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Les jardins collectifs apparaissent au Québec dans la seconde moitié des années 1990. À la différence des jardins communautaires, constitués d’un ensemble de petits lopins individuels gérés volontairement par un groupe de citoyens (Cosgrove 1998), ils comptent une parcelle unique exploitée en collectif. Tandis que les jardins communautaires répondent, depuis plus de vingt ans, à des objectifs qui relèvent d’abord de la récréation[2], les jardins collectifs ont une mission sociale explicite. La nouvelle pauvreté s’accompagnant souvent d’insécurité alimentaire et d’une rupture du lien social (Fréchette 2000 : 2-3), on considère dans le milieu communautaire québécois qu’il est impératif de dépasser l’assistance alimentaire pour intervenir aussi de manière à favoriser l’autonomie alimentaire, recréer des réseaux sociaux de solidarité et participer à la création d’emplois d’utilité sociale (Leduc Gauvin 1997 : 53), trois objectifs de développement social auxquels les jardins collectifs seraient susceptibles de contribuer. Selon les propos recueillis auprès de personnes ayant coordonné des projets de jardins collectifs au Québec, le travail en équipe sur un même espace « ouvert » — par opposition à l’espace domestique — et la participation à un plan de production commun faciliteraient l’intégration à un groupe, l’acquisition graduelle des compétences nécessaires à la pratique du jardinage et les attitudes de constance et de ponctualité associées au monde de l’emploi.

Les femmes jouent un rôle important au sein des jardins collectifs, que ce soit comme intervenantes, productrices ou consommatrices. Ce constat soulève des enjeux sociaux et politiques en regard des rapports entre femmes, travail, organisations communautaires, État et société. En effet, alors que certaines auteures mettent en relief le potentiel des organisations communautaires féminines actives dans le domaine de la sécurité alimentaire sur l’« empowerment » des femmes (Fréchette 2000), c’est-à-dire le renforcement de leur pouvoir d’agir individuel et collectif, d’autres (Falquet et LeDoaré 1994) y voient plutôt, dans le contexte de la décentralisation des programmes sociaux, une « domestication de l’espace public ».

Les premières constatent que les activités d’entraide proposées pour répondre aux besoins alimentaires et sociaux des femmes et de leurs dépendants sont axées, au départ, sur des préoccupations domestiques. Elles arrivent parfois, dans un deuxième temps, à se constituer comme levier d’un mouvement social qui développe une approche politique de la place des femmes dans la société. C’est ce qui s’est produit par exemple au Pérou à partir de la création des cuisines collectives et des comités de « verre de lait[3] ». D’un mouvement essentiellement « pratique » et « féminin » (Moser 1993), il y aurait alors passage à un mouvement « stratégique » et « féministe ».

Les secondes formulent le concept de « domestication de l’espace public » pour faire valoir que les efforts investis par les femmes dans ce genre d’organisations contribuent à un traitement « domestique » de phénomènes structuraux. Ayant été socialisées à « donner les soins » et à maintenir le lien social au sein des familles, du voisinage et de la communauté, les femmes s’investiraient dans de telles activités sans toujours remettre en question les mécanismes qui concourent au maintien des inégalités de classe et de genre. Pour Falquet et LeDoaré (1994 : 242), lorsque l’État mise sur le travail social fourni par les organisations de femmes pour prendre en charge les laissés-pour-compte de la société, une logique « domestique » est projetée sur l’espace public, logique qui légitime, au plan idéologique, le travail gratuit réalisé par les femmes.

L’essor du jardinage collectif au Québec s’inscrit-il dans un processus de renforcement du pouvoir individuel et collectif des femmes ou de domestication de l’espace public ? Cet article vise à apporter des éléments de réponse à cette question.

Dans un premier temps, je rappellerai brièvement l’histoire des jardins urbains dans les pays industrialisés. Seront ensuite mis en relief certains constats qui se dégagent des travaux publiés dans le domaine de recherche « genre et agriculture urbaine ». Après un court exposé de la méthodologie utilisée lors de ma recherche sur le terrain[4], je présenterai un portrait général des jardins collectifs québécois. Il sera suivi d’une analyse des organisations porteuses de ces jardins (structures et rapports de pouvoir), de l’organisation du travail qui prévaut dans les collectifs de production, de l’utilisation des produits, des raisons qui motivent les volontaires ainsi que des bénéfices qu’elles disent retirer de leur travail dans les jardins collectifs.

L’agriculture urbaine d’autoproduction : mise en contexte

On trouve des références au jardinage urbain dans des travaux sociologiques et anthropologiques qui portent sur l’économie « informelle » dans les pays industrialisés à partir des années 1980. À la faveur de la crise qui ébranle la société salariale, les activités « informelles », qui semblaient être le lot des économies du Tiers-monde, sortent alors de l’invisibilité. On doit se rendre à l’évidence : l’autoproduction n’est pas disparue des sociétés industrialisées, pas plus que le travail domestique non rémunéré ou les réseaux d’échange non monétaires (Adair 1985 ; Mingione 1987 ; Pahl 1984). L’autoproduction a toutefois été marginalisée pendant les années de plein emploi et de croissance soutenue qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, le salariat s’étant alors constitué comme vecteur central du mode de régulation liant le marché, l’État et la société civile (Bélanger et Lévesque 1991).

L’histoire du jardinage sur un espace ouvert est étroitement liée à celle de l’économie capitaliste. Les travaux qui y font référence permettent de distinguer quatre grandes périodes de leur évolution en Europe occidentale et en Amérique du Nord. La première est celle de l’essor des manufactures. La seconde couvre les cycles de crises économiques et de croissance s’étant succédé jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ; la troisième correspond à l’âge d’or du compromis fordiste et l’actuelle, à la mondialisation et à la remise en cause de l’État-providence.

La première période est marquée par un exode rural important dans les vieux pays. Les paysans s’entassent dans les cités ouvrières et les employeurs mettent à leur disposition des lotissements divisés en parcelles individuelles. L’horticulture vivrière, destinée à l’autoconsommation familiale, contribue à la reproduction à moindre coût de la force de travail nouvellement « libérée » de ses terres. C’est le cas d’abord en Angleterre, berceau de la révolution industrielle. En France, les jardins ouvriers apparaissent à la fin du 19e siècle (Larbey 1998 ; Prédine 1998).

Au cours de la deuxième période (fin du 19e siècle-1945), les jardins urbains se voient attribuer un rôle explicite de lutte contre la pauvreté et la faim (Huff 1990 ; Hassler et Gregor 1998 ; Prédine 1998 : 12). Les lotissements en parcelles vouées à l’autoproduction facilitent la reproduction de l’armée de réserve industrielle nouvellement constituée et réduisent les risques d’agitation sociale en période de crise économique. En outre, les gouvernements canadien et américain en font la promotion pendant les deux grandes guerres (Cosgrove 1998) alors que les vivres sont rationnés.

Aux États-Unis, des jardins dénommés « industriels » voient le jour pendant la récession des années 1930. Plutôt que de diviser les terres en lopins individuels, on y exploite une parcelle unique selon une division tayloriste du travail : des exécutants s’activent, contre rémunération en nature, selon un plan tracé à l’avance et sous la supervision d’un contremaître. La production est destinée aux banques alimentaires de l’époque (Basset 1980).

La pratique du jardinage connaît une diminution importante lors de la troisième période (1945-1970), marquée par le plein emploi, l’instauration de programmes sociaux universels et un consumérisme grandissant. Les produits issus de l’agriculture mécanisée, dont la productivité s’est accrue avec l’usage de fertilisants et de pesticides de synthèse, deviennent accessibles à l’ensemble de la population. Les jardins aménagés sur un espace ouvert sont alors abandonnés. Le jardinage est désormais une activité de loisir pour les classes moyennes qui disposent d’une maison avec terrain.

La dernière période débute avec la crise mondiale de l’énergie et la fin de la révolution verte dans le Tiers-monde. À partir des années 1970, les mouvements écologistes s’activent à créer des jardins communautaires. Leurs objectifs : récréation, rapprochement avec la terre, activité de plein-air et recherche d’une saine alimentation. En France, les anciens jardins ouvriers sont réhabilités sous l’appellation de jardins familiaux. Aux États-Unis, au Canada et au Québec, les jardins communautaires biologiques se multiplient (Cosgrove 1998). Puis, c’est au tour des jardins collectifs de réapparaître dans les années 1990, alors que le modèle de l’État-providence est fortement pris à partie et que les réaménagements du système économique dans le cadre de la mondialisation provoquent un accroissement important du chômage de longue durée, de la pauvreté, voire de l’exclusion sociale.

Les femmes occupent une place importante dans l’agriculture urbaine d’autoproduction. C’est notamment le cas au sein des jardins collectifs du Québec. Un regard sur la littérature scientifique produite dans le domaine de recherche « genre et agriculture urbaine » permet de constater qu’elles ne sont pas les seules.

Dans une publication récente, Horvoka (1998)[5] fait ressortir que l’agriculture urbaine est, partout, marquée par une division sexuelle du travail. Les hommes se retrouvent généralement dans des exploitations maraîchères, génératrices de revenus, tandis que les femmes dominent largement la production d’autosubsistance, qu’elle soit réalisée de manière individuelle ou au sein d’unités de production comptant plusieurs femmes, ce qu’ont également constaté Smit, Ratta et Nasr (1996). Les observations d’Horvoka vont plus loin. Elle note que lorsque des organisations féminines ayant initié une production d’autosubsistance investissent le marché, les hommes ont tendance à se substituer graduellement aux femmes. Par ailleurs, Horvoka souligne que peu de recherches s’intéressent aux rapports de pouvoir structurels qui contribuent à maintenir les inégalités entre hommes et femmes dans les systèmes de production en agriculture urbaine. Lorsque c’est le cas, l’analyse se centre sur les ménages, car les processus sociaux, économiques et politiques plus larges sont généralement évacués (1998 : 53-54).

