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L’attrait des récits de « voyage » a été largement suscité par de très nombreuses invitations littéraires. À travers les charmes idylliques de l’ailleurs, les littérateurs satisfont à l’exercice attendu et transportent le lecteur dans un état de rêverie et de distraction agréable. Même lorsque la subversion des valeurs établies est au coeur de son intrigue, le genre ne dérogeant pas à ces lois, il popularise une « altérité prétexte » (Kilani 1989), vecteur des lieux communs les plus tenaces, matrice même de considérables textes anthropologiques. L’exotisme occulte en effet les conditions de sa propre production. Or, la vérité historique est tout autre ; le voyage est un produit de l’expansion européenne. Pierre Auriol, dans cet essai qui enchaîne neuf chapitres brefs et incisifs, tente d’établir clairement cette thèse en relatant le périple du navire Résolution. Ce voyage de 11 ans a fait l’objet d’un compte-rendu rédigé par son capitaine, James Cook, entre 1768 et 1779. Ce récit bien connu n’en est pas moins un piège qu’il faut savoir déjouer pour en comprendre toute la portée. La véritable fin du voyage apparaît alors, en son envers.

Peut-être est-il préférable de parler des fins, car le voyage de James Cook trouve plus d’un terme. Sa mission scientifique était d’explorer systématiquement l’océan Pacifique. Trois expéditions ont ponctué ce périple (1768-1771, 1772-1773, 1776-1779, qui s’est accompagné d’un minutieux relevé cartographique. Mais il s’agissait, pour James Cook, de résoudre un problème mythique, celui de l’existence d’un continent Austral. C’est donc également la fin d’une légende, car James Cook établit qu’il s’agit d’une utopie. En ayant le dernier mot, il pose du même coup le terme du monde, désormais clos : voyager ne sera plus vraiment explorer. Dès lors, le savoir géographique accomplit l’idéal classificatoire de l’histoire naturelle : une fascinante récapitulation. Tout est dit. Est-ce bien certain?

Évidemment non. La fin stratégique du voyage est tout autre. Récapituler et nommer, revient en quelque sorte à surplomber le monde. L’entreprise de domination européenne devient alors manifeste. Savoir et pouvoir se conjuguent et l’exploration laisse place à l’appropriation des terres : « décrire revient donc aussi à définir les conditions de l’exploitation » (p. 73). Les hommes de ces contrées, contemporains incongrus, revêtent le curieux statut d’« autres » : « le “sauvage”, celui que l’on ne sait pas voir, celui dont finalement on refuse d’admettre la présence, ne peut être rien d’autre que la permanence monstrueuse ou pittoresque d’un archaïsme » (p. 108). L’imagination anthropologique se mêle à l’anthropologie naïve pour détourner l’attention des savants, essentiellement naturalistes, de l’ordinaire de ces hommes. Le ressort ethnographique (comme on parle de ressort comique) est déclenché par quelques opérations fictionnelles. Au lieu d’en réduire l’altérité, artefact du dépaysement ou effet d’optique, les ethnologues ont fait profession de l’établir… Et dans quelle mesure, l’anthropologie en a-t-elle véritablement terminé avec l’exotisme? N’est-ce pas ce terme qu’il faudrait précipiter?

Une fois refermé l’ouvrage de Pierre Auriol, une pensée ne manque pas de surgir. L’histoire et la critique sont tellement bien connues que l’intérêt de l’essai, outre une écriture très agréable, souvent élégante, serait en définitive bien maigre. La fonction de cet ouvrage n’est pas seulement de recueillir ingénieusement l’essentiel de la question, ce qui en fait un outil recommandable et accessible dans le cadre d’un enseignement par exemple. L’auteur part effectivement d’un poncif, mais, en désarmant progressivement un récit de voyage, appelle à la vigilance critique en montrant les ressorts toujours renaissants d’un discours qui occulte au lecteur ses conditions de félicité. Et le « bal des sauvages » se niche parfois là où on l’attend le moins, à commencer dans l’anthropologie hic et nunc.