative, en matière de financement par les organismes subventionnaires (qui y retrouvent leurs critères et leurs attentes), mais aussi, et surtout, en ce qui a trait aux résultats de recherche riches et probants pour la musicologie, l’ethnomusicologie, et de façon générale, les études sur l’art, de même qu’à la possibilité d’offrir une assistance scientifique et technique aux créateurs. Cette approche collaborative et l’approche individuelle convoquent des paradigmes épistémologiques et méthodologiques très distincts et mènent à des résultats différents. D’abord, la proposition collaborative se base sur l’idée qu’un chercheur chevronné n’est pas forcément un bon créateur, et qu’un créateur inspiré n’est pas obligatoirement un bon chercheur. Mieux vaut, alors, faire travailler ensemble les meilleurs – ce qui répond au paradigme de la spécialisation en recherche. Dans la recherche-création en première personne, une tout autre logique est à l’oeuvre. Qu’on ait un créateur comme agent premier de la théorisation ou un chercheur qui s’ouvre au feu transformateur de la création, ce n’est ni un chercheur « normal » ni un artiste ordinaire. Il y a là une compréhension implicite que la pratique génère une forme de connaissance inaccessible autrement que par l’étude intime, réflexive, de cette pratique.

Cette recherche-création qui puise ses données dans la subjectivité et l’intériorité de l’artiste ne génère pas seulement des oeuvres autonomes, mais aussi une constellation de pensées d’ordre philosophique, intime, éthique, etc. Et la production « scientifique » qui en résulte est paradigmatiquement différente de celle issue des recherches plus classiques (tantôt qualitatives, tantôt quantitatives) qui appartiennent à ces domaines que Passeron (1994) appelle les « sciences de l’art ».

Quand il est pleinement engagé dans une pratique de création, l’artiste éprouve souvent le sentiment d’accéder à un type particulier de connaissance; il se sent « connaissant » et, en ce sens, il comprend qu’il participe à l’élaboration de savoirs d’un ordre particulier

Gosselin & Laurier, 2004, pp. 168-169

Le sens même du mot « connaissance » a glissé — un glissement à ce point significatif que Foucault (1994) avait voulu utiliser des termes différents :

J’emploie le mot « savoir » en établissant une distinction avec « connaissance ». Je vise dans « savoir » un processus par lequel le sujet subit une modification par cela même qu’il connaît, ou plutôt lors du travail qu’il effectue pour connaître. C’est ce qui permet à la fois de modifier le sujet et de construire l’objet

p. 57

Dans ces territoires épistémologiques relativement nouveaux, le chercheur ne peut être que le praticien lui-même, ou un collaborateur capable de communiquer avec lui au même niveau d’intimité et de profondeur. Lorsqu’elle est capable d’atteindre ces niveaux de l’expérience, la recherche-création entraîne toute la dynamique créatrice dans une spirale complexe engendrée par la réflexivité, dans laquelle l’oeuvre et l’artiste vont déployer des potentiels visionnaires concernant autant l’art comme tel que la condition humaine.

3. La vision du monde depuis les arts et la littérature

Dans le chapitre qui conclut Tactiques insolites, Gosselin et Laurier (2004) décrivent cinq modes de la recherche-création, suivant différentes façons dont l’artiste oriente sa recherche : sur une oeuvre en particulier, sur des aspects plus larges de sa pratique, sur lui-même ou sur l’art, et un cinquième mode, moins fréquent, plus aventureux, où tels un philosophe ou un chercheur en sciences humaines, l’artiste s’interroge – à travers son oeuvre – sur des aspects du monde.

