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J’ai lu la publication de la thèse de Bernard Roy avec un vif intérêt. Comprendre les raisons de l’émergence d’une épidémie en vue d’expliquer les insuccès patents des interventions de la santé publique relève du défi. L’implication de l’auteur dans la communauté innue de Pessamit (Betsiamites) sur la Haute-Côte-Nord du Saint-Laurent au Québec et dans la communauté biomédicale qui intervient, ici pour le cas du diabète, donne tout son intérêt à l’ouvrage. L’auteur est très familier avec le contexte ; il y a travaillé en tant qu’infirmier pour se tourner ensuite vers l’anthropologie à cause d’une intervention médicale qui lui est apparue lacunaire.

De nouvelles voies et interprétations face à des « données » et des « faits » de santé publique sont proposées dans une perspective d’anthropologie médicale critique. Ainsi l’auteur suggère une compréhension du diabète en tant que maladie qui ne peut se dégager du contexte social et des rapports sociaux générés par le contexte. Chez les Innus de Pessamit, la dimension « mesurable » (le diabète biophysiologique) conduit à elle seule à la pratique médicale qui y est exercée. Toutefois, et l’auteur le relève, les données, les faits, et les méthodes pour collecter ceux-ci, soulèvent mille questions. Il souligne principalement comment ces données sont tout à fait déconnectées des aspects politiques, sociaux, économiques et culturels qui participent à l’émergence d’une épidémie. Cette position critique, l’auteur ne l’exploite peut-être pas à fond lorsqu’il s’agit de l’analyse de ses propres données qu’elles soient quantitatives ou qualitatives. Une question, cruciale, demeure tout au long du livre : comment les critères mêmes de la communauté innue pourraient-ils servir à guérir les individus du diabète? L’auteur touche ce sujet à plus d’une occasion, mais il se concentre davantage sur l’analyse d’un phénomène que sur l’applicabilité de ses découvertes.

L’ethnohistoire de cette communauté et le profil épidémiologique du diabète qui l’afflige nous situent dans un contexte macrosocial, alors que plusieurs témoignages d’acteurs locaux éclairent le climat microsocial. Ainsi, l’ouvrage expose tous les éléments nécessaires pour une compréhension des formes et forces d’interaction entre des acteurs locaux et des acteurs des secteurs économiques, académiques et politiques, dont principalement les acteurs de la santé publique.

La santé publique est présentée comme un mécanisme d’administration des populations qui, dans ses interventions auprès des populations amérindiennes vivant dans les réserves, contrôle, surveille et fiche plus intensément qu’auprès de toute autre population du Canada. Le centre de santé est illustré comme un système de surveillance panoptique du pouvoir biomédical en contexte autochtone, mécanisme de colonisation subtile de la vie quotidienne. Pourtant, ruses et tactiques de la part des autochtones, qui ne sont pas ici perçus comme étant des victimes, peuvent faire échec au système. Les autochtones se créent un espace de vie. L’alimentation, le rapport au corps et la manière de consommer l’alcool sont autant de codes engagés dans le processus de construction identitaire des membres de cette communauté. L’obésité, de même que la consommation d’alcool et une alimentation particulière constituent de puissants critères d’inclusion au groupe, ce qui donne l’impression « d’un pays dans le pays ». Les dynamiques sociales et politiques de la communauté de la réserve innue de Pessamit sont merveilleusement illustrées ; elles se distinguent de celles du Québec et du Canada et font en sorte que, par exemple, des sous-cultures telles que celle des « intellos » autochtones y deviennent marginalisées.

Le diabète vu sous ses angles sociaux, économiques, politiques et culturels fournit une compréhension plus globale de l’avènement de l’épidémie et constitue un lieu de recherche de solutions. L’auteur évalue que les connaissances des Innus concernant le diabète et ses causes sont très élevées (en cela les objectifs de la santé publique auraient été atteints), mais cela n’aurait pas pour autant entraîné de changements dans les habitudes de vie. Les programmes investis sont vécus comme des moyens de contrôle et de surveillance plutôt que reçus comme des outils pouvant servir à soulager la maladie. Cette réception des interventions biomédicales est surtout fonction de relations sociales inégales ; les interventions marquent l’individu malade, lui dictent comment agir par le biais d’une prescription médicale et d’une prescription sociale, provoquant un phénomène de résistance plutôt que la collaboration escomptée, résistance qui recrée sans cesse une cohésion interne et renvoie à une profonde opposition d’ordre politique. Tant que les autochtones associeront les prescriptions de la santé publique à un pacte avec l’adversaire, les campagnes de santé publique n’auront pas les effets désirés. C’est dans l’implication des communautés, dans le dialogue, dans le changement des relations et dans l’amélioration de la communication, entre autres avec les milieux de recherche universitaires, qu’il est proposé de contribuer à la résolution du problème social, politique, économique et culturel du diabète dans la communauté innue de Pessamit.