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Enfin un livre qui rend la parole à Aby Warburg, fondateur d’une nouvelle méthode d’analyse et surtout de compréhension des images. Son entreprise, relatée de manière très intéressante par Joseph L. Koerner en introduction, relève bien d’une anthropologie de la culture occidentale dans laquelle une pluralité de disciplines comme la philologie, l’ethnologie mais aussi la biologie et l’histoire convergent pour répondre à une question qui semble fondamentale à Warburg : que reste-t-il d’une image? Quelles sont ses survivances, ses traces? Loin d’être continu, le temps historique ne s’exprime pour Warburg que par strates, redécouvertes, et survivances.

Cette conférence que Warburg prononça, devant des patients célèbres comme Nijinski ou Anna O, le 21 avril 1923 dans la clinique Bellevue dirigé alors par Binswanger, n’avait pas été conçue pour une quelconque publication. Le texte présenté dans cet ouvrage garde d’ailleurs de nombreuses traces de son caractère oral. Cependant cette conférence est aussi une réelle mise à l’épreuve de sa technique d’analyse de pénétration dans l’inconscient collectif d’une culture, et en particulier de son rapport fondamental avec le point de vue anthropologique qui lui a donné sa capacité de déprise et de mise en questionnement, en retour, de sa propre société. Les Indiens hopis lui offrirent cette possibilité puisqu’en 1895 il quitta Londres pour se rendre au Nouveau-Mexique et observer leurs rituels. Il faut malheureusement rappeler qu’il n’a pas assisté directement à ce rituel du serpent qui, selon lui, prouve que le rapport à l’image doit être pensé en termes d’incorporation. Cette analyse ethnographique des manières de penser et d’agir des Indiens, lui donna en retour l’idée de penser ensemble deux événements totalement distants : « Sans l’étude de leur culture primitive, je n’aurais jamais été en mesure de donner un fondement élargi à la psychologie de la Renaissance », rappelle-t-il (Didi-Huberman 2001 : 356). C’est donc bien un positionnement anthropologique – ne plus dissocier l’Epistémè du croire et de l’agir des membres d’une société – qui est à la base de sa technique d’analyse. Ce détour par les Indiens, même si son voyage a été trop court pour lui donner une véritable occasion de se faire une idée de la culture hopi, dont il ne maîtrisait pas la langue, lui a permis de comprendre notre civilisation, celle qui, pour reprendre le terme de Weber, a désenchanté le monde.

En véritable anthropologue des images, il a su modifier la façon classique d’appréhender une image, puisque ce problème de la survivance ne se pose plus seulement en rapport à l’esthétique d’une image, mais il intègre désormais le culturel et le social de sa production. Le concept d’analyse warburgien rend désormais impossible la séparation de la forme et du contenu. Il ne s’agit donc plus simplement de savoir ce que signifie une image puisqu’il faut avant tout se pencher sur sa vie et sa transmission. Il s’agit pour lui de repérer la trace, la survivance d’une culture dans une autre. Ce positionnement lui a permis de sortir de l’opposition trop primaire entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes, et de restituer la complexité des interactions possibles. Comme le note Saxl, s’il existe pour Warburg le monde de l’expérience rationnelle et celui de la magie, qui paraissent déjà relativement indépendants à la Renaissance, « la vérité magique peut l’emporter sur celle des faits, même dans l’Europe du XVIe siècle » (p. 161).

Cette retranscription du rituel du serpent nous offre aussi une dernière piste d’analyse intéressante, qui prendrait en compte la fonction « mémorative » des images. Qu’est-ce qui fait en définitive qu’une image survit et devient trace d’une culture? L’étrangeté et le pathétique sont les deux réponses avancées par Aby Warburg. Elles sont les seules à posséder le pouvoir d’intensifier un geste, le sortant ainsi du refoulé d’une culture, pour le faire accéder à l’ordre d’une survivance, d’une image indestructible dans le cas du serpent. L’image pour devenir « image-trace », « image-survivance » doit donc toucher son regardeur et peut-être plus encore, le ravir, l’emporter de manière quasi physique. Warburg d’ailleurs ne s’est pas intéressé au serpent par hasard : en choisissant ces nombreuses représentations, il s’est finalement attaqué à sa propre maladie comme le rappelle l’introduction, puisque « plutôt que de choisir un thème impersonnel qu’il pourrait aisément traiter avec détachement, il opta pour un sujet étrangement proche de ses obsessions, chargé de pathos » (p. 17).

Il faut considérer que cet ouvrage dégage, et souligne, grâce à l’ajout des textes de Fritz Saxl ou de Benedetta Cestella Guidy sur le Warburg collectionneur d’objets pueblos, une série d’éléments, de fragments, qui sont fondateurs d’une nouvelle approche de son oeuvre désormais incontournable que ce soit pour l’iconographie ou l’anthropologie.