Chez certains praticiens-chercheurs en art, on observe un désir de théoriser autour d’une idée ou d’un sujet qui ne relève pas directement, ou du moins pas exclusivement, du domaine artistique à proprement parler. Tout comme le philosophe et le sociologue peuvent s’intéresser aux mêmes objets de recherche et élaborer des discours sur ces objets à partir de leurs points de vue respectifs de philosophe et de sociologue, des praticiens-chercheurs du domaine de l’art veulent eux aussi discourir sur des sujets de toutes sortes, cette fois à partir de leur point de vue d’artiste

Gosselin & Laurier, 2004, pp. 177-178

Philosophes et artistes ont souvent parlé de l’art comme un mode de connaissance, et Dewey a bien décrit cette forme particulière de savoir, expérientiel avant tout.

L’oeuvre d’art met en évidence et accentue cette qualité d’être un tout et d’appartenir au tout global de plus grande ampleur qui constitue l’univers dans lequel nous vivons. C’est ce qui explique, je crois, le sentiment d’intelligibilité et de clarté que nous inspire la présence d’un objet dont nous avons une expérience esthétiquement intense. C’est également ce qui explique le sentiment religieux qui accompagne l’intensité de toute perception esthétique. Nous sommes pour ainsi dire introduits dans un monde au-delà du monde, et qui n’en est pas moins la réalité plus profonde du monde vécu de nos expériences ordinaires. Nous sommes transportés au-delà de nous-mêmes et c’est là que nous nous découvrons

Dewey, 2010, p. 323

L’artiste et l’écrivain travaillent, par leur activité créatrice, sur des aspects du monde et de l’humain qu’eux seuls peuvent actualiser. En effet, la science « normale » (appelons-la ainsi pour les besoins du présent article) n’a pas la capacité d’examiner un nombre non négligeable de productions de l’imaginaire humain, liées à la subjectivité singulière des psychés, et que seuls les arts et les littératures ont le pouvoir d’aborder. Ces productions de l’imaginaire forment pourtant l’essence de l’expérience d’être humain et constituent ensemble un des grands moteurs de l’instauration humaine, sur le plan collectif cette fois. Dans ce cinquième mode posé par Gosselin et Laurier, la recherche-création pourrait aller au-delà de la seule théorisation de ses agirs par l’artiste, pour commencer aussi à déplier la vision du monde qui est repliée autant dans ses oeuvres que dans son « oeuvrer ». Ainsi, dans ce sens, elle pourrait révéler certains aspects plus « psychoïdes » (Jung, 1971; Reeves et al., 1995) des structures sous-jacentes du monde, dans la mesure où, évidemment, le chercheur-créateur osera aller jusque-là. Dans ce cas, ce que la recherche-création vient ajouter à l’expérience visionnaire de la création, c’est l’énonciation des idées contenues dans les oeuvres, rendant possible la communication entre le créateur et les récepteurs sur ces idées.

4. Quelques paramètres épistémologiques et méthodologiques de la recherche-création

Le projet de la recherche-création est à la fois créateur et raisonné, faisant appel aux moyens de l’art pour la création et à des outils méthodologiques réflexifs pour la recherche. Bien qu’elle ne soit que légèrement codifiée et laisse beaucoup de latitude méthodologique, trois caractéristiques apparaissent assurer sa rigueur et amplifier son potentiel instauratif.

4.1 En première personne

Chaque artiste crée selon des paramètres qui sont entièrement congruents avec ce qu’il est, qui il est, avec tout ce qui constitue sa singularité, c’est-à-dire son génie personnel. Si un artiste tentait de créer selon des procédures étrangères à son esprit propre, il n’arriverait qu’à une création conventionnelle, banale à la limite. En fait, les agirs d’une personne sont toujours empreints de son caractère et de son esprit uniques. Ceci n’est d’ailleurs pas exclusif à l’art : « le savoir pratique est un savoir singulier, localisé, contextualisé, et la réalité dont il parle inclut l’homme avec son système de valeurs », écrit Van der Maren (cité par Pilon, 2009, p. 10). On peut proposer des modèles généraux pour toute pratique[7], mais c’est dans la singularité de ses agirs qu’une personne réussit ou échoue, qu’elle se dépasse ou achoppe. Lorsqu’un artiste s’engage dans des études supérieures pour propulser ou transformer sa démarche créatrice, simplement approfondir des aspects généraux de la pratique ne l’aidera pas dans ses objectifs. Ce sont ses manières de faire singulières qu’il lui faut regarder. « Pour renouveler leur pratique », explique Pilon, « il faut que ces personnes inventent ou découvrent leur propre modèle d’intervention » (2009, p. 10). C’est ce modèle unique, singulier, qui va les renseigner au sujet des questions que l’on pose à leur pratique.

En somme, on pourra enseigner beaucoup de savoir-faire dans les cours d’art des formations initiales, mais il restera toujours un lieu où la personnalité, le caractère, les manières personnelles et le « génie propre » de l’artiste le feront pratiquer son art d’une manière unique. Singulières aussi sont ses aspirations personnelles dans la voie de son autoformation. Mystérieux sont ses élans et ses raisons d’agir. Or c’est dans ces lieux de singularité qu’on trouve le coeur de ce qui fait la richesse et la signifiance d’une oeuvre. Pour cette raison, on relira l’article de Lancri (2006) qui explique que, bien qu’elle doive répondre à certaines exigences, la thèse en recherche-création « est une thèse qui, d’une part, n’a guère de modèle et qui, d’autre part, ne saurait en avoir, parce qu’elle se doit d’en dénombrer autant qu’il existe de chercheurs » (p. 9).

4.2 Heuristique

Cette méthode (de l’artiste), basée sur l’expérience sensible du monde, revendique un espace d’investigation où la pratique de l’image, des mots, du toucher, de la matière, de la conscience, s’alimente souvent à une sorte de logique intuitive qui laisse place au hasard, à l’accident, et parfois même, au désordre. Il semble que ce type de recherche n’a que faire de l’ordonnance et du plan d’action prémédités pour penser sa conduite

Laurier & Gosselin, 2004, p. 13

« C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche », déclarait le peintre français Soulages (2002, p. 15). Il n’y a peut-être pas de façon plus concise de définir une recherche heuristique. Or la recherche en première personne, parce qu’elle entraîne le chercheur dans un mouvement de transformation, est nécessairement heuristique, c’est-à-dire qu’on ne peut empêcher ses questions et ses orientations de se transformer dans le processus même de la recherche. Comme artistes, nous aimons concevoir la recherche comme un saut dans l’inconnu, comme une question posée à l’univers. Il nous apparaît illogique qu’un chemin prédéterminé – du type des méthodologies scientifiques – puisse nous permettre d’atteindre une destination inconnue. Nous nous attendons plutôt à ce qu’il y ait des carrefours, des détours, des risques et des choix, car un chemin de découverte, tout comme les chemins de la création, ne peut pas être une route droite, linéaire. La recherche-création appelle donc une approche méthodologique capable d’orienter une démarche qui ne peut pas tout savoir sur elle-même avant de commencer, mais qui se définit toujours plus précisément à mesure qu’elle progresse et peut même changer de direction. Une telle série de recentrages à chaque fois nécessaires est typique d’une démarche heuristique : Paillé (2007), citant Douglas & Moustakas, rappelle que « la recherche heuristique est concernée par le sens, non la mesure, l’essence, non l’apparence, la qualité, non la quantité, l’expérience, non le comportement » (p. 145). Il s’agit d’un voyage, d’une route à faire, mais dont nous ne connaissons au départ ni toutes les étapes ni même, le plus souvent, la destination. En recherche-création, nous travaillons dans l’in vivo de l’atelier, avec l’oeuvre en train de se faire, la vie qui continue d’arriver, la vie qui est bienvenue dans le processus, et nous acceptons – de fait, nous espérons – que la recherche transforme quelque chose dans notre pratique créatrice.

4.3 Phénoménologique

Nous encouragerons donc les méthodologies hybrides, « bricolées » (Laurier, 2006, p. 84) et surtout, personnelles. Mais il est une constante qui fait qu’un écrit ou un dispositif méthodologique appartiendra en propre à la recherche-création et c’est de reposer sur une approche phénoménologique. En effet, la recherche ne peut pas n’être qu’un discours sur soi et sur ses pratiques, aussi poétique ou inspirant soit-il, et dans ce sens, elle se distinguera catégoriquement du texte de démarche que tout artiste se doit de rédiger à l’intention des organismes, des producteurs et du public. Nous insistons pour que les données de la recherche-création soient traversées par une intention phénoménologique, c’est-à-dire un relevé rigoureux des vécus de conscience liés à l’opérativité créatrice, plutôt que, par exemple, des exposés d’intention, des spéculations explicatives (notamment causales) ou des construits conceptuels ou idéologiques.

Or le regard phénoménologique sur soi, discipliné par les exigences de l’épochè, est profondément conscientisant et transformateur. L’épochè est difficile : suspendre son jugement, ses préconceptions et ses références sur un vécu personnel pour le voir à neuf est une véritable ascèse, autant psychique qu’épistémique, qui n’est pas sans rappeler les exercices spirituels de méditation et la philosophie bouddhiste de l’illusion du monde. L’acte phénoménologique en tant que tel, appliqué par l’artiste à ses agirs en atelier, est naturellement générateur de conscience et de réflexivité[8].

5. La recherche instaurative

Le travail artistique ne vise pas seulement la création de performances et de produits; il sert à créer nos vies en élargissant notre conscience, donnant forme à nos dispositions, répondant à notre quête de sens, établissant notre rapport avec les autres et partageant une culture[9] [traduction libre]

Eisner, 2002, p. 3

L’avènement de la recherche-création au niveau universitaire répond selon nous à une logique déjà en germe dans les ateliers : le besoin de conscientiser, de formuler et de partager ce monde de sens et de savoirs qui se déploie autour des oeuvres en cours de conception et de réalisation. Pour tout dire, il n’y a pas que les recherches d’artistes qui sont traversées par une telle logique; toute pratique est animée d’un mouvement de conscientisation et d’un désir d’énonciation. Rares sont les personnes, en effet, qui n’ont aucune question ou idée sur leurs agirs, qui passent leur vie à faire la même chose de la même manière, sans jamais avoir envie d’en discuter. A fortiori dans la pratique de l’art, dont la fonction de production de sens est primordiale. Mais il ne s’agit pas seulement d’une finalité de communication, il y a aussi que l’intensité et l’efficience de ce qui se présente de façon intuitive ou ressentie dans l’atelier sont augmentées par la conscientisation : l’effet sur la pratique est direct (l’artiste devient un meilleur artiste), mais il est aussi existentiel. C’est une véritable instauration dans les domaines de l’être qui se produit à travers la recherche-création, instauration effectuée par les actes artistiques, d’abord, puis relancée dans l’écriture, par « cette possibilité du langage de parachever la réalité qu’il décrit » (Bordeleau, 2004, p. 25), ce pouvoir incantatoire d’une parole qui appelle à l’existence ce qu’elle nomme. Souriau, dans Les différents modes d’existence (2009), appuie tout son argumentaire sur une métaphore artistique (un sculpteur et son morceau d’argile), faisant de l’art le modèle premier de l’instauration du sens et d’un surcroît d’existence (il parle de « surexistence ») par les agirs humains. Ce que l’on comprend, c’est que cette extraordinaire fonction instaurative est liée à l’« oeuvrer » de l’humain — c’est ce que fait l’oeuvre, qu’elle soit écriture, art, construction, relation, etc., tout ce que nous faisons qui consiste à faire émerger une forme d’un ensemble de matières. Les humains instaurent continuellement la signifiance du monde dans lequel ils vivent, c’est-à-dire qu’ils lui donnent le sens qu’il a (Huston, 2008). Or c’est l’imagination, mise en oeuvre dans la poésie, l’art, la philosophie, voire le religieux, qui génère le sens. La construction (ou l’instauration) du sens apparaît comme l’acte primordial de la culture et la vie dans l’atelier d’art en est un lumineux paradigme.

Il ne faut pas attribuer cet effet instaurateur aux seules idées développées dans le texte de recherche-création, lequel reste bien souvent personnel et idiosyncrasique. Bien qu’elles aient assurément un certain coefficient d’éclairement en elles-mêmes pour le créateur qui prend conscience d’aspects de sa pratique, ce ne sont pas d’abord les idées, mais les actes réflexifs, le temps qu’on passe à chercher à comprendre et les divers états émotionnels qu’on traverse en considérant – ou en résistant à – ces idées qui sont agissants; c’est faire de la recherche qui transforme l’artiste. Weil (1966) a bien décrit ce mouvement :

Si [l’]on cherche avec une véritable attention la solution d’un problème de géométrie, et si, au bout d’une heure, on n’est pas plus avancé qu’en commençant, on a néanmoins avancé, durant chaque minute de cette heure, dans une autre dimension plus mystérieuse. Sans qu’on le sente, sans qu’on le sache, cet effort en apparence stérile et sans fruit a mis plus de lumière dans l’âme. Le fruit se retrouvera un jour, plus tard […] dans un domaine quelconque de l’intelligence, peut-être tout à fait étranger à la mathématique

p. 68

Dans ce sens, la recherche elle-même, par l’engagement, les efforts et le temps qu’elle exige, en vient à constituer une « pratique de soi » (Foucault, 2001) quand, méthodologiquement parlant, il s’agit d’un programme organisé et systématique d’actions liées à augmenter la qualité et la clarté de l’agir créateur.

Et l’écriture, qui est omniprésente à toutes les étapes de la recherche et la communication de la recherche, est une écriture de soi. « Les mots sont quelque chose en train de se produire » (Low, 2000, p. 287, italiques dans le texte).

Le rapport de recherche-création (mémoire, thèse ou article) sera rédigé à la première personne dans la voix inimitable et le style singulier de son auteur, celui-ci déployant même des qualités littéraires et philosophiques. Idéalement, c’est une oeuvre au deuxième degré, une « méta-oeuvre », disons, qui, par sa dimension réflexive, dépasse l’oeuvre ou les oeuvres sur lesquelles elle porte. Comme le processus de recherche a été conçu comme un chemin de révélation et de réalisation, sa présentation se fera, en partie du moins, sous forme narrative, comme un récit de voyage. Qui plus est – et c’est peut-être ce qu’il y a de plus mystérieux et de plus intéressant –, un voyage dont le récit lui-même est partie intégrante, dans la mesure où l’expérience même de sa rédaction apporte des éclairages nouveaux, tant sur la création examinée que sur l’intériorité de l’artiste-chercheur. C’est l’expérience d’un agrandissement intérieur, d’un éclairement en soi lorsque, soudain, quelque chose fait sens dans notre esprit. Cette expérience sera probablement intellectuelle en premier lieu, mais elle aura aussi des réverbérations émotionnelles, existentielles et praxéologiques. Savoir appelle une expérience d’intimité avec ce qui est su, implique qu’une rencontre a fait sens et a laissé un héritage tant sensible qu’intellectuel.

6. L’intelligibilité de l’expérience

« Il n’est pas, de par le monde, de discipline plus sévère que celle de l’expérience soumise au double test d’une direction et d’un développement intelligents » (Dewey, 2013, pp. 515-516).

