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Avec Consommer l’information. De la gestion à la médiation documentaire, Martine Cardin et Anne Klein, professeures d’archivistique au département des sciences historiques de l’Université Laval, dirigent leur premier ouvrage commun. Fait anecdotique, mais significatif de l’institutionnalisation de la discipline archivistique, cet ouvrage paraît au sein du même département trois décennies après la thèse de Louise Gagnon-Arguin intitulée L’archivistique au Québec depuis 1960 : une profession et une discipline en émergence. Lorsque cette dernière paraît en 1990, les premières collaborations débutent entre la Division des archives et les programmes d’archivistique de l’Université Laval ; des colloques sont organisés à partir de cette date.

Consommer l’information s’insère ainsi dans la continuité de la réflexion sur la genèse de l’archivistique, sur la profession d’archiviste ainsi que sur son devenir. Regroupant dix communications présentées au 45e congrès de l’Association des Archivistes du Québec (AAQ) à Québec en juin 2016 sous la thématique « Consommer l’information – De la gestion à la médiation documentaire », les textes réunis dans cet ouvrage « appellent, chacun à sa manière, une réflexion quant au nécessaire repositionnement des archivistes face à un monde en pleine mutation sous le coup de sa numérisation » (p. 3). Les propos réunis dans cet ouvrage soulignent l’avènement de nouveaux usagers à l’ère du numérique, l’importance de développer une culture collaborative dans le processus de production de contenus ainsi que la redéfinition du rôle des archivistes et des modes d’organisation des institutions patrimoniales.

Consommer l’information offre un canevas des principales lignes pour interroger la relation entre l’usager, l’archiviste et les documents d’archives. Tant d’un point de vue théorique (Devriese) qu’institutionnel (La Roche et Legois), que par des propositions plus situées comme celle de l’archivistique « ouverte » (Cardin et Desîlets) et celle d’une « conservation collaborative et distribuée » (Boutard). La variété des contributions illustre le décloisonnement et la diversité des formes de collaboration avec les usagers. L’ouvrage présente une thèse désormais connue : l’archiviste fait face à une demande de « médiation sémantique » de la part des usagers. Pour combler le fossé d’intelligibilité – antérieur à l’ère numérique –, l’archiviste est appelé à devenir « agent culturel » ou « agent de médiation », participant ainsi à la création d’un « espace de significations ».

Après une courte introduction, l’ouvrage est divisé en deux sections : « Archivistique collaborative – postures épistémologiques et éthiques » et « Institutions, utilisateurs et utilisation ».

1. PREMIÈRE SECTION DE L’OUVRAGE : « ARCHIVISTIQUE COLLABORATIVE – POSTURES ÉPISTÉMOLOGIQUES ET ÉTHIQUES

En proposant une « archivistique ouverte » inspirée du marketing ouvert, Cardin et Desîlets font preuve d’audace : ils proposent de recenser, de décrire et de transposer des « termes fondamentaux de domaines d’ancrages (archivistiques, publicité, marketing, juridique, gouvernance, patrimoine) » et d’« examiner leur compatibilité conceptuelle pour développer un lexique transdisciplinaire opératoire » (p. 22).

Pour penser ce que Devriese nomme le « nouvel ordre documentaire numérique », il se réfère à la « médiation documentaire », un concept qui appartient aux sciences de l’information et de la communication. Revendiquant une perspective constructiviste, il problématise l’intervention de l’archiviste qui « produit un savoir » à partir de l’« objet documentaire traité, documenté, médié » (p. 33).

La contribution de Legois sur la structure de médiation documentaire de la Cité des mémoires étudiantes est à situer dans le sillon de l’archivistique estudiantine. La mutation des modalités relationnelles entre l’archiviste et l’usager est à saisir, selon lui, grâce à ce qu’il nomme une « archivistique d’intervention » (p. 46). En s’appuyant sur le Dictionnaire de terminologie archivistique des Archives de France, il précise en quoi les archives orales sont des « documents constitués de témoignages oraux, provoqués ou spontanés […] » (p. 52). Les archives orales sont ensuite réutilisées et revalorisées dans une pratique de médiation interculturelle et intergénérationnelle.

De son côté, Boutard propose une réflexion sur la conservation collaborative des objets numériques en s’appuyant sur la notion de carrière de l’oeuvre et sur son cycle de vie pour rendre compte de ce processus continu. Il s’interroge sur la pérennité des oeuvres dans le champ des arts de la performance et la difficulté de leur conservation. Le dépôt numérique de ces oeuvres implique, entre autres, de prendre en compte la « triple dimensionnalité de l’instabilité » (technique, pratique, ontologique) et le caractère polymorphe de ces arts (p. 59).

Pour sa part, Senécal souligne que, dans « le tout numérique d’aujourd’hui », les archives s’inscrivent dans un « perpétuel mouvement » où « mémoire et oubli sont les deux faces d’une même pièce au sein d’une perpétuelle transaction entre individu et société […] » (p. 80). Pour pallier l’oubli comme « acte social » donnant lieu à des « pratiques sociales institutionnalisées qui ont des effets mémoriels » (p. 82), il s’en remet à Marc Augé et à John Saul. En faisant référence à ce que Saul nomme le contexte de « corporatisme ambiant », l’auteur répète la nécessité d’un nouveau partenariat entre les archivistes, les acteurs du milieu et « les artistes au premier chef », bref « ceux qui peuvent réactiver la mémoire et faire parler le monde. » (p. 81).

2. SECONDE PARTIE DE L’OUVRAGE : « INSTITUTIONS, UTILISATEURS ET UTILISATIONS »

Dans sa contribution, Servais discute aussi du rôle actif de l’archiviste dans la médiation sémantique et précise que cela n’a rien de particulier à « l’évolution technologique » (p. 89). Le but de cette mise en garde n’est pas tant de prévenir un « nouvel humanisme numérique », bien que ce syntagme soit évoqué par La Roche dans l’ouvrage (p. 116), que d’orienter l’analyse autour de la relation entre l’archiviste et l’usager des archives.

Ne traitant pas seulement de l’objet-archive, La Roche donne à penser les modalités de cette relation au sein de ce qu’il nomme une « muséologie horizontale ». Du foisonnement de ses propositions se dégage l’idée commune selon laquelle des publics variés « […] utilisent différemment des contenus […] enrichissent la visite en amont comme en aval, même pendant celle-ci […] ces personnes y contribueront, contextualiseront ces informations et les relayeront de manières complémentaires, mais somme toute différentes de celle des institutions. » (p. 109). Ces projets « sortent des standards muséaux », écrit-il, du fait notamment de l’approche open data ou du recours aux licences libres. Dès lors, la démarche « en apeure plusieurs », certains musées ou bibliothèques craignant une « réutilisation des contenus sans une mention exacte de l’institution ou de l’auteur », de « fausses présentations des contenus » ou encore une « violation du droit d’auteur » (p. 104-105). Les institutions patrimoniales se transforment, non sans résistance, devant la nécessaire ouverture à ces nouveaux acteurs qui contribuent aux contenus jusqu’à les éditorialiser.

Guitard rend compte de ce rôle de « médiateur sémantique » en scrutant des échanges de courriels entre usagers et services d’archives. Selon elle, les questions déclenchent un processus de médiation entre des usagers (connus, inconnus ou potentiels), des documents d’archives et des notices descriptives. Son étude établit le constat selon lequel les usagers doivent recourir à un archiviste pour traduire les termes de leur recherche.

Dans la lignée de ses recherches doctorales, Winand pose un regard archivistique sur un film utilisant les archives de manière non traditionnelle. Elle aborde la reconfiguration du contexte des archives filmiques et la valeur de celles-ci, tant par leur matérialité que par leur esthétique. Son analyse du film Decasia s’appuie sur l’outil méthodologique des « conditions d’utilisation (matérialité des archives, contexte, dispositif et rôle assigné au public) » développé par Yvon Lemay (p. 142).

La contribution de Klein et Lemay, qui clôt l’ouvrage, se situe dans leur programme de recherche, à la frontière entre deux projets : Archives et création : nouvelles perspectives sur l’archivistique (2014, 2015, 2016) et De la diffusion à l’exploitation : nouveau regard sur l’archivistique (2017). Le texte laisse transparaître le désir qui sous-tend leur travail depuis une dizaine d’années : faire connaître l’utilisation des archives à des fins de création. Cet article est à la fois une entrée et une synthèse, tout comme la thèse de doctorat d’Anne Klein, qui permet de revisiter l’archivistique selon une approche dialectique.