Dans un article sur la Pologne, Bellows a révélé que depuis la fin du siècle dernier, le jardinage urbain d’autoproduction y a représenté une activité réalisée essentiellement par les femmes et, occasionnellement, par des hommes retraités ou sans emploi. En plus de produire des légumes, ces femmes se sont organisées en « comités sociaux » qui ont oeuvré en faveur des orphelins et des personnes âgées ou handicapées (1998 : 37), réalisant de la sorte un travail social gratuit[6]. Ce double travail non rémunéré est longtemps demeuré invisible, même s’il a toujours représenté une contribution importante à la survie des ménages urbains, quel que fût le régime politique en vigueur, jusqu’à ce qu’en 1980, une loi permette la vente libre des produits de l’agriculture urbaine dans le but de résoudre les graves problèmes d’approvisionnement de l’époque. L’association polonaise de jardinage, à qui l’État a alors attribué un statut équivalent à celui d’une ONG, a même commencé à exporter une partie de sa production. L’agriculture urbaine venait d’acquérir une reconnaissance sociale, économique et politique (1998 : 37). Ainsi, de conclure Bellows, l’État a dévalorisé la production alimentaire tant qu’elle est demeurée dans un réseau non marchand au sein des ménages et des communautés locales, et il s’est mis à la valoriser aussitôt intégrée au marché.

D’autres auteurs ont signalé que des éléments d’ordre idéologique interviennent dans l’implication différentielle des hommes et des femmes dans l’agriculture urbaine. À la suite d’une recherche visant à expliquer pourquoi les femmes s’investissent beaucoup plus (en nombre et en heures) que les hommes dans l’agriculture soutenue par la communauté (ASC) aux États-Unis[7], DeLind et Ferguson y voient une façon de participer au développement d’une nouvelle filière de production d’aliments sains qui, par sa composante conviviale, favorise aussi le renforcement ou le maintien de liens sociaux entre femmes et ménages urbains. Elles seraient donc guidées par des valeurs communautaires, thèse qui rejoint les propos de Falquet et LeDoaré (1994). Notons que les femmes qui participent activement aux réseaux d’ASC sont membres de ménages à revenus moyens et élevés.

Pour leur part, la grande majorité (entre 60 % et 95 % selon le cas) des personnes qui s’investissent dans les jardins collectifs québécois sont des femmes sans emploi, souvent des mères seules qui dépendent des allocations de la sécurité du revenu versées par l’État (Boulianne 1999 ; Chapeau 2000). Les femmes sont les premières victimes de la pauvreté (Descarries 2000). Elles forment la majeure partie du contingent de personnes ciblées par les interventions des organismes publics ou communautaires en sécurité alimentaire. Dans ce cas, pouvons-nous soutenir que le désir de contribuer au maintien ou au renforcement du tissu social local explique l’implication massive des femmes au sein des jardins collectifs ?

Les jardins collectifs québécois : des expériences variées

Entre juin et octobre 1998, j’ai réalisé des observations in situ, des entrevues semi-dirigées auprès de personnes qui occupaient un poste de direction, de coordination ou de présidence de trois organisations ayant implanté un jardin collectif[8], ainsi qu’une série d’entrevues dirigées (une vingtaine) auprès de jardiniers et de jardinières membres ou « bénéficiaires » de ces organisations et ayant participé aux activités de production sans recevoir de rémunération. Des informations concernant un quatrième jardin collectif ont été obtenues en automne 1999 et en hiver 2000. J’ai interrogé des bénévoles[9] puisque ma recherche portait sur l’autoproduction. Dans le but de saisir les dynamiques présentes dans toute leur diversité, j’ai recueilli des témoignages d’hommes et de femmes plus et moins âgés insérés dans des ménages à composition variée.

Les entrevues avec les personnes chargées de la régie du jardin ont porté sur la structure et le fonctionnement de l’organisation porteuse, les objectifs du projet, les conditions de démarrage, les acteurs impliqués, le financement, l’organisation du travail, le procès de travail, le volume et l’utilisation des produits. Les entrevues réalisées auprès des jardiniers et des jardinières ont permis de corroborer et d’illustrer, à l’aide de cas individuels, les énoncés plus généraux émis par les promoteurs des jardins. Elles ont porté sur les activités accomplies et les responsabilités assumées par les bénévoles au sein de l’organisation porteuse et du jardin, les formes de sociabilité en présence, les transformations suscitées par leur participation au jardin sur les rapports entretenus par les personnes interrogées avec les autres membres de leur ménage ainsi que leur insertion sociale et politique.

Les expériences de jardins collectifs québécois[10] présentent une grande diversité dans la façon dont elles ont commencé. Elles ont été lancées par une variété d’acteurs du milieu communautaire : cuisines collectives[11], maisons de jeunes, regroupements d’assistés sociaux, tables de concertation sur la sécurité alimentaire, organisations environnementalistes. Les initiatives visent à susciter la production de légumes sains, à créer des emplois, à faciliter l’insertion professionnelle d’immigrants ou de chômeurs de longue durée, la réinsertion de jeunes ou d’adultes qui vivent des difficultés au plan psychosocial ou encore à offrir une formation pratique en horticulture biologique. Ils contiennent généralement un volet formatif, parfois ciblé sur les personnes en insertion au jardin, parfois ouvert à l’ensemble de la population locale. À ce titre, citons par exemple une série d’émissions éducatives sur le jardinage biologique préparées par les coordonnatrices d’un jardin et diffusées sur les ondes d’une télévision communautaire.

Étroitement liés au tissu associatif local, les projets s’inscrivent dans une logique partenariale. Différents acteurs — gouvernements, organisations communautaires, entreprises privées, institutions d’enseignement postsecondaires, etc. — y sont associés. Ils reposent sur des montages financiers de courte durée dans lesquels sont combinés des fonds publics, des fonds privés et des ressources en nature. Le tableau 1 illustre certaines caractéristiques des jardins étudiés dans le cadre de cette recherche.

Ces jardins ont été aménagés sur des terrains appartenant à des institutions publiques, para-publiques ou privées. Le plus petit d’entre eux (jardin 1 sur le tableau) se trouve dans un quartier à forte densité démographique de la ville de Montréal ; les jardins 2 et 3 se situent en zone péri-urbaine, l’un dans la communauté urbaine de Québec, l’autre sur la rive sud de l’île de Montréal. Le plus grand (jardin 4) a été aménagé en zone rurale, sur une terre agricole située à quelques minutes de Warwick, une petite ville de l’intérieur de la province.

Dans la plupart de ces jardins, on trouve une combinaison de travail rémunéré et de travail bénévole. Le travail rémunéré adopte différentes modalités (stages, salariat, bonus sur le chèque mensuel d’aide sociale). Il est subventionné par des programmes publics d’insertion à l’emploi financés par les gouvernements canadien et québécois et destinés à des publics cibles de jeunes ou de bénéficiaires de l’aide sociale. Les arrangements sont, dans chaque cas, liés aux acteurs en présence et relèvent essentiellement de dynamiques locales ; cependant, les programmes de financement accessibles aux organismes à but non lucratif ont orienté la définition de certains de ces projets vers la création d’emplois. Par exemple, une initiative qui visait au départ l’aménagement d’un jardin communautaire s’est transformée en projet de jardin collectif (jardin 4). Le fait que les fonds publics susceptibles de contribuer à son financement favorisaient une intervention ciblée sur la lutte contre la pauvreté a contribué à ce changement de cap : un jardin communautaire aurait été perçu comme un dispositif récréatif et n’y aurait pas été admissible. Autre point : jusqu’à ce jour, les jardins collectifs constituent des expériences isolées, dont certaines ont abruptement pris fin alors que d’autres perdurent. Au total, ils n’ont pas mené à un processus d’institutionnalisation ni de reconnaissance formelle de la part du gouvernement.

Dans les jardins collectifs, les méthodes de production préconisées sont celles de l’agriculture biologique : utilisation intensive de l’espace, faible composition organique du capital, recours à des fertilisants et pesticides organiques, polyculture, rotation des cultures avec jachères. Les produits du jardinage collectif, dont le volume est scrupuleusement calculé dans les expériences recensées, sont destinés — sous des formules et dans des proportions variables — aux bénévoles, à des réseaux informels d’acheteurs, à des organismes de soutien alimentaire ou à l’organisation porteuse. Dans ce dernier cas, ils sont utilisés dans les autres volets d’activité de ces organisations, par exemple des cuisines collectives ou un restaurant populaire. Le jardin 4 combinait l’agriculture soutenue par la communauté, l’approvisionnement de cuisines collectives et l’autoconsommation par les membres du ménage des bénévoles. Ainsi, bien que les légumes produits ne soient pas destinés au marché conventionnel, ils entrent dans certains cas dans des réseaux de distribution et de consommation qui relèvent de l’économie marchande.

Tableau 1

Les jardins collectifs étudiés

Les jardins collectifs étudiés
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1 hectare équivaut à 10 000 mètres carrés

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La recherche a permis de constater que dans les jardins collectifs, les jardiniers et jardinières sont relativement peu intégrés à la planification et aux prises de décision qui concernent la production, ce qui s’explique en partie par le fait que les jardins collectifs demeurent, jusqu’à ce jour, tributaires d’organisations légalement constituées et n’ont pas d’existence autonome. Même si l’organisation « mère » a un fonctionnement démocratique, avec un conseil d’administration élu et imputable auquel prennent part une certaine proportion d’usagers et d’usagères, cette structure participative n’a pas de réplique au jardin, ce qui ne favorise guère sa prise en charge par les jardiniers et les jardinières.

Cette situation découle, en fait, de l’organisation du travail caractéristique de ces jardins : la culture d’une grande surface par un collectif nécessite un savoir technique spécialisé, à la charge de personnes formées en agronomie ou en horticulture. Le contrôle du procès de production échappe, dès lors, aux producteurs et aux productrices. Les experts planifient les tâches que les autres exécutent. Plus grand est le jardin, plus complexe est sa gestion et plus s’exacerbe cette division du travail. En outre, à partir d’une certaine superficie culturale, l’emploi d’une main-d’oeuvre permanente s’avère nécessaire. Une organisation du travail relevant davantage du taylorisme que de la convivialité souhaitée au départ se met en place. À l’inverse, dans un petit jardin, les producteurs et les productrices conservent une autonomie d’action. Ils peuvent se l’approprier et s’investir dans une activité qui favorise la prise en charge individuelle et collective, comme l’a souligné Stiegman (1998).

Par ailleurs, les jardins collectifs étudiés, à l’exception du plus petit d’entre eux, ont été aménagés en retrait des quartiers d’habitation. Ils demeurent invisibles pour la population locale et d’accès difficile pour les jardiniers et les jardinières rémunérés comme pour les bénévoles, car peu d’entre eux disposent d’un véhicule, et le transport collectif dessert mal ces zones péri-urbaines et, à plus forte raison, les zones rurales.

L’exemple du jardin 1, mis en activité en 1997 à l’initiative d’une ONG environnementale et promu, l’année suivante, par une cuisine collective, servira à illustrer ces propos. Ce jardin se trouve à Saint-Hubert, ville de banlieue comptant environ 80 000 habitants, sur la rive Sud de l’île de Montréal. Ses caractéristiques socio-démographiques générales ne la distinguent en rien des autres agglomérations du Québec prises dans leur ensemble. À titre d’exemple, la proportion d’immigrants et d’immigrantes, la scolarisation de sa population et le revenu total moyen des familles monoparentales qui y résident se situent autour de la moyenne québécoise. Quant à l’emploi, selon les données du dernier recensement fédéral (Statistiques Canada), le taux de chômage y était en 1996 légèrement en dessous de la moyenne (9,7 % contre 11,8 %). Ces chiffres cachent évidemment les écarts qui existent entre différentes sous-catégories de la population. Par exemple, pour l’ensemble du Québec, les données du même recensement montrent que les revenus de 56 % des familles monoparentales, de 61 % des familles monoparentales dirigées par une femme et de 87 % des jeunes familles monoparentales se trouvaient sous le seuil de faible revenu en 1995 (Conseil canadien du développement social 2000). La présence à Saint-Hubert de différentes organisations qui interviennent en sécurité alimentaire témoigne du fait qu’on y trouve des ménages dont le faible niveau de revenus ne permet pas à ses membres de s’alimenter tous les jours en quantité et en qualité suffisantes.

Saint-Hubert s’établit comme banlieue résidentielle dès le début du siècle, avec l’instauration d’un service de tramway de la Montreal & Southern Counties reliant la rive Sud au centre-ville en 1909. Elle se peuple majoritairement de familles d’ouvriers et d’employés non qualifiés (Hanna 1997). Dans les années 1950, la forte croissance démographique d’après-guerre, la motorisation rapide de la population et les subventions pour l’accès à la propriété individuelle donnent lieu à une recrudescence de l’étalement urbain vers les banlieues de la rive Sud. Le zonage agricole, établi en 1978 (Hanna 1997), facilite le maintien de quelques zones non urbanisées[12]. C’est d’ailleurs à la suite de ce constat, doublé de celui de la présence de pauvreté et de chômage de longue durée sur la rive Sud, qu’une ONG basée à Montréal élabore en 1996 un projet de mise en valeur des terres péri-urbaines de Saint-Hubert et de Longueuil, la ville voisine, par le biais du jardinage collectif. Le terrain choisi pour l’aménagement du jardin de Saint-Hubert est voué à l’installation d’industries de haute technologie et se situe à proximité du Centre spatial canadien et de l’autoroute 30, un des principaux axes routiers de la rive Sud de Montréal.

Cinq tonnes de légumes ont été produites sur ce jardin, au cours de deux saisons culturales[13], par des apprentis jardiniers et jardinières rémunérés et des volontaires membres ou bénéficiaires de différents organismes communautaires de Saint-Hubert ou des municipalités avoisinantes. Parmi ces organismes, seulement deux (une cuisine collective et un centre de dépannage alimentaire) oeuvraient déjà dans le domaine alimentaire. Au sein des autres organismes, voués respectivement au soutien en santé mentale, à l’entraide entre jeunes parents et à l’aide aux immigrants, on considérait que le jardinage collectif pouvait cadrer d’une façon ou d’une autre avec leurs objectifs particuliers[14].

En 1997 et 1998, un total de douze personnes sans emploi — six hommes et six femmes — ont bénéficié de subventions salariales leur permettant de travailler au jardin contre rémunération tout en recevant une formation technique en horticulture biologique dans le cadre de programmes publics d’insertion à l’emploi. Elles ont assumé leurs tâches au jardin à raison d’une trentaine d’heures par semaine. Malgré le volet formatif de leur travail, elles s’inséraient dans un rapport de type salarial plutôt conventionnel qui les privait des produits de leur travail. Les volontaires passaient en principe quatre heures par semaine au jardin. Certaines en ont fait plus, d’autres moins. Organisées en petits groupes, elles s’y rendaient de manière rotative sous la supervision des employées de la cuisine collective. Ces dernières assuraient le transport dans leur véhicule particulier.

Les tâches étaient déterminées selon un plan d’ensemble établi par des professionnels. Les personnes en insertion ont été amenées à participer, dans une certaine mesure, à la planification hebdomadaire et quotidienne du travail. Cela n’a pas été le cas pour les volontaires. Une fois sur place, elles se munissaient des outils qui leur étaient fournis et se mettaient à herser, semer, transplanter, arroser, biner, sarcler ou récolter, selon les indications qui leur étaient données. Sur un jardin collectif de cette taille, les procédures sont relativement standardisées et les tâches parfois répétitives.

Environ les deux tiers des récoltes ont été versés aux volontaires à titre de compensation pour le travail accompli, l’autre tiers demeurant la propriété de l’organisation porteuse. En général, au fur et à mesure qu’ils atteignaient leur maturité, les légumes qui leur revenaient étaient rapidement consommés par les membres de leur ménage.

L’obtention de légumes biologiques, bien qu’appréciée des bénévoles, n’a pas constitué l’unique motif de leur participation au jardin. D’après les témoignages recueillis, il s’est agi aussi, ou surtout selon les cas, de briser l’isolement, de réaliser une activité de groupe, en plein air, de créer ou de maintenir un réseau de sociabilité[15]. Ces volontaires ont également exprimé leur fierté d’avoir contribué de leurs mains à la culture de végétaux qu’elles ont vu croître semaine après semaine jusqu’à porter leurs fruits. En général, elles se sont montrées reconnaissantes d’avoir eu l’opportunité de participer à une expérience de ce genre.

C’est le cas de Mirna[16], une immigrante arrivée au Québec en 1986, qui s’est impliquée comme bénévole dès la création du jardin. Mère de deux enfants d’âge scolaire, elle était, comme son conjoint, sans emploi stable depuis plusieurs années. Ancienne ouvrière d’une manufacture de vêtements de Montréal, Mirna avait quitté son emploi lors de sa première grossesse sans pouvoir le récupérer par la suite, l’usine ayant, entre temps, fermé ses portes. Ses voisines de quartier l’ont toujours appuyée dans les moments difficiles, en l’accompagnant par exemple en voiture pour une visite médicale ou en lui offrant des vêtements usagés en bon état. Lorsqu’elle s’est portée volontaire pour travailler au jardin la première année, Mirna était membre d’un organisme d’entraide pour parents. Les légumes étant alors distribués entre toutes les bénévoles de son groupe, elle en a obtenu une assez grande quantité pour en offrir à ses voisines. Une façon de leur rendre la pareille, m’a-t-elle confié. La deuxième année, un tiers des légumes étant conservé à la cuisine, ce ne fut pas le cas. Selon ses dires, son implication au jardin lui a permis d’économiser sur l’achat de légumes, mais également de s’évader de la solitude de la maison pendant quelques heures. Mirna saisit toutes les occasions de faire du bénévolat pendant que ses enfants sont à l’école, car elle considère que cela lui permet d’établir des contacts qui l’aideront à dénicher un emploi.

Renée, pour sa part, s’est portée volontaire dans le but d’obtenir des légumes biologiques. Elle a trois jeunes enfants et, pour elle, leur offrir une saine alimentation est essentiel. À la naissance de son deuxième enfant, elle a laissé l’emploi qu’elle occupait dans une institution financière. En 1996, son conjoint a perdu un emploi stable, bien rémunéré, pour se retrouver dans de petits boulots. Leur niveau de vie s’est ensuite rapidement dégradé et elle s’est intégrée à des cuisines collectives pour réaliser des économies sur le budget familial destiné à l’alimentation. Elle considère que son implication au jardin lui a rapporté de nombreux bénéfices : accès à une nourriture saine, échanges verbaux avec d’autres femmes qui vivent une situation économique difficile, développement d’une nouvelle amitié, possibilité pour les enfants de s’intégrer à des activités de groupe, car pendant qu’elles étaient au jardin, les enfants des volontaires bénéficiaient d’un service gratuit de halte-garderie offert par la cuisine collective.

Quelques rares hommes ont participé aux activités du jardin à titre bénévole. J’en ai rencontré deux. Il s’agissait, contrairement aux femmes, de personnes vivant seules. Les motifs de leur participation sont également distincts de ceux des femmes. André, qui souffre d’un handicap physique depuis un accident survenu il y a quelques années, tire son unique revenu de l’aide sociale. Il habite un loyer à prix modique dans l’édifice abritant la cuisine collective. Il s’est intégré aux activités des cuisines à l’invitation d’une voisine de palier, qui avait remarqué son inactivité et son isolement. Il ne s’est rendu au jardin qu’à quelques occasions, les travaux exigés s’avérant douloureux. Pour lui, le jardin représentait une occasion supplémentaire d’interaction avec d’autres personnes.

Marcel, ancien contremaître dans le secteur de la construction, a perdu son emploi au début de la soixantaine à la suite de fermetures massives de postes dans l’entreprise qui l’employait depuis 25 ans. Il jouit néanmoins d’une rente confortable. Il a prêté main forte au jardin à plusieurs reprises et il y a construit une cabane pour l’usage des jardiniers et des jardinières. Lors de notre entretien, il m’a fait savoir de différentes manières que son statut différait de celui des femmes de la cuisine collective : étant donné sa situation économique et contrairement aux autres bénévoles, il n’a pas besoin des légumes du jardin ; il cultive déjà deux lopins, pour le plaisir, dans un jardin communautaire et offre ses surplus à ses voisins ; il se rend au jardin collectif sur une base tout à fait volontaire, sans contrainte, aux moments qui lui conviennent et par ses propres moyens, c’est-à-dire avec son automobile. Pour leur part, les bénévoles travaillent en équipes, selon un horaire préétabli et recourent au covoiturage pour se déplacer jusqu’au jardin. Marcel apporte une aide ponctuelle et ne désire pas recevoir de légumes. Il cherche plutôt du travail, peu importe qu’il soit ou non rémunéré ; il désire s’investir dans des activités qui le valorisent aux yeux des autres et à ses propres yeux. Demeurer inactif, pour lui qui a été salarié toute sa vie adulte, est impensable.

André est un homme seul, difficilement employable et pratiquement exclu du marché du travail, dont les cuisines collectives contribuent à briser l’isolement. Il représente un « cas social » partiellement pris en charge par les femmes des cuisines collectives et du jardin. Quant à Marcel, son cas vient rappeler que le temps des emplois à durée indéterminée occupés en grande partie par des hommes est révolu, qu’il fait partie de la génération précédente.

À la différence des informatrices de DeLind et Ferguson mentionnées précédemment, qui s’investissent dans le développement d’une filière alternative d’approvisionnement en légumes biologiques et dans le renforcement du tissu social local par le biais de l’agriculture que soutient la communauté, Mirna et Renée se sont engagées comme volontaires au jardin collectif dans le but premier de résoudre des difficultés liées à la situation d’emploi et aux faibles revenus de leur ménage. Ce faisant, elles étaient néanmoins au coeur de la reconstruction de liens sociaux, des liens qui les impliquaient personnellement, elles et les autres bénévoles du jardin. À cet égard, le jardin collectif apparaît comme un espace d’activité qui favorise l’insertion sociale. A-t-il pour autant contribué au renforcement du pouvoir d’agir individuel et collectif des femmes ?

Autoproduction et économie capitaliste : à la recherche d’alternatives

Les jardins collectifs québécois ont été promus dans le contexte d’un double réajustement de l’économie et de l’État-providence. Malgré leur apparence novatrice, ils reproduisent assez fidèlement, dans leurs objectifs et dans l’organisation du travail, le modèle des jardins industriels américains instauré pendant la crise des années 1930. En effet, ils visent la sécurité alimentaire, l’insertion sociale de ménages et de personnes pauvres et sans emploi, ainsi que l’approvisionnement partiel d’autres organisations d’aide ou d’entraide s’adressant à, ou mises en place par, des groupes que la pauvreté affecte particulièrement. Ils répondent également à des préoccupations environnementales qui étaient, quant à elles, absentes des jardins collectifs du début du siècle.

Dans l’ensemble, les jardins québécois contribuent au renforcement du pouvoir d’agir individuel des femmes (et des hommes) qui y prennent part. En effet, il a été possible de constater qu’ils ont des retombées positives en regard d’éléments psychosociaux, l’estime de soi par exemple. Ils contribuent, en outre, à l’acquisition de connaissances en nutrition et en production légumière biologique. Celles-ci représentent un facteur de renforcement du pouvoir individuel de décision et d’action face au marché de l’agroalimentaire. Par contre, on ne saurait dire qu’ils favorisent le renforcement du pouvoir d’agir collectif de ces personnes. Au plan de l’organisation, les jardins se caractérisent par une structure décisionnelle centralisée, une division tayloriste du travail et un procès de travail qui échappent en grande partie au contrôle des producteurs et des productrices. La structure de pouvoir qui les caractérise les apparente davantage aux dispositifs d’intervention sociale qui s’adressent à des clientèles spécifiques considérées comme leurs bénéficiaires qu’à des initiatives s’inscrivant dans un mouvement de lutte pour la transformation des rapports sociaux.

Cela étant, les jardins collectifs s’inscrivent-ils dans la domestication de l’espace public ? Ce dernier est-il, par le biais des jardins collectifs, investi par une logique « domestique » fondée sur l’apport de travail social gratuit à la résolution de situations qui relèvent d’éléments structurels ? Sommes-nous en présence d’une telle logique lorsque la lutte contre l’insécurité alimentaire et l’exclusion sociale, autrefois prise en charge par l’État, tend à être renvoyée aux ménages et aux organisations communautaires (Power 1999 : 33 ; Esping-Andersen 1999 : 289) ? Dans une certaine mesure, oui.

En effet, les produits de ces jardins sont la plupart du temps destinés à une économie domestique socialisée, puisque les volontaires participent à la production de légumes qui sont consommés non seulement par les membres de leur ménage mais aussi par d’autres personnes pauvres, une partie des récoltes étant distribuée, dans le médiat ou l’immédiat, aux bénéficiaires des organisations porteuses ou à des banques alimentaires. Leur travail non rémunéré contribue ainsi au bien-être d’un groupe élargi. Il s’agit là d’une production sociale, d’un travail social gratuit. Un travail qui n’est ni reconnu, ni valorisé. Les produits, exception faite de ceux que l’on écoule dans des réseaux de proximité ou d’agriculture soutenue par la communauté, restent confinés à un système de production/circulation/consommation qui relève exclusivement de l’économie non marchande. Les légumes y représentent des valeurs d’usage, et le travail effectué, à l’instar du travail domestique, n’y acquiert aucune reconnaissance.

Sur cette base, il ressort que les jardins collectifs québécois s’inscrivent dans une logique de proximité calquée jusqu’à un certain point sur les rapports domestiques où s’exprime un ordre de genre qui relègue les femmes au travail gratuit et invisible. Curieusement, ces mêmes jardins sont promus par un mouvement social porté par des organisations communautaires qui revendiquent justement une plus grande reconnaissance de ce travail par l’État et dont les groupes de femmes sont les principales protagonistes (Descarries et Corbeil 1997).

Il y a là un véritable paradoxe. En même temps que ces organisations cherchent à réduire les effets pervers de la mondialisation et de la restructuration de l’État sur les ménages et les individus, elles mettent en place un système de production alimentaire marginal qui cadre difficilement avec cet objectif. Marginal parce qu’il ne crée pas de véritables emplois mais des emplois temporaires, précaires et mal rémunérés, inscrits dans des contrats aidés ; marginal aussi parce que le travail social qui y est réalisé ne reçoit aucune reconnaissance ; marginal enfin parce que bien qu’il s’agisse d’agriculture biologique, dont les produits ont une très grande valeur sur le marché, il demeure en grande mesure invisible, non accrédité par les organismes de certification biologique et n’arrive pas à se poser comme une alternative réelle au système agroalimentaire international.

Il ne s’agit pas de suggérer que, pour échapper à la « domestication de l’espace public », les expériences d’autoproduction collective doivent nécessairement se convertir à la logique capitaliste. Cependant, elles ne sauraient demeurer dans l’ombre. Le mouvement des femmes du Québec a déjà exprimé à plusieurs reprises, notamment lors de la marche pour « du pain et des roses » en 1995 et de la marche mondiale des femmes en l’an 2000, le souhait que l’État soutienne la production sociale assurée par les femmes et les organisations communautaires (Belleau 1998 ; Descarries 2000). Le débat public actuel sur la reconnaissance et le financement des organismes communautaires au Québec s’inscrit en continuité avec ces demandes, tout comme le souhait des intervenants et des intervenantes oeuvrant au sein des organisations qui soutiennent le développement des entreprises de l’économie sociale de voir reconnue la rentabilité sociale de ces initiatives[17].

À côté des revendications pour une reconnaissance étatique et un financement public plus soutenu des activités d’utilité sociale réalisées par les femmes au sein des initiatives comme les jardins collectifs, il y a d’autres possibilités : la création de marchés alternatifs locaux et régionaux construits sur la reconnaissance sociale d’une multiplicité d’activités englobant aussi bien le travail rémunéré que le travail non rémunéré, le travail réalisé sur des espaces ouverts que le travail effectué dans l’espace domestique. C’est dans cette perspective que se sont développés, depuis quelques années et un peu partout dans le monde, des réseaux d’échange qui ont donné lieu à la création de monnaie sociale[18]. Il importe de développer de telles alternatives afin de favoriser un renforcement du pouvoir collectif des femmes, et des hommes, qui ne repose pas sur leur insertion différentielle dans l’autoproduction et l’économie marchande capitaliste, mais sur la participation reconnue de tous et chacune à la production du bien-être individuel et collectif.