Lorsque le chercheur commence à établir des liens entre ses agirs, ses intentions et les directions dans lesquelles il se trouve entraîné, alors toute sa recherche contribue à son déploiement comme sujet conscient. Le but de l’art n’est pas, comme en science, de rendre compte, d’expliquer et de transmettre des contenus déterminés et stables, mais de générer des émotions, des affects, du sens. Et de cela, il ressort une idée aussi simple que profonde : la rencontre avec l’art, l’expérience vécue dans l’art, nous transforme psychiquement. Elle nous transformera comme toute expérience nous transforme, mais avec ceci de particulier que les dimensions de sens que l’art met en oeuvre sont propres à lui, propres au genre de monde qu’il invoque, fait venir à l’existence ou… instaure. C’est effectivement un monde particulier, à la fois abstrait et émotionnel, qu’on a souvent (et avec raison) appelé l’« invisible », et que Dewey appelle « la réalité plus profonde » (2010, p. 323). Lorsque Bergson parle de la création de soi par soi, il fait remarquer que la réflexion sur cette expérience instauratrice, son devenir intelligible, augmente son efficience :

De même que le talent du peintre […] se modifie, sous l’influence même des oeuvres qu’il produit, ainsi chacun de nos états, en même temps qu’il sort de nous, modifie notre personne, étant la forme nouvelle que nous venons de nous donner. On a donc raison de dire que ce que nous faisons dépend de ce que nous sommes; mais il faut ajouter que nous sommes, dans une certaine mesure, ce que nous faisons, et que nous nous créons continuellement nous-mêmes. Cette création de soi par soi est d’autant plus complète, d’ailleurs, qu’on raisonne mieux sur ce qu’on fait

Bergson, 2013, p. 7; les italiques sont de moi

Parce que son mouvement est essentiellement de nature réflexive, la recherche-création prolongera les effets éclairants et agrandissants de la création, augmentant d’autant l’amplitude de la vibration existentielle du créateur et l’envergure de son univers intérieur. En effet, dans la recherche-création effectuée par le créateur lui-même, on a un effet de rétroaction sur soi, effet voulu ou indirect, qui continue naturellement les fonctions de la création : le fait est qu’il est souvent bouleversé par ce qu’il découvre, bouleversé par ces nouveaux visages de son expérience.

Processus discipliné et orienté, la recherche-création en première personne a la capacité d’accroître la conscience et la maîtrise de soi. C’est l’effet de la réflexivité. En se posant comme témoin de ses processus, l’artiste devient conscient d’être à la fois celui qui vit les expériences et celui qui les regarde. Il ne se vit plus simplement comme sujet de sa recherche, mais aussi comme témoin de cette recherche et un autre niveau de présence à soi s’instaure alors. On trouve ici le schéma par lequel se « crée la conscience », d’après le philosophe et maître zen Albert Low (2000), c’est-à-dire un mouvement d’intensification qui se produit en ajoutant, comme autant de cercles concentriques, des couches d’attention et de réflexivité, des couches de « présence à » : d’abord présence, puis présence à la présence (présence à soi), présence à la présence à soi, etc., et des couches de « conscience » : conscience de, conscience de soi conscient, conscience de la conscience de soi, etc. Une telle intensification entraîne une augmentation du sentiment d’éclairement et de signifiance, et concentre (littéralement) encore plus l’attention. L’énergie psychique est augmentée, la conscience est plus aiguë, la maîtrise de soi est plus stable. C’est finalement l’ensemble de l’être qui se vit d’une façon intensifiée et plus intégrée. Le psychologue Csíkszentmihályi (2004) évoque cette circularité du mouvement réflexif, lequel est constitué d’allers-retours entre l’attention et le soi, l’un et l’autre s’augmentant mutuellement :

Si, d’une part, l’attention, ou l’énergie psychique, est dirigée par le soi, ce dernier étant constitué de la somme des contenus de la conscience (dont la structure des buts) et si, d’autre part, les contenus de la conscience résultent de la façon d’investir l’attention, il y a là un système qui tourne en rond – sans cause ni effet clairs. Le soi dirige l’attention et l’attention détermine le soi. De fait, les deux énoncés sont vrais : la conscience n’est pas un système linéaire, mais un système de causalité circulaire – l’attention façonne le soi et celui-ci façonne celle-là

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Bien qu’elles ne soient pas les seules activités susceptibles d’apporter un tel mouvement d’augmentation, la création artistique et la recherche-création sont pratiquement le modèle de ce mouvement. L’art est une expérience de nature à la fois matérielle et intérieure, « inséparablement opératif et méditatif » (Bonardel, 1993, p. 23), et d’une expérience on ne sort jamais complètement indemne, à moins que, comme le scientifique, on ait revêtu une combinaison étanche et stérile pour éviter autant d’être contaminé par le déroulement de l’expérience que de la contaminer. Dans l’art évidemment, on souhaite cette contamination ou, pour le dire de façon moins prosaïque, cette atteinte à l’intime : on a intentionnellement mis en place les paramètres de cette expérience de façon à ce qu’elle produise cet effet au plus haut point possible (la définition même du chef-d’oeuvre, selon Souriau[10]).

Le schéma d’activation qui procède, dans l’image que nous en avons donnée, comme les cercles concentriques de présence et de présence à soi, ne s’arrête pas à la simple prise de conscience du processus; il continue de façon fluide dans davantage de cercles réflexifs. De l’expérience à la réflexion sur l’expérience, il y a continuité. Nous pouvons évidemment choisir de maintenir notre création dans une certaine innocence, histoire de lui conserver sa spontanéité et son irrationalité. Nous faisons tous cela dans des mesures différentes, car il y a effectivement une part du processus créateur qui est irréductible, intuitive, et devant laquelle le raisonnement est contre-productif. Il y a une part d’ombre qui peut difficilement être élucidée ou théorisée[11]. Mais au-delà de cette zone obscure, l’art s’exerce dans une attitude ordonnée combinant attention et intention dans un mouvement réciproque et spiralique, et à ce niveau, une augmentation délibérée de notre niveau de conscience est nécessaire à la performance des actes éclairés, à la fois libres et organisés, que l’art exige. C’est dans ces niveaux supérieurs de maîtrise poïétique que l’artiste, devenu réflexif, voit son activité créatrice générer ces cercles additionnels de conscience réflexive.

Conclusion

Ainsi, on ne doit pas se surprendre que les professeurs d’art – les Laurier, Gosselin, Le Coguiec, Bruneau, Burns, Villeneuve, Paquin et autres – aient amené leurs étudiants vers la recherche-création autoréflexive. En effet, c’est dans la continuité du mouvement créateur que les études avancées en art en sont arrivées à exiger cette réflexion, cette conscientisation de la pratique qu’est la recherche-création de type réflexif. Car lorsque nous sommes penchés sur notre texte, entièrement attentifs à mettre en lumière les axes et les niveaux de sens qui structurent notre pratique créatrice, l’acte même d’écriture nous transforme, de la même manière que nous sommes transformés dans la création elle-même.

L’artiste qui étudie sa propre pratique travaille ainsi sur sa propre conscience. Il y a là une inextricable synergie qui fait que la réflexion sur ses actions augmente non seulement le pouvoir et l’efficience de celles-ci, mais aussi le sentiment d’être de l’artiste qui les accomplit : ce sentiment d’être soi, d’être là, d’être présent.

Nous croyons que les humains font de l’art pour se donner des expériences qui transcendent la sphère limitée de la réalité ordinaire. Et ne nous y trompons pas, c’est parce que nous sommes capables de cette transcendance que nous pouvons évoluer, en tant que personnes et en tant qu’espèce : transcender l’immédiat et le visible pour aller derrière, au-delà, dans les espaces et les temps de l’imaginaire, et en ramener le nouveau dont sera faite la suite de soi et du monde. La mise en oeuvre de l’imaginaire (imaginer l’autre, imaginer le futur, imaginer le possible et l’impossible, imaginer le sens…) est la fonction millénaire des arts et des littératures; personnellement, nous n’en voyons pas d’autre. C’est ce que nous avons appelé ici la fonction instauratrice, la « création de soi par soi ». Et le mouvement réflexif de la recherche-création rend ces instaurations de plus en plus intelligibles.