3. SECTION CRITIQUE

Les actes du congrès étant déjà accessibles sur le site de l’AAQ, cette nouvelle publication n’est pas un geste anodin de la part de Martine Cardin et d’Anne Klein. Republier certaines de ces contributions vise à réitérer les constats à tirer de cette « nouveauté » pour le geste archivistique que continue de représenter l’environnement numérique. Il est sans cesse répété que ce geste sort de son cadre habituel, que la discipline se renouvelle et que l’archiviste doit se repositionner. Lire cet ouvrage permet, à notre avis, de faire l’économie de nombreuses contributions qui ont traité de l’arrivée des technologies numériques et de leurs impacts sur la pratique archivistique. Enfin, en parcourant les textes, le lecteur retrouvera des concepts (tels que le processus de coagrégation de contenus, la médiation sémantique ou l’exploitation des archives) de la tradition archivistique de « cette deuxième décennie du 21e siècle », selon les mots de Paul Servais (p. 98).

Pour Servais, qui a contribué plus que tout autre à faire la tradition avec les Journées des Archives de l’Université catholique de Louvain, le devenir de l’archiviste est ouvert à « des profils plus classiques, répartis sur un large spectre, du conservateur au communicateur en passant par l’expert, le coordonnateur, le médiateur, le négociateur et bien d’autres encore » (p. 99). C’est à partir de ce devenir ouvert que doit être envisagé le décloisonnement de la discipline. Et c’est peut-être seulement de ce point de vue que peuvent être actualisés la signification, le sens et la valeur de l’objet-archive, qui sont toujours ancrés dans le moment historique de leur constitution ou de leur appréhension.

Deux idées pourraient être menées plus loin. Celle de Devriese entourant « l’archiviste veilleur » (p. 39), à qui revient une part de responsabilité morale et politique de se positionner face à l’archive et à ses usages, et non de s’inscrire dans une « neutralité axiologique », pourrait être développée davantage afin de saisir l’importance méthodologique de ce « manque intrinsèque » (p. 40). Celle de Legois se situe sur un front archivistique bien précis dans le champ francophone, à la frontière des archives de communautés et de l’histoire orale. Il pourrait s’appuyer, comme il le propose dans son article (p. 46), sur la méthodologie de l’« archivistique d’intervention » et provoquer une rencontre avec le milieu anglophone pour qu’il y ait échanges et bénéfices réciproques entourant les archives et les mémoires étudiantes.

4. ÉVALUATION DE L’OUVRAGE

Près de trente ans après l’un des premiers colloques d’archivistique à l’Université Laval en 1993, intitulé « Les valeurs archivistiques – Théorie et pratique », et la parution de la thèse de Gagnon-Arguin qui constitue un des premiers relevés de terrain de l’archivistique québécoise, l’ouvrage Consommer l’information témoigne de l’actualité de la discipline dans l’environnement numérique. Si, dans son mot de bienvenue au colloque de 1993, le doyen de la Faculté des lettres affirmait que la concertation entre le corps enseignant et la collaboration entre institutions sont garantes du dynamisme de la formation – et de l’archivistique elle-même –, l’environnement numérique déplace les enjeux. Le corps enseignant et les institutions ne sont plus les seuls initiateurs de ce dynamisme depuis l’ouverture de la discipline aux propositions venues de l’extérieur – des usagers potentiels et des communautés d’échanges en émergence.

Selon nous, une culture collaborative entre les archivistes et les usagers ne peut effectivement voir le jour qu’à partir du moment où le corps enseignant collabore ou qu’il existe une communauté de recherche, comme celle de cet ouvrage. C’est à partir d’une telle concertation, d’un programme de recherche commun et de certaines « audaces de méthodes », comme le dit Marcilloux, que peut se « desserrer l’étau paradigmatique qui étouffe trop souvent la réflexion archivistique ». Il semble que cette ère numérique et collaborative nous amène à redéfinir les « [j]alons pour le positionnement de l’archivistique » pour reprendre la bien nommée communication de Mathieu et Cardin présentée au 1er symposium du Groupe interdisciplinaire de recherche en archivistique (GIRA) en 1990. Dans ce contexte où la question de l’identité de la discipline reste et demeure – au carrefour de quelles sciences se définit-elle ? –, la thèse de Gagnon-Arguin reste un cadre de référence pour redéfinir l’identité de la discipline archivistique.