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Le présent ouvrage restitue en langue française une somme de soixante-cinq contes qui font partie du patrimoine culturel rwandais. Ces contes appartiennent à trois registres typologiques que l’auteur désigne par les termes suivants : « les contes animaux » qui mettent tout simplement en scène le milieu animal, lequel par ses règles de fonctionnement renvoie explicitement au milieu des humains ; « les contes sociaux » qui rendent compte des expériences et du sort des hommes en société ; et enfin « les contes merveilleux » qui relèvent du fantastique, empruntent à l’univers magique très bien exploité aujourd’hui par la littérature africaine à travers des romanciers tels que Sony Labou Tansi.

La restitution de ces contes sur lesquels je reviendrai est précédée d’une courte introduction de l’auteur qui analyse, sous l’angle socio-anthropologique, le rôle du conte au pays des mille collines, le Rwanda, et notamment, sa fonction sociale. L’heure du conte est un moment de rassemblement ; il fait partie de ces occasions quotidiennes de réactualisation du pacte d’appartenance au groupe social, et de cohésion de celui-ci, un peu comme le moment du repas dans la plupart des sociétés. Il existe un élément dans le conte qui oeuvre dans ce sens, c’est la morale inhérente à chaque histoire. Cette morale, souvent, traverse le conte de part en part et sensibilise chaque membre du groupe à l’utilité de celui-ci pour lui-même et pour les autres et, ce faisant, le renvoie aux conséquences de ses comportements sur le groupe. Le conte devient ainsi un cadre sinon de prescription, du moins de rappel d’idées et de valeurs sur lesquelles chaque individu doit régler sa conduite en société.

L’auteur explicite l’idée qui donne son titre à l’ouvrage, à savoir que le conte est parole du soir : le conte ne se dit que le soir au Rwanda, comme dans d’autres sociétés africaines, telles que la société wolof sénégalaise. Dans cette dernière, les individus pris en flagrant délit de transgression de l’interdit sont réprimandés, car chez les Wolof, dire un conte le jour risque d’attirer le malheur sur le groupe. La manière dont Pierre Crépeau en rend raison à l’aune de la société rwandaise ne s’éloigne pas de l’idée qu’en ont les Wolof. L’auteur relate que pour faire respecter l’interdit, les Rwandais prédisent à ceux qui seraient tentés de le transgresser un sort aussi effrayant que leur métamorphose en lézard. On peut toutefois conjecturer, dans une perspective fonctionnaliste, que l’interdiction de dire un conte le jour participe de l’équilibre économique de la société. Comme le jour est réservé à la production matérielle dans les sociétés traditionnelles africaines alors que le conte remplit une fonction de divertissement, de détente, leur association pourrait déstabiliser la reproduction économique de ces sociétés, puisque cela équivaudrait à institutionnaliser l’oisiveté.

Pierre Crépeau affirme que les contes du Rwanda s’ouvrent tous sur une note introductive invariable et se termine par une conclusion qui est choisie parmi un lot de formules telles que « ce n’est pas moi qui m’arrête, c’est le conte qui s’achève » ; « ce n’est pas moi qui m’arrête, c’est la bête qui est morte » ; « ce n’est pas moi qui m’arrête, c’est le méchant qui a expié ». En cela également, la construction du conte rwandais se rapproche de celle du conte wolof dont l’introduction comme la conclusion sont quasi invariables. Chez les Wolof, on termine toujours le conte par ces mots : « là se termine le conte, le premier qui en respire l’odeur finira au paradis ».

En s’arrêtant quelques lignes sur le conteur lui-même, Pierre Crépeau nous fait voir la dimension artistique de celui-ci. Comme il le dit, le conteur est tenu de jouer avec sa voix, si tant est qu’il tient à donner une portée réaliste à son activité. Ainsi les modulations de sa voix, les nuances sonores qu’il apporte dans son récit contribuent à captiver son public. Toutefois, aucune transformation plastique n’est perceptible chez lui. Les expressions faciales du conteur restent invariables tout le long de sa narration.

Comme le conte au Rwanda exprime l’idéal de la société, on comprend que la morale y soit très présente. Ainsi chaque conte est destiné à louer une vertu, (le courage, la loyauté, l’abnégation, la bonté, l’intelligence, l’obéissance aux aînés) ou à fustiger des défauts comme le mensonge, la méchanceté, la jalousie, la faiblesse, etc. Chacun des 65 contes reproduits dans cet ouvrage se réfère à une qualité ou à un défaut. Par exemple, le conte intitulé « le rat et le trappeur » met en relief la loyauté et l’abnégation à travers les conduites de ces deux personnages. Pris dans le piège d’un trappeur, le rat demande à celui-ci de le libérer en lui promettant en échange de le sauver d’une mauvaise passe le lendemain. Le trappeur accepte et le lendemain, il échappe, grâce au rat, aux griffes d’une hyène, d’un léopard et d’un lion qui successivement le convoitent pour assouvir leur faim.

À la suite de ce conte, on en trouvera d’autres tout aussi savoureux qui intéresseront aussi bien des adultes que des enfants.