Corps de l’article

La thèse d’Andreas Motsch, publiée sous le titre Lafitau et l’émergence du discours ethnographique, est un livre passionnant, riche, de lecture facile, habilement construit et qui devrait trouver sa place dans la bibliothèque de tout anthropologue, y compris celui qui travaille sur les sociétés contemporaines : il met en lumière le processus d’élaboration des Moeurs des Sauvages américains comparées aux moeurs des premiers temps de Joseph-François Lafitau (1681-1746) — publié à Paris en 1724 — le contexte historique et les objectifs « politiques », le choix de la méthode utilisée et son application. Motsch replace ainsi l’oeuvre de Lafitau et son auteur au carrefour des discours de la religion, de la littérature, de l’ethnologie et de l’histoire.

Parmi les éléments de la démarche ethnographique de Lafitau, il faut signaler les longs séjours en Nouvelle-France (1712-1717, 1727-1729), l’apprentissage des rudiments de la langue iroquoise, la familiarisation avec leurs coutumes et celles des Hurons, la grande précision des descriptions, l’analyse linguistique du système de parenté des Iroquois un siècle et demi avant Morgan! De plus, toutes ces connaissances acquises sur le terrain seront mises en perspective avec une vaste culture livresque allant d’Hérodote et de Plutarque aux Relations des jésuites. Mais Motsch ne s’arrête pas à ces considérations, il va décortiquer par une analyse textuelle et contextuelle rigoureuse la genèse de ce livre et l’émergence du discours ethnographique dans la littérature de contact sur les peuples du Nouveau Monde.

« Le projet des Moeurs » (premier chapitre) relate le contexte historique : Motsch montre que Lafitau, dans son effort pour théoriser la doctrine catholique, et confronté à l’impasse du discours historique, élaborera son projet ethnographique pour contourner cet obstacle épistémologique. Pour les rationalistes, la diversité humaine observée en Amérique ne pouvait plus être subsumée par une prétendue unité de la création divine. Ce que Lafitau doit proposer alors, c’est une nouvelle lecture de la réalité des Amérindiens : s’il arrive à démontrer que la diversité américaine ne contredit en rien l’unité de la création, les critiques de l’Église seront forcés d’avouer leur erreur. Il lui faut donc montrer que cette différence n’est qu’apparente et réduire l’altérité amérindienne à une identité connue. Pour ce faire, il utilisera l’outil de la « comparaison » avec les peuples barbares de la Grèce antique, favorisant les ressemblances et dévalorisant les différences afin de « retrouver » leur base commune. Le second chapitre intitulé « Temps, espace, agencement » est une discussion sur le cadre ontologique de l’existence humaine et sur les catégories mises en oeuvre dans cette littérature de contact. Si les Amérindiens sont des contemporains de Lafitau, ils deviennent dans sa description ethnographique, les vestiges d’un temps imaginé des Anciens occidentaux. Dans son analyse de l’espace, Lafitau fait abstraction des déficiences de la vision occidentale de l’espace (la nature de l’espace étant réduite à ses propriétés), incapable de rendre compte de la multiplicité, de la variété ou des différentes façons de concevoir l’espace des sociétés Amérindiennes. L’agencement est défini par Motsch comme les forces qui donnent forme au monde : selon Lafitau, la valeur suprême qui fait agir les Amérindiens est l’honneur qu’ils doivent à leurs ancêtres ; il tente de théoriser cette observation dans le contexte de la religion et il explique les forces surnaturelles comme relevant de la toute-puissance de Dieu, ou des pouvoirs du diable. L’analyse de la dynamique sociale de l’existence humaine — fonctionnement de la société, économie matérielle et symbolique (échanges commerciaux, échanges des femmes, monnaie et écriture) — est traitée dans le dernier chapitre « Économie générale et production de la valeur ». Lafitau y trace par exemple un parallèle entre la « gynécocratie » iroquoise et celle des Lyciens, confortant son hypothèse d’une origine commune des Amérindiens et Grecs anciens et n’hésitant pas à affirmer que la gynécocratie était autrefois très répandue.

Bien que le discours des Moeurs ne soit pas entièrement rationnel et tende à prouver le bien-fondé des dogmes de l’Église, Motsch montre qu’il offre cependant une description rationnelle de l’altérité amérindienne et que l’oeuvre de Lafitau est porteuse d’une nouvelle pratique d’écriture, l’écriture ethnographique. Ce regard précis porté sur l’émergence d’un texte qualifié parfois de texte fondateur de l’ethnologie comparative soulève des problèmes épistémologiques d’actualité, tant sur la question de la nécessaire réflexivité que sur celle de l’altérité. Motsch inscrit son travail dans le projet d’une anthropologie de l’anthropologie et c’est bien en cela que la lecture de ce livre est indispensable.