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L’une des caractéristiques des travaux anthropologiques est de porter sur des sujets d’étude (groupes ethniques minoritaires, vulnérables, précaires au plan de la survie économique ou culturelle, opprimés) qui sont automatiquement sympatiques aux yeux de l’ethnologue chercheur comme aux yeux de ses collègues. L’énergie dépensée est alors mise au service d’une description minutieuse de la culture et des pratiques sociales de ces sujets d’étude ou encore d’une défense engagée de leurs droits. L’ouvrage que nous offre Maurice Duval s’inscrit pourtant dans un tout autre registre, celui de la défense du droit de faire l’ethnographie d’une communauté sociale fortement stigmatisée, telle la « secte » du Mandarom, souvent qualifiée de dangereuse par les médias français, et ce, dans le respect de la communauté religieuse à l’étude et du chercheur qui s’y aventure. Tout en présentant une analyse ethnologique classique d’une « secte » religieuse, cet ouvrage est donc aussi porteur de questionnements fondamentaux sur l’éthique de la recherche et sur l’intolérance affichée par la communauté scientifique (et la population générale) face à certains objets d’étude.

Soulignons d’abord l’intérêt ethnologique de l’ouvrage. Un séjour prolongé dans la petite communauté permanente (douze membres) de la « Cité sainte de Mandarom », située dans les Hautes-Alpes françaises et des entretiens en profondeur réalisés auprès de fidèles qui vivent à l’extérieur de la communauté ont permis à l’auteur de présenter avec force détails l’organisation physique des lieux et la vie quotidienne des résidents permanents (les moines et moniales) et des « chevaliers » (sympatisants vivant « dans le monde »). Sont alors présentées au second chapitre les règles alimentaires, les prières et les implications des divers renoncements « extérieurs » liés à la sexualité, au vécu des affects, au silence ou au confort, ce renoncement aux choses concrètes de la vie étant perçu comme la vie obligée du renoncement « intérieur », le plus difficile, soit le renoncement à soi et la mise entre parenthèses de l’ego. Le troisième chapitre présente un portrait du Messie lui-même, mais surtout celui de 22 adeptes de la « secte ». La richesse du matériel contenu dans ces portraits demeure malheureusement peu exploitée. L’analyse sociologique des aumistes (membres de la secte) présentée au chapitre 4 ne comble que très partiellement cette lacune, puisqu’elle repose plutôt sur une analyse quantitative de certaines caractéristiques sociodémographiques collectées à partir des réponses à un questionnaire que l’auteur a remis à 108 « chevaliers » et 13 résidents de la cité sainte. Le dernier chapitre se consacre à l’analyse du système de croyances proposé par le gourou de la secte, Seigneur Hamsah Manarah, alias Gilbert Bourdin, qui se présente comme l’une des incarnations de Dieu aux côtés de Moïse ou de Mahomet et s’auto-proclame Messie Cosmo-Planétaire. D’inspiration hindouiste, mais intégrant divers éléments chrétiens, cette « secte », qui répondrait plutôt d’après l’auteur aux critères définitionnels des Églises proposés par Weber, présente une richesse de croyances associées aux mythes de création, aux temps cycliques, au Paradis, au karma, aux sacrements, ainsi qu’au rôle des Lémuriens, peuple des étoiles composé de scientifiques extra-terrestres venant de la Lémurie qui anéantit toutes les âmes endormies et passa au laser scientifique les Sages de l’Hyperborée (p. 185). Bref, on est ici face à un ouvrage ethnologique minutieusement construit à partir de méthodes classiques de collecte de données sur le terrain.

En réalisant cette recherche dans le contexte d’une campagne publique agressive contre la secte Mandarom, l’auteur a fait l’objet de pressions de la part de collègues et de membres de son entourage. Certains craignaient pour sa sécurité et son équilibre psychologique, mais à cause du climat de suspicion, l’auteur fut parfois soupçonné de collusion avec la secte. Des membres de la communauté scientifique lui ont reproché sa position insuffisamment « critique » et trop exclusivement axée sur une approche émique qui risquait de banaliser les méfaits engendrés par cette secte. L’accès au financement de la recherche et à la publication dans des revues spécialisées en fut radicalement compromis. Bref, le sujet de recherche, tabou, fut rejeté, car il ne s’inscrivait pas dans une dénonciation tout azimut des exactions censément commises par la secte. La censure ethnologique avait condamné à l’avance le Mandarom ramené au rang de sujet intouchable. En dépit du constat fait par l’auteur de l’absence totale de fondements aux accusations portées contre la secte (viol d’adeptes, détournement d’argent, manipulations mentales, usage de drogues, etc.), ces données demeurent suspectes dans la communauté scientifique. D’évidence, rappelle Maurice Duval, les gourous oeuvrant en France, surtout s’ils sont français d’origine, font l’objet d’un traitement nettement plus critique que les divers « prophètes » africains ou autres, étudiés par d’autres anthropologues. Deux poids, deux mesures? Cela n’est pas sans rappeler le contraste entre, d’une part, le discours éminemment critique de l’anthropologie sur la biomédecine et les médecins et, d’autre part, le discours complaisant tenu sur les pratiques de « thérapeutes » traditionnels et certaines ethnomédecines, pourtant non exemptes à l’occasion de charlatanisme.

L’intolérance frapperait-elle aussi au coeur même du haut lieu de la défense du « comprendre avant de juger » que sont les sciences sociales et, en particulier, l’ethnologie? Tel semble bien être la conclusion à laquelle en arrive Maurice Duval. L’ouvrage déborde alors de façon très pertinente sur un questionnement des préconceptions, de la censure, qui servent une rectitude anthropologique définissant certains sujets d’études comme tabous. Il montre surtout comment il est devenu à peu près impossible d’appliquer impunément à l’étude des sectes l’approche émique et les méthodes de l’entrevue en profondeur et de l’observation directe. Ce livre courageux soulève la question de la rectitude et de la pression vers la conformité aux idées en vogue, attitude qui se situe aux antipodes d’une anthropologie qui se targue de ne pas juger avant d’avoir cherché à comprendre. Si l’anthropologie s’inscrit dans une tension constante entre défense des sujets d’étude et objectivité, entre militantisme et analyse sensible, ici c’est le primat de la critique et de la déconstruction qui s’impose. Ne faut-il pas ramener les chercheurs sur le chemin de la raison, et non de la passion, dans la dénonciation des « sectes » demande l’auteur en conclusion.