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Issu d’une thèse d’habilitation à diriger des recherches, l’imposant ouvrage d’Emmanuel Désveaux tente de donner une cohérence anthropologique aux diverses études ethnographiques américanistes en adoptant deux hypothèses : le nouveau monde est une aire culturelle, toutes les dimensions de cette aire (mythes, rites et institutions) relèvent de la même logique, une logique transformationnelle. La trame de ce programme (que l’auteur qualifie de « macro-culturalisme », p. 13) est au fond un dialogue, à la fois respectueux et critique, avec Claude Lévi-Strauss. On peut relever en effet un hommage certain envers l’auteur des Mythologiques, dans son intention d’étendre d’une part la logique transformationnelle des mythes aux rites et institutions amérindiennes, d’étayer d’autre part l’idée d’une cohérence amérindienne. Néanmoins, c’est pour mieux circonscrire ces hypothèses au nouveau monde et récuser d’entrée de jeu la doxa anthropologica qui s’est cristallisée autour des Structures élémentaires de la Parenté et qui repose sur un universalisme (le caractère universel de l’échange matrimonial) et un idéalisme (l’Échange, la Structure) sujet à caution, au nouveau monde tout du moins. C’est de cette façon, assez subtile, que l’auteur revendique « être plus lévi-straussien que Lévi-Strauss » (p. 116).

Cette entreprise se divise en quatre grandes parties : les deux premières reposent sur une relecture minutieuse des Mythologiques dont l’auteur partage les présupposés : 1. il existe un système mental panaméricain ; 2. les variations du système sont le fruit d’inversions et d’oppositions ; 3. le système est formalisable. L’apport de Désveaux est une tentative de dégager et de formaliser en quadrants (ou groupe de Klein) la formule canonique du mythe qui ramasse un groupe de transformations. Son projet est d’exploiter et de déployer la fécondité heuristique du quadrant. Or, cette démarche de généralisation ne garantit en rien la validité de l’analyse : tout est formalisable. Elle renoue de plus avec l’idée, vulnérable et contestable, d’une causalité structurale. Cette mystérieuse causalité, dont l’action est générale et l’acteur nulle part, ne cesse d’être supposée sans être démontrée : les critiques devenues classiques sont simplement ignorées. À titre de tests, l’auteur révèle ainsi la logique transformationnelle de rites et de techniques. Il présente et aborde ensuite avec luxe de détails des paradoxes américanistes dont la solution résiderait dans une ontologie transformationnelle. Pour clore sa démonstration, à laquelle rien ne semble contrevenir, Désveaux applique son approche à deux domaines réputés autonomes : l’organisation sociale et les structures de parenté. Son objectif est d’une part d’invalider l’approche sociologique (en dégageant puis structurant quatre « socièmes » élémentaires en quadrants) et structurale (en renouant avec la logique des nomenclatures), d’autre part de valider la cohérence de la logique transformationnelle. Cette logique impersonnelle ne serait pas propre au système mental panaméricain, mais sa singularité serait de l’exécuter systématiquement.

La lecture de l’ouvrage laisse quelques regrets, mais une thèse de cette ampleur, aussi solidement documentée soit-elle, ne va pas sans quelques faiblesses. C’est pourquoi l’ouvrage ne s’adresse pas uniquement aux américanistes soucieux de trouver une interprétation ou une cohérence nouvelle à des faits ethnographiques considérés jusqu’à présent comme hétérogènes. Il constitue en effet une excellente introduction, dynamique et critique, à l